Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 293-306).


De la bataille que Charles de Blois perdit avec la vie devant Aüray contre Jean de Monfort, qui devint maître de la Bretagne par celle victoire.


Les deux armées étoient sur le point d’en venir aux mains devant le château d’Aüray. Jean de Monfort pour mettre sa personne à couvert du dessein qu’on pourroit avoir sur sa vie dans cette bataille, s’avisa de faire revêtir un de ses parens de sa cotte d’armes, et s’habilla d’une maniere à se faire confondis avec les autres. Olivier de Clisson qui tenoit son party, fit lever l’étendard de Bretagne, et se mit à la tête des plus braves de toute l’armée : Chandos et Knole firent aussi fort bonne contenance, et rangerent tous les archers anglois en bataille, disans que cette journée decideroit la querelle des deux princes, en faveur de qui l’on alloit combattre, et qu’on verroit qui des deux seroit le mieux servy. Charles de Blois qui venoit au secours de la place avec toute l’élite de la France, ne balança point à passer le ruisseau qui le separoit de ses ennemis, dont il franchit le gué, sans qu’on fît aucun mouvement pour luy disputer ce passage. Il se campa fort avantageusement. Les deux princes se voyoient de trop pies pour ne pas ouvrir le combat. Il fut commencé par les gens de trait : mais cette premiere attaque ne fit pas grande exécution d’un côté ny d’autre, parce que les escadrons et les bataillons étant tous de fer, les dards, ny les flèches n’avoient pas beaucoup de prise sur eux.

Tandis qu’on s’éprouvoit ainsi de part et d’autre, Hugues de Caurelay vint dire tout bas à Chandos, qu’il le prioit d’agréer qu’il fît un détachement de cinq cens lances à la tête desquelles il se deroberoit secrettement du camp, pour s’assurer d’un poste, d’où il il pourroit venir fondre sur les ennemis, en les attaquant par derriere. Chandos ne loüa pas seulement son dessein : mais il luy donna l’ordre de l’executer sur l’heure. Caurelay se coula furtivement dans un vallon suivy de tout son monde, sans qu’il fût apperçu des gens de Charles : parce qu’il y avoit beaucoup de genêts et de broussailles sur ce terrain qu’il vint occuper, et ses troupes se cacherent derriere fort adroitement. Ceux du château d’Aüray qui d’en haut voyoient à plein toute la campagne, découvrirent ce piege ; mais ils étoient trop éloignez des gens de Charles, pour se faire entendre au milieu du bruit d’un combat, et quelque signe qu’ils fissent, on ne pouvoit comprendre ce qu’ils vouloient dire.

On se battoit de part et d’autre avec beaucoup de fureur. Olivier de clisson, dont le courage et la valeur étoient singuliers, donnoit un grand branle au party du comte de Monfort, s’avançant avec une intrépidité surprenante au milieu des rangs des François la hache à la main, dont il faisoit une terrible execution sur ceux qu’il frappoit. Bertrand qui combattoit pour Charles vit de loin l’un de ses amis tomber sous le bras de Clisson, ce qui luy donna tant de rage et tant de furie, qu’il s’élança comme un lion déchaîne tout au travers dos Anglois, suivy de Guillaume Boitel, du Vert Chevalier, d’Eustache de la Houssaye et de Guillaume de Launoy. Ce fut là que secondé de tous ces braves, ilfaisoit un carnage horrible de tout ce qui se présentoit sous sa main. De l’autre côté, Robert Knole et Jean de Chandos qui tenoient pour Monfort, payerent aussi tres bien de leurs personnes. Le comte d’Auxerre faisoit aussi des merveilles en faveur de Charles : mais il arriva par malheur qu’un chevalier anglois luy passant son épée tout au travers de la visière luy perça l’œil gauche ; et comme se voyant hors de combat il se mettoit en devoir de se retirer, il fut saisy par un autre qui l’arréta tout court, et qui le reconnoissant luy cria de se rendre aussitôt, ou qu’il étoit mort. Le comte, que le sang qui sortoit de sa blessûre avec abondance mettoit tout à fait hors d’œuvre, jusques là même que les gouttes dont son œil étoit tout remply ne luy permettoient pas de voir celuy qui luy parloit, prit le party de luy rendre son épée plûtôt que de commettre indiscrettement sa vie à la fureur d’un brutal qui ne l’auroit pas marchandé.

