ANCIENS
POÈTES FRANCAIS.

DU BARTAS.[1]

La fin du XVIe siècle est en littérature, comme en plusieurs autres choses, un moment décisif et curieux à étudier de près. En poésie, c’est comme un défilé et un détroit que plus d’un nom et d’une gloire ont peine à franchir. Une flottille de poètes arrivait et se pressait à pleines voiles du côté de l’entrée ; mais, à la sortie, le seul Malherbe tient haut son pavillon et a sauvé sa nef toute neuve. Des autres, il ne reste guère que des corps désemparés ou des débris.

À quel endroit du détroit, sur quel rocher, chacun a-t-il eu son temps d’arrêt ou son naufrage ? Quelle est la position respective et précise des divers points que signalent ces noms de Bertaut, Desportes, Regnier, D’Aubigné, Du Bartas ? C’est une sorte de géographie assez délicate à relever ; à moins d’extrême attention, on court risque de confondre. Le détroit est en effet prolongé, fort sinueux et tournant ; il y a de faux aspects de perspective. Bertaut peut sembler plus voisin de Malherbe qu’il ne l’est réellement. Du Bartas se peut rapprocher de la suite de Ronsard plus qu’il ne conviendrait.

Je parlerai aujourd’hui de Du Bartas. Il ne m’a jamais paru un bon poète, et je ne viens pas lui faire réparation à ce titre. Il ne faudrait pas croire, en vertu de l’impartialité et de l’intelligence historique appliquées à la littérature, que la poésie est quelque chose de relatif, que ce qui a été véritablement bien et beau dans un temps, cesse de l’être, et que, dans les réhabilitations à faire des poètes, il n’y ait pas quelques règles fixes et toujours présentes à observer. Un poète, qui n’a atteint au beau ou au gracieux que par momens, a pu s’égarer et céder au mauvais goût de son temps dans le gros de ses œuvres ; on retrouve du moins en lui des traces brillantes de ce que son talent, mieux entouré, aurait su produire. Mais, s’il ne se découvre pas de telles traces bien nettes, bien détachées et bien distinctes chez le poète, je commence à craindre qu’il n’eût jamais été véritablement fin et distingué. Or, Du Bartas, le Père Le Moyne et Thomas me paraissent tous trois dans ce cas. L’élévation et d’assez hautes qualités ne manquent certes pas à leur veine ; mais ils sont pesans et auraient de tout temps mérité de commander dans la grosse cavalerie des pégases.

Nul poète pourtant n’a peut-être eu, de son vivant et après sa mort, plus de renom, en son pays et à l’étranger, que Du Bartas. Il a été le chantre et le représentant d’un grand mouvement des esprits à la date où il est venu. Il s’agit de bien établir et d’expliquer son importance.

Guillaume de Saluste, seigneur Du Bartas, d’une famille noble, fils d’un trésorier de France, naquit vers 1544, non pas tout-à-fait au Bartas, mais, comme Goujet l’a montré, à quelques lieues de là, en la petite ville de Montfort, non loin d’Auch, au cœur de la Gascogne. Rien d’étonnant si ses phrases sentirent toujours un peu ce que lui-même appelle son naturel ramage. Ses premières années se passèrent dans les lieux de sa naissance, et furent employées à l’étude, aux lettres, à la poésie. Il composa des vers presque au sortir de l’enfance. Son premier recueil, intitulé la Muse chrétienne, parut à Bordeaux en 1574 ; dans une édition de 1579, que j’ai sous les yeux[2], on lit en tête une dédicace à Madame Marguerite reine de Navarre, qu’il s’est donnée, dit-il, pour marraine : choix très naturel de la part d’un sujet, mais qui ne laisse pas d’être piquant chez un poète si religieux : on croirait, s’il était malin, qu’il fait une épigramme. Le poème de Judith, ajoute-t-il, lui fut commandé, il y a environ quatorze ans, par la feue reine Jeanne, et il prend à témoin plusieurs gens d’honneur qui lui ont entendu réciter de ces vers, il y a plus de douze ans. Tout ceci tend à nous le représenter en pleine verve dès 1565, et il déclare d’ailleurs, dans sa pièce d’Uranie, que l’amour du docte laurier n’attendit pas en lui l’avril de son âge.

Le caractère propre de sa vocation ne fut pas douteux un instant : Du Bartas, du premier jour, se posa comme un poète religieux. Ronsard et son école toute païenne régnaient alors. Notre nouveau venu, au moins par le fond de l’inspiration, s’en détache : il évoque Uranie, la muse des célestes et graves accords ; elle lui apparaît et l’endoctrine. Au moment où Desportes (1573) effémine la lyre et où toutes les jeunes voix répètent ses chansons, Du Bartas renfle l’accent et proteste contre les mignardises. C’est à la Bible qu’il se prend, c’est aux sujets sacrés qu’il demande une moralité élevée et salutaire. Il mérita en effet cet éloge qu’on lui décerna depuis dans une épitaphe latine : « Qui Musas ereptas profanæ lasciviæ sacris montibus reddidit ; sacris fontibus aspersit ; sacris cantibus intonuit ; il fut le premier qui, délivrant les Muses de ces profanes folâtreries dont elles étaient comme perdues, les rendit à leurs saintes montagnes, les replongea en leurs saintes fontaines, et ne leur fit ouïr que de pures et divines chansons. »

Par malheur, les vers ne répondent pas tout-à-fait à l’intention. Les stances de son Uranie manquent tout d’abord à la loi de l’entrelacement des rimes féminines et masculines. On y sent je ne sais quoi d’incorrect et d’arriéré en rudesse, si on la compare aux jolis couplets de la même date qui se modulaient à la cour des Valois. Nous sommes à Nérac, à Montfort en Armagnac. La Judith est une narration assez soutenue, en six chants, et où se remue par accès un certain souffle héroïque, sans aucun idéal pourtant. Du Bartas gagnera beaucoup avec les années ; mais, en obtenant le mérite, il n’aura jamais la grace, — la grace, ce don qui est comme l’amour, qui vient on ne sait pourquoi, qui se pose où il lui plaît, qui va combler le libertin ou le volage, et qui fuit l’honnête et le laborieux qui le pourchasse. C’est une capricieuse et une femme, que la Muse.

La Semaine ou Création du Monde, qui, répandit avec éclat la renommée de Du Bartas, parut en 1579[3] ou plutôt 1578. Les guerres de religion s’étaient ranimées, mais avec intermittences, de 1576 à 1580. Henri de Navarre, se dérobant de la cour de France où on le gardait presque à vue, avait regagné sa Gascogne et convié aux armes ses fidèles serviteurs. Du Bartas fut un de ceux-là. Lui qui, plus jeune, en 1574, se vantait par un sonnet de ne suivre le barreau ni le train guerrier, et de passer oisivement sa vie en son manoir de Bartas, il avait dû à son tour endosser la cuirasse et ceindre le baudrier. On le voit, dans une préface de 1579, se plaindre de sa destinée et de la calamité de son siècle, qui l’ont appelé à une autre profession que celle des lettres. Calviniste comme D’Aubigné, mais moins satyrique et moins amer, il se contenta, sans se prendre aux personnes, de travailler et de faire valoir un fonds sérieux. Tandis que des abbés, bons catholiques, ne chantaient qu’amourettes et agréables lascivetés, tandis que la cour et les mignons fredonnaient sur tous les tons : Ô Nuit, jalouse Nuit, ou bien Rozette, pour un peu d’absence, voilà un séculier et un soudard qui entonne là-bas le los divin, et qui se fait, en vers sonores, prédicateur des choses saintes. De nos jours, nous avons vu M. de Lamartine se trouver au début le poète de ce qu’on appelait la réaction catholique et religieuse, comme Béranger était celui de l’opinion frondeuse et libérale. Eh ! bien, talent à part, le succès de la Semaine de Du Bartas s’explique de même : il se trouva par là en un instant le poète, non-pas seulement de l’opinion calviniste (il n’a rien qui sente particulièrement le sectaire), mais de l’opinion religieuse grave, de la croyance chrétienne, si fervente alors dans toute une classe de la société. Son œuvre, à peine lancée, fut portée dans le grand courant. Les quatre ou cinq années de trêve dont on jouit depuis ce qu’on appelait la Conférence de Fleix jusqu’à la grande guerre de la Ligue (1580-1585), firent suffisamment d’espace pour une publicité immense. On peut dire qu’indépendamment presque du mérite poétique plus ou moins distingué, la Semaine, venue à point, réussit par son sujet comme l’eût fait la Bible traduite en français, comme plus tard on vit réussir, même parmi les dames, le Nouveau Testament de Mons.

