Texte établi par Claude-Bernard Petitot (p. 1-15).


De la rançon que paya Bertrand au prince de Galles ; et du voyage qu’il fit en Espagne pour se rendre avec tout son monde au siège de Tolede, qui tenoit encore contre Henry.


BERTRAND, poursuivant toûjours sa première route dans le dessein d’arriver en Bretagne, pour chercher dans la bourse de ses amis dequoy payer la rançon qu’il devoit au prince de Galles, n’eut pas beaucoup de peine à faire la somme entiere dont il avoit besoin ; car le seigneur de Craön, le vicomte de Rohan, Robert de Beaumanoir, Charles de Dinan, l’évêque de Rennes et ses autres amis se cotiserent tous pour le tirer d’affaire une bonne fois. Il reprit donc le chemin de Bordeaux avec cet argent ; mais étant arrivé dans la Ptochelle, il y trouva beaucoup de pauvres chevaliers mal vêtus, qu’on y retenoit prisonniers. Ce spectacle le toucha si fort, qu’il donna touttes les sommes qu’il avoit pour les racheter, ayant plus de soin de leurs personnes que de la sienne propre, aimant mieux demeurer engagé tout seul que de voir les autres dans la misere et la captivité. Il continua toûjours son chemin pour aller à Bordeaux ; mais comme il y arriva les mains vuides, il surprit fort le prince de Galles, quand il luy dit qu’il ne luy restoit pas un denier de tout l’argent qu’il avoit apporté de Bretagne, et qu’il croyoit l’avoir fort utilement employé pour procurer la delivrance de tant de braves gens qu’il avoit veu dans les prisons de la Rochelle. Le prince luy témoigna que c’étoit pecher contre le bon sens et le jugement que d’en user de la sorte, puis qu’un prisonnier doit commencer par rompre ses chaînes avant que de songer à briser celles des autres. Bertrand l’assûra que ses amis ne luy manqueroient pas au besoin, qu’il attendoit dans peu des nouvelles, et esperoit que Dieu beniroit la charité qu’il avoit faite à ceux qu’il avoit tiré de la servitude et de la disgrace dans laquelle il les avoit trouvez.

Son attente ne fut pas vaine là dessus, car peu de temps après il arriva des gens à Bordeaux qui comptèrent toutte la somme dont on étoit convenu pour la rançon de Guesciin. Le Prince demanda, par curiosité, d’où l’on avoit tiré sitôt tant d’argent. Le trésorier répondit que la liberté de Bertrand étoit si précieuse et si nécessaire, que s’il s’agissoit de dix millions pour le racheter, toutte la France se seroit volontiers épuisée pour sa delivrance. Enfin Bertrand sortit de Bordeaux sans y laisser la moindre debte, et remportarit avec soy le regret et l’estime de toutte la cour et de toute la ville ; il se rendit à Brest, où il appella son frère Olivier, les deux Mauny, le chevalier de la Houssaye, Guillaume de Launoy. Ce fut là qu’il assembla bien mille combattans, à la tête desquels il se mit, et, passant par Roncevaux, il entra dans l’Espagne, et s’alla raffraichir avec eux quelque temps dans sa comté de Molina.

De là, sans perdre temps, il se rendit à grandes journées devant Tolede, au camp du roy Henry, qui n’avoit pas encore beaucoup avancé le siège de la place, quoy qu’il eût avec luy le Besque de Vilaines et l’archevêque de la ville. La resistance des assiegez avoit été jusques là fort opiniâtre, parce que le gouverneur étoit tout à fait dans les intérêts du roy Pierre, et quand il sortoit de la citadelle pour parler aux bourgeois, il prenoit si bien ses précautions auprès d’eux, qu’avant de descendre dans la ville, il luy falloit donner en otage cinq ou six des principaux de Tolede, parce qu’il apprehendoit qu’ils ne se saisissent de sa personne, et ne l’obligeassent à se rendre. Pierre étoit cependant à Seville, où il s’étoit retiré depuis son retour du royaume de Belmarin. Ce malheureux prince y étoit allé dans le dessein d’en tirer du secours dans la décadence de ses affaires, et, pour l’obtenir, il ne rougit point de faire deux infemes demarches. La première ce fut l’alliance qu’il n’eut point de scrupule de contracter avec un roy infidelle ; la seconde, ce fut la promesse qu’il fit de renier la foy même de Jésus-Christ, si l’on luy donnoit du secours. On s’obligea, soûs ces deux étranges conditions, de luy mener dix mille Sarrazins pour faire lever le siège de Tolede. Les assiegez, sur l’avis qu’ils en eurent, se proposerent de se partager en deux ; que la moitié demeureroit pour garder la ville, et que l’autre iroit au devant du secours.

