Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 124-140).


De plusieurs places conquises par Bertrand sur les Anglais ; et de la reddition qui luy fut faite de celle de Randan, devant laquelle il mourut après qu’on luy en eut porté les clefs.


Les François, sous la conduite de Bertrand, pousserent toûjours leurs armes victorieuses ; après s’être rendu les maîtres de Saint Jean d’Angely et de Xaintes, qui ne purent tenir longtemps contre les efforts d’un si grand capitaine, dont le nom seul étoit devenu la terreur des Anglois, il alla planter ensuite le piquet devant Cisay, aprés avoir pris la précaution de s’assurer de Montreuil Bauny, qu’il luy falut prendre d’assaut. Tandis qu’il disposoit touttes choses pour le succés de ce siege, les seigneurs de Clisson, de Laval, et de Rohan, qui s’étoient attachez à celuy de la Roche sur Yon , luy manderent qu’il eût à se tenir sur ses gardes, parce que les Anglois s’assembloient en grand nombre à Niort, dans le dessein de secourir ou la place qu’il assiegeoit, ou celle devant laquelle ils étoient postez. Guesclin les remercia du soin qu’ils avoient pris de luy donner un avis si judicieux et si salutaire, et leur témoigna que, pour en profiter, il alloit se tenir alerte pour prévenir l’insulte qu’on luy pouroit faire. En effet, il fit environner son camp de fossez et de pieux, pour en defendre les approches, et ne se contentant pas d’aller au devant des entreprises que les ennemis pouroient faire pour troubler la continuation de son siege, il envoya des ordres à Alain de Beaumont de se cantonner et de se retrancher comme luy, de peur que les Anglois ne luy vinssent tomber sur le corps tandis qu’il seroit devant Lusignan, qu’il tenoit serré de fort prés. Alain ne manqua pas de prendre là dessus les mêmes precautions que Bertrand. Ces trois sieges de Cisay, de la Roche sur Yon et de Lusignan, qui se faisoient tous dans un même temps, partageoient beaucoup les forces des François, qui, touttes rassemblées, les eussent mis en état de faire de plus grands efforts et de reüssir avec plus de succés. Bertrand perdoit son temps et ses peines devant Cisay, qui souffrit plusieurs assauts sans qu’on en pût venir à bout. Il tâcha d’en corrompre le gouverneur à force de présens ; mais sa fidelité fut inebranlable, car bien loin de prêter l’oreille à ses persuasions, il ne le paya que de railleries.

Tandis qu’il se morfondoit devant cette place, les Anglois tenoient conseil dans Niort pour deliberer entr’eux à laquelle des trois villes assiégées ils pouroient donner du secours. Le sire d’Angoris, le plus fameux et le plus expérimenté capitaine d’entr’eux, opina que c’étoit à Bertrand qu’il falloit aller, parce que de sa défaite dépendoit la reputation de leurs armes, et s’ils le pouvoient une fois dénicher de devant Cisay par une bataille qu’ils pouroient gagner sur luy, tout le reste des François ne tiendroit pas longtemps contre une armée qui viendroit de triompher d’un si grand capitaine. Jaconnel, qui ne connoissoit pas la valeur de Bertrand, jura devant toutte cette assemblée qu’il l’iroit attaquer en personne, et qu’il le leur ameneroit mort ou vif. Il s’avisa même d’y proposer un expedient qui seroit capable d’intimider beaucoup les François, en cas qu’on le voulut suivre ; c’étoit de porter tous des chemises de toile au dessus de leurs armes, et d’y faire coudre au milieu des croix rouges devant et derrière. Tout le monde goûta fort cet avis et l’on resolut aussitôt de le suivre. Tandis que les Anglois étoient sur le point de se mettre en campagne avec ce bel épouventail, il leur vint une recruë de quatre cens hommes qui leur demanderent la permission de se joindre à eux pour combattre les François ensemble, qu’ils devoient tous regarder comme leurs communs ennemis. Ce renfort les rendant encore plus fiers, ils partirent tous de Niort avec leurs habits de toile et leurs croix rouges, en fort belle ordonnance, sous la conduite de Jaconnel, qui, croyant déjà Bertrand dans ses mains, avoit ordonné qu’on tendît fort proprement une chambre, et qu’on y préparât un fort grand repas pour bien recevoir dans Niort et y regaler ce connétable de France, qu’il comptoit d’y amener dés le soir même. Ils se promettoient de remporter une victoire si complette dans cette journée, qu’ils avoient déjà resolu de faire passer tous les François au fil de l’épée, sans faire quartier qu’à trois seulement, à Guesclin, à messire Maurice du Parc et à Geoffroy de Cassinel, tous chevaliers bretons dont ils esperoient tirer une rançon considérable.