C’était à peu près le moment où D’Aubigné, forcé de garder le lit pour quelque blessure (1577), dictait les premières stances de ses Tragiques ; si elles avaient paru alors, Du Bartas en partie était devancé, ou du moins il y avait balance dans le même camp ; mais la publication n’en eut lieu que bien plus tard. C’était le moment encore où paraissait (coïncidence singulière !) la première édition des Essais de Montaigne, ce compatriote et voisin bien différent. La Semaine de l’un, les Essais de l’autre, ne pouvaient se faire concurrence ; ces deux produits de Gascogne se suivirent à un an d’intervalle (1579-1580), et obtinrent, chacun à leur manière, un succès de vogue. Il y a eu de tout temps des mets à la fois pour tous les goûts.

On ne peut nier que la Semaine ne justifiât ce premier enthousiasme par un certain air de grandeur, par des tirades éloquentes, et aussi par la nouveauté bien réelle du genre. La poésie dévote du moyen-âge était dès long-temps oubliée ; la Renaissance avait tout envahi ; les seuls protestans en étaient encore aux maigres psaumes de Marot. Voici venir un poète ardent et docte, qui célèbre l’œuvre de Dieu, qui raconte la sagesse de l’Éternel, et qui déroule d’après Moïse la suite et les beautés de la cosmogonie hébraïque et chrétienne. Ce que Parménide, Empédocle, Lucrèce et Ovide lui-même, ont tenté chez les anciens, il l’ose à son tour, et en des détails scientifiques non moindres ; mais toute cette physique se relève d’un sentiment moral animé, d’une teinte biblique et parfois prophétique qui passe comme l’éclair à travers les élémens. J’en pourrais citer plus d’un exemple, la menace de la fin du monde dans la première journée, ou à la fin de la quatrième cette image vraiment belle et artistement exprimée de Josué arrêtant le soleil. Le malheur de Du Bartas est qu’il gâte cette élévation naturelle de ses pensées, cette noblesse de ses descriptions, par des traits burlesques, par des expressions déplacées et de mauvais goût (même pour son temps), dont il ne sentait pas le léger ridicule : nous verrons des railleurs le relever. Il nous parle tout d’un coup, à propos de sa Gascogne, des monts ENFARINÉS d’une neige éternelle. Dans sa physique des élémens, au second jour, il met en jeu l’Antipéristase pour expliquer le duel du chaud et du froid[4]. Sa noblesse en un mot pèche tour à tour et déroge soit par le trivial, soit par le pédantesque. Au moment de la création de l’homme, quand, le monde étant formé et d’ailleurs peuplé, il ne s’agit plus que d’introduire l’hôte principal, il dit assez agréablement :

Le sage ne conduit la personne invitée
Dans le lieu du festin, que la salle apprêtée
Ne brille de flambeaux, et que les plats chargés
Sur le linge flamand ne soient presque rangés :
Ainsi notre grand Dieu, ce grand Dieu qui sans cesse
Tient ici cour ouverte, .........
Ne voulut convier notre aïeul à sa table
Sans tapisser plus tôt sa maison délectable,
Et ranger, libéral, sous les pôles astrés
La friande douceur de mille mets sucrés.

Eh bien ! ce linge flamand dont il parle en ce premier Éden, on le retrouve chez lui en plus d’un endroit, et moins joliment. Mais je me reprocherais, avant d’en venir plus en détail à l’examen de Du Bartas, de ne pas laisser parler sur lui tout au long un juge, un avocat bienveillant et le plus inattendu ; on ne le devinerait jamais, si je ne disais que c’est Goethe lui-même.

« La juste appréciation de ce qui doit plaire en tel pays ou à telle époque, d’après l’état moral des esprits, voilà, écrit Goethe, ce qui constitue le goût. Cet état moral varie tellement d’un siècle et d’un pays à un autre, qu’il en résulte les vicissitudes les plus étonnantes dans le sort des productions du génie. J’en vais citer un exemple remarquable.

« Les Français ont eu, au XVIe siècle, un poète nommé Du Bartas, qui fut alors l’objet de leur admiration. Sa gloire se répandit même en Europe, et on le traduisit en plusieurs langues. Il a composé beaucoup d’ouvrages en vers héroïques. C’était un homme d’une naissance illustre, de bonne société, distingué par son courage, plus instruit qu’il n’appartenait alors à un guerrier. Toutes ces qualités n’ont pu le garantir de l’instabilité du goût et des outrages du temps. Il y a bien des années qu’on ne le lit plus en France, et, si quelquefois on prononce encore son nom, ce n’est guère que pour s’en moquer. Eh bien ! ce même auteur maintenant proscrit et dédaigné parmi les siens, et tombé du mépris dans l’oubli, conserve en Allemagne son antique renommée ; nous lui continuons notre estime, nous lui gardons une admiration fidèle, et plusieurs de nos critiques lui ont décerné le titre de roi des poètes français. Nous trouvons ses sujets vastes, ses descriptions riches, ses pensées majestueuses. Son principal ouvrage est un poème en sept chants sur les sept jours de la création. Il y étale successivement les merveilles de la nature ; il décrit tous les êtres et tous les objets de l’univers, à mesure qu’ils sortent des mains de leur céleste Auteur. Nous sommes frappés de la grandeur et de la variété des images que ses vers font passer sous nos yeux ; nous rendons justice à la force et à la vivacité de ses peintures, à l’étendue de ses connaissances en physique, en histoire naturelle. En un mot, notre opinion est que les Français sont injustes de méconnaître son mérite, et qu’à l’exemple de cet électeur de Mayence, qui fit graver autour de la roue de ses armes sept dessins représentant les œuvres de Dieu pendant les sept jours de la création, les poètes français devraient aussi rendre des hommages à leur ancien et illustre prédécesseur, attacher à leur cou son portrait, et graver le chiffre de son nom dans leurs armes. Pour prouver à mes lecteurs que je ne me joue point avec des idées paradoxales, pour les mettre à même d’apprécier mon opinion et celle de nos littérateurs les plus recommandables sur ce poète, je les invite à relire, entre autres passages, le commencement du septième chant de sa Semaine. Je leur demande s’ils ne trouvent pas ces vers dignes de figurer dans les bibliothèques à côté de ceux qui font le plus d’honneur aux muses françaises, et supérieurs à des productions plus récentes et bien autrement vantées. Je suis persuadé qu’ils joindront leurs éloges à ceux que je me plais à donner ici à cet auteur, l’un des premiers qui aient fait de beaux vers dans sa langue, et je suis également convaincu que les lecteurs français persisteront dans leur dédain pour ces poésies si chères à leurs ancêtres, tant le goût est local et instantané ! tant il est vrai que ce qu’on admire en-deçà du Rhin, souvent on le méprise au-delà, et que les chefs-d’œuvre d’un siècle sont les rapsodies d’un autre[5] ! »

Goethe n’a pas fini ; il continue et explique en général ce changement par le progrès exclusivement classique qui s’est accompli sous Louis XIV, qui s’est même poursuivi au-delà, et dont l’effet a été d’épurer de plus en plus, de tamiser la langue. Mais c’est assez pour notre objet. Il faut citer ces vers qu’il trouve si beaux, et qui sont en effet remarquables. Une réserve pourtant avant tout : en fait de poètes et d’écrivains, chaque nation est, ce semble, le premier juge des siens ; si grand que soit Goethe, cela ne le rend pas un arbitre plus sûr des vers français. On m’en a montré de singuliers de lui qu’il écrivait à son ami Müller dans sa jeunesse. Je le dirai en tout respect, la vendeuse d’herbes d’Athènes, ou, pour parler comme Paul-Louis Courier, la moindre femmelette de la rue Chauchat en sait plus long sur de certaines fautes indigènes que l’homme de génie étranger. Faites tous vos vers à Paris, dit l’adage ; or Du Bartas n’en fit aucun à Paris. Ce que je crois entrevoir, ce que j’espère prouver, c’est que, même de son temps, malgré toute sa vogue et sa gloire, il fut toujours un peu le poète des provinces et celui des réfugiés ; qu’il n’agréa jamais complètement à la cour ; qu’il choqua ce goût fin des derniers Valois, et que, n’en déplaise à l’électeur de Mayence ou au roi Jacques d’Écosse, le spirituel Du Perron lui refusa toujours son brevet.

Et même à lire le morceau cité par Goethe, nous allons avoir la preuve que tout n’est pas caprice dans ce goût. Il s’agit de Dieu qui, ayant fini son œuvre, s’y complaît et la contemple[6] :

Le peintre qui, tirant un divers paysage,
A mis en œuvre l’art, la nature et l’usage,
Et qui, d’un las pinceau, sur son docte pourtrait,
A, pour s’éterniser, donné le dernier trait,
Oublie ses travaux, rit d’aise en son courage,
Et tient toujours les yeux collés sur son ouvrage.