Le Besque de Vilaines ayant eu le vent de cette resolution, se tenoit au guet pour les observer. Il les apperçut sur la pointe du jour, sortans de la ville, pour aller joindre le roy Pierre, et pour soulager d’autant Tolede, où la famine commençoit à faire une étrange ravage. Le Besque s’alla poster dans une embuscade, à dessein de les couper dans leur passage et de les tailler en pieces. Il prit si bien là dessus ses mesures, qu’il les chargea lors qu’il y pensoient le moins, dont il en tua la meilleure partie ; le reste fut pris, ou mis en fuite. Quand ceux qu’on avoit laissé dans la ville, virent cette grande defaite, ils firent sonner le tocsin pour courir aux armes. Leur porte étoit encore ouverte, et leur chaîne lâchée, ce qui donna cœur aux assiegeans pour se presenter aux barrieres, ayans le roy Henry à leur tête, qui tenant un dard dans sa main, le lançoit contre les bourgeois, leur reprochant leur felonnie de l’avoir trahy de la sorte pour se donner à son ennemy, qui venoit d’abjurer le christianisme, et les menaçant de les faire tous pendre sans pardonner à pas un d’eux tous, s’ils se laissoient prendre d’assaut, et que pour ce qui regardoit les juifs et les sarrazins, il les feroit sans remission brûler tous vifs. Ce prince poussant toûjours son cheval et ses gens contr’eux, les recoigna jusques dans leurs portes.

Le gouverneur encore plus aigry de touttes les tentatives d’Henry, fit jetter une grêle de cailloux et de pierres sur luy, criant à pleine tête que tous ses efforts étoient vains, puis qu’il étoit résolu de se faire ensevelir sous les ruines de la ville de Tolede plutôt que de la rendre ; qu’ils mangeroient leurs chevaux pour vivre, et que, quand cet aliment viendroit à leur manquer, ils se mangeroient eux mêmes, et qu’il n’y avoit que la mort du roy Pierre qui pût le rendre maître de la ville. Henry ne se rebuta point de touttes ces rotomontades espagnoles. Il fit recommencer l’assaut avec plus de chaleur, et le continua jusqu’à la nuit avec la derniere opiniâtreté. Mais outre que les murailles de Tolede étoient fort hautes et fort épaisses, et les fossez fort profonds, les assiegez esperans du secours à tous momens se defendoient fort vigoureusement. Le Besque de Vilaines s’avisa d’un stratagème pour faire hâter la reddition de la place en intimidant les bourgeois. Il fit planter autant de potences à la veüe des assiegez qu’il avoit de leurs prisonniers dans ses mains, et ne se contentant pas de cet appareil menaçant, il en fit monter à l’échelle plus de deux douzaines qui passerent par les mains des bourreaux. Ce spectacle horrible les épouventa si fort, qu’un des plus riches bourgeois de la ville demanda de parler à Henry priant qu’on fît suspendre cette funeste exécution, jusqu’à ce qu’il eût entretenu ce prince sur une affaire importante qu’il avoit à luy communiquer. Il ne se fut pas plûtôt présenté devant luy, qu’Henry luy demanda d’où venoit cet acharnement que ceux de Tolede avoient à luy resister. Ce bourgeois l’assura que s’il vouloit luy donner la vie, il luy reveleroit un secret qu’il étoit nécessaire qu’il sçût. Ce prince lui promit de bonne foy qu’il ne le feroit point mourir s’il luy disoit sans déguisement tout ce qu’il scavoit. Cet homme luy dit que le loy Pierre avoit obtenu de celuy de Belmarin dix mille hommes qui venoient par mer à leur secours, et que Pierre lui même étoit en personne à la tête de vingt mille sarrazins qui marchoient de nuit et ne paroissoient point de jour, se cachans dans les bois et dans les forêts, où ils vivoient des provisions qu’ils avoient apportées de chez eux, et qu’ils esperoient le surprendre et venir fondre sur luy devant Tolede, lors qu’il y penseroit le moins.

