Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 49-70).
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TRAVAUX D’AMPÈRE SUR LA SCIENCE ÉLECTRO-DYNAMIQUE.


Dans les travaux d’Ampère, il en est un qui prime tous les autres, il constitue à lui seul une belle science ; son nom, l’électro-dynamisme, est à jamais inséparable de celui d’Ampère. Au lieu de porter successivement vos pensées sur vingt sujets divers, permettez que je les concentre quelques moments sur la vaste, sur la féconde conception de notre ami ; heureux si j’arrive à la dégager de tout ce qu’elle a paru offrir jusqu’ici d’obscur, d’équivoque, et à marquer ainsi le rang élevé qui lui appartiendra, parmi les plus beaux titres de notre époque à la reconnaissance de la postérité.

Au milieu des progrès rapides, importants, que faisaient tant de sciences anciennes et modernes, celle qui traite du magnétisme restait à peu près stationnaire. On sait depuis six siècles au moins, que les barres de fer, et surtout d’acier, convenablement préparées, se dirigent vers le nord. Cette curieuse propriété nous a donné les deux Amériques, la Nouvelle Hollande, les nombreux archipels et les centaines d’îles isolées de l’Océanie, etc. ; c’est à elle que dans les temps sombres ou de brouillard, recourent, pour se diriger, les capitaines des mille et mille navires dont toutes les mers du monde sont sillonnées de jour et de nuit : aucune vérité de physique n’a eu des conséquences aussi colossales. Cependant, jusqu’ici, on n’avait rien découvert touchant la nature de la modification intime qu’éprouve une lame d’acier neutre pendant les opérations mystérieuses, j’ai presque dit cabalistiques, à l’aide desquelles on la transforme en aimant.

L’ensemble des phénomènes du magnétisme, les affaiblissements, les destructions, les renversements de polarité des aiguilles de boussole, occasionnés à bord de quelques navires par de violents coups de foudre, semblaient établir des liaisons intimes entre le magnétisme et l’électricité. Toutefois, les travaux ad hoc entrepris à la demande de plusieurs académies, pour développer et fortifier cette analogie, avaient si peu conduit à des résultats décisifs, que nous lisons dans un programme d’Ampère, imprimé à la date de 1802 :

« Le professeur Démontrera que les phénomènes électriques et magnétiques sont dus à deux fluides différents, et qui agissent indépendamment l’un de l’autre ! »

Les choses en étaient à ce point, lorsqu’en 1819, le physicien danois Œrsted annonça au monde savant un fait immense par lui-même, et surtout par les conséquences qu’on en a déduites ; un fait dont le souvenir se transmettra d’âge en âge, tant que les sciences seront en honneur parmi les hommes. Essayons de donner une idée nette et précise de cette découverte capitale.

La pile de Volta est terminée à ses extrémités, ou, si l’on veut, à ses deux pôles, puisque l’expression est convenue, par deux métaux dissemblables. Supposons, pour fixer les idées, que les éléments de cet admirable appareil soient du cuivre et du zinc : si le cuivre est à l’un des pôles, le zinc sera inévitablement au pôle opposé.

La pile, sauf quelques traces de tension, est, ou du moins semble complétement inerte, tant qu’en dehors des plaques qui la composent ses pôles ne sont pas mis en communication à l’aide d’une substance très-conductrice de l’électricité. Ordinairement, on se sert d’un fil métallique pour unir les deux pôles de la pile, ou, ce qui revient au même, pour mettre l’instrument en action. Ce fil prend alors le nom de fil conjonctif.

Le fil conjonctif, le fil aboutissant aux deux pôles, est traversé dans toute sa longueur par un courant d’électricité qui circule sans cesse le long du circuit fermé résultant de la réunion de ce fil et de la pile. Si la pile est très-forte, le courant l’est également.

Les physiciens savaient depuis longtemps imbiber un fil métallique isolé d’une forte quantité d’électricité en repos, d’électricité de tension, comme on dit dans les traités de physique ; ils savaient aussi faire traverser les fils métalliques, non isolés, par de très-grandes quantités d’électricité ; mais alors le passage était inévitablement brusque, instantané. Le premier moyen de réunir, en ce genre, l’intensité à la durée, c’est la pile qui l’a fourni. C’est avec la pile qu’on arrive à placer un fil, pendant des minutes, pendant des heures entières, dans l’état que les décharges des plus puissantes machines anciennes ne faisaient probablement durer qu’un millionième de seconde.