Il regarde tantôt par un pré sauteler
Un agneau qui toujours, muet, semble bêler ;
Il contemple tantôt les arbres d’un bocage,
Ore le ventre creux d’une roche sauvage,
Ore un petit sentier, ore un chemin battu,
Ore un pin baise-nue, ore un chêne abattu.

Ici, par le pendant d’une roche couverte
D’un tapis damassé moitié de mousse verte,
Moitié de verd lierre, un argenté ruisseau
À flots entrecoupés précipite son eau ;
Et qui, courant après, or’ sus, or’ sous la terre,
Humecte, divisé, les carreaux d’un parterre..

Ici l’arquebusier, de derrière un buis vert,
Affûté, vise droit contre un chêne couvert

De bisets passagers. Le rouet se débande ;
L’amorce vole en haut : d’une vitesse grande,
Un plomb environné de fumée et de feu,
Comme un foudre éclatant, court par le bois touffu[7].

Ici deux bergerots sur l’émaillé rivage
Font à qui mieux courir[8] pour le prix d’une cage.
Un nuage poudreux s’émeut dessous leurs pas ;
Ils marchent et de tête, et de pieds, et de bras ;
Ils fondent tout en eau : une suivante presse
Semble rendre, en criant, plus vite leur vitesse.

Ici deux bœufs suans, de leurs cols harassés,
Le coutre fend-guêret traînent à pas forcés.

Ici la pastourelle, à travers une plaine,
À l’ombre, d’un pas lent, son gras troupeau ramène[9] ;
Cheminant elle file, et, à voir sa façon,
On diroit qu’elle entonne une douce chanson.

Un fleuve coule ici, là naît une fontaine.
Ici s’élève un mont, là s’abaisse une plaine.
Ici fume un château, là fume une cité,
Et là flotte une nef sur Neptune irrité.

Bref, l’art si vivement exprime la nature,
Que le peintre se perd en sa propre peinture,
N’en pouvant tirer l’œil, d’autant que, plus avant
Il contemple son œuvre, il se voit plus savant.


On trouvera pourtant que Goethe n’avait pas si mal choisi, et qu’il n’avait pas eu d’abord la main trop malheureuse. Cette première partie est assurément riche, gracieuse même, riante ; mais, si l’on arrive à l’autre terme de la comparaison, au grand Ouvrier qui, au jour du repos, s’admire dans le grand Tout, outre que c’est le rapetisser sans doute que d’en faire un paysagiste si flamand, la noblesse d’expression qui pouvait dissimuler fait défaut à chaque pas ; l’élévation du ton a de singulières chutes. Croirait-on bien que dans les vers suivans il s’agisse de l’Éternel ?

Il œillade tantôt les champs passementés
Du cours entortillé des fleuves argentés.
..............
Or’ son nez à longs traits odore une grand’ plaine
Où commence à flairer l’encens, la marjolaine.
..............
Son oreille or’ se paît de la mignarde noise
Que le peuple volant par les forêts dégoise…
..............
Et bref l’oreille, l’œil, le nez du Tout-Puissant,
En son œuvre n’oit rien, rien ne voit, rien ne sent,
Qui ne prêche son los. ........

L’oreille, le nez du Tout-Puissant n’ont paru bons en aucun temps, qu’on le sache bien. L’œil suffisait à tout rendre, mais l’œillade gâte tout. On lit dans le Perroniana ces paroles, d’ailleurs beaucoup trop sévères : « Du Bartas est un fort méchant poète, et a toutes les conditions qu’un très mauvais poète doit avoir en l’invention, la disposition et l’élocution. Pour l’invention, chacun sait qu’il ne l’a pas et qu’il n’a rien à lui, et qu’il ne fait que raconter une histoire : ce qui est contre la poésie qui doit envelopper les histoires de fables, et dire toutes choses que l’on n’attend et n’espère point. Pour la disposition, il ne l’a pas non plus, car il va son grand chemin et ne suit aucune règle établie par ceux des anciens qui en ont écrit. Pour l’élocution elle est très mauvaise, impropre en ses façons de parler, impertinente en ses métaphores qui, pour la plupart, ne se doivent prendre que des choses universelles, ou si communes qu’elles aient passé comme de l’espèce au genre ; mais lui, pour le soleil par exemple, au lieu de dire le Roi des lumières, il dira le Duc des Chandelles ; pour les vents, au lieu de dire les Courriers d’Éole, il dira ses Postillons, et se servira de la plus sale et vilaine métaphore que l’on se puisse imaginer, et descend toujours du genre à l’espèce, qui est, une chose fort vicieuse… »

Nous avons déjà de ce défaut assez de preuves dans le peu que j’ai cité. En rabattant ce qu’on voudra de la sévérité de Du Perron qui, en sa double qualité de catholique et de poète galant, pouvait être un peu piqué au jeu dans le succès de Du Bartas, on ne saurait refuser à l’élégant et à l’éloquent cardinal, au disciple le plus poli de Ronsard et à l’introducteur de Malherbe, d’être un juge très compétent de la bonne élocution en usage alors. J’ouvre le premier chant, le premier jour de la Semaine : qu’y vois-je, dès le début, et un peu après les Postillons d’Éole ? Il s’agit de répondre aux profanes qui demandent ce que faisait Dieu en son éternité avant d’avoir créé le monde :

Quoi ? le preux Scipion pourra dire à bon droit
Qu’il n’est jamais moins seul, que quand seul il se voit ;
Et Dieu ne pourra point (ô ciel, quelle manie !)
Vivre qu’en loup-garou, s’il vit sans compagnie !

Un peu plus loin, Moïse est un grand Duc. À propos du désordre et du chaos des quatre élémens, l’Archer du tonnerre, grand maréchal de camp, c’est-à-dire Dieu, ne leur avait pas encore donné quartier à chacun ; le monde serait resté à jamais confus, si la parole souveraine

M’eût comme siringué dedans ces membres morts
Je ne sais quel esprit qui meut tout ce grand corps.

Voilà, ce me semble, Du Perron justifié quand il parle de ces vilaines et sales métaphores qu’affectionne Du Bartas. Celui-ci n’eut jamais ce tact, ce sentiment du ridicule qu’il faut avoir en français, même quand on écrit dans le genre sérieux ; il ne l’avait pas plus que ce que j’appelle le léger de la muse.

On a raconté qu’un essaim d’abeilles, s’étant venu loger dans un endroit de la muraille à son château du Bartas, n’en sortit jamais, et ne cessa point tous les ans de produire du miel. On y vit un présage, et on ne manqua pas d’en faire des vers français et latins sur tous les tons :

Non etenim sine mente deûm, sine numine quodam
Huc vestrum, aligeræ, casus adegit iter

Rien pourtant de plus mal placé que ces abeilles ; Du Bartas, en ses vers, n’en a pas une, tandis que bien d’autres de son temps, et même des secondaires, en pourraient offrir ; Gilles Durant, Passerat, Vauquelin de la Fresnaye, que sais-je encore ? mais non pas lui. Il a du souffle, de l’haleine, des poussées de grandeur, une certaine fertilité grasse, tout ce qui se peut à toute force rencontrer en Béotie, jamais l’abeille.