Henry voulant profiter d’un avis si essenciel, écrivit à Bertrand tout le détail de cette affaire, et le conjura de se rendre incessamment avec tout son monde auprés de luy, pour conferer ensemble sur les mesures qu’ils prendroient pour repousser Pierre. Bertrand monta tout aussitôt à cheval avec ce qu’il avoit de Bretons, tous gens d’élite et fort determinez. Il fit une si grande diligence, qu’Henry sçut bientôt sa venue, dont il eut une grande joye, parce qu’il comptoit fort sur l’expérience et la valeur de Guesclin, qui ne fut pas plûtôt arrivé, qu’il envoya des espions pour observer le mouvement que l’armée de Pierre pouvoit faire. Il apprit qu’il étoit sorty de Seville avec dix mille Espagnols, et qu’il avoit encore dans son armée plus de vingt mille autres hommes tant juifs que sarrazins, et qu’il approchoit de Tolede. La nouvelle étoit sûre, et de plus l’amiral du roy de Belmarin venoit de débarquer avec dix mille hommes fort aguerris. Celuy-cy les presentant au roy Pierre, luy declara qu’il avoit ordre de lui dire de la part de son maître qu’il luy envoyoit ce secours, à la charge qu’il garderoit fidellement les deux paroles qu’il luy avoit données fort solemnellement, dont la premiere étoit de renoncer de tout son cœur à la foy de Jésus-Christ, et d’embrasser celle de Mahomet, et la seconde l’engageoit de prendre sa fille en mariage, et de la faire couronner reine d’Espagne, et qu’en exécutant ces deux conditions, on luy livreroit entre les mains la personne d’Henry qu’il pouroit ensuite faire pendre comme un larron. Pierre luy promit qu’il executeroit ponctuellement tout ce que son maître attendoit de luy sans se démentir là dessus, le priant que tout fût prêt, afin que marchans toute nuit, ils pussent surprendre ce bâtard devant Tolede à la pointe du jour.

Bertrand étoit aux écoutes, et n’étoit qu’à deux lieües de là dans une embuscade. Il dépêcha des couriers à Henry, pour luy dire qu’il luy conseilloit de laisser la Reine, sa femme, et l’archevêque, avec quelques troupes devant Tolede, et d’en décamper tout doucement et sans bruit avec ce qu’il avoit de gens des plus déterminez et des plus intrepides, pour venir, sans sonner trompette, couper Pierre dans son chemin, tandis qu’il l’attaqueroit par derrière de son côté. Ce prince goûta fort le conseil de Bertrand, et monta bientôt à cheval pour l’executer. Le mouvement qu’il fit ne fut pas si secret, qu’un espion n’en donnât bientôt la nouvelle à Pierre. Cela luy donna quelque chagrin ; mais comme il n’étoit plus temps de faire un arrière-pied, il voulut pousser jusqu’au bout le dessein qu’il avoit entrepris. Il se mit donc en devoir d’encourager ses gens au combat. Pierre étoit monté sur un tygre dont le roi de Belmarin luy avoit fait présent, et qu’il avoit eu du roy de Damiette. C’etoit un fort beau cheval de Syrie, si vite à la course qu’on ne pouvoit jamais atteindre le cavalier qui le montoit, et d’ailleurs si infatigable qu’il ne se ressentoit presque point de la marche de toutte une journée. Les deux armées s’étans rencontrées se choquerent touttes deux avec une égale vigueur. Il falloit voir l’acharnement que les deux frères avoient l’un sur l’autre. La haine et l’ambition dont ils étoient remplis tous deux, les animoit encore à combattre avec plus de chaleur. Pierre s’élança tête baissée, la lance à la main, tout au travers de ses ennemis, renversant à droite et à gauche tout ce qui se presentoit devant luy.