Toutte cette troupe, composée de quelque quinze cens Anglois, vint rabattre dans sa marche tout auprés d’un bois. Tandis qu’ils y faisoient alte, ils apperçurent deux charettes de vin qu’on menoit au camp devant Cisay ; on les avoit tirées de Montreuil Belay, qui est la meilleure vinée qui croisse dans tout le Poitou. Les Anglois alterez de la grande chaleur du jour, en defoncerent tous les muids et s’en donnerent à cœur joye sans en laisser aucune goutte. Tandis que les fumées du vin leur montoient à la tête, ils se faisoient une haute idée de la victoire qu’ils alloient remporter sur les François, se promettans les uns aux autres de n’en pas laisser échapper un seul, et de répandre plus de sang qu’ils n’avoient versé de cette liqueur dans leurs gosiers : debellaturi supra mensam Alexandrum, dit Quint Curce de Bessus et de ses soldats, qui comptoient pour rien la valeur d’Alexandre contre lequel ils alloient combattre, tandis qu’ils étoient à table éloignez du danger, et qu’ils ne voy oient l’ennemy qu’en idée, que la force du vin qui les échauffoit leur faisoit paroître fort petite.

Tandis que leur imaginaire intrepidité les rendoit ainsi fort contens d’eux mêmes, les gens de Bertrand prirent un Breton qui depuis quatre ans étoit dans le party des Anglois, et le menèrent devant luy. Guesclin qui le regardoit comme un deserteur, donna tout aussitôt les ordres pour le faire pendre. Celuy-cy se disculpa fort bien du crime dont on le soupçonnoit, en disant que les Anglois s’étoient saisis de sa personne, et l’avoient retenu malgré luy dans leurs troupes, et que depuis il avoit toûjours cherché l’occasion de s’échapper d’eux ; mais qu’elle ne s’étoit jamais présentée plus favorable pour cet effet, que tout recemment ; qu’il les avoit quitez pour se ranger du côté de ceux de sa nation, et reveler à Bertrand une nouvelle de la derniere consequence. Celuy-cy le prenant toûjours pour un transfuge et pour un espion, le menaça de le faire à l’instant brancher au premier arbre, s’il venoit à découvrir en luy la moindre supercherie. Ce Breton l’assura qu’il luy parloit fort sincerement et de bonne foy, ne s’étant separé des Anglois que pour luy donner avis du danger qui le menaçoit, et luy dire que les ennemis étoient fort prés de luy, tous vêtus de toile sur leurs armes, et qu’ils portoient des croix rouges devant et derrière pour intimider les François par un spectacle si bizarre et si surprenant, et qu’ils avoient dessein de les surprendre de nuit ou de jour. Bertrand à qui cet homme étoit encore suspect, luy témoigna que s’il étoit surpris en mensonge il luy en coûteroit la vie. Cependant il se trouva que le Breton n’imposoit aucunement à la vérité ; car les Anglois n’étoient qu’à un quart de lieüe de là cachez dans un bois, et qui n’attendoient que la nuit pour venir à coup sur tomber sur le camp des François.