D’autres encore que Du Perron le savaient bien. À la suite de la Vie de Du Bartas, par Guillaume Colletet[10], on lit une note très curieuse de Colletet fils, le poète crotté : « Jean Baudouin, écrit-il, dont le nom a été si connu dans l’empire des lettres, et duquel nous avons de si fidèles traductions, m’a dit autrefois que Ronsard, qui étoit fort adroit à jouer à la paume, et qui ne passoit guère de semaine sans gagner partie aux plus grands de la cour, étant un jour au jeu de l’Aigle dans notre faubourg Saint-Marcel, quelqu’un apporta la Semaine de Du Bartas, et qu’oyant dire que c’étoit un livre nouveau, il fut curieux, bien qu’engagé dans un jeu d’importance, de le voir et de l’ouvrir, et qu’aussitôt qu’il eut lu les vingt ou trente premiers vers, ravi de ce début si noble et si pompeux, il laissa tomber sa raquette, et oubliant sa partie, il s’écria : « Oh ! que n’ai-je fait ce poème ! Il est temps que Ronsard descende du Parnasse et cède la place à Du Bartas, que le Ciel a fait naître un si grand poète. » Guillaume Colletet, mon père, m’a souvent assuré de la même chose ; cependant je m’étonne qu’il ait omis cette particularité dans la vie qu’il a écrite… » Guillaume Colletet raconte en effet deux ou trois autres particularités plutôt contraires. Mais rien de plus naturel à concilier. Au moment où la Semaine parut, Ronsard, âgé de cinquante-cinq ans, et généreux comme un monarque établi, put tenir, dans le jeu de paume de l’Aigle, le propos mémorable que les témoins n’oublièrent pas. J’aimerais même à croire que les vers qu’il lut ainsi à livre ouvert et qu’il admira ne furent point ceux du début, du premier chant, assez peu nobles en effet, mais bien plutôt ce commencement du septième jour, les mêmes que Goethe admira depuis. Quoi qu’il en soit, son second mouvement ne tarda pas à corriger, à rétracter le premier ; quand il vit que cette gloire de Du Bartas devenait sérieuse, il y regarda à deux fois et proclama ses réserves. Comme son propos courait, qu’on lui prêtait même encore d’avoir envoyé à son rival une plume d’or en s’avouant vaincu, et d’avoir dit que Du Bartas avait plus fait en une semaine que Ronsard en toute sa vie, il lança un sonnet plein de fierté pour y répondre :

Ils ont menti, Dorat, ceux qui le veulent dire,
Que Ronsard, dont la Muse a contenté les Rois,
Soit moins que Le Bartas, et qu’il ait, par sa voix,
Rendu ce témoignage ennemi de sa Lyre.


...............
Ils ont menti, Dorat ; c’est une invention
Qui part, à mon avis, de trop d’ambition ;
J’aurois menti moi-même en le faisant paroître.

Francus en rougiroit ; et les neuf belles Sœurs,
Qui trempèrent mes vers dans leurs graves douceurs,
Pour un de leurs enfans ne me voudroient connoître.

Et à la suite de ce sonnet, dont Guillaume Colletet possédait le manuscrit original, Ronsard avait ajouté de sa main ces six vers, qui exprimaient visiblement son opinion littéraire, assez conforme à celle de Du Perron :

Je n’aime point ces vers qui rampent sur la terre,
Ni ces vers ampoulés dont le rude tonnerre
S’envole outre les airs : les uns font mal au cœur
Des liseurs dégoûtés, les autres leur font peur :
Ni trop haut, ni trop bas, c’est le souverain style ;
Tel fut celui d’Homère et celui de Virgile.

Que vous en semble ? voilà du bon goût exemplaire. Rien n’est capable d’en donner aux poètes novateurs déjà sur le retour, comme de voir des rivaux survenans outrer leurs défauts et réussir. Ce n’est qu’en littérature qu’on ne dit pas : Mes petits sont mignons.

Mais ceci répond toutefois à ceux qui n’ont jamais daigné distinguer Du Bartas de Ronsard, et qui continuent de les accoler. Du Bartas, venu le dernier, et le plus en vue à certains égards, a fait payer à toute l’école de son devancier les frais de sa pesanteur et de ses mots forgés ; on a imputé à tous ce qui revenait principalement à lui. Je lui en veux de cette disgrace. Il a obstrué long-temps le retour de la critique à cette jolie poésie des règnes de Henri II et de Henri III, à cette poésie qui naquit et fleurit sous l’invocation des deux gracieuses princesses, Marguerite de Savoie, l’idéal platonique de Du Bellay, et Marguerite de Navarre, aimée plus au sérieux de Desportes ; car c’était bien de celui-ci, et non du puritain, qu’elle était la vraie marraine[11].

Quoique la Semaine de Du Bartas n’eût rien de particulièrement calviniste, et que les docteurs de la Faculté de théologie de Paris l’eussent visitée avant l’impression, le parti calviniste s’en empara, la commenta, la traduisit, la répandit et la fit réimprimer à foison par toutes les villes de France et d’Allemagne où la réforme était maîtresse ; ce poème en parut comme le trophée. Du Bartas, grace à cette circonstance, devint peut-être l’exemple, le type le plus curieux, en aucun temps, de la gloire poétique immense en province et à l’étranger.

En moins de quatre ou cinq années, cette Semaine fut imprimée plus de vingt fois, dit Colletet, en toutes sortes de marges et de caractères. Le fameux ministre de Genève, Simon Goulart, de Senlis, s’en fit aussitôt le commentateur, comme pour un Lycophron : c’est son travail qui est demeuré attaché aux éditions ordinaires. Pantaléon Thévenin, de Lorraine, renchérissant sur Goulart, composa d’autres commentaires très scientifiques publiés en 1581 ; la création servait aisément de prétexte à encyclopédie. Dès 1579, Jean Édouard Du Monin, poète philosophe, espèce de savant allégorique et burlesque, avait traduit le poème en vers latins[12]. Gabriel de Lerm, en 1583, en donnait une autre traduction latine, et, dans la dédicace adressée à la reine d’Angleterre, il disait de l’auteur original, au milieu d’éloges fabuleux : « Les pilastres et frontispices des boutiques allemandes, polaques, espagnoles, se sont enorgueillis de son nom joint avec ces divins héros, Platon, Homère, Virgile… » Le succès de la Semaine remettait en mémoire aux savans l’Œuvre des Six Jours, poème grec sur le même sujet, par George Pisides, diacre byzantin du VIIe siècle : Frédéric Morel le traduisit en vers latins iambiques, et le publia à la fin de 1584. Comme lecture analogue, je me permettrai d’indiquer encore une manière de commentaire indirect, qui serait assurément le plus cher aux gens de goût, l’Explication de l’Ouvrage des Six Jours de Duguet[13].

Cependant, au lieu de prolonger son septième jour et de s’endormir dans sa gloire, Du Bartas profitait du loisir de ces années un peu moins troublées pour aborder sa seconde Semaine, c’est-à-dire l’Eden et la suite. S’il y avait réussi autant qu’il y visa, ce serait notre Milton, comme Du Bellay, pour une certaine grace et fraîcheur savante, est un peu notre Spencer. Mais ces comparaisons pèchent trop et nous font tort.

On lit dans les Mémoires de Du Plessis-Mornay la lettre suivante, qu’il écrivait à Du Bartas, à la veille de cette publication. On y voit bien l’attente du parti, l’estime qu’on faisait du poète à l’égal d’un théologien, et les relations mutuelles de ces dignes hommes. Du Plessis-Mornay avait environ trente-cinq ans à cette date, et Du Bartas quarante.

Du 13 janvier 1584. « Monsieur, je loue Dieu que soyez arrivé à la fin de votre seconde Semaine. C’est un œuvre aussi avidement attendu que l’autre a été joyeusement reçu. De moi je ne fais rien que plaindre ma vie détournée des choses hautes aux basses ; et crains que mon esprit enfin n’en dégénère, encore qu’en cette espérance je lutte toujours vivement de ma nature contre la nature des affaires dont il faut me mêler[14]. Vous verrez ma traduction latine de mon livre De la Vérité, et en jugerez, s’il vous plaît : j’ai des conceptions et presque m’en déplais, parce que je ne me vois ni le loisir ni la saison de les éclore. Faisons état que je suis à tirer une galère pour quelques arts ; au sortir de là peut-être aurai-je durci mes nerfs et mes muscles pour quelque exercice plus agréable. Je me sens honoré d’avoir eu quelque place en votre livre[15]. La perle que j’ai mis en œuvre m’a acquis ce bien, et non l’œuvre même. C’est le contentement que doivent attendre même les mauvais ouvriers, en maniant une bonne étoffe. Un faux monnoyeur y apporte plus d’art et d’industrie, et toutefois sa monnoie n’a point grand’ mise. Je vous prie que je voie des premiers votre Semaine ; car, entre ci et là, les semaines me seront ans, et les jours semaines. Dès que j’aurai reçu quelques exemplaires de ma version, vous les verrez aussi, Monsieur… (Du Mont-de-Marsan). »

Ainsi le livre De la Vérité chrétienne de Mornay et l’œuvre de Du Bartas allaient de pair dans l’attente et dans l’estime ; c’étaient des livres de même ordre, servant la même cause sainte. Et à ce propos, dans les Aventures du Baron de Fœneste, vers la fin, quand D’Aubigné imagine ces burlesques triomphes allégoriques d’Impiété, d’Ignorance, de Poltronnerie et de Gueuserie, il figure le chariot d’Ignorance ayant pour pavé force livres polémiques, à commencer par l’Institution de Calvin, et il ajoute « De ce rang sont la Semaine de Du Bartas, les livres de Du Moulin et l’histoire de D’Aubigné. »

La seconde Semaine dut paraître dans les premiers mois de 1584. Les critiques autant que les admirateurs étaient à l’affût, et il ne semble pas que le succès fut aussi incontesté cette fois que la première. Rien de plus bizarre en effet et de plus compliqué que l’ordonnance du poème, s’il mérite ce nom. L’auteur ne publie que deux jours de cette seconde Semaine, division toute symbolique qui commence par Adam (premier jour), qui continue par Noé (second jour), et va ainsi par époques jusqu’à la fin du monde ; à quoi il devait ajouter pour couronnement et pour septième jour celui du Sabbat éternel. Les deux premiers jours, les seuls que donne d’abord l’auteur, se subdivisent eux-mêmes en quatre parties chacun ; je fais grace des titres ; on se perd dans ces compartimens. C’eût été la Bible tout entière paraphrasée ; il aurait fini par l’Apocalypse. On retrouva après sa mort des portions inédites, et on publia successivement ces suites de Du Bartas, qu’il est même assez difficile de se procurer complètes. Rien n’est moins à regretter. Le dernier morceau, et qui a pour titre la Décadence, va jusqu’à la prise de Jérusalem sous Sédécias, et forme la quatrième Partie du quatrième Jour de la seconde Semaine : tirez-vous de la supputation, si vous pouvez.

