Amyntas
Mercure de France (p. 87-104).

DE BISKRA À TOUGGOURT

Décembre 1900.
pour M. A. G.

Je recopie ici, je ne sais pour qui d’autre que vous, ces notes à demi-effacées. C’est pour vous que je les écrivis dans l’interminable ennui de la route, après que je vous eus laissée à Biskra. Cette espèce de char-à-bancs, qui fait en quatre jours le service de poste entre Biskra et Touggourt, passe devant l’hôtel bien avant l’aube. Je revois votre adieu, sur la terrasse, dans la nuit…

i

Mardi, 5 heures.

Dans l’oasis encore. — Une clarté douce, si pâle que la clarté déjà paraît ombre et l’ombre semble profondeur. Un clair de lune matinal dans lequel va se fondre l’aube.

Cimetière au bord de la route — où les parents d’Athman reposent, sous la paix glaciale des nuits. Les tombes blanches des marabouts seules éclairent ; puis, indistinctement, les autres tombes, couleur de terre, mêlent leur poussière à la nuit. Des palmiers bordent le cimetière ; à leur pied, l’eau des seghias s’écaille sous la lune en passant. Aucun chant, aucun parfum, aucun murmure ; la grave poésie de ce lieu, de cette heure, est faite de mortel dénuement.

La route traverse le village. Tout dort. Dans les maisons d’argile gris de cendre, pas une lampe, pas un feu.

Vous souvient-il qu’à notre précédent voyage, à cette heure et à cet endroit, sur le mur effondré de la mosquée, un tout petit hibou miaulait, que ne dérangea pas notre approche, mais qui, sérieux, nous regarda le regarder.

Puis les derniers palmiers s’espacent ; et ce douteux rêve de vie qu’était la dormante oasis nous abandonne au désert, à la nuit, à la mort.

Pourtant, au loin, infiniment distants, quelques feux, trois ou quatre, — campement de nomades, haltes de caravanes.

Pas un nuage dans l’azur. Bientôt va poindre l’aube. C’est, violette et triste à l’Orient, comme une meurtrissure de la nuit.

Nous croisons une caravane. La lune, presque au zénith, ne fait à chacun des chameaux qu’une discrète ombre courte, — Il fait froid. Athman, à la manière des Arabes, pour dormir, enfonce son énorme turban dans les trois capuchons de ses burnous, se tasse, s’arrondit, devient citrouille comme l’empereur Claude.

La plaine — que le sel argente — sous la lune reluit faiblement. Magnésie ou soude, je ne sais, le sol lisse et givré d’argent paraît de matière fluide. Et là-dessus, par places, un bouquet de lentisques, une touffe de maigres joncs.

Pas un nuage. Voici l’aube. C’est, de l’azur encore froid de la nuit jusqu’à la rouge lisière des sables, une prismatique analyse du jour, plus délicatement et plus subtilement nuancée, mais aussi précisément détaillée que celle d’un parfait arc-en-ciel ; et, sur la terre émerveillée, une résurrection des couleurs. C’est d’une absence d’art totale, d’une beauté purement et uniquement naturelle.

Cela ne durera qu’un instant. Déjà toute nuance subtile s’efface ; il ne doit plus rester dans l’espace que l’or brutal et que le bleu.

Mais avant que le soleil paraisse, le ciel se colore à nouveau d’une étrange pâleur orange, où bientôt le soleil paraît, rouge et plat, et comme un fer mou sur l’enclume.

7 heures.

Un vol de grues dans l’or du ciel fait un nuage oblong qui palpite. Un autre vol moins grand suit le premier. Elles approchent ; nous pouvons les compter : elles sont treize. Ces deux vols passent chacun à notre gauche. En science augurale que signifie ce présage ?

8 heures.

Jusqu’à Saada, nous n’avons rencontré de vivant que d’impassibles caravanes. Si, — deux chacals. Le premier s’est enfui, craintif, à notre approche. L’autre reste assez près de nous, immobile et caché derrière un buisson bas ; seul son museau pointu dépasse.

L’aurore sur la mer ne me parut jamais si splendide. Où les sables rougissent, frémissent, les flots, eux, demeurent glacés.

Puis le désert s’étend, obstinément pareil. Argile blonde un peu caillouteuse où de courtes végétations, rousses et rondes, qui arrêtent le sable et se soulèvent par-dessus, semblent, sur cette étendue lisse, un foisonnement de verrues.

De Saada à Chegga, nous n’avons rien rencontré.

Chegga, 10 heures 1/2.

Déjeuner — sur une table à trois pieds — en plein soleil, qui déjà commence à taper ferme. Deux faméliques chats se disputent des débris de poulet froid et de sardines. Près de nous, devant la misérable hutte où trois pauvres Arabes s’abritent, une femme couverte d’une loque safran lave une maigre fillette de cing ans, toute nue, debout dans un chaudron noir. Pas une fleur, pas une herbe pour sourire un peu à la hutte.

Que celui qui ne connaît pas ce pays imagine d’abord : rien. À droite, une hutte. Non loin, quelques carcasses démantibulées — carcasses de chameau, l’on suppose. À gauche, une société de chameaux ; des chameliers qui les font boire à une source qu’on ne voit pas. Derrière le puits d’où sort la source, rien ; autour, rien ; du soleil ; une avalanche de soleil.