La prise d’un si grand capitaine consterna fort Charles de Blois, qui la regarda comme un triste preliminaire de cette journée. Cependant Bertrand que rien n’étoit capable d’ébranler, marcha droit contre Clisson pour effacer par un nouveau combat la disgrace qui venoit d’arriver au comte d’Auxerre. Charles de Dinan s’attacha personnellement à Robert Knole. Olivier de Mauny charpentoit par tout avec sa hache, dont il faisoit voler têtes, bras et jambes, et donnoit beaucoup de courage à ceux qui le suivoient en criant Mauny ! La bravoure de ce capitaine donna tant de peur au comte de Monfort, qu’il croyoit déjà tout perdu pour luy, si Chandos ne l’eût rassûré, le priant de ne point tomber dans le découragement, et luy promettant que la journée seroit immanquablement à luy. Robert Knole prit aussi la liberté de luy donner la même esperance, en l’exhortant de ne se point démentir et de se soutenir jusqu’au bout.

Le parent de Monfort, celuy là même auquel il avoit fait prendre les armes, voulut faire le brave poussant son cheval et criant Bretagne ! demandant par tout où étoit donc ce Charles de Blois, qui luy disputoit cette belle duché. Ce prince voulant répondre à ce fanfaron qu’il prenoit pour le comte de Monfort, parce qu’il en portoit toutes les marques, s’avança fierement de ce côté-là pour luy prêter le colet, et vuider leur diferent dans un combat singulier à la veüe des deux armées, qui leur firent place et s’ouvrirent pour être les spectatrices d’un duel de cette importance. Le chamaillis fut grand de part et d’autre ; mais à la fin Charles de Biais déchargea sur la tête de son adversaire un coup de hache si fort, si rude et si pesant, qu’il le fit tomber par terre. Il voulut achever sa victoire en luy ôtant la vie : mais Olivier de Clisson, Robert Knole et Chandos se jetterent à la traverse pour secourir ce chevalier. Ceux du party de Charles accoururent pour le seconder contre tant de gens, qui le vouloient empêcher de couronner tout ce combat par la mort de son compétiteur et de son ennemy. Comme l’on pensoit du côté de Charles, que ce chevalier renversé par terre étoit effectivement le comte de Monfort, l’on s’acharna tant sur ce seigneur travesty, qu’on ne le quitta point qu’après l’avoir tué.

Charles se croyant pour lors au dessus de ses affaires, et seul maître de la Bretagne, s’écria sur le champ de bataille, qu’enfin Dieu l’avoit délivré d’un concurrent, qui luy avoit fait jusqu’alors de fâcheuses affaires. Mais la joye de ce prince fut bien vaine et bien courte ; car quand le comte de Monfort eut appris la mort de son parent, qui s’étoit sacrifié pour luy, ce fut pour lors que, la colere et l’emportement ne luy permettant plus de se posseder, il s’alla presenter devant Charles, qui fut bien surpris de revoir contre luy les armes à la main, celuy qu’il pensoit avoir expédié du monde. Cette nouvelle apparition le desola fort, et luy fit rabbattre beaucoup de ses espérances. Cependant pour ne se pas tout à fait décourager il recommença le combat avec une nouvelle ardeur, secondé de Bertrand Du Guesclin, du vicomte de Rohan, et du seigneur de Beaumanoir, qui firent en sa faveur des choses incroyables, et se surmonterent eux mêmes, et peut-être enfin que la victoire se seroit déclarée pour eux, s’ils n’eussent été chargez par derrière par les cinq cens lances que Caurelay tenoit cachez dans les genêts et dans les buissons, et qui prirent si bien leur temps qu’ils les attaquerent quand la chaleur de la mêlée commença de se ralentir. Bertrand fit volteface et soutint long temps le combat à grands coups d’une hache qu’il tenoit à deux mains.