Le fil conjonctif d’une pile, le fil métallique à travers lequel se meut sans cesse une certaine quantité d’électricité, a-t-il, en conséquence de ce mouvement, acquis des propriétés nouvelles ? L’expérience d’Œrsted va répondre d’une manière éclatante.

Plaçons une certaine étendue d’un long fil métallique de cuivre, d’argent, de platine ou de tout autre métal sans action magnétique appréciable, au-dessus d’une boussole horizontale et parallèlement à son aiguille. La présence de ce fil sera sans nul effet. Ne changeons rien à cette première disposition, mais faisons aboutir, soit directement, soit par des intermédiaires longs ou courts, les deux extrémités du fil aux deux pôles d’une pile voltaïque. Transformons le fil isolé en fil conjonctif, en fil que parcourt un courant permanent d’électricité, à l’instant même l’aiguille de la boussole changera de direction : si la pile est faible, la déviation sera peu considérable. Supposez la pile très-forte, et, malgré l’action directrice de la terre, l’aiguille magnétique formera un angle de près de 90° avec sa position naturelle.

J’ai placé le fil conjonctif au-dessus de l’aiguille aimantée ; s’il était en dessous, les phénomènes seraient les mêmes sous le rapport des quantités, et précisément l’opposé quant au sens des déviations. Le fil conjonctif en dessus transporte-t-il le pôle nord de l’aiguille vers l’ouest, ce sera vers l’est que la déviation s’opérera quand, tout restant dans le même état, le fil se trouvera au-dessous. Remarquons encore que le fil ne conserve absolument rien de ces forces déviatrices dès qu’il cesse d’être conjonctif, dès que ses extrémités n’aboutissent plus au deux pôles de la pile.

Il faudrait manquer totalement du sens scientifique, pour ne pas comprendre ce qu’il y a d’extraordinaire, de capital dans les résultats que je viens d’énoncer, pour ne pas s’étonner de voir un fluide impondérable communiquer passagèrement des propriétés si énergiques au mince fil qu’il parcourt.

Ces propriétés, étudiées dans leurs caractères spécifiques, ne sont pas moins étonnantes.

Les enfants eux-mêmes le savent, on chercherait vainement à faire tourner un levier horizontal, autour du pivot sur lequel il repose par son centre, en le poussant ou en le tirant dans sa longueur, je veux dire suivant une ligne aboutissant au centre de rotation : l’action doit être nécessairement transversale. La perpendiculaire à la longueur du levier est même, de toutes les directions qu’on puisse adopter, celle qui exige le moins de force pour engendrer un mouvement donné. C’est exactement tout l’opposé de ces règles élémentaires de la mécanique que présente l’expérience de M. Œrsted.

Qu’on veuille bien, en effet, se le rappeler : quand les forces que le passage du courant électrique développe en chaque point du fil conjonctif se trouvent correspondre verticalement à l’axe même de l’aiguille, soit au-dessus, soit au-dessous, la déviation est à son maximum. L’aiguille reste en repos, au contraire, lorsque le fil se présente à elle dans une direction voisine de la perpendiculaire.

Telle est l’étrangeté de ces faits, que, pour les expliquer, divers physiciens eurent recours à un flux continu de matière électrique circulant autour du fil conjonctif, et produisant les déviations de l’aiguille par voie d’impulsion. Ce n’était rien moins, en petit, que les fameux tourbillons qu’avait imaginés Descartes pour rendre compte du mouvement général des planètes autour du soleil. Ainsi la découverte d’Œrsted semblait devoir faire reculer les théories physiques de plus de deux siècles.

Nous l’avons déjà dit, le célèbre physicien danois avait parfaitement remarqué que les déviations d’une aiguille de boussole horizontale approchent de plus en plus de 90 degrés, à mesure que la pile dont le fil conjonctif réunit les deux pôles croît en puissance. Des piles faibles, au contraire, n’occasionnent jamais que des mouvements peu sensibles. Quel rôle joue ici cette force mystérieuse qui semble résider dans les régions arctiques du globe, attirer à elle les corps aimantés d’une certaine manière et repousser les autres ? Pour quelle part contribue-t-elle à amoindrir les déviations, quand la pile a peu de puissance ?