Du Bartas, en se fourvoyant de la sorte, donnait sa mesure et sa limite comme poète. Il se flattait de faire une grande composition non-seulement épique ou héroïque, mais, comme il disait, en partie panégyrique, en partie prophétique, en partie didascalique : il ne faisait qu’une grosse compilation rimée. Ronsard, qui ne mourut qu’en 1585, et qui vécut assez pour en avoir connaissance, dut se sentir rassuré. Sans doute il était facile, et il le serait encore, de détacher d’assez beaux fragmens de cette Babel disproportionnée. La fameuse description du cheval semble faire assaut à celle de Job, et faire appel à celle de M. de Buffon. Pourtant, le plus sûr avec Du Bartas est de se rabattre à des rapprochemens moins ambitieux, et de ne lui opposer par momens que Racine fils dans le poème de la Religion, ou Delille dans les Trois Règnes. Comme ce dernier, mais avec plus de chaleur de cœur, il a été le poète d’un parti ; comme lui aussi, mais avec plus de sérieux, il a visé à rimer tous les arts et toutes les sciences. Au XVIe siècle comme au XVIIIe, l’Encyclopédie était la marotte ; on retrouve le mot comme la chose en Du Bartas. Regrettant le concert heureux qui précédait la confusion des langues, il dit :

......Et, montant d’art en art,
Nous parvenions bientôt au sommet du rempart,
Où l’Encyclopédie en signe de victoire
Couronne ses mignons d’une éternelle gloire[16].

Les critiques qui accueillirent la seconde Semaine furent assez vives d’abord pour que Du Bartas jugeât à propos d’y répondre. On a de lui un Brief Advertissement imprimé à Paris dans l’année même (décembre 1584) ; le libraire L’Huillier prend sur lui de le publier, dit-il, bien que l’auteur n’ait songé qu’à écrire à un ami. Du Bartas cherche à se justifier en premier lieu sur le titre et l’argument de son œuvre ; il s’appuie et renvoie pour autorité au dernier chapitre de la Cité de Dieu de saint Augustin, d’où il a pris cette idée de journées mystiques et de semaines prophétiques. Quant à la disproportion des parties et à l’énormité des dimensions où cela l’entraîne, il oppose qu’on ne voit encore que le frontispice du palais, et qu’on ne peut juger de l’ensemble : « Qui vous eût montré la tête du grand Colosse de Rhodes séparée du corps, n’eussiez-vous pas dit qu’elle étoit épouvantable, monstrueuse et démesurée ? » — « Mais quoi ! eût pu lui répliquer un plaisant, son voisin Montaigne ou tout autre, quoi ! ce n’est là que la tête que nous voyons ; que sera-ce donc quand viendront les épaules, la poitrine de cet Hercule et tous ses membres ? » — Mais c’est surtout en ce qu’il allègue pour la défense de son élocution que l’honnête poète nous intéresse : « La grandeur de mon sujet, dit-il, désire une diction magnifique, une phrase haut levée, un vers qui marche d’un pas grave et plein de majesté ; non errené (éreinté), lâche, efféminé, et qui coule lascivement, ainsi qu’un vaudeville ou une chansonnette amoureuse. » Ne sent-on pas le petit coup donné en passant à l’école de Desportes ? Et arrivant aux critiques de détail qu’on lui avait faites, il indique ces vers tirés de la description du cheval ; il s’agit d’exprimer le galop :

Le champ plat bat, abat, détrappe, grappe, attrape
Le vent qui va devant...........

On avait trouvé cela ridicule[17]. « Mais, ô bon Dieu ! s’écrie le poète, ne voient-ils pas que je les ai faits ainsi de propos délibéré, et que ce sont des hypotyposes ? » Et il continue de se défendre, comme il peut, sur l’affectation des mots nouveaux, sur l’abus des épithètes composées : « Je ne suis point de l’opinion de ceux qui estiment que notre langue soit, il y a déjà vingt ans, parvenue au comble de sa perfection ; ains, au contraire, je crois qu’elle ne fait que sortir presque de son enfance. » Il a donc tâché de parer, par voie d’emprunt ou de fabrication, à la disette[18] ; il paraît s’applaudir beaucoup d’avoir aiguisé la signification de certains mots et représenté la chose plus au vif, en répétant la première syllabe, par exemple : pé-pétiller, ba-battre, au lieu de pétiller tout simplement, et de battre. Ce sont des mots à entrechats. Ainsi encore le flo-flottant Nérée, au lieu de flottant ; et dans son épisode très admiré d’Arion, au moment où celui-ci tombe à la mer :

Il gagne du Dauphin la ba-branlante échine !

Quant à la composition des épithètes, l’auteur invoque l’exemple de la langue grecque et de l’allemande : « Ah ! s’écrie-t-il, que les Italiens, qui plaident avec nous le prix de l’éloquence, voudroient que notre langue se passât de ce riche parement duquel la leur ne se peut accommoder avec grace. Quoi ? voulons-nous céder aux Allemands[19] ?… Mais, il les faut, diras-tu, semer (ces mots) avec la main, non avec le sac ou la corbeille. Je confesse qu’en ma première Semaine ils sont fort épais, et que bien souvent on en lit sept ou huit à la file… » Après ces aveux candides, je n’ai guère rien à ajouter. Ainsi, de son temps, on doit en être maintenant convaincu, toutes les critiques à peu près lui furent faites. Du Perron et bien d’autres avaient dit de lui ce que nous dirions. Ceci montre qu’il faut être très circonspect avant d’accuser tous les contemporains de duperie à propos de quelque renommée usurpée ou surfaite. Seulement il arrive qu’il se rédige par écrit une sorte d’histoire littéraire fardée, qu’il se transmet des apparences de réputations officielles et factices. On croit de loin que tous les contemporains y étaient pris, et ce n’est pas. Je commence à le craindre, les vivans (je parle de ceux qui comptent) n’ont guère jamais été complètement dupes les uns des autres. Ceux même qui contribueront peut-être, forcés par les égards, par les convenances, à accréditer le plus une gloire écrite, faisaient, en causant, bien des fines critiques. C’est pour nous un léger travail de palimpsestes, de retrouver sous ce qu’ils ont dit ce qu’ils pensaient. La renommée de Du Bartas, à la prendre en gros, ne cessa point pourtant de croître. Il y eut également émulation de commentateurs pour son second ouvrage. Simon Goulart continua. Je trouve de plus que l’Éden, c’est-à-dire le premier livre seulement du second jour, partit avec commentaires et annotations contenant plusieurs descriptions et déductions d’arbres, arbustes, plantes et herbes (Lyon, 1594) ; l’auteur, Claude Duret, Bourbonnois, n’est probablement pas autre que l’anonyme mentionné par Colletet. Il y eut aussi des traductions latines[20] ; enfin, tout le train prolongé d’une gloire de poète ou de rabbin. La guerre de la Ligue éclata ; Du Bartas fut arraché aux lettres, à la paix qu’il aimait véritablement, et à ce manoir champêtre qu’il avait sincèrement chanté :

Puissé-je, ô Tout-Puissant ! inconnu des grands Rois,
Mes solitaires ans achever par les bois !