Le coup étoit immanquable s’ils eussent suivy leur premier dessein ; mais la sotte vanité de Jean d’Evreux le fit avorter, qui voulant faire l’intrepide et le courageux, pretendoit comme un autre Alexandre ne pas dérober la victoire à la faveur des tenebres, mais la remporter en plein jour, comme si les Anglois n’avoient pas assez de cœur et de bravoure pour défaire les François en combattant contre eux dans les formes. Il leur representa que la gloire de leur nation vouloit qu’on n’imputât pas leur victoire à une surprise qui auroit un air de trahison, d’autant plus qu’étant deux contre un, les François seroient obligez de ceder à la multitude. Cet avis ayant été suivy de tout le monde, on ne songea plus qu’à l’executer ; mais avant que de faire le premier mouvement là dessus, on envoya quelques coureurs pour reconnoître auparavant en quelle assiette étoient les François ; car les Anglois avoient tant de fierté, qu’ils apprehendoient que si leurs ennemis avoient le vent de leurs approches, ils ne levassent aussitôt le siege de Cisay pour prendre la fuite. Ils marcherent donc dans une fort belle ordonnance au nombre de douze cens.

Le spectacle de touttes ces toiles blanches et de ces croix rouges dont ils étoient vétus, jettoit un éclat par toutte la campagne. Ils avoient outre cela quatre cens archers montez à l’avantage, ayant chacun le casque en tête, et la lance au poing, vêtus de croix rouges et de toile comme les fantassins. Leurs drapeaux, que le vent agitoit au soleil, contribuoient beaucoup à rendre leur contenance plus brave et plus fiere. Tout cet appareil jetta quelque étonnement dans l’ame des François, qui croyoient n’avoir pas des forces suffisantes pour résister à tant d’ennemis. Bertrand s’aperçut de leur crainte, et pour leur relever le courage, il leur dit dans son langage du quatorziême siècle : Je octroye qu’on me trenche les membres se vous ne bèes aujourd’huy l’orgueil des Anglois trebuchier. Cette parole, prononcée d’un ton fort hardy, les rassura dans le même instant. Il partagea ses troupes en trois bandes. Il mit à l’aîle droite Geoffroy Cassinel, capitaine fort brave et fort estimé qui étoit son éleve ; Maurice du Parc eut ordre de conduire la gauche ; il se reserva le commandement du corps de bataille, et pour ne pas abandonner le siege de Cisay, dont la garnison qui viendroit à sortir le pouroit charger par derrière, tandis qu’il seroit aux mains avec les Anglois, il laissa devant cette place Jean de Beaumont, pour tenir toûjours les assiegez en haleine, avec quelques troupes qui faisoient mine de vouloir entreprendre un assaut.

Tandis que Bertrand rangeoit ainsi tout son monde pour marcher contre ses ennemis avec discipline, il vint un trompette anglois luy faire une bravade, en le sommant ou de lever le siege, ou de donner bataille. Guesclin luy commanda de se retirer au plus vite, luy disant que les Anglois auroient bientôt de ses nouvelles. Le trompette les vint avertir que Bertrand disposoit touttes choses au combat. Au lieu d’être alerte aussi de leur côté, ils s’aviserent en attendant, de se coucher tous sur le pré, les jambes croisées comme des coûturiers, ne doutans point de battre les François, tant ils avoient une haute opinion de leur bravoure, et qui leur étoit inspirée par le vin dont ils étoient pris et qu’ils n’avoient pas encore bien cuvé. Bertrand se voulant prevaloir de la fiere negligence de ses ennemis, sortit aussitôt de ses retranchemens et fit montre de ses François en pleine campagne, en marchant droit aux Anglois, qui ne bougerent point de leur place, et demeurerent toûjours dans la même posture jusqu’à ce qu’on fût auprés d’eux. Ceux de Cisay voyans les François décamper de devant leur ville, firent une sortie sur les troupes de Jean de Beaumont, mais qui les reçurent si bien, qu’ils les taillerent en pièces et les recoignerent bientôt dans leurs murailles. Bertrand ayant appris cette heureuse nouvelle avant l’ouverture du combat, prit l’occasion d’en faire part à ses gens, pour les encourager encore d’avantage.