Ampère aperçut, du premier coup d’œil, l’importance de la question, Ampère vit qu’il ne s’agissait pas d’un raffinement d’exactitude sans portée, Ampère comprit combien la solution du problème marquerait en traits caractéristiques les forces que l’expérience d’Œrsted mettait en jeu ; mais comment s’affranchir de l’action directrice du globe, comment l’éliminer, l’intercepter ?

Je vois quelques personnes sourire de ma question, et s’écrier ensuite : Des marins ne couvrent-ils pas, avec des lambeaux de voiles ou avec des manteaux, les canons en fer voisins de leurs boussoles, toutes les fois qu’ils veulent donner de l’exactitude aux observations de relèvements ? Des écrans doivent donc fournir également le moyen de soustraire une aiguille à l’action du magnétisme terrestre. Pour cela, il suffira, par exemple, de renfermer cette aiguille dans une sphère creuse de verre.

Je détruirai ces illusions d’un seul mot : on n’a pas encore trouvé de substance, mince ou épaisse, à travers laquelle l’action magnétique, comme celle de la pesanteur, ne s’exerce sans éprouver le moindre affaiblissement. Les voiles goudronnées ou non goudronnées, les manteaux dont certains marins couvrent les canons en fer, les boulets, les ancres, appartiennent aux mille et mille pratiques qu’enregistraient les traités de navigation, avant que la science y portât son flambeau. Malgré leur complète inutilité, elles se propagent, se perpétuent par la routine, puissance aveugle, et qui cependant gouverne le monde.

Au fond, la recherche d’Ampère n’exigeait pas (ce qui eût été impossible) que son appareil se trouvât complétement soustrait à l’action magnétique du globe ; il suffisait que cette action ne contrariât pas le mouvement de l’aiguille. Une réflexion si simple devint le trait de lumière qui dirigea l’illustre physicien ; elle fit naître un genre de boussoles dont les observateurs ne s’étaient pas encore avisés.

Jusque là, quand il fallait, si l’expression m’est permise, trouver l’orientation des forces magnétiques d’un lieu, c’était une aiguille horizontale, mobile sur un pivot fixe au centre d’un cercle divisé, également horizontal, qui donnait le résultat. Se proposait-on de connaître l’inclinaison de ces mêmes forces à l’horizon ? L’aiguille reposait alors, par les extrémités d’un axe transversal, sur deux plans d’agate horizontaux, et ses mouvements s’exécutaient parallèlement à un cercle vertical gradué. Le cercle gradué de la nouvelle boussole d’Ampère ne devait être ni horizontal, ni vertical. À Paris, son inclinaison à l’horizon était de 22 degrés. En chaque lieu, il aurait fallu adopter le complément à 90 degrés de ce qu’on appelle l’inclinaison magnétique.

Au centre de ce cercle incliné, se trouvait une pierre fine percée d’un trou où reposait l’une des extrémités de l’axe d’une aiguille, montée comme celles qui servent à la mesure de l’inclinaison. L’autre tourillon pénétrait dans un trou tout semblable, situé à l’extrémité d’une de ces pièces dont les horlogers font tant d’usage dans la construction des montres, et qu’ils appellent des ponts.

Supposons maintenant que le plan gradué soit perpendiculaire au méridien magnétique du lieu. La force du magnétisme terrestre agira perpendiculairement à l’aiguille aimantée. Sous cette action, une aiguille ne saurait affecter de direction spéciale. Ampère avait donc toute raison d’appeler son nouvel instrument, astatique.

L’aiguille astatique d’Ampère, mise en présence d’un fil conjonctif, se place, par rapport à ce fil, dans une direction exactement perpendiculaire, ni une seconde en plus, ni une seconde en moins ; et, chose éminemment remarquable, une électricité très-faible produit autant d’effet que le courant dont la forte intensité amène le métal à l’état d’incandescence.

Voilà une de ces lois simples que les sciences enregistrent dans leurs annales avec bonheur ; que l’esprit accueille avec confiance, et sur lesquelles les fausses théories vont inévitablement se briser.