L’on recommença de plus belle de part et d’autre. Le sang ruisseloit de toutes parts. Olivier de Clisson faisoit aussi de grands fracas de son côté, tenant un gros marteau de fer, dont il frappoit à droite et à gauche, et faisoit tomber sous la violence de ses coups tous ceux qui se mettoient en devoir de luy resister ; et comme il vit que tout plioit devant luy, courage ! dit-il à ses gens, la journée est à nous. Cependant Charles de Blois tenoit toûjours bon, faisant des efforts incroyables avec le vicomte de Rohan, Charles de Dinan, et le Vert Chevalier, qui renversa par terre l’étendard du comte de Monfort, mais qui fut aussitôt relevé par Robert Knole, qui voyant que la victoire penchoit de son côté, poussa toujours sa pointe jusqu’à ce qu’elle eût été remportée. Caurelay, qui chargeoit toûjours les gens de Charles par derrière, fut celuy qui fit le plus grand effet dans cette journée. Bertrand ne se rendoit point encore, et tout couvert de sang et de sueur, il disputoit toujours le terrain pied à pied, déchargeant son maillet de fer sur la tête de tous ceux qu’il pouvoit atteindre. Jean de Chandos fit avancer tout son monde de ce côté là, se persuadant que ce ne seroit jamais fait, tant que Bertrand pourroit tenir pied. Ses gens s’acharnerent avec tant de furie sur luy, qu’à force de coups de sabre et d’épées ils le renverserent par terre : mais Eustache de la Houssaye, le Vert Chevalier et Charles de Dinan coururent à luy pour le relever, et le remirent sur ses pieds. Ce même Charles voyant Richer de Cantorbie, beau frère de Chandos, l’assomma d’un coup de hache, et luy fit sauter la cervelle, dont ce capitaine eut tant de déplaisir, qu’il jura qu’il ne sortiroit point de là qu’il n’en eût tiré la vengeance.

Bertrand ne se lassoit point de frapper, et le seigneur de Beaumanoir ne l’abandonnant point et se tenant toûjours à ses cotez, chargea Gautier Huët avec tant de force, qu’il abbattit par terre ce chevalier anglois, qui n’en auroit pas été quite à si bon marché, si Clisson ne l’eut secouru sur l’heure, étant accompagné de tout ce qu’il avoit de braves à sa suite. Olivier crioit toûjours : Beaumanoir, rendez vous ! aussi bien tous vos gens sont defaits. Mais ce dernier ne fit pas semblant de l’entendre et tourna ses armes d’un autre côté, craignant de tomber dans les mains de Clisson, qui s’étoit vanté qu’il ne luy feroit aucun quartier, ny à luy ny au vicomte de Pvolian, s’il les pouvoit attraper tous deux dans la bataille de ce jour.

