Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 312-320).

De la mort tragique de la reine Blanche de Bourbon, commandée par Pierre le Cruel, son propre mary.


Ce roy barbare avoit conçu pour Blanche de Bourbon, sa femme, une si mortelle aversion, qu’il mît tout en usage pour entreprendre sur sa vie. Le poison qu’il employoit pour s’en défaire, ne faisoit aucun effet sur elle, parce que sçachant le dessein qu’on avoit de la faire mourir, elle prenoit toutes les précautions nécessaires pour se garantir d’un empoisonnement. Marie de Padille, maîtresse de Pierre, mit dans l’esprit de ce prince de l’éloigner tout à fait de la cour, et de luy donner un établissement dans quelque province, afin qu’on ne la vît jamais, et que cette absence, sans esperance de retour, fît le même effet que sa mort. Pierre, éperdüment amoureux de cette concubine, suivit son conseil. Il confina cette princesse dans la province la plus éloignée de la Cour, et luy donna quelque apanage pour soutenir sa qualité de Reine, n’osant pas aigrir ses peuples contre luy, s’il eût osé la réduire publiquement à l’état d’une condition privée. Ce domaine que Blanche avoit eu pour partage, luy procura les hommages de tous ses vassaux qui relevoient de sa seigneurie.

Un riche juif avoit des terres enclavées dans le département de la Reine. Il se rendit à sa cour pour s’aquiter, comme les autres, de son devoir de sujet auprés d’elle, et comme c’étoit la coutûme de ce temps là de donner par respect un baiser à la joüe de son souverain, pour marquer le zele et l’affection qu’on auroit toute sa vie pour son service, ce juif approcha de la Reine pour la salüer comme sa dame et sa maîtresse ; elle ne put pas se defendre de recevoir de luy cette marque de servitude comme étant son sujet ; mais après qu’il fut sorty de sa chambre, elle témoigna l’horreur qu’elle avoit pour cette ridicule cérémonie, reprochant à ses domestiques le peu de soin qu’ils avoient eu d’empêcher que ce vilain ne l’approchât, et fit aussitôt apporter de l’eau chaude pour se laver la bouche et le visage, et netoyer, pour ainsi dire, les taches que le baiser du Juif y avoit laisse. Son indignation n’en demeura pas là ; car comme elle étoit sa souveraine, elle voulut punir du dernier supplice la témerité qu’il avoit eüe de s’émanciper de la sorte ; et dans la première saillie de sa colère elle le voulut faire pendre. Le juif étant averty qu’il avoit été condamné par la Reine, et qu’on le cherchoit pour l’attacher au gibet par ses ordres, il prit aussitôt la fuite et vint à toute jambe se plaindre au roy Pierre du dessein que Blanche avoit de le faire mourir, luy faisant un crime capital d’un devoir de ceremonie dont il avoit pris la liberté de s’aquiter. Le Roy le reçut sous sa protection, luy commandant de ne craindre rien là dessus, et disant qu’il s’appercevoit bien que cette princesse ayant de la haine et de l’aversion pour toutes les personnes qu’il consideroit, ne se feroit pas de scrupule d’entreprendre aussi sur sa propre vie, quand elle en trouveroit l’occasion ; qu’il la falloit donc prevenir ; mais qu’il seroit bien aise de s’en défaire par des voyes secrettes pour sauver les apparences, et sans donner aucune prise sur luy.

Le juif qui brûloit du désir de se venger, l’assura qu’il n’étoit rien de plus aisé que de l’expédier sans qu’il parût sur son corps aucun coup ny blessure. Pierre goûta fort cet expedient, et déclara que celuy qui luy tiroroil cette épine du pied, luy rendroit un fort grand service. Il permit donc au juif d’exécuter l’affaire de même qu’il l’avoit projettée sans faire aucun éclat. Ce vindicatif qui mouroit d’envie d’assouvir son ressentiment contre cette princesse, fut ravy d’avoir reçu cet ordre barbare de Pierre. Il attroupa beaucoup de gens de sa nation pour l’aider à faire le coup, et marchant toute nuit, il se rendit avec tout son monde à l’appartement de la Reine. Il pénétra jusqu’à sa chambre, et frappant à la porte à une heure si indeüe, une des filles de Sa Majesté refusa d’ouvrir, et s’étonnant de tout ce bruit, dit au travers de la serrure qu’il n’étoit pas heure pour parler à sa maîtresse, et demanda quel étoit le sujet d’une visite faite si tard, et si à contre temps. Le juif pour se faire ouvrir, s’avisa de répondre qu’il avoit une fort agreable nouvelle à donner à la Reine, puisque son mary, pour luy témoigner qu’il vouloit entierement se reconcilier avec elle, venoit à l’instant coucher avec Sa Majesté. La femme de chambre courut aussitôt avec joye pour faire part à sa maîtresse de cette avanture impreveüe, qui luy devoit beaucoup plaire, la felicitant par avance de ce que le Roy luy rendoit son cœur, et vouloit luy faire à l’avenir plus de justice qu’il n’avoit fait, puis qu’il avoit toujours envoyé devant les Juifs pour l’en assûrer, et qui demandoient qu’il leur fût permis d’entrer dans sa chambre pour luy faire un message, dont elle auroit une incroyable satisfaction.