La découverte d’Œrsted arriva à Paris par la Suisse. Dans notre séance hebdomadaire du lundi 11 septembre 1820, un académicien, qui venait de Genève, répéta devant vous les expériences du savant danois. Sept jours après, le 18 septembre, Ampère vous apportait déjà un fait beaucoup plus général que celui du physicien de Copenhague. Dans un si court intervalle de temps, il avait deviné que deux fils conjonctifs, que deux fils parcourus par des courants électriques, agiraient l’un sur l’autre ; il avait imaginé des dispositions extrêmement ingénieuses pour rendre ces fils mobiles, sans que les extrémités de chacun d’eux eussent à se détacher des pôles respectifs de leurs piles ; il avait réalisé, transformé ces conceptions en instruments susceptibles de fonctionner ; il avait, enfin, soumis son idée capitale à une expérience décisive. Je ne sais si le vaste champ de la physique offrit jamais une si belle découverte, conçue, faite et complétée avec tant de rapidité.

Cette brillante découverte d’Ampère, en voici l’énoncé : Deux fils conjonctifs parallèles s’attirent quand l’électricité les parcourt dans le même sens ; ils se repoussent, au contraire, si les courants électriques s’y meuvent en sens opposés.

Les fils conjonctifs de deux piles semblablement placées, de deux piles dont les pôles cuivre et zinc se correspondent respectivement, s’attirent donc toujours. Il y a, de même, toujours répulsion, entre les fils conjonctifs de deux piles, quand le pôle zinc de l’une fait face au pôle cuivre de l’autre.

Ces singulières attractions et répulsions n’exigent pas que les fils sur lesquels on opère appartiennent à deux piles différentes. En pliant et repliant un seul fil conjonctif, on peut faire en sorte que deux de ses portions en regard soient traversées par le courant électrique, ou dans le même sens, ou dans des sens opposés. Les phénomènes sont alors absolument identiques à ceux qui résultent des courants provenant de deux sources distinctes.

Dès leur naissance, les phénomènes d’Œrsted avaient été justement appelés électro-magnétiques. Ceux d’Ampère, puisque l’aimant n’y joue aucun rôle direct, durent prendre le nom plus général de phénomènes électrodynamiques.

Les expériences du savant français n’échappèrent pas, dans les premiers moments, aux critiques que l’envie réserve à tout ce qui a de la nouveauté, de l’importance, de l’avenir. On voulut d’abord ne voir, dans les attractions et les répulsions des courants, qu’une modification à peine sensible des attractions et des répulsions électriques ordinaires, connues depuis le temps de Dufay. Sur ce point, les réponses de notre confrère furent promptes, décisives.

Les corps semblablement électrisés se repoussent ; les courants semblables s’attirent. Les corps inversement électrisés s’attirent ; les courants inverses se repoussent.

Deux corps semblablement électrisés s’écartent l’un de l’autre, dès le moment qu’ils se sont touchés ; deux fils traversés par des courants semblables, restent attachés comme deux aimants, si on les amène au contact.

Aucun subterfuge au monde n’aurait pu résister à cette argumentation serrée.

Une autre classe d’objectionneurs embarrassa plus sérieusement notre confrère. Ceux-ci étaient en apparence charitables : à les en croire, ils appelaient de tous leurs vœux, mais sans espoir, la solution d’une grande difficulté. Ils souffraient sincèrement, disaient-ils, en voyant si promptement s’évanouir la gloire dont ces nouvelles observations auraient entouré le nom d’Ampère !

L’insurmontable difficulté, voici à très-peu près comment on la formulait :

Deux corps qui, séparément, ont la propriété d’agir sur un troisième, ne sauraient manquer d’agir l’un sur l’autre. Les fils conjonctifs, d’après la découverte d’Œrsted, agissent sur l’aiguille aimantée ; donc, deux fils conjonctifs doivent s’influencer réciproquement ; donc, les mouvements d’attraction ou de répulsion qu’ils éprouvent quand on les met en présence, sont des déductions, des conséquences nécessaires de l’expérience du physicien danois ; donc, on aurait tort de ranger les observations d’Ampère parmi les faits primordiaux qui ouvrent aux sciences des voies entièrement nouvelles.