Mon étang soit ma mer, mon bosquet mon Ardène,
La Gimone mon Nil, le Sarrampin ma Seine,
Mes chantres et mes luths les mignards oiselets,
Mon cher Bartas mon Louvre, et ma Cour mes valets[21] !…

Il dut servir les rois et les approcher. Il paraît qu’il fut fort employé par Henri IV en diverses ambassades ; sa grande illustration littéraire à l’étranger devenait une heureuse condition pour ces rôles de diplomatie. Il fut peut-être au nombre des envoyés que le roi de Navarre dépêcha en Allemagne, en 1586, pour hâter la marche des secours qui lui étaient promis, et pour dissiper les bruits de trêve qu’on avait fait courir. Goujet dit qu’il alla jusqu’en Danemark. Ce qui est certain, c’est qu’il figura en Écosse à la cour de Jacques VI ; ce prince théologien et poète reçut le chantre biblique avec toute sorte de distinction, et le voulut même retenir. Il paraît qu’il poussa la galanterie envers son hôte jusqu’à traduire en anglais quelque chose de la seconde Semaine, et Du Bartas le lui rendit en traduisant à son tour en français le cantique du roi sur la bataille de Lépante. Ronsard, docte et galant, avait été le poète de Marie Stuart ; Du Bartas se trouva tout naturellement celui de Jacques, comme il l’était du Navarrais, un poète loyal, généreux et assez pédant[22].

Il n’y avait pas long-temps qu’il était de retour de sa mission d’Écosse lorsque de Thou, voyageant dans le midi, le visita (1589). C’est en quittant Montaigne qu’il était allé chercher en son château de Montaigne en Périgord, que l’illustre historien, avec ceux de ses amis qui l’accompagnaient, s’en vint par Bergerac à Montfort dans l’Armagnac, où séjournait notre auteur. Écoutons ce qu’il en dit en ses Mémoires : « Guillaume Du Bartas, encore fort jeune (il avait quarante-cinq ans), et auteur des deux Semaines, les y vint trouver en armes avec ses vassaux, et leur offrit ses services. Il étoit surprenant qu’à son âge (il semble vraiment qu’il sortît de l’enfance) et dans son pays, sans autre secours que celui de la nature…, il eût composé un si bel ouvrage. Aussi il souhaitoit avec passion de voir la fin de nos guerres civiles pour le corriger, et pour venir à Paris le faire réimprimer, principalement sa première Semaine, qui avoit été reçue avec tant d’applaudissement[23]. Ce fut ce qu’il confirma plusieurs fois à De Thou pendant les trois jours qu’il les accompagna ; ce qu’on remarque exprès, afin que les critiques, comme il s’en trouve toujours, sachent qu’il n’ignoroit pas qu’il y eût des fautes dans son poème, mais qu’il étoit dans le dessein de les corriger par l’avis de ses amis. Sa mort ne lui permit ni de voir la fin de nos malheureuses guerres, ni de mettre la dernière main à ce merveilleux ouvrage ».

Je tire de ces paroles de De Thou la confirmation de plusieurs de nos inductions précédentes. On voit combien ce judicieux ami tient à l’excuser, mais il en sent le besoin à quelques égards ; il est sur la défensive. Du Bartas lui-même, qui lui exprima plusieurs fois son regret durant ces trois jours, savait où était le côté faible, le côté provincial et le plus attaqué de son œuvre ; dans sa candeur, il ne craignait pas de le laisser voir ; ce qui lui avait manqué, même de son temps, c’était Paris.

De Thou, au livre XCIX de son Histoire, à l’année 1590, époque de la mort de Du Bartas, revient avec détail sur lui, et complète son éloge, en réitérant toutefois les mêmes excuses : « … Il mérita, dit-il, d’être regardé par bien des gens comme tenant en ce genre la première place après Ronsard. Je sais que quelques critiques trouvent son style trop figuré, ampoulé et rempli de gasconnades (stylum ejus tanquam nimis crebro figuratum, tumidum, et vasconice ampullatum, critici quidam reprehendunt). Pour moi qui ai connu sa candeur, et qui l’ai souvent entretenu familièrement, tandis que, du temps des guerres civiles, je voyageois en Guyenne avec lui, je puis affirmer que je n’ai jamais rien remarqué de semblable dans ses manières. » Ainsi, par une sorte de contradiction qui n’est pas rare, ce poète, peu simple dans ses vers, redevenait très naturel dans la vie. Il avait des goûts purs, honnêtes, débonnaires ; je l’ai comparé ailleurs à l’auteur de la Pétréïde, à Thomas. Bon père de famille, resté veuf avec deux garçons, il trouve moyen de nous informer de ses affaires et de ses embarras de ménage en quelque prologue de sa seconde Semaine, entre son Adam et son Noé. Ce fameux capitaine Du Bartas, avec sa sainte muse en bottes à l’écuyère, était de près bonhomme, sans éperons, sans panache, et tout-à-fait modeste.

Il mourut un an après la visite de De Thou : « Comme il servoit actuellement, continue celui-ci, à la tête d’une cornette de cavalerie, sous le maréchal de Matignon, gouverneur de la province, les chaleurs, les fatigues de la guerre, et outre cela quelques blessures qui n’avoient pas été bien pansées, l’enlevèrent à la fleur de son âge, au mois de juillet (1590), âgé de quarante-six ans. » C’était mourir plus jeune que Thomas, et environ à l’âge de Schiller. Il avait eu le temps du moins, homme de cœur, de voir les premiers succès d’Henri IV, roi de France, et de célébrer la victoire d’Ivry, remportée en mars ; il en a laissé un Cantique qui est son chant de cygne. La description qu’il donne de la bataille offre assez de détails précis pour compter et faire foi parmi les récits historiques. Un des continuateurs de Jean de Müller, M. Vulliemin, en son Histoire de la Confédération suisse, s’appuie de l’autorité de Du Bartas pour établir la belle conduite des régimens helvétiques dans le combat. Palma Cayet le cite également pour assigner à Henri IV et à son armée leur vraie couleur :

.......Bravache, il ne se pare
D’un clinquant enrichi de mainte perle rare ;
Il s’arme tout à cru, et le fer seulement
De sa forte valeur est le riche ornement.
Son berceau fut de fer ; sous le fer il cotonne
Son menton généreux ; sous le fer il grisonne,
Et par le fer tranchant il reconqueste encor
Les sceptres, les bandeaux, et les perles et l’or[24].

Du Bartas n’a garde non plus d’oublier le panache blanc qui ombrage la salade du roi ; mais cette salade manque, par malheur, son effet, et l’accent détonne. Assez de détails. Qu’il nous suffise, en tout ceci, d’achever de bien définir le rôle et la destinée du poète : Du Bartas est le représentant du mouvement religieux calviniste et monarchique, comme Ronsard avait été celui de la renaissance païenne, comme Malherbe fut celui du régime d’ordre et de restauration. Ronsard représentait la poésie en cour sous les Valois ; Du Bartas la représenta en province, sous Henri de Navarre aspirant au trône et guerroyant, en ces années où le Béarnais arpentait son royaume et usait, disait-on, plus de bottes que de souliers. Malherbe arrive après la paix faite et après la messe entendue : c’est le poète d’Henri IV installé en sa bonne ville de Paris et sur son Pont-Neuf.

Entre Malherbe et Du Bartas, il y a le succès de la Satyre ménippée, c’est-à-dire l’œuvre de ces bons citoyens, bourgeois de Paris, royalistes et assez peu dévots. Si Du Bartas avait vécu, il se serait trouvé comme un poète de l’émigration, c’est-à-dire dépassé et primé par les derniers venus et par ceux du dedans.

Ce fut le cas de D’Aubigné qui alla porter à Genève ses haines et ses rancunes, et dont les œuvres poétiques et autres éclatèrent tardivement au lendemain de la mort d’Henri IV, comme des représailles plus ou moins piquantes, mais déjà surannées.

Desportes était trop vieux, et il avait été trop récemment compromis dans la Ligue, pour retrouver à la nouvelle cour le crédit dont il avait joui sous Henri III ; mais Bertaut, plus jeune, surtout plus prudent, se trouva précisément en mesure pour profiter avec honneur des dernières années de répit que Malherbe accordait à l’ancienne école. Bertaut, sage, tiède, élégant, me semble le modèle des poètes ralliés, et il a une certaine teinte monarchique et religieuse, qui en fait un parfait ornement de restauration. Il semble qu’à voir de loin la plume calviniste de Du Bartas se consacrer aux choses morales et saintes, Bertaut se soit dit de bonne heure qu’il était peu séant à des abbés catholiques de rester si profanes, et qu’il ait travaillé dès-lors à ranger doucement sa muse au pas de la conversion nouvelle. Du Bartas a bien pu avoir cette action indirecte sur lui.