La Reine qui voyoit le peril qui la menaçoit, se mit aussitôt à pleurer, connoissant qu’elle avoit encore peu d’heures à vivre, parce qu’elle prevoyoit bien que les juifs qui la haïssoient mortellement, ne se seroient pas rendus auprés de sa chambre en si grand nombre, et dans une heure si indeüe sans avoir contre elle quelque ordre sanglant, qu’ils étoient prêts d’exécuter. La fille de chambre entrant dans les peines et les malheurs de sa maîtresse, jetta les hauts cris, et versant des torrens de larmes, dit qu’elle n’ouvriroit point si Sa Majesté ne le luy commandoit absolument. La Reine luy fit signe de ne pas disputer davantage aux juifs l’entrée de sa chambre, et dans le même instant elle leva les yeux au ciel, pour luy recommander le salut de son ame, protestant qu’elle n’avoit point de regret de mourir innocente à l’exemple de son Sauveur, et priant Dieu de répandre ses bénédictions sur le duc de Bourbon son frère, sur la reine de France sa sœur, sur Charles-le-Sage, et sur toute sa famille royale. Elle n’eut pas plûtôt achevé ces paroles, que les Juifs entrerent en foule dans sa chambre. Ils trouvèrent cette sainte princesse couchée sur son lit, tenant dans l’une de ses mains un psautier, et dans l’autre un cierge allumé pour lire ses heures ; et tournant les yeux du côté de ceux qui venoient d’entrer, elle leur demanda ce qu’ils vouloient d’elle, et qui les avoit envoyé si tard pour luy parler. Ils luy répondirent qu’ils étoient au desespoir de se voir contraints de luy annoncer l’ordre sévère qu’ils avoient reçu du Roy de la faire mourir, et qu’il falloit qu’elle se disposât à l’instant à cette derniere heure.

Ce discours fut interrompu par les cris de ses filles, qui se déchiroient les cheveux, et faisoient retentir toute la chambre de leurs sanglots, et de leurs soûpirs, se disans l’une à l’autre qu’on faisoit injustement mourir la meilleure princesse du monde, conjurans le ciel de venger cette inhumanité sur ceux qui en étoient les auteurs. La pauvre Reine leur commanda de donner des bornes à leurs plaintes, ajoûtant qu’elles ne la devoient pas plaindre avec tant de deüil, puis qu’elle alloit mourir innocente, et que c’étoit plûtôt la conduite de Pierre son mary qui devoit leur faire pitié, commettant cette barbarie par les malins conseils de sa concubine, qui depuis longtemps étoit alterée de son sang.

Les Juifs apprehendans que les cris et le vacarme qu’alloient faire les filles de la Reine, n’empêchassent l’exécution de leur maîtresse, et ne revelassent le meurtre qu’ils avoient envie de cacher, les prirent toutes par la main, les arracherent de la chambre, et les traînans dans une cave, ils les y firent étrangler afin de tuer en suite la reine Blanche avec plus de secret et de liberté. Ces enragez ne tarderent pas à la dépêcher, en luy crevant le ventre par la chûte d’une grosse poutre, qu’ils laissèrent tomber sur elle, afin de l’étouffer par cet accablement, sans qu’il parût aucune goutte de sang sur son visage, ny sur son corps : et quand ils eurent fait ce détestable coup, ils se retirèrent aussitôt dans un château situé sur une haute roche, que le Roy leur avoit indiqué pour asyle.

Ce prince inhumain ne voulant pas s’attirer le reproche du meurtre qu’il avoit commandé, garda là dessus tous les beaux dehors dont il put s’aviser, faisant publier un manifeste dans lequel il se disculpoit de son mieux de cette vilaine action : mais la conduite qu’il tint dans la suite ne justifia que trop qu’il en étoit l’auteur ; car au lieu d’assieger ce château, dans lequel ces scélérats s’étoient cantonnez, pour en faire justice, ils en sortirent six mois après avec une impunité qui fit horreur à tout le monde, et l’on vit bien qu’ils n’avoient été que les ministres de la cruauté de Pierre. Chacun fit des imprecations contre ce méchant prince qui n’avoit point rougy de commettre un attentat si execrable, sur une princesse qu’il devoit adorer pour l’innocence de ses mœurs et la noblesse de son extraction. La plûpart des juifs même, qui jusqu’alors avoient été ses partisans les plus declarez, ne purent se taire là dessus. Pierre de son côté se precautionna contre toutes les entreprises qu’Henry pouroit faire dans ses États, Il leva force troupes, gagna par les dons et par les bienfaits, les principaux seigneurs de Castille, et fit tant de largesses pour engager les gens dans son party, que le pauvre Henry se vit abandonné de tout le monde, et contraint de chercher un asyle dans les païs étrangers.