Nous nous approchons de la source. Qu’y faire ? L’eau, captée, passe dans un verger où vingt maigres palmiers s’étiolent. Un âne pelé broute au pied de l’un d’eux. On dirait qu’il broute le sable. La diligence attelée, nous repartons.

1 heure.

Depuis plus de deux heures la même route se renouvelle devant nous. — Un peu de sable fin maintenant épaissit la route. Les roues creusent ; les chevaux peinent ; nous descendons. Le soleil tape. La plaine trop éclairée, à perte de vue, paraît terne ; les tons meurent. Mais si l’on se retourne, mettant derrière soi le soleil, les tons revivent, et le rapport des dunes basses aux quelques végétations qui les ornent ravit. Je ne sais pas le nom de ces plantes. Leurs minuscules feuilles crispées sont d’un vert argenté cendré, pareil exactement à celui du feuillage de l’olivier.

Kef el Dorh’.

Le terrain brusquement dévale jusqu’au chott.

Il y eut un temps où je n’osais pas m’avouer combien l’art trouve peu de refuge et d’aliment sur cette terre. J’avais besoin de la prétendre belle pour oser si passionnénient l’admirer. C’était le temps où volontiers encore je confondais art et nature. À présent, ce que j’aime de ce pays, je sens bien que c’est la hideur même, l’intempérie : ce qui contraint tout art à ne pas être… ou à se réfugier ailleurs.

Ici l’impuissance du peintre est probante ; et plaisante son obstination à ne le reconnaître point. Il faut savoir, dans le désert, se contenter de l’éducation, je veux dire de l’exaltation, qu’il propose, puis savoir s’y contreposer. Ce n’est rien d’autre, j’imagine, qu’un Monet dut aller y prendre. L’analyse de son métier, de son œil ; la connaissance la plus simple de chaque ton en soi, de ses rapports et de sa possible importance ; l’évanouissement de tous plans, la disparition des reflets, l’ignorance de la diaprure, l’inenveloppement du milieu. Il faut que, regagnant son pays, il ait acquis — des réactions des tons entre eux, des ressources de chacun d’eux, de la disponibilité réfléchissante des surfaces, de l’ambiance, — une compréhension à la fois plus savante et plus spontanée, une sorte de révélation.

M’reyer,

… où l’on arrive à la nuit close. Bordj ; vaste cour, et comment la dire assez morne ? Tout y manque ; elle est vaste sans peine ; ici rien ne coûte moins que l’espace.

Dès que l’on sort du bordj, la nuit paraît si grande que le bordj y paraît petit. Jamais je n’avais vu tant d’étoiles. D’où que ce soit du ciel, devant le regard, il en point. L’aboi des chiens… une angoisse indéfinissable vous prend ; — on est mal défendu contre le vide ; on sent céder partout le désert.

Égarés dans la nuit, nous cherchons à gagner le village que la voiture, avant de s’arrêter au bordj, avait longé. Il est loin. Nous entendons chanter un refrain de caserne, puis rencontrons quatre soldats qui nous abordent et s’offrent à nous guider. Nous les quittons sitôt entrés dans le village. Il fait froid. Au milieu de la rue, — si l’on peut appeler ainsi ce canal entre les maisons, — des feux de palmes que des enfants à moitié nus attisent, et où se chauffent des vieillards. La flamme éclate un instant pétillante, puis retombe, et ce n’est plus que le rayonnement assourdi du foyer. Ni musiques, ni jeux ; des cafés maures presque éteints ; quelques fumeurs devant leur porte, couchés à demi sur des nattes, ou sur la terre simplement.

Et maintenant que par trois fois nous avons suivi tout au long les deux uniques rues du village, que les feux sont éteints, que nous avons fait fuir comme troupes d’’oiseaux farouches tout ce qui s’y chauffait de jeune et de charmant, maintenant que la paix de ce lieu trop étrange est gâtée, — que faire ? — sinon rentrer au bordj à travers l’oppressante solitude de la nuit.

ii

Mercredi, midi.

Des bandes grises sont montées du Sud. Pendant deux heures le ciel s’est couvert entièrement de nuages ; puis, vers le Sud encore, a reparu le bleu. À présent, de nouveau, plus un nuage d’un bout à l’autre de tout le ciel.

5 heures.

Nous sommes en vue de Touggourt. Le soleil déclinant se colore. Le ciel est uniquement bleu, d’un bleu qui sur les bords se dore. L’approche de Touggourt surpasse tous mes souvenirs. — À l’horizon de gauche, la fine ligne de l’oasis qui se poursuit depuis M’garine semble une côte de golfe, et la mer sablonneuse où nous voguons vient s’y poser. À droite, rien ; le sable d’or qui rejoint l’or vibrant du ciel. Devant nous, l’importante Touggourt.

Port tardif ! Loin encore, on n’en voit, sur l’avant, presque hors l’oasis, que, pareils à des phares, deux minarets bizarres, découpés en noir sur le ciel.

Le soleil cependant disparaît. À l’orient, le sable, rose et vert un instant, tout aussitôt devient d’une lividité délicate, d’une pâleur très fine, exquise sous le ciel rose et lilas…