Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 424-431).


De la reddition volontaire de Burgos, Tolede et Seville, entre les mains de Pierre, et de l’ingratitude qu’il commit à l’égard du prince de Galles.



Après cette grande et fameuse victoire, la ville de Burgos ouvrit de fort bonne grace ses portes au vainqueur. Le prince de Galles s’entretenant avec ses courtisans des promesses solemnelles que le roy Pierre avoit faites, qu’en cas qu’il mourût sans enfans, la couronne d’Espagne luy seroit dévoluë à luy et à ses héritiers, fut bien desabusé de la bonne opinion qu’il avoit conçue de ce prince infidelle, qui faisoit litiere de sa parole, qu’il se moquoit de garder à ceux dont il avoit tire tous les services qu’il en attendoit, et se faisoit un plaisir de leur en manquer quand il n’en avoit plus de besoin. Le prince de Galles fut étonné d’apprendre de l’évêque de Burgos, que c’étoit là le vrai caractere de Pierre. Il l’assûra qu’il ne devoit aucunement compter sur tous les sermons qu’il pouroit lui avoir faits, quand même ce seroit sur le saint Sacrement ; mais que s’il avoit juré sur l’Alcoran, qu’alors il seroit un fort religieux observateur de sa parole.

Ce prince fut encore plus suipris quand il sçut que Pierre avoit plus de penchant pour les Sarrazins que pour les Chrétiens, et commença pour lors de craindre qu’il n’eût employé ses armes pour un ingrat et pour un malhonnête homme. Il voulut un peu creuser là dessus le fonds de ce Roy, qu’il s’avisa d’entretenir en particulier, pour voir s’il avoit à s’en defier, comme on luy disoit. Il luy representa que les Espagnols se loüoient peu de sa conduite, et qu’il ne sçavoit à quelle cause imputer cette universelle aversion de ses sujets pour luy ; qu’à l’égard de ce qui le regardoit en particulier, il étoit bien aise de sçavoir de luy quelle recompense il auroit pour avoir exposé sa vie et celle de toute la fleur d’Angleterre, pour le faire triompher de ses ennemis et remporter cette celebre victoire, qui l’alloit remettre sur son trône, et qui leur avoit coûté des frais et des fatigues incroyables, jusqu’à mettre sur les dents une très formidable armée que la famine avoit été sur le point de faire perir ; qu’il devoit se souvenir de la promesse qu’il luy avoit faite et sellée de son propre sceau, qu’après son decés la couronne d’Espagne seroit réversible à luy prince de Galles, et à ses héritiers ; que s’il sçavoit qu’il eut aucune pensée de luy faire là dessus la moindre infidelité du monde, il passeroit la mer pour le punir de sa perfidie, qui ne lui coûteroit pas seulement ses États, mais sa propre vie, qu’il luy feroit perdre avec honte, s’il étoit assez scélérat pour le joüer, après en avoir reçu de si grands services.

Pierre voyant que ce prince étoit extrêmement prévenu contre luy, tâcha de luy remettre l’esprit là dessus, en l’assûrant qu’il ne devoit aucunement douter qu’il n’exécutât à la lettre et ponctuellement tout ce qu’il avoit promis, et que même il iroit encore au delà s’il étoit nécessaire, et feroit l’impossible pour luy témoigner combien il étoit sensible à toutes les grâces qu’il luy avoit faites. Le prince de Galles s’imaginant qu’il luy parloit sincèrement, luy fit une autre proposition qui ne tendoit qu’à luy concilier l’amour de ses sujets. Il luy déclara qu’il étoit à propos de les raprivoiser en mangeant avec eux et leur faisant toutes les honnêtetez qu’un bon prince fait à ses peuples. Pierre n’osa pas aller contre le torrent, et fit paroître qu’il étoit ravy d’entrer dans cet expédient, qui luy pouroit ramener l’esprit de ses vassaux ; mais dans le fonds du cœur, il se promettoit d’en tirer une vengeance fort sanglante, quand le prince de Galles se seroit retiré, regrettant le présent qu’il luy avoit fait de sa riche table, et disant entre ses dents qu’il étoit bien fâché de s’être, en sa faveur, dépoüillé d’un si grand trésor. Cependant il luy falut faire bonne mine et soûtenir un personnage qui ne luy plaisoit gueres. Aussitôt qu’il fut entré dans Burgos avec le prince, toutes les bourgeoises, qui connoissoient le mauvais fonds de Pierre, qui ne sçavoit ce que c’étoit que de pardonner, vinrent au devant de luy le mouchoir dans les mains et les larmes aux yeux, pour luy faire perdre tout le ressentiment qui luy pouvoit rester dans le cœur contre la ville de Burgos, qui s’étoit, contre son gré, soumise à l’obeïssance de son ennemy.