Comme on étoit sur le point d’en venir aux mains, un Anglois se détacha de son gros, par ordre de Jean d’Evreux, pour dire aux François qu’il paroissoit bien qu’ils apprehendoient de se battre, puis qu’ils employoient tant de temps à se preparer ; que s’ils vouloient épargner leurs vies, il leur conseilloit de demander la paix aux Anglois, et que s’ils vouloient prendre ce party, il travailleroit volontiers à la leur procurer. Guesclin le renvoya plus fierement[1] que le premier, avec ordre d’assurer ses maîtres qu’il avoit entre ses mains Robert Miton, gouverneur de Cisay, dont la sortie luy avoit été fort funeste, puis qu’après avoir été battu par Jean de Beaumont avec tous ses gens, il avoit encore été fait prisonnier, et qu’il esperoit qu’il en iroit de même de la bataille que du siege. Il luy commanda de plus de faire assembler les Anglois aussitôt qu’il les auroit joints, et de les avertir qu’ils se levassent sur leurs pieds, parce qu’il ne daignoit pas les attaquer tandis qu’ils demeuroient ainsi couchez sur le pré. L’Anglois retournant sur ses pas, exhorta les siens à bien faire, et leur apprit la defaite de Miton et des assiegez. Ils se levèrent aussitôt en criant Saint George ! et se rangeans en bataille, ils vinrent au petit pas contre les François. Leurs archers ouvrirent le combat en tirant une grêle de flêches qui fit plus de bruit que d’effet, parce que comme elles tomboient sur les casques des François, elles n’en pouvoient percer le fer ni l’acier. Les archers ayant fait leur décharge, firent place aux gendarmes, à qui Jean d’Evreux ordonna qu’après qu’ils auroient fait les derniers efforts pour ouvrir les François avec la pointe de leurs lances, il les jetassent aussitôt par terre pour mettre l’épée à la main et les combattre de plus prés, esperant que s’ils pratiquoient bien cette discipline, ils marcheroient à une victoire assûrée. Les Anglois se mirent en devoir de bien executer cet ordre qu’ils reçurent de leur general ; et d’abord ils chargerent les François avec tant de vigueur, qu’ils leur firent faire un arrière-pied de plus de vingt pas.

Bertrand, tout surpris devoir ses gens plier de la sorte, et sur le point de se rompre bientôt, les fit retourner à la charge, et leur commanda de disputer le terrain pied à pied à leurs ennemis, sans sortir chacun de sa place. Les François rentrerent donc en lice, et la mêlée recommença de part et d’autre avec plus de chaleur : le Anglois les surpassoient en nombre ; la présence de leur general leur tenant lieu de tout, les faisoit combattre avec un courage invincible. Bertrand, qui veilloit à tout et couroit par tout, leur crioit de frapper à grands coups de sabres, de haches et de marteaux de fer pour assommer leurs ennemis, dont ils ne pouvoient percer les corps avec leurs épées, parce que les armes dont ils étoient couverts en rebouchoient la pointe. Les François s’acharnans à suivre exactement cet ordre, renversoient par terre tous les Anglois qu’ils pouvoient atteindre, et dechargeoient sur eux de si grands coups, qu’ils leur faisoient plier les genoux. Cet effort qu’ils firent sur les premiers rangs, fit bientôt reculer les seconds. Bertrand voyant que ce jeu de main faisoit tout l’effet qu’il en attendoit, fit avancer aussitôt les deux ailes de son armée, qui, faisans la même manœuvre, abbattoient têtes, bras, épaules et jambes sur le pré. Leurs haches enfonceoient le casque des Anglois dans leur tête, et crioient en signe de victoire : Montfoye Saint Denis ! Leurs ennemis faisoient les derniers efforts pour se rallier, mais ils ne leur en donnoient pas le loisir à force de les charpenter et de les hacher comme des beufs. Toutte la campagne étoit affreuse à voir, étant toutte couverte de têtes, de bras, de casques renversez, et tout ensanglantez, et d’épées rompuës. Ce pitoyable objet donna tant de terreur aux Anglois, qu’ils ne rendirent presque plus de combat. Chacun d’eux chercha pour lors à se garantir de la mort par la fuite. Jaconnel, au desespoir de voir la déroute des siens qui s’ouvroient, plioient, se débandoient et commençoient à lâcher le pied, s’en vint s’attacher sur Bertrand avec une rage qui le faisoit écumer comme un sanglier, et déchargeant un grand coup de sabre sur son casque, le fer ne fit que glisser à côté. Bertrand luy voulant donner là dessus le change à l’instant, le prit par la visiere, et le soulevant un peu, il luy passa sa dague dans la tête et luy perça l’œil droit. Les Anglois voyant la fâcheuse avanture qui venoit d’arriver à l’un de leurs generaux, gagnerent au pied et laisserent le champ de bataille aux François, qui comptèrent plus de cinq cens de leurs ennemis qu’ils trouverent morts couchez par terre.