L’action est égale à la réaction ! Il y avait, dans la phraséologie que je viens de rapporter, un faux air de ce principe incontestable de mécanique qui séduisit beaucoup d’esprits. Ampère répondait en posant à ses adversaires le défi de déduire des expériences d’Œrsted, d’une manière un tant soit peu plausible, le sens de l’action mutuelle de deux courants électriques ; mais quoiqu’il mît beaucoup de vivacité dans sa demande, personne ne s’avoua vaincu.

Le moyen infaillible de réduire au silence cette opposition passionnée, de saper ses objections par la base, était de citer un exemple où deux corps qui, séparément, agiraient sur un troisième, n’exerceraient, néanmoins, aucune action l’un sur l’autre. Un ami d’Ampère fit remarquer que le magnétisme offrait un phénomène de ce genre. Il dit aux bienveillants antagonistes du grand géomètre : « Voilà deux clefs en fer doux. Chacune d’elles attire cette boussole : si vous ne me prouvez pas que, mises en présence l’une de l’autre, ces clefs s’attirent ou se repoussent, le point de départ de toutes vos objections est faux. »

Dès ce moment, les objections furent abandonnées, et les actions réciproques des courants électriques prirent définitivement la place qui leur appartenait, parmi les plus belles découvertes de la physique moderne.

Une fois sorti des questions d’originalité, de priorité, toujours plus pénibles par ce qui est sous-entendu que parce qu’on dit ouvertement, Ampère chercha avec ardeur une théorie claire, rigoureuse, mathématique, qui comprît dans un lien commun les phénomènes électrodynamiques, déjà à cette époque très-nombreux et très variés. La recherche était hérissée de difficultés de tout genre. Ampère les surmonta par des méthodes où brille à chaque pas le génie d’invention. Ces méthodes resteront comme un des plus précieux modèles dans l’art d’interroger la nature, de saisir au milieu des formes complexes des phénomènes, les lois simples dont ils dépendent.

Éblouies par l’éclat, la grandeur, la fécondité de la loi de l’attraction universelle, cette immortelle découverte de Newton, les personnes peu au courant des connaissances mathématiques s’imaginent que, pour faire rentrer ainsi les mouvements planétaires dans le domaine de l’analyse, il a fallu surmonter des obstacles mille fois supérieurs à ceux que rencontre le géomètre moderne quand, lui aussi, il veut, à l’aide du calcul, suivre dans toutes leurs ramifications les divers phénomènes découverts et étudiés par les physiciens. Cette opinion, quelque générale qu’elle soit, n’en est pas moins une erreur. La petitesse des planètes, si on les compare au soleil, l’immensité des distances, la forme à peu près sphérique des corps célestes, l’absence de toute matière capable d’opposer une résistance sensible dans les vastes régions où les orbites elliptiques se développent, sont autant de circonstances qui simplifiaient extrêmement le problème, et le faisaient presque rentrer dans les abstractions de la mécanique rationnelle. Si, au lieu de mouvements de planètes, je veux dire de corps très-éloignés pouvant être censés réduits à de simples points, on n’avait eu pour guide que les phénomènes d’attraction de polyèdres irréguliers, agissant l’un sur l’autre a de petites distances, les lois de la pesanteur universelle resteraient peut-être encore à découvrir.

Ce peu de mots suffira pour faire entrevoir les obstacles réels qui rendent les progrès de la physique mathématique si lents ; on ne s’étonnera plus d’apprendre que la propagation du son ou des vibrations lumineuses, que le mouvement des ondes légères qui rident la surface d’un liquide, que les courants atmosphériques déterminés par des inégalités de pression et de température, etc., etc., sont beaucoup plus difficiles à calculer que la course majestueuse de Jupiter, de Saturne ou d’Uranus.

Parmi les phénomènes de la physique terrestre, ceux qu’Ampère se proposait de débrouiller étaient certainement au nombre des plus complexes. Les attractions, les répulsions observées entre des fils conjonctifs, résultent des attractions ou des répulsions de toutes leurs parties. Or le passage du total à la détermination des éléments nombreux et divers qui le composent, en d’autres termes, la recherche de la manière dont varient les actions mutuelles de deux parties infiniment petites de deux courants, quand on change leurs distances et leurs inclinaisons relatives, offrait des difficultés inusitées.