Mais, chose remarquable ! on ne voit pas que, durant les dernières années du règne d’Henri IV, l’influence et l’autorité de Du Bartas soient le moins du monde présentes au centre. Cette espèce de démembrement, ou d’embranchement imprévu qu’il avait fait à l’école de Ronsard, n’a guère de suite ; il peut encore partager les provinces ; mais la cour et le Louvre continuent de lui échapper. Malherbe, qui rudoie Desportes, qui biffe Ronsard et qui se chamaille avec Regnier, peut négliger Du Bartas ; il ne le trouve pas sur son chemin.

Si, à l’intérieur et à y regarder de près, la gloire de Du Bartas véritablement diminue et ne s’enregistre pas définitivement, une certaine somme bruyante et imposante de renom continue toujours. Je crois pouvoir noter sur une triple ligne l’espèce de postérité qui se rattache à lui. 1o Poète scientifique et théologique, il trouve des sectateurs ou des contradicteurs ; un écrivain bizarre, Christophe de Gamon, publie, en 1609, sa Semaine ou Création du Monde contre celle du sieur Du Bartas ; au milieu de beaucoup de marques d’estime, il relève son prédécesseur sur divers points de cosmogonie ou de théologie. Il se pique même d’être plus exact que lui en physique, en histoire naturelle. En vient-il, par exemple, à cette célèbre description du Phénix dont la mort et la résurrection, selon Du Bartas,

Nous montrent qu’il nous faut, et de corps et d’esprit,
Mourir tous en Adam, pour puis renaître en Christ ;

Gamon la reprend en sous-œuvre et en réfute en trois points toutes les bourdes, comme il dit très élégamment[25]. Mais un ami de Guillaume Colletet, Alexandre de Rivière, conseiller au parlement de Rennes, examine à son tour quelques opinions de Gamon, et les réfute en vers également, dans son Zodiaque poétique et philosophique de la Vie humaine (1619). C’est une triste et bien lourde postérité pour un poète que cette suite pédantesque et presque cabalistique qu’il traîne après lui. 2o Chantre moral et chrétien, Du Bartas contribue à provoquer, à mettre en honneur le genre des paraphrases bibliques et des poèmes sacrés : ainsi on rencontre Chassignet de Besançon, qui paraphrase les douze petits Prophètes en vers français (1601) ; plus tard on a Godeau, d’Andilly, et les poèmes épiques sacrés à la Des Marests. Je louerais très volontiers Du Bartas de cette influence morale, si cela faisait quelque chose à la poésie. On a dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions ; je ne sais trop ce qui en est pour l’enfer, et le mot me paraît dur ; car, moralement, les bonnes intentions méritent peut-être d’être comptées ; ce qui est plus sûr du moins, l’enfer des mauvais poètes, le temple du mauvais goût reste ainsi pavé. 3o C’est surtout à titre littéraire et pour le goût, que je crois saisir une famille très réelle de Du Bartas, et qui, bien qu’elle ne l’avoue pas toujours, relève de lui plus que d’aucun parmi les précédens. Si à Bertaut se rapportent plutôt les affadis, à Du Bartas reviennent de droit les ampoulés. Il est bien le père ou le grand-père de cette mauvaise lignée de poètes plus ou moins gascons et pesans, tant moqués par Boileau, Des Marests déjà cité et son Clovis, Saint-Amant et son Moyse, Scudéry et son Alaric, Chapelain et sa Pucelle, Brebeuf et sa Pharsale aux provinces si chère ; le plus tolérablement estimable serait encore le Père Le Moyne avec son Saint Louis. Boileau a fait justice de tous sans aller jusqu’à Du Bartas qu’il n’apercevait plus directement et qui était dès long-temps de côté. Sorel, Colletet, eux-mêmes, ces critiques retardataires, louent surtout l’auteur de la Semaine pour la gravité de son sujet ; et ce n’est qu’avec une certaine réserve qu’ils parlent de la vigueur de ses vers. La grande édition in-folio de Du Bartas, en 1611, peut être considérée comme son vrai tombeau[26].

Au dehors il n’en fut pas ainsi ; sa renommée faisait son chemin ou même continuait de grandir. Les plus honorables fortunes lui arrivaient. Traduit en vers italiens (versi sciolti) par Ferrante Guisone en 1592, il suggérait cette année même au Tasse l’idée du poème des Sept Journées que le noble infortuné commençait à Naples et travaillait encore à Rome dans les derniers temps de sa vie. Les œuvres complètes de Du Bartas paraissaient à Londres, en 1621, traduites en vers anglais par Josué Sylvester. Quelques années plus tard, William L’Isle publiait, traduits de nouveau en vers, quatre livres de la Seconde Semaine ; il avait choisi ceux qui célèbrent, par anticipation, l’Angleterre et le règne d’Élisabeth, Bacon, Morus, Sydney, et aussi les grandeurs de la France. C’était, de la part du traducteur, une manière de galanterie de circonstance pour l’union de Madame Henriette et de Charles Ier et pour l’alliance des deux nations. On peut donc à peu près affirmer, d’après ces antécédens, que Du Bartas fut lu de Milton, comme il l’avait été du Tasse. M. Marmier l’a trouvé traduit ou imité en danois par Arreboe qui florissait au commencement du XVIIe siècle, et en suédois par Spegel, vers le même temps où Rosenhane imitait Ronsard. La gloire à l’étranger est un écho qui souvent retarde. Du Bartas, déjà oublié et éliminé en France faisait ainsi le tour de l’Europe, et poursuivait, renouvelait en quelque sorte, ses succès de province. On retrouve encore aujourd’hui sa réputation assez fraîchement conservée là-bas, comme ces éléphans du Midi échoués on ne sait comment et conservés dans les neiges du Nord. Mais la parole proférée par Goethe sur lui et sur ses mérites, si inexacte même qu’elle puisse sembler, est bien certainement son dernier coup de fortune, le dernier reflet inattendu après que le soleil est couché, et comme sa suprême gloire. N’y a-t-il pas, dites-moi, dans toute cette destinée d’un poète qui fut si célèbre, un utile enseignement de goût et une profonde leçon d’humilité ?


Sainte-Beuve.
  1. Voir dans cette Revue l’article Joachim Du Bellay (15 octobre 1840), et l’article Jean Bertaut (15 mai 1841) ; ces trois études se correspondent et se complètent.
  2. Paris, chez Gabriel Buon (in-4o).
  3. À Paris, chez Jean Février, in-4o. Le privilége du roi est de février 1578, ce qui semble indiquer que c’est bien réellement dans le courant de l’année que le livre parut. Colletet, dans sa Vie manuscrite de Du Bartas (Bibliothèque du Louvre), donne cette date inexactement, et Goujet l’élude. Je ne le fais remarquer que pour demander grace moi-même de tant de petites inadvertances en pareille matière, où il a pu m’arriver de tomber.
  4. Antipéristase, en bon français, ne veut dire autre chose que concentration.
  5. Des Hommes célèbres en France au dix-huitième Siècle, traduit de Goethe par MM. de Saur et de Saint-Geniès (Paris, Renouard, 1823), page 102.
  6. Entre le texte primitif de l’édition de 1579 et celui des éditions suivantes, je remarque dans ce morceau d’assez notables différences. L’auteur y a fait des corrections, et en général heureuses. Sur un ou deux points, je me tiens pourtant au premier texte.
  7. On se rappelle les vers de Delille dans l’Homme des Champs :

    Aux habitans de l’air faut-il livrer la guerre ?
    Le chasseur prend son tube, image du tonnerre ;
    Il l’élève au niveau de l’œil qui le conduit :
    Le coup part, l’éclair brille, et la foudre le suit.

    Au temps de Du Bartas, le coup partait un peu moins vite, à cause du rouet ; mais son descriptif ne le cède en rien.

  8. Font à qui mieux courra, dans les dernières éditions.
  9. Dans l’édition de 1579, il y avait :

    Chez soi, d’un pié gaillard, son gras troupeau ramène.

    C’était plus rustique ; la correction est plus jolie.