Charles de Blois étoit au desespoir, voyant toute son armée presque mise en déroute. Le comte de Monfort, de son côté, ne croyoit pas avoir remporté la victoire entiere tandis que son ennemy seroit encore vivant, et qu’il pourroit, après avoir perdu la bataille, trouver de nouvelles ressources pour relever son party abattu. C’est la raison pour laquelle il fit les derniers efforts pour le prendre ou pour le tuer. Chandos n’en vouloit qu’à Bertrand, et se persuadoit que s’il l’avoit entre ses mains, toute la journée seroit bientôt finie. Ce fut dans cet esprit qu’il envoya de ce côté-là toute l’élite de ses troupes, qui n’en pouvoient venir à bout ; car il se defendoit toûjours avec un courage invincible ; mais à la fin, voyant que les gens de Charles s’éclaircissoient à veüe d’œil et prenoient presque tous la fuite, il se souvint dans ce moment qu’il avoit eu tort de mépriser le conseil de sa femme, qui luy avoit recommandé de ne se point exposer dans les jours malheureux, entre lesquels celuy de ce ce combat se rencontra juste, comme elle l’avoit predit et preveu. Charles de Blois en porta toute la fatalité ; car après avoir résisté longtemps, il fut environné de tant de gens qui s’acharnerent à le tuer, qu’il y eut un anglois qui luy fit passer sa dague d’outre en outre, depuis la Louche jusqu’au derriere du cou, si bien que l’acier sortoit d’un demy pied par delà. Ce prince se sentant mortellement blessé[1], tomba tout aussitôt à terre, et ne songeant plus qu’à mourir dans la grâce de Dieu, battit sa poitrine, et levant les yeux et les mains du côté du ciel, il le prit à témoin de son innocence, protestant qu’il n’avoit entrepris cette guerre qu’à la sollicitation de sa femme, qui l’avoit assûré que son droit étoit incontestable, et le pria sur l’heure de luy pardonner la mort de tant d’honnêtes gens, qui avoient bien voulu sacrifier leur vie pour la prétendue justice de sa cause.

On ne luy donna pas le loisir d’en dire davantage ; car il fut percé de tant de coups qu’il expira là sur le champ. Bertrand fut si touché de cette mort, dont on luy vint porter la nouvelle[2], que la douleur ne luy permettant plus de combattre, et d’ailleurs voyant que Charles avoit perdu la bataille et la vie tout ensemble, il ne balança plus à se rendre ; il tendit la main à Chandos, qui se chargea de sa personne avec toutes les honnêtetez possibles. Le vicomte de Rohan, Charles de Dinan et le seigneur de Beaumanoir, suivirent son exemple. Enfin tous ceux qui tenoient le party de Charles, furent tuez ou pris ou mis en fuite. Ceux du château d’Aüray virent, du haut de leur tour, toute la campagne jonchée de morts et tout le party de leur prince entièrement défait ; ce qui les jetta dans une très grande consternation. Le comte de Monfort, Chandos et Clisson s’appercevans que tout étoit fait et que la victoire[3] leur étoit entièrement aquise, resterent sur le champ de bataille, encore tout dégouttans de sueur et de sang, et quand ils eurent un peu repris haleine, le comte remercia tous les seigneurs de son party, leur declarant qu’il leur étoit redevable de la souveraineté de Bretagne, et qu’il reconnoîtroit au plûtôt un service si essentiel ; qu’à l’égard de Charles, qui venoit d’expirer, il auroit souhaité volontiers qu’il fût encore vivant et qu’il eût voulu partager avec luy la Bretagne ; mais qu’il avoit eu le malheur de trop déférer aux pernicieux conseils de sa femme, qui avoit attiré sa ruine. Chandos interrompit ce prince en lui disant que, puis qu’il avoit Bertrand dans ses mains, il ne le devoit jamais rendre qu’en suite d’une paix qu’il auroit faite avec le roy de France, et qu’il la falloit acheter par la liberté de ce brave guerrier, qui n’avoit jamais été vaincu dans sa vie que cette seule fois.

Le comte l’assûra que c’étoit bien aussi son intention. Mais pour veiller à ce qui pressoit davantage, il fit chercher par tout le cadavre de Charles avec des soins extraordinaires ; et comme ceux qu’il avoit preposez pour cette recherche, n’en pouvoient point venir à bout, après avoir regardé tous les morts les uns après les autres, ce prince fit serment qu’il ne sortiroit point du champ de bataille qu’il ne l’eut découvert et trouvé. C’est ce qu’il fît avec tant de vigilance et de précaution, qu’il le reconnut à la fin couché par terre, le visage tourné du côté de l’Orient. Mais ce qui tira des larmes de ses yeux, ce fut quand il vit ce pauvre prince couvert d’une haire sous ses habits, et dont les reins étoient serrez d’une grosse corde ; il ne put s’empêcher de plaindre son malheureux sort, et le fit ensevelir avec la ceremonie la plus pompeuse qu’il put s’imaginer, faisant enfermer son cadavre dans un cercueil de plomb. Il eut soin de le faire transférer ensuite à Guingan, commandant qu’on luy fit là des obseques fort honorables et proportionnées à sa qualité de prince, ce qui fut ponctuellement exécuté. Ceux d’Aüray ne manquèrent pas d’ouvrir leurs portes au vainqueur ; le comte y fit son entrée, secondé de Jean de Chandos et de Robert Knole, qui paroissoient à ses côtez comme ayant eu tous deux, après Clisson, le plus de part au gain de la bataille et de la journée. Chandos mena Bertrand prisonnier à Niort, et Knole fit garder à veüe le comte d’Auxerre, jusqu’à ce que, par un traité de paix, ils fussent tous deux remis en liberté.