Ce prince infortuné s’alla jetter entre les bras du roy d’Arragon, qui le reçut dans sa Cour avec beaucoup d’honnêteté. Le récit que luy fit Henry de la cause de sa disgrâce l’étonna beaucoup. Quand il luy dit que Pierre le persecutoit et l’avoit forcé de sortir de ses États, parce qu’il avoit pris la liberté de luy representer l’horreur que tout le monde avoit de ses cruautez, ce prince luy répondit qu’il n’osoit pas luy promettre de l’appuyer par la force des armes, parce que le repos de ses peuples ne luy permettoit pas d’attirer dans ses États une guerre de gayeté de cœur ; mais que s’il vouloit établir son séjour sur les terres de son obeïssance, il luy donneroit honnêtement dequoy subsister selon sa qualité. Henry fut trop heureux d’accepter ce party, dans la crainte qu’il eut de ne pas rencontrer ailleurs tant d’accueil : mais il fut bientôt troublé dans l’asyle qu’il avoit cherché ; car Pierre sçachant que le roy d’Arragon l’avoit reçu dans ses États et le regaloit de son mieux, luy faisant tous les honneurs qu’un souverain réfugié pouvoit attendre de sa courtoisie, il écrivit une lettre très-forte à ce prince, dans laquelle il luy mandoit qu’il luy sçavoit un fort mauvais gré d’avoir tendu les bras à un bâtard perfide, qui luy vouloit ravir sa couronne ; que s’il luy donnoit retraite davantage sur ses terres il luy declareroit la guerre, et le regarderoit comme son ennemy ; qu’il esperoit donc, que pour prevenir toutes les hostilitez ausquelles il devoit s’attendre, il le chasseroit au plûtôt de ses États, comme un scelerat qui ne meritoit pas qu’aucun prince fût touché de sa disgrâce et de sa misere.

Ce fut à Perpignan que le roy d’Arragon reçut cette lettre. La politique et la raison d’État luy fit ouvrir les yeux ; il en fit part à la Reine sa femme, qui luy representa le danger qu’il y avoit de retenir plus longtemps un tel hoste, et qu’il étoit de la derniere importance de le congedier au plûtôt, de peur que l’orage qui le ménaçoit venant à tomber aussi sur eux, ne rendît leur perte commune avec la sienne ; qu’il falloit donc le renvoyer sans cesse, en luy faisant comprendre qu’il étoit trop raisonnable pour vouloir que pour sa querelle particuliere, on risquât non seulement la tranquilité, mais aussi la conservation d’un royaume. Ces remontrances étoient trop sensées et trop judicieuses pour n’être pas approuvées du roy d’Arragon, qui voyant le peril dans lequel il s’alloit plonger, s’il épousoit ouvertement les intérêts d’Henry contre Pierre, dont toutes les forces viendroient fondre sur ses États, en cas qu’il s’opiniâtrât à vouloir donner au premier un plus long asyle en sa Cour, il le fit appeller pour luy communiquer la lettre de Pierre, et les menaces qu’elle contenoit, en cas qu’il demeurât plus longtemps avec eux. Henry comprit bientôt ce que tout cela vouloit dire. Il le remercia de toutes ses honnêtetez, luy témoignant qu’il alloit empêcher par un prompt départ, que son malheur ne luy fût contagieux, et que le repos de ses peuples ne fut troublé par une guerre, à laquelle il ne devoit prendre aucune part ; qu’au reste il esperoit que Dieu seroit le protecteur de son bon droit, et lui susciteroit au travers de toutes les persecutions que Pierre luy faisoit, des moyens de monter un jour sur le trône de ses pères, qu’un usurpateur avoit envahy sur luy ; qu’il le desiroit avec d’autant plus de passion, qu’il se verroit alors en état de reconnoître tous les bons offices qu’il avoit reçu de luy, qu’il souhaitoit luy pouvoir rendre avec usure. Ces paroles honnêtes et prononcées par un prince dont le malheur étoit à plaindre, toucherent si fort le roy d’Arragon, qu’il ne put pas s’empêcher de s’attendrir sur le déplorable état auquel il se voyoit contraint de l’abandonner. Il ne put donc le voir sortir de sa cour sans pleurer, et sans luy témoigner la part qu’il prenoit à son infortune, et combien cette triste séparation luy causoit de douleur et luy faisoit de peine. Henry répondit de son mieux à ce mouvement de tendresse et de compassion, l’assurant que l’absence et l’éloignement de sa cour ne luy feroit jamais perdre le souvenir de toutes ses honnêtetez.