Toutes ces difficultés ont été vaincues. Les quatre états d’équilibre à l’aide desquels l’auteur a débrouillé les phénomènes s’appelleront les lois d’Ampère, comme nous donnons le nom de lois de Képler aux trois grandes conséquences que ce génie supérieur déduisit des observations de Tycho.

Les oscillations dont Coulomb tira un si grand parti dans la mesure des petites forces magnétiques ou électriques, exigent impérieusement que les corps en expérience soient suspendus à un fil unique et sans torsion. Le fil conjonctif ne peut se trouver dans cet état, puisque, sous peine de perdre toute vertu, il doit être en communication permanente avec les deux pôles de la pile.

Les oscillations donnent des mesures précises, mais à la condition expresse d’être nombreuses : les fils conjonctifs d’Ampère ne pourraient manquer d’arriver au repos après un très-petit nombre d’oscillations.

Le problème paraissait vraiment insoluble, lorsque notre confrère vit qu’il arriverait au but en observant divers états d’équilibre entre des fils conjonctifs de certaines formes placés les uns devant les autres. Le choix de ces formes était la chose capitale ; c’est en cela surtout que le génie d’Ampère va se manifester d’une manière éclatante.

Il enveloppe d’abord de soie deux portions égales d’un même fil conjonctif fixe ; il plie ce fil de manière que ses deux portions recouvertes viennent se juxta-poser, et soient traversées en sens contraire par le courant d’une certaine pile ; il s’assure que ce système de deux courants égaux, mais inverses, n’exerce aucune action sur le fil conjonctif le plus délicatement suspendu, et prouve ainsi que la force attractive d’un courant électrique donné est parfaitement égale à la force de répulsion qu’il exerce quand le sens de sa marche se trouve mathématiquement renversé.

Ampère suspend ensuite un fil conjonctif très-mobile, justement au milieu de l’intervalle compris entre deux fils conjonctifs fixes qui, étant traversés dans le même sens par un seul et même courant, doivent tous deux repousser le fil intermédiaire. L’un de ces fils fixe est droit, l’autre est plié, contourné, présente cent petites sinuosités. Établissons les communications nécessaires au jeu des courants, et le fil mobile intermédiaire s’arrêtera au milieu de l’intervalle des fils fixes, et si vous l’en écartez, il y reviendra de lui-même : tout est donc égal de part et d’autre. Un fil conjonctif droit et un fil conjonctif sinueux, quoique leurs longueurs développées puissent être très-différentes, exercent donc des actions exactement égales s’ils ont des extrémités communes.

Dans une troisième expérience, Ampère constate qu’un courant fermé quelconque, ne peut faire tourner une portion circulaire de fil conjonctif autour d’un axe perpendiculaire à cet arc et passant par son centre.

La quatrième et dernière expérience fondamentale de notre confrère offre un cas d’équilibre où figurent trois circuits circulaires suspendus, dont les centres sont en ligne droite et les rayons en proportion géométrique continue.

Notre confrère s’est servi de ces quatre lois pour déterminer ce qu’il avait laissé d’arbitraire dans la formule analytique la plus générale possible qu’on pût imaginer pour exprimer l’action mutuelle de deux éléments infiniment petits de deux courants électriques.

Une comparaison savante de la formule générale avec l’observation des quatre cas d’équilibre, montre que l’action réciproque des éléments de deux courants s’exerce suivant la ligne qui unit leurs centres ; qu’elle dépend de l’inclinaison mutuelle de ces éléments, et qu’elle varie d’intensité dans le rapport inverse des carrés des distances.

Grâce aux profondes recherches d’Ampère, la loi qui régit les mouvements célestes, la loi que Coulomb étendit aux phénomènes d’électricité de tension ou stationnaire, et même, quoique avec moins de certitude, aux phénomènes magnétiques, devient un des traits caractéristiques des actions exercées par l’électricité en mouvement.