Jean d’Evreux, le sire d’Angoris et plusieurs autres chevaliers y demeurerent prisonniers. Il n’y avoit pas jusqu’au moindre goujat qui n’en eût quelqu’un dont il comptoit d’avoir une bonne rançon ; mais comme il y avoit entre les François de la contestation pour sçavoir auquel appartenoit chaque prisonnier, Guesclin, pour les accorder, leur commanda de les mettre tous au fil de l’épée, si bien qu’il n’y eut que les chefs anglois qui furent épargnez. Ceux de Cisay voyans la défaite entière de ceux qui venoient à leur secours, ne balancerent point à ouvrir leurs portes aux vainqueurs. Bertrand, qui ne se lassoit jamais de combattre et de vaincre, voulut de ce pas marcher à Niort, disant qu’il y vouloit souper, et que chacun se mît en devoir de le suivre. Il se servit d’un artifice qui luy reüssit, commandant à ses gens de se revêtir des habits des Anglois, et de porter leurs mêmes drapeaux. Ceux de Niort voyans ces croix rouges avec ces chemises de toile, et les léopards d’Angleterre arborez sur leurs enseignes, s’imaginerent que c’étoient les Anglois qui revenoient victorieux. Les François, pour les faire encore donner d’avantage dans le piege qu’ils leur tendoient, s’approcherent des portes de leur ville en criant : Saint George ! Les bourgeois ne manquerent pas de les leur ouvrir aussitôt ; mais cette credulité leur fut beaucoup pernicieuse ; car les François entrerent dedans comme dans une ville prise d’assaut, y firent touttes les hostilitez dont ils s’aviserent, mirent à mort tout ce qui voulut resister, et prirent à rançon tous ceux qui voulurent se rendre, si bien que tout le Poitou revint à l’obéissance des lys et secoüa le joug des léopards.

Bertrand, après s’être emparé de touttes les places de cette province, en établit Alain de Beaumont gouverneur, et s’en alla droit à Paris pour rendre compte au Roy son maître de la situation dans laquelle il avoit laissé les affaires. Charles le Sage le reçut avec touttes les démonstrations d’une joye parfaite, et luy fit tout l’accüeil qu’un general victorieux doit attendre d’un prince qu’il a bien servy. Guesclin ne fit pas un fort long sejour à la cour, et comme le duc d’Anjou demandoit du secours au Roy, son frère, on en donna le commandement à Bertrand, qui fit des choses incroyables en faveur de ce prince avec le maréchal de Sancerre, Ivain de Galles et d’autres chevaliers, contre les Anglois, ausquels ils enleverent plusieurs places, et particulièrement le château de la Bernardière et Bergerac, qu’ils remirent à l’obéïssance du duc d’Anjou, qui s’estima fort heureux de s’être servy de la tête et du bras d’un capitaine si fameux que l’étoit Guesclin, dont le nom seul étoit si redoutable aux Anglois, qu’il ne falloit que le prononcer pour leur faire prendre la fuite. Le Duc, après touttes ces conquêtes, retourna dans sa souveraineté d’Anjou, fort content du succés de ses armes, dont Bertrand avoit rétably la réputation. Celuy-cy reprit le chemin de Paris, où le Roy ne luy laissa point prendre racine, mais le renvoya sur ses pas en Auvergne pour attaquer le château de Randan, qui n’étoit pas encore soumis à son obéissance. Guesclin partit avec de fort belles troupes, esperant couronner touttes ses grandes actions par cette derniere expédition.