Le prince, pour cimenter davantage la paix qu’il vouloit ménager entre le Roy et ceux de Burgos, le mena jusqu’à la cathédrale, et voulut, après une messe solemnelle qu’il luy fit entendre avec luy, qu’il fît serment sur plusieurs reliques dont Charlemagne avoit autrefois fait don à cette église, et sur le corps même de l’apôtre saint Jaques, qui reposoit, à ce que les Espagnols prétendent, dans ce temple, que jamais il n’auroit contre les bourgeois de Burgos aucun ressentiment de tout ce qu’ils avoient fait contre luy ; qu’il leur pardonnoit tout le passé très sincerement, et qu’il auroit à l’avenir pour eux des bontez touttes paternelles, pourveu qu’ils y répondissent par la fidélité que des sujets doivent à leur souverain. Toutes ces protestations furent suivies d’un fort grand repas que le roy Pierre fit au prince de Galles, qui voulut que les dames fussent de la partie, pour mieux couronner cette prétenduë reconciliation.

Le roy Pierre poussa sa dissimulation jusqu’au bout, et comme il n’avoit plus besoin du prince de Galles, il en souhaitoit le départ. Il vint un jour le cajoler sur la generosité qu’il avoit fait éclater en sa faveur, et luy dit que tout l’argent de son royaume ne seroit jamais suffisant pour reconnoître le bon office qu’il venoit de luy rendre en le rétablissant dans ses États ; qu’il le prioit de trouver bon qu’il allât amasser une somme considérable pour le dédommager de ses frais, et le recompenser de tout ce qu’il avoit eu la bonté de faire pour luy, qu’il étoit au desespoir de ce que son païs étoit trop maigre et trop sterile pour nourrir le grand nombre de troupes qu’il commandoit ; mais que s’il luy plaisoit les faire retirer pour les mettre plus à leur aise, et luy marquer l’endroit où, quand il auroit fait tout son argent, il le pouroit trouver pour le luy porter, il ne manqueroit pas de s’y rendre à jour nommé pour le satisfaire et cultiver ensemble une amitié qui ne finiroit qu’avec la vie. Le prince de Galles, naturellement généreux et sincère, ne penetroit pas dans le méchant fonds de Pierre, et, croyant qu’il luy parloit dans un bon esprit, il se contenta de luy répondre qu’il alloit assembler son conseil là dessus. Il fit appeller pour ce sujet le duc de Lancastre, son frère, le comte d’ Armagnac, Jean de Chandos, le captal de Buc, Hugues de Caurelay, le sire de Mucidan, le comte de Pembroc et tous les seigneurs de sa Cour, ausquels il exposa la pressante nécessité dans laquelle ils étoient de vuider ce païs, où ses troupes ne pouvoient plus trouver de quoy vivre ny subsister ; que le roy Pierre luy avoit proposé de se retirer du côté de la Navarre où il y avoit abondance de vins et de vivres, et qu’il s’y rendroit au premier jour pour leur apporter toutes les sommes qu’il leur avoit promises et qu’il alloit lever sur ses peuples. Il n’y en eut pas un qui ne donnât dans ce panneau, tant ils avoient tous de démangeaison de revoir leurs femmes et leurs enfans, et de s’aller délasser chez eux de toutes les fatigues que cette guerre et la famine leur avoit fait essuyer.

Cette resolution prise on en fit part au roy Pierre, qui ne demandoit qu’à voir leurs talons. Chacun plia bagage. On eut soin de faire aussi partir Bertrand, le Besque de Vilaines et le maréchal d’Andreghem, ausquels on donna de fort bons chevaux. Guesclin ne faisoit point paroître aucune consternation sur son visage, se soûtenant dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune sans se démentir. Il n’osoit pas faire aucune avance auprés du prince de Galles pour sa liberté, parce qu’il sçavoit que cette démarche auroit été non seulement prématurée, mais inutile. Cependant Hugues de Caurelay voulut bien rompre cette glace en faveur de Bertrand qu’il aimoit. Il prit la liberté de représenter à son maître qu’un si brave general meritoit bien qu’on eût pour luy quelque indulgence, et qu’ayant un plus grand fonds de valeur que de biens, il se promettoit de sa generosité qu’il luy feroit quelque grâce pour sa rançon. Le Prince ne reçut pas bien ce compliment ; il témoigna tout au contraire que cette même bravoure de Bertrand étoit la grande raison qu’il avoit de le retenir, car s’il luy donnoit une fois la clef des champs, ce seroit déchaîner contre eux un lion furieux qui seroit capable de les devorer ; que cet homme, ne se pouvant tenir dans sa peau, ne manqueroit pas de leur faire la guerre aussitôt qu’il se verroit en liberté ; qu’il étoit donc plus à propos de ne point lâcher sur eux ce dogue de Bretagne, si fatal aux Anglois. Caurelay n’ayant pas reüssi dans sa tentative, fit part à Guesclin de ce peu de succés, et l’assûra que c’étoit avec bien du chagrin qu’il se voyoit obligé de luy faire un si triste rapport. Bertrand le remercia de son zele et des soins qu’il avoit bien voulu prendre pour sa délivrance, luy disant que c’étoit un ouvrage qu’il falloit laisser faire à Dieu et au temps. Le prince de Galles cependant eut une grande mortification quand il éprouva l’infidélité de Pierre, dont il étoit devenu la duppe ; car, s’étant retiré dans la Navarre avec ses troupes, il n’y trouva pas de quoy vivre, toute la moisson ayant été consommée. Le grand nombre de gens de guerre qu’il traînoit à sa suite manquerent de tout, et Pierre, qui luy devoit apporter tant d’argent, tant de richesses et tant de trésors, le laissa morfondre avec tout son monde dans la Navarre et ne parut point.