La formule générale qui donne la valeur des actions mutuelles des éléments infiniment petits de courants une fois connue, la détermination des actions totales de courants finis de diverses formes devenait un simple problème d’analyse différentielle ; Ampère ne pouvait manquer de poursuivre ces applications de sa découverte. Il chercha d’abord comment un courant rectiligne agit sur un système de courants circulaires fermés, contenus dans des plans perpendiculaires au courant rectiligne. Le résultat du calcul, confirmé par l’expérience, fut que les plans des courants circulaires devaient, en les supposant mobiles, aller se ranger parallèlement au courant rectiligne. Si une aiguille aimantée avait sur toute sa longueur de semblables courants transversaux, la direction en croix qui, dans les expériences d’Œrsted, complétées par Ampère, paraissait une inexplicable anomalie, deviendrait un fait naturel et nécessaire. Voit-on quelle mémorable découverte ce serait, d’établir rigoureusement, qu’aimanter une aiguille c’est exciter, c’est mettre en mouvement autour de chaque molécule de l’acier un petit tourbillon électrique circulaire ? Ampère sentait parfaitement l’immense portée de l’assimilation ingénieuse qui s’était emparée de son esprit ; aussi s’empressa-t-il de la soumettre à des épreuves expérimentales et à des vérifications numériques, les seules que, de nos jours, on regarde comme entièrement démonstratives.

Il semble bien difficile de créer un faisceau de courants circulaires fermés qui jouisse d’une grande mobilité ; Ampère se borna à imiter cette composition et cette forme, en faisant circuler un seul courant électrique dans un fil enveloppé de soie, et plié en hélice à spires très serrées. La ressemblance entre les effets de cet appareil et ceux d’un aimant fut très-grande, et encouragea l’illustre académicien à se livrer au calcul difficile, minutieux, des actions des circuits fermés parfaitement circulaires.

En partant de l’hypothèse que de pareils circuits existent autour des particules des corps aimantés, Ampère retrouva, quant aux actions élémentaires, les lois de Coulomb. Ces lois, maniées avec la plus grande habileté par un illustre géomètre, ont expliqué tous les faits connus de la science magnétique ; l’hypothèse d’Ampère les représente donc avec une égale exactitude.

La même hypothèse, enfin, appliquée à la recherche de l’action qu’un fil conjonctif rectiligne exerce sur une aiguille aimantée, conduit analytiquement à la loi que M. Biot a déduite d’expériences extrêmement délicates.

Si, avec la presque unanimité des anciens physiciens, on veut encore considérer l’acier comme composé de molécules solides dans chacune desquelles existent deux fluides de propriétés contraires, fluides combinés et se neutralisant quand le métal n’est point magnétique, fluides séparés plus ou moins quand l’acier est plus ou moins aimanté, la théorie satisfera, jusque dans les particularités numériques les plus subtiles, à tout ce qu’on connaît aujourd’hui du magnétisme ordinaire. Cette théorie seulement est muette, relativement à l’action d’un aimant sur un fil conjonctif, et plus encore, s’il est possible, quant à l’action que deux de ces fils exercent l’un sur l’autre.

Si, au contraire, nous prenons, avec Ampère, l’action de deux courants pour le fait primordial, les trois classes de phénomènes dépendront d’un principe, d’une cause unique. L’ingénieuse conception de notre confrère possède ainsi deux des caractères les plus saillants des vraies lois de la nature : la simplicité et la fécondité.

Dans toutes les expériences magnétiques tentées avant la découverte d’Œrsted, la terre s’était comportée comme un gros aimant. On devait donc présumer qu’à la manière des aimants, elle agirait sur des courants électriques. L’expérience, cependant, n’avait pas justifié la conjecture ; appelant à son aide la théorie électro-dynamique et la faculté d’inventer des appareils, qui s’était révélée en lui d’une manière si éclatante, Ampère eut l’honneur de combler l’inexplicable lacune.

Pendant plusieurs semaines, les physiciens nationaux et étrangers purent se rendre en foule dans un humble cabinet de la rue des Fossés-Saint-Victor, et y voir avec étonnement un fil conjonctif de platine qui s’orientait par l’action du globe terrestre.

Qu’eussent dit Newton, Halley, Dufay, Æpinus, Franklin, Coulomb, si quelqu’un leur avait annoncé qu’un jour viendrait où, à défaut d’aiguille aimantée, des navigateurs pourraient se diriger en observant des courants électriques, des fils électrisés ?

L’action de la terre sur un fil conjonctif est identique, dans toutes les circonstances qu’elle présente, avec celle qui émanerait d’un faisceau de courants ayant son siége dans le sein de la terre, au sud de l’Europe, et dont le mouvement s’opérerait, comme la révolution diurne du globe, de l’