Ce cheval fougueux sur lequel il étoit monté, faisoit plus de la moitié de l’exécution. Le Besque de Vilaines arrêta touttes ses saillies, en se présentant devant luy la hache à la main. Sa contenance fut si fiere, que ce prince, n’osant pas se commettre avec luy, prit le party de reculer et de rentrer dans le gros de ses troupes, pour s’y mettre à couvert du bras de ce chevalier qui faisoit un fort grand fracas dans cette mêlée. Henry payoit aussi fort bien de sa personne. L’amiral de Belmarin qui tenoit pour Pierre, étoit aussi fort redouté ; tout le monde s’ouvroit devant luy pour luy faire place au milieu du combat, tant ses coups étoient formidables ; et les troupes d’Henry commençoient à plier, quand Bertrand, secondé de son frère Olivier, des deux Mauny, du brave Carenloüet, et de tous ses Bretons, rétablit le combat et vint fondre sur Pierre et sur ses Espagnols et ses Sarrazins, avec tant de furie, qu’il en éclaircit tous les rangs à grands coups de sabres et d’épées. Ce succés releva beaucoup le courage et les espérances d’Henry, qui s’attacha particulièrement à l’amiral, qu’il perça d’outre en outre de sa lance. Ce coup mortel le fit tomber à terre, et les sarrazins voyans leur general abbattu perdirent cœur à ce spectacle, et ne combattirent plus qu’avec beaucoup de tiédeur et de découragement. Ce Carenloüet dont nous avons parlé fit une action qui fut d’un grand poids pour les affaires d’Henry, car rencontrant sous sa main Jean de Mayeul, principal conseiller du roy Pierre, et qui avoit tout son secret, il luy donna de sa hache un si grand coup sur l’épaule, qu’il le fendit presque par le milieu du corps, et le fit tomber mort à terre. Le Besque de Vilaines voyant la bravoure de Carenloüet, ne put s’empêcher de luy dire : Benoite soit la mere qui te porta !

Pierre fut si touché de la perte de son favory, qu’il ne se posseda plus du tout. La crainte et l’étonnement le saisirent si fort, qu’il s’alla cacher dans un bois fort épais, et se mit à couvert de peur d’être assommé comme les autres. Il eut le déboire d’appercevoir de là, la déroute de tout son monde et la terre jonchée d’Espagnols, de juifs et de sarrazins à qui l’on venoit de faire mordre la poussiere. Cette défaite fut si grande, que de dix mille sarrazins que l’amiral avoit amenez, il n’en resta pas seulement cinq cens. Il ne s’agissoit plus pour achever cette victoire, que de dénicher Pierre de cette forêt dans laquelle il étoit entré fort avant pour s’y mieux garantir du danger qui le menaçoit. Mais Bertrand, craignant qu’il n’y eut là quelque embuscade n’osa pas entreprendre de l’y forcer ; il se contenta de détacher quelques coureurs ausquels il donna l’ordre de faire la guerre à l’œil, et de voltiger autour de la forêt pour voir s’ils ne découvriroient rien. Pierre s’apperccvant qu’on le cherchoit, eut recours à la vitesse de son cheval, que jamais on ne put atteindre, tant il gagnoit les devans sur ceux qui le poursuivoient. Il fit dessus une si grande traite qu’il arriva le soir à Montesclaire, dont il sortit bientôt après s’y être un peu raffraichy, tant il apprehendoit que Bertrand ne luy vint tomber sur le corps. Henry, poursuivant toûjours sa victoire, arriva jusqu’à Montesclaire, et se presenta devant cette ville enseignes déployées. Il trouva bon de mettre pied à terre pour se rendre aux barrieres, et tâcher d’engager le gouverneur à luy rendre la place, se persuadant qu’après une si grande victoire cet homme se verroit obligé de céder au torrent. Il ne se trompa pas dans son esperance ; car après qu’il l’eut un peu cajolé en disant qu’il luy sçauroit bon gré s’il luy ouvroit ses portes, et reconnoîtroit fort honnêtement l’obéïssance qu’il attendoit de luy dans ce rencontre ; qu’après avoir pris Tolede et gagné la bataille sur Pierre, il se promettoit qu’il ne balanceroit pas à se donner à luy. Le gouverneur se fit un merite de la necessité dans laquelle il se voyoit de ne luy pas disputer l’entrée de sa ville ; il vint au devant de luy, pour luy en presenter les clefs avec beaucoup de soûmission. Ce prince n’y voulant pas faire un fort long sejour n’y coucha qu’une nuit seulement, et pour recompenser le Besque de Vilaines qui l’avoit si bien servy jusqu’alors, il luy fit present du domaine de cette place.