Charles le Sage, roy de France, apprit avec un déplaisir extreme la nouvelle de la mort de Charles de Blois et de la prise de Bertrand Du Guesclin et du comte d’Auxerre. Il eût bien voulu declarer la guerre au comte de Monfort ; mais il avoit sur les bras les Anglois et les Navarrois, qui faisoient des hostilitez jusques dans le sein de ses États, et, bien loin de penser à combattre les autres, il avoit assez d’affaire à se defendre luy même. Cependant les choses prirent un meilleur train qu’il n es’étoit imaginé ; car le comte de Monfort voulant s’affermir dans sa nouvelle conquête, n’osa pas s’attirer la France. Il aima mieux envoyer des ambassadeurs à Charles pour luy faire offre de sa part, de luy rendre hommage pour la duché de Bretagne, et de se declarer son homme lige et son vassal. Le Roy donna volontiers les mains à l’agréable condition qu’il luy proposoit, et choisit l’archevêque de Rheims, de la maison de Craon, pour recevoir, en son nom, la foy de ce prince en Bretagne, et luy donna tout le caractere dont il avoit besoin pour négocier la paix avec luy. Ce prélat s’aquita tres dignement de sa commission, représentant au comte l’intérêt qu’il avoit de s’accommoder avec la veuve de Charles de Blois, duchesse de Bretagne, qui pouroit encore renouveller ses prétentions, et chercher dans l’Europe de nouveaux appuis contre luy ; qu’il devoit être d’autant plus porté à entrer dans ce party, que la memoire de Charles de Blois étoit en benediction dans toute la chrétienté, depuis les miracles dont le ciel avoit voulu publier son innocence et sa sainteté.

En effet, on aura peine à croire ce qui se passa sur le tombeau de ce pauvre prince ; car celuy qui l’avoit tué dans la bataille, s’étant indiscrettement vanté d’avoir fait le coup, tomba dans une rage et dans une frenesie, dont il ne put jamais revenir, ny guerir, que ses amis ne l’eussent transporté sur la tombe de Charles à Guingan. L’homme revint dans son bon sens par les merites de ce prince, et se consacra depuis tout entier au service de cette église où l’on avoit inhumé son libérateur, tâchant d’expier, par la penitence, la sotte vanité qu’il avoit eüe de l’avoir tué. Mais pour revenir au traité qui fut fait entre le comte de Monfort et la duchesse de Bretagne, par le canal de l’archevêque de Rheims, il fut stipulé que cette veuve auroit le domaine de quelques villes et châteaux dans cette province, et que les prisonniers qu’on avoit fait dans la derniere bataille seroient delivrez en payant leur rançon. Cet accord remit en liberté le comte d’Auxerie, le vicomte de Rohan, Bertrand Du Guesclin et les autres.