  10. Déjà citée (Bibliothèque du Louvre). J’en use perpétuellement.
  11. Les trois Marguerites du XVIe siècle se pourraient ainsi désigner et distinguer littérairement par les noms de leurs poètes, la Marguerite de Marot, la Marguerite de Du Bellay, et la Marguerite de Desportes.
  12. Sous ce titre : Joannis Edoardi Du Monin Burgundionis Gyani (de Gy en Franche-Comté) Beresithias (c’est le mot hébreu) sive Mundi Creatio… Ce bizarre Du Monin a dû faire cette traduction en quelques mois. Henri IV l’appelait, par plaisanterie, le poète des chevau-légers ; on ne pouvait dire la même chose de Du Bartas.
  13. Il semble que le succès chrétien de Du Bartas ait piqué d’honneur les catholiques, et qu’ils aient voulu prouver qu’eux aussi ils avaient nombre de pièces de vers religieuses et morales. J’ai sous les yeux un volume intitulé la Muse chrétienne, ou recueil des poésies chrétiennes tirées des principaux poètes français, publié à Paris en 1582. L’éditeur dit en son avant-propos qu’il n’a tiré son choix que des œuvres des six premiers et plus excellens poètes que la France ait encore portés, trois desquels, ajoute-t-il, sont encore vivans (Ronsard, Baïf et Desportes), et trois morts (Du Bellay, Jodelle et Belleau) ; il n’est pas question de Du Bartas, dont la Semaine était pourtant alors en pleine vogue. Preuve encore que le rôle en première ligne ne lui était pas incontestablement accordé.
  14. Éternelle plainte de tous les gens de lettres mêlés aux affaires politiques, ce qui ne les empêche pas de faire tout au monde pour y arriver ; et une fois entré, on n’en sort plus.
  15. Du Bartas le lui avait dit à l’avance ; en effet, au second jour de cette seconde Semaine, dans le livre intitulé Babylone, le poète voit en songe, après Clément Marot, qu’il compare un peu démesurément à un colysée, après Vigenère, qu’il place beaucoup trop près d’Amyot, et enfin après Ronsard l’inévitable, qu’il n’a garde certainement d’omettre, — il voit parmi les gloires de la France le controversiste Mornay :

    Cet autre est De Mornay, qui combat l’Athéisme,
    Le Paganisme vain, l’obstiné Judaïsme,
    Avec leur propre glaive ; et pressé, grave-saint,
    Roidit si bien son style ensemble simple et peint,
    Que ses vives raisons, de beaux mots empennées,
    S’enfoncent comme traits dans les ames bien nées.

  16. Dans le livre intitulé Babylone. — Cette idée d’Encyclopédie se rattachait si naturellement à l’œuvre de Du Bartas et aux commentaires qu’on en avait faits, qu’au nombre des traductions assez nombreuses publiées à son sujet en Angleterre, et dont je parlerai, je note celle-ci : A learned Summary upon the famous Poem of William of Salust lord of Bartas, wherein are discovered all the excellent secrets in metaphisical, phisical, moral and historical knowledge (Londres, 1621) ; le tout pour rafraîchir, est-il dit, la mémoire des savans, et pour aider et abréger les études des jeunes gentilshommes : un vrai manuel pour le baccalauréat du temps.
  17. J’ai cité ailleurs tout en entier (Tableau de la Poésie française au seizième Siècle) ce morceau du cheval, et ce qu’en raconte Gabriel Naudé, que Du Bartas s’enfermait quelquefois dans une chambre, se mettait, dit-on, à quatre pattes, et soufflait, gambadait, galopait, pour être plus plein de son sujet ; en un mot, il ne récitait pas sa description, il la jouait. Si l’anecdote n’est pas vraie, elle mérite de l’être. Tout ce procédé ou ce manège part d’une fausse vue de l’imitation poétique, qui ne doit être ni une singerie, ni un langage de perroquet. C’est encore ce malheureux travers de poésie imitative qui a fait dire à Du Bartas, en parlant de l’alouette et de son gazouillement :

    La gentille Alouette avec son tire-lire
    Tire l’ire aux fâchés ; et d’une tire tire
    Vers le pôle brillant......

    On rougit de ces billevesées du talent. Au reste, pour revenir au galop du cheval, le vers de Virgile : Quadrupedante putrem…, a porté malheur à ceux qui s’en sont >souvenus. Le singulier personnage, Des Marests de Saint-Sorlin, qui a voulu, en son temps, restaurer aussi la poésie chrétienne, et qui, avec son poème héroïque de Clovis, est, plus qu’il ne s’en doute, de la postérité de Du Bartas, a cru faire merveille d’exprimer en ces termes le galop de la princesse Yoland et de ses deux compagnes :

    Elle part aussitôt, le cheval talonnant,
    Qui du fer, pas à pas, bat le champ résonnant ;
    Les deux autres suivans en ardeur le secondent :
    Les échos des vallons en cadence répondent.

    Des Marests (dans sa Comparaison de la Langue et de la Poésie françoise avec la grecque et la latine) préfère de beaucoup ces quatre vers de lui au vers unique de Virgile ; il blâme les mots quadrupedante putrem comme forcés et faux ; il traduit putrem par pourri, au lieu de poudreux ; dans sa propre version au contraire, il trouve, dit-il, tout ensemble et le bon son et le bon sens. Il est joli, le bon son !

  18. Ceci va directement contre la prétention de l’école de Ronsard ; l’un des jeunes adeptes, Jacques Tahureau, dans le premier feu de l’enthousiasme, s’était écrié : « …… Jamais langue n’exprima mieux les conceptions de l’esprit que fait la nôtre, jamais langue n’eut les termes plus propres que nous en avons en françois, et dirai davantage que jamais la langue grecque ni latine ne furent si riches ni si abondantes en mots qu’est la nôtre, ce qui se pourrait prouver par dix mille choses inventées… » (Oraison de Jacques Tahureau au Roi (Henri II) sur la grandeur de son règne et l’excellence de la langue françoise, Paris, 1555). Sans s’exprimer si merveilleusement que leur jeune ami, qui ne voyait au début par toute la France qu’une infinité d’Homères, de Virgiles et de Ménandres, les poètes de la Pléiade étaient intéressés à être d’un avis si flatteur.
  19. Cette tendance de Du Bartas vers l’Allemagne par opposition à l’Italie est curieuse ; l’Allemagne le lui a payé en admiration et en long souvenir.
  20. En voici une : Domini Guillelmi Sallustii Bartasii Hebdomas secunda, a Samuele Benedicto (Samuel Benoît) latinitate donata (Lyon, 1609, et non pas 1619, comme on le lit fautivement au titre ; le privilége du roi est de 1609).
  21. Première Semaine, fin du troisième jour.
  22. Au nombre des traductions en vers latins de la première Semaine, je relève celle-ci, publiée à Édimbourg en 1600, par un Flamand, et dédiée au roi d’Écosse, à qui en cela on savait bien complaire : Hadriani Dammanis a Bysterveldt de Fair-Hill Bartasias. Ce Bysterveldt, d’abord député belge, était devenu professeur en Écosse.
  23. Ceci dénote incidemment que la seconde avait moins réussi.
  24. Petitot, dans son édition de Palma Cayet, rappelle à ce sujet les beaux vers où Voltaire, décrivant la bataille de Contras, semble s’être inspiré de ces souvenirs du chantre d’Ivry :

    ...............
    Accoutumés au sang et couverts de blessures,
    Leur fer et leurs mousquets composaient leurs parures,
    Comme eux vêtu sans pompe, armé de fer comme eux,
    Je conduisais aux coups leurs escadrons poudreux…

    Mais l’usage redoublé que Du Bartas fait du mot fer oblige surtout de se souvenir de ce passage de la chronique de Saint-Gall, qu’il n’avait certainement pas lue. C’est au moment où Charlemagne et son armée débouchent sous les murs de Pavie : « … L’empereur s’approchant un peu davantage, le jour devint plus noir que la nuit. Alors parut Charlemagne lui-même, tout de fer, avec un casque de fer et des bracelets de fer. Une cuirasse de fer protégeait sa poitrine de fer et ses épaules ; sa main gauche tenait une lance de fer… Son visage intrépide jetait l’éclat du fer… » (Voir tout le passage traduit dans l’Histoire littéraire de M. Ampère, tome III, livre III, chap. VIII.) Les mêmes situations ont produit les mêmes images : rien ne se ressemble comme les batailles.

  25. Ce Gamon a fait peut-être les vers les plus ridicules qu’on ait écrits en français ; j’en cite (d’après Colletet) cet échantillon, tiré de son Printemps qui parut en 1600, dans ses premiers Essais poétiques :

    La nymphèle Printiène, en ce temps perruquet,
    Muguette par les fleurs Priape aime-bouquet,
    Qui, pour multiplier, libéral, recommence
    Aux jardins ménagers d’impartir sa clémence ;
    Aussi, qui çà, qui là, les courbes jardiniers
    Vont semant les choux blancs, les humides pourpiers…

    C’est de l’argot. Il n’y a plus, après cela, que les petites-maisons.

  26. On en découvrirait bien encore des éditions postérieures ; il m’en passe une entre les mains, de Rouen, 1623, mais mauvaise et sans les commentaires.