Le lendemain toutte l’armée d’Henry décampa de là pour continuer sa marche et s’assurer de tous les forts qu’elle pouroit rencontrer sur sa route. Ce prince encourageoit tout le monde à bien faire, promettant de grandes recompenses à ceux qui se signaleroient davantage, et que personne n’auroit sujet de se plaindre de luy quand il auroit achevé cette guerre. Tous ses generaux l’assûrerent qu’ils poursuivroient Pierre jusqu’à la mer, et qu’ils ne mettroient point les armes bas qu’ils ne l’eussent livré dans ses mains, mort ou vif. Comme Henry se reposoit avec tous ses gens auprés d’une abbaye fort riche, un espion luy vint dire qu’il trouveroit Pierre à Montiardin, qu’il avoit veu tout auprés de la porte de cette ville. Cette nouvelle les fit tous remonter à cheval pour aller aprés. Ce prince fugitif avoit fait les derniers efforts pour s’emparer de cette place : mais le gouverneur luy en avoit fermé les portes en luy donnant mille maledictions, et luy reprochant que ce n’étoit pas sans raison que tout le monde l’abandonnoit à cause de ses cruautez et de son apostasie ; qu’il étoit bien raisonnable qu’ayant renié Jésus-Christ, tout le monde le reniât aussi. Ce commandant poussant encore plus loin l’indignation qu’il avoit contre luy, jura que tandis qu’il vivroit il ne souffriroit pas qu’il mît jamais le pied dans sa ville, et que s’il ne se retiroit au plûtôt, il le feroit écraser sous une grêle de cailloux et de pierres. Cet infortuné prince voyant qu’il perdoit son temps auprés de cet homme qu’il ne pouvoit fléchir, et plaignant son malheureux sort poursuivit tristement son chemin ne sçachant plus où donner de la tête ; mais il n’eut pas plûtôt fait six lieües, que rencontrant un Espagnol, il luy demanda qui il étoit, et où il alloit. Ce cavalier luy répondit qu’il avoit ordre de le venir trouver de la part de Ferrand comte de Castres et du grand maître de Saint Jaques, pour luy dire qu’ils approchoient avec quinze cens hommes d’armes pour le secourir.

Cette agréable avanture le fit respirer un peu dans sa disgrace, voyant qu’il luy venoit une ressource à laquelle il ne s’attendoit pas. Il renvoya l’Espagnol sur ses pas pour dire à Ferrand, comte de Castres, qu’il n’oublieroit jamais le bon office qu’il luy vouloit rendre, et qu’il le joindroit au plûtôt pour assembler leurs forces contre leurs communs ennemis. Pierre fit tant de diligence qu’il trouva ce comte qui se rafraîchissoit avec toutte sa cavalerie dans un pré proche d’une fontaine, où ils avoient mis pied à terre, et fait leurs logemens de feüillées pour se garantir de la grande chaleur. Le cheval tygre sur lequel il étoit monté le fit aussitôt reconnoître. Il en descendit pour embrasser le comte et le grand maître de Saint Jaques, ausquels il fit un triste recit de touttes les fâcheuses avantures qui luy avoient été suscitées par Henry, Bertrand, le Besque de Vilaines et les autres. Le comte luy témoigna qu’il entroit tout à fait dans ses peines, et qu’ils n’étoient armez ny luy, ny les siens que pour l’en tirer. Tandis qu’ils s’entretenoient ainsi de leurs affaires, il vint un courier qui leur dit qu’il paroissoit assez prés de là un petit corps de deux cens hommes d’armes, qui s’étoient approchez pour étudier la contenance qu’ils faisoient. Pierre s’imaginant que ce seroit un beau coup de filet que de faire tomber ce petit nombre de gens dans une embuscade, pria le grand maître de Saint Jaques de prendre seulement cinq cens hommes pour les aller surprendre et les charger. Ce general se mit à la tête de pareil nombre de gendarmes, et, pour n’être pas découvert, il s’alla poster avec eux derrière une haye, et leur commanda de descendre de leurs chevaux, afin qu’on les appercût moins.