Ce fut en effet non seulement la fin de ses conquêtes, mais aussi celle de sa vie. Bertrand investit cette forte citadelle avec tout son monde ; mais avant que d’en venir à l’attaque, il voulut pressentir le gouverneur et le tâter pour l’engager à luy porter les clefs de sa place, luy disant qu’il étoit resolu de n’en point décamper qu’il ne l’eût par assaut ou par composition. Le capitaine fut à l’épreuve de toutes ces menaces ; il luy répondit fort honnêtement qu’il connoissoit la valeur et la réputation du general auquel il parloit, et la puissance du Roy qu’il servoit ; mais qu’il seroit bien malheureux s’il étoit assez lâche pour rendre une place bien forte d’assiette, bien fournie de vivres, et remplie d’une fort bonne garnison, sur une simple sommation ; que le roy d’Angleterre, qui luy en avoit confié la defense, le regarderoit comme un traître, et le puniroit du dernier supplice s’il étoit capable d’une semblable perfidie ; qu’enfin son honneur luy étant plus cher que sa vie, il vouloit risquer son propre sang pour conserver sa réputation. Guesclin s’appercevant que la fidelité de cet homme ne pouvoit être ébranlée par les persuasions et les remontrances, jura que jamais ne partirait d’illec, si aurait ledit châtel à son plaisir. Il donna donc tous les ordres necessaires pour en venir à l’assaut, qui fut fort violent ; mais la resistance des assiegez fut si vigoureuse, que les gens de Bertrand furent repoussez avec quelque perte. Cette disgrace le toucha si fort, et luy donna tant de mortification, qu’il en tomba malade dans sa tente, sans pourtant discontinüer le siege qu’il avoit commencé, ny lever le piquet de devant la place. Le mal se rengregeant insensiblement, luy fit bientôt connoître qu’il ne releveroit point[2] de cette maladie.

Ce grand cœur qu’il avoit fait paroître dans touttes les occasions les plus dangereuses qu’il avoit essuyées dans sa vie, ne se démentit point dans cette derniere heure, dont l’approche ne fut point capable de le faire pâlir ; et comme il avoit toûjours eu pour son Dieu des sentimens fort religieux, n’étant pas moins bon Chrétien que fidelle sujet de son prince, il se fit apporter le viatique, après avoir purifié tous ses déreglemens passez par les larmes de la pénitence. Il édifia tous les chevaliers dont son lit étoit environné, par les dernières paroles qu’ils entendirent prononcer à ce grand homme ; car après avoir demandé le pardon de ses pechez à son Dieu, d’un air fort contrit, il luy recommanda la sacrée personne de Charles le Sage, son bon maître, celle des ducs d’Anjou, de Bourgogne et de Berry, celle aussi de sa chere femme, qui avoit pris un si grand soin de luy, et pour laquelle il avoit toûjours eu des tendresses touttes singulieres. Il se souvint aussi de faire des vœux et des prieres pour la conservation du royaume de France, priant le Seigneur de luy donner un connétable qui le sçut encore mieux defendre que luy. La douleur que son mal luy faisoit souffrir, ne l’empêcha point de songer à couronner la fin de sa vie par un dernier service qu’il pouvoit encore rendre à son maître. Ce fut dans cet esprit qu’il fit appeller le maréchal de Sancerre, et le pria d’aller dire au gouverneur de Randan, que, s’il pretendoit arrêter plus longtemps une armée royale devant sa place, il le feroit pendre à l’une de ses portes, après l’avoir prise d’assaut. Le commandant, qui ne sçavoit pas que ce general étoit à l’extrémité, luy répondit que ny luy ny les siens ne la rendroient qu’à Bertrand seul, quand il leur viendroit parler en personne. Le maréchal eut la présence d’esprit de les assurer qu’il avoit juré de ne faire plus aucune tentative auprés d’eux pour les engager à se rendre, ny de leur en dire une seule parole. Il eut par là l’adresse de leur cacher sa maladie, qui étoit déplorée. La seule crainte de son nom leur fit ouvrir leurs portes, et le commandant, qui s’imaginoit trouver Bertrand dans sa tente, tout plein de vie, fut bien étonné de rendre les clefs de sa place à un agonisant, qui pourtant eut encore assez de connoissance pour recevoir les soumissions et les hommages de ce gouverneur : l’effort que cette ceremonie luy fit faire, luy fit rendre le dernier soupir. Sa mort fut également regrettée de ses amis et de ses ennemis. Il n’y eut là personne qui ne pleurât la perte d’un si grand capitaine, qui s’étoit signalé durant sa vie par tant de conquêtes, et qui l’avoit finie par le gain d’une place fort importante, comme si le ciel eût voulu que ce dernier succés eût été le couronnement de tous les autres.