Ces deux perfidies le firent repentir de la vaine équipée qu’il avoit fait pour ce misérable qui le joüoit, après en avoir tiré de si grands services. Dans l’indignation qu’il en conçut, il voulut sur le champ l’aller chercher en personne pour assouvir sur luy sa rage et sa fureur ; mais ses generaux luy firent connoître qu’il ne pouvoit entreprendre ce voyage sans passer par des lieux incultes et déserts qui le feroient perir avec toute son armée ; qu’il valloit donc mieux reprendre le chemin de Bordeaux pour y faire toutes les provisions nécessaires pour vivre cinq ou six mois, et retourner en suite au printemps pour fondre sur ce prince infidelle et lâche, et le payer de toutes ses trahisons et de toutes ses félonies par une mort infâme, qu’il n’avoit que trop méritée par son ingratitude et par le mauvais tour qu’il venoit de luy faire. Pierre, s’étant tiré cette épine du pied, s’alla présenter devant Tolede et demanda qu’on luy fît l’ouverture des portes. Les bourgeois apprehendans qu’il ne se ressentît de l’outrage qu’ils luy avoient fait, balancerent longtemps à se rendre ; mais enfin, voyans bien qu’ils ne pouroient faire qu’une fort vaine resistance, ils aimèrent mieux franchir honnêtement ce pas que de l’aigrir encore davantage contre eux. Il dissimula d’abord le ressentiment qu’il leur gardoit pour ne les point effaroucher ; mais il leur en fit sentir dans la suite de fort cruels effets. Seville, ayant sçu que Burgos et Tolede avoient suby le joug de leur premier maître, se vit contrainte de ceder au torrent et de se rendre au vainqueur. Les bourgeois allerent au devant de luy pour tâcher de flechir la miséricorde d’un prince dont ils connoissoient l’humeur implacable. Les chrétiens, les juifs et les sarrazins firent à l’envy de leur mieux pour l’adoucir, se prosternans en terre et luy demandans pardon à genoux et tâchans de se disculper sur leur defection, disant qu’ils avoient été tous entraînez par la multitude et la populace, dont ils n’avoient pu reprimer la rébellion ; qu’ils benissoient le ciel de ce qu’il avoit exaucé leurs vœux en le rétablissant sur son trône, et que la vie qu’ils luy demandoient ne leur seroit à l’avenir d’aucun usage que pour la sacrifier pour luy contre ses ennemis.

Ils n’oublierent rien pour luy témoigner la joye que leur donnoit le retablissement de sa domination sur eux. Toute la ville fit retentir à son entrée les concerts de musique. À peine pouvoit-il passer dans les ruës tant la foule étoit grande. Touttes les cloches se firent entendre avec un fort grand bruit, les feux de joye que l’on faisoit par tout éclairoient les tables qu’on avoit dressées dans les places publiques, pour y servir des viandes à tous venans. Toute la noblesse d’Espagne courut à Séville, pour feliciter ce prince sur son rétablissement et luy rendre de nouveaux hommages. Ferrand de Castre, qui l’avoit abandonné dans sa disgrâce, vint le rejoindre dans sa prospérité ; mais touttes ces démonstrations de joye, touttes ces démarches honnêtes, soumises et civiles, ne furent point capables d’adoucir le cœur inhumain de ce tyran, qui s’étoit fait une loy de ne jamais pardonner les injures qu’on luy avoit faites, et se réservoit toûjours de s’en venger dans son temps, comme il ne l’a fait que trop paroître dans la suite.