Bertrand prit aussitôt le chemin de Paris pour venir offrir ses services au roy de France, qui luy fit un accueil tout plein d’honnêteté, le recevant comme un brave dont l’épée luy pouroit être un jour d’un fort grand secours. Le captal de Buc, qui restoit prisonnier en France, se tira d’affaire en rendant au Roy quelques châteaux qui luy servirent de rançon pour recouvrer la liberté qu’il avoit perdue, comme nous avons dit, à la bataille de Cocherel. Il fut ravy d’embrasser Bertrand, son illustre vainqueur, entre les mains de qui le sort l’avoit fait tomber dans cette journée. Ces deux generaux se firent un plaisir de se raconter l’un à l’autre tous les dangers qu’ils avoient essuyez dans ces dernières guerres, et cette agreable reminiscence augmentoit la joye qu’ils avoient de se voir encore et de se regaler après tant de travaux. Le captal ménagea pendant ce temps quelque accommodement à la cour de France en faveur du roy de Navarre, qu’il reconnoissoit pour son maître et pour son seigneur ; mais toute cette negociation n’eut point de bonnes suites, puisque le feu se ralluma depuis entre ces deux princes avec plus d’ardeur que jamais. Le prince de Galles, fils d’Edoüard, roy d’Angleterre, l’attisa de son mieux pour fortifier son party ; car il faisoit pour lors son sejour à Bordeaux, d’où se répandant avec ses troupes dans toute la Guyenne, il y faisoit des dégâts et des ravages incroyables, s’emparant de toutes les places les plus considerables, et poussant les choses si loin qu’il se rendit à la fin le maître de toute cette belle province.

Le roy de Navarre, qui ne fit qu’une paix plâtrée, voulut témoigner au Roy que sa conduite étoit fort sincere, en luy faisant present d’un cœur de pur or, comme voulant luy donner par là le gage le plus certain de son inviolable fidélité. Bertrand, qui fut present à cette cérémonie, le conjura d’être à l’avenir un religieux observateur de la promesse qu’il faisoit, l’assurant que s’il la violoit il auroit tout le loisir de s’en repentir, et depuis il ne chercha plus que les occasions de se signaler dans d’autres guerres, où le désir de la gloire et son courage l’appelloient. Il avoit appris que le roy de Chypre avoit fait quelques conquêtes sur les Sarrasins ; il tourna toutes ses pensées de ce côté là, désirant se croiser pour combattre les Infidelles, et pouvoir expier dans une si sainte guerre tous les déréglemens qu’il avoit commis dans la chaleur de tous les combats et de toutes les occasions, où il s’étoit trouvé dés sa première jeunesse, ayant quelque regret d’avoir répandu tant de sang chrétien.


  1. Quant Charles de Blois senty le cop, il s’estendi à terre, bati sa coulpe, et se commanda à Dieu, en disant : « Vraiz Dieu, pardonnez moy la mort des bonnes gens qui cy meurent pour moy. J’ay guerrié long temps oultre ma voulentë, et par l’ennortement de ma femme, qui tousjours m’a donné a entendre que j’avoie tres-bon droit. » (Ménard, p. 148.)
  2. Les faits sont rapportés différemment par l’ancien historien de Du Guesclin (p. 148) : « Tantost l’en alla dire à Bertran la mort dudit Charles ; et quant il le soi, il le plaint moult, en disant que le plus prudomme qui au siècle fust, et que malgré sien et à force il avoit guerrié. Lors dist Bertrand qu’il ne prisoit rien en sa vie, et qu’il aimoit mieux morir que vivre : donc se combatti comme un droit ennemy, tant qu’il n’ot mais ne hache, ne épée. » Du Chastelet (p. 79) le fait combattre à coups de poing, lorsque ses armes sont brisées.
  3. Du Chaslelet (p. 78) rapporte qu’à l’instant où la bataille d’Auray alloit commencer, un lévrier qui suivoit ordinairement Charles de Blois, passa dans l’armée de son rival, alla mettre ses deux pieds sur la cuisse de ce prince alors à cheval. Jean de Montfort, surpris des caresses de cet animal, demanda à qui il appartenoit. On reconnut à son collier les armes de Bretaque : on sut que c’étoit le lévrier de Charles de Blois. Quelqu’un dit qu’il venoit sans doute saluer Jean de Montfort comme duc de Bretagne. (Cette fameuse bataille se livra le 28 septembre 1364.)