On dit qu’avant que d’expirer, il demanda son épée de connétable, et pria le seigneur de Clisson de la prendre pour la remettre entre les mains du Roy, conjurant tous les seigneurs qui se trouverent là presens, de le bien servir, et de luy témoigner de sa part qu’il avoit trouvé le seigneur de Clisson fort capable de luy succeder. En effet, Charles le Sage luy laissa dans les mains l’épée de connétable, qu’il luy voulut rendre. Ce grand prince fut si touché de la mort de Bertrand, qui luy avoit pour ainsi dire remis la couronne sur la tête, que les Anglois avoient taché de luy arracher, qu’ayant appris que ses parens avoient dessein de transporter son corps en Bretagne pour y faire ses funérailles, il voulut luy donner un sepulchre plus glorieux, en commandant qu’il fut inhumé dans l’abbaye royale de Saint Denis, auprés du tombeau qu’il avoit déjà fait ouvrir et creuser pour luy même ; afin que la postérité sçut qu’un si fidelle sujet ne devoit être jamais séparé de son souverain, non pas même après son trépas, et qu’après avoir si bien soutenu durant sa vie la gloire des lys, il devoit être, après sa mort, enterré dans le même lieu destiné pour la sepulture des rois qui en portent le sceptre. La lampe qui brûle encore aujourd’huy sur le cercueil de ce grand capitaine nous fait voir que la succession des temps ne sera jamais capable d’éteindre la gloire qu’il s’est aquise par sa fidélité, par sa valeur et par ses services.


  1. « Nennil, dist Bertran, par ma foy, je nay envie de paix ne de concorde. Ceux du chastel sont desconfiz en present, et Robert Myton prisonnier. C’est signe que Dieu nous donrra victoire prouchaînement. Alez faire lever vos gens sur les piez. Car je ne daigneroie assembler à eulx, se ilz n’estoient en estant. Si dist le herault, vous parlez saigement. » Adonc retourna aux Engloiz et leur cria haultement : « Or sus seigneurs, assaillez François. Car ilz ont ja desconfiz ceulx du chastel, le capitaine prins, et ses gens occis. Et ainsi feront-ilz de vous, se vous ne vous deffendrz bien. » Lors se levèrent Engloiz en criant haultement : « Saint George obliez vous ainsi vos gens ? » (Ménard, p. 529 et 530.)
  2. Si avint par la volenté de Dieu, lequel a ordonné à toutes choses ayans commencement avoir fin aux tenues establiz, que l’on ne puet passer, comme dit en une epistre monsieur saint Jehan evangeliste, certaine maladie prist à Bertran, lui estant audit siege, de laquelle il ala en brief temps de vie à trespassement. (Ménard, p. 538.)