Carenloüet qui marchoit à la tête de ces deux cens hommes, et qui ne se défioit pas du piege qu’on luy tendoit, donna justement dans l’embuscade, et comme il vit qu’il ne pouvoit pas éviter le combat, il s’y prepara de son mieux, en rangeant ses gens et les mettant en état de se bien defendre, et criant à haute voix Guesclin ! sçachant que ce nom seul étoit si redoutable aux Espagnols qu’il ne falloit que le prononcer pour les faire trembler. Il ouvrit le combat le premier, en poussant son cheval contre le grand maître de Saint Jaques, sur la tête duquel il déchargea son sabre avec tant de force et tant de fureur, qu’il abbattit par terre et le cheval et le cavalier, après l’avoir fort dangereusement blessé. Carenloüet et ses gens n’eurent pas beaucoup de peine à l’achever et à le laisser mort sur le champ. Les Espagnols voyans leur general par terre s’acharnerent avec plus de rage sur ceux qui l’avoient tué. Le désir de la vengeance les rendit encore plus intrepides, et plus déchaînez sur les François qu’ils surpassoient si fort en nombre, qu’ils étoient pour le moins cinq contre deux. Ces derniers furent accablez par la multitude, Carenloüet voyant que tout son monde étoit battu sans ressource, se jetta luy neuvième à pied dans les bois, et se coulant au travers des ronces et des épines, il s’ensanglanta le visage et les mains pour se cacher, et se garantir de la mort. Les Espagnols étant demeurez les maîtres du champ du combat, enlevèrent le corps du grand maître de Saint Jaques et luy firent des funerailles proportionnées à sa qualité. Carenloüet demeura toûjours tapy dans la forêt, jusqu’à ce que les ennemis se fussent retirez et que le péril fût passé. Quand il ne vit plus personne là autour, il marcha toutte nuit à pied à travers champ sans passer par les grands chemins, et se rendit enfin à l’armée de Bertrand, auquel il compta la disgrace qu’il venoit d’essuyer, mais aussi qui n’avoit pas peu coûté aux ennemis, puis qu’ils avoient perdu le grand maître de Saint Jaques, capitaine qui s’étoit aquis beaucoup de réputation dans la guerre. Guesclin le consola beaucoup en luy disant que la mort de ce general étoit d’un plus grand poids au bien de leurs affaires, que la deroute de deux cens hommes et que les armes étant journalieres, on ne pouvoit pas toûjours reüssir. Il détacha quelques coureurs ensuite pour observer la marche et la contenance de Pierre.

Aussitôt qu’il eût appris qu’il approchoit, il rangea son monde en bataille pour aller au devant. La mêlée fut rude d’abord ; mais Bertrand fit tant d’efforts et paya si bien de sa personne, qu’il fît plier les troupes de Pierre, qui se vit contraint de prendre la fuite et de se sauver à son tour dans les bois, avec Ferrand, comte de Castres, et quelques trois cens hommes. C’étoit à qui gagneroit au pied, et feroit plus de diligence pour s’évader. Le comte Ferrand étoit au desespoir de ne pouvoir suivre le roy Pierre, qui le devançoit d’une lieüe tout entière, à cause de la vitesse de son cheval. Quand il le vit bien loin sur une montagne, il prit à l’instant la resolution de l’abandonner et de le laisser là, se souvenant que touttes ses affaires étoient décousuës, et qu’il ne faisoit pas sur pour luy d’être davantage dans ses interêts. Cette consideration luy fit aussi loi tourner bride du côté de la Galice, où il prit le parti de se retirer, se contentant d’être à l’avenir le spectateur de la tragedie qui devoit faire perir le roy Pierre, sans y vouloir faire aucun personnage. Ce malheureux prince, après avoir couru quelque temps à perte d’haleine, tourna visage pour voir ce qui se passoit ; mais il fut bien étonné quand il s’apperçut que personne ne le suivoit, et qu’il restoit tout seul, abandonné de tout le monde. Il vomit mille blasphêmes et donna mille malédictions à ce prétendu bâtard qui le poursuivoit avec Bertrand et le Besque de Vilaines. Mais son tygre, plus vîte qu’un cerf et qui ne se lassoit jamais, le tira d’affaire et courut avec tant de force, qu’il le mena jusqu’à Monracut, petite ville dans laquelle il n’osa pas coucher ny s’y enfermer, de peur d’être livré par les habitans à ses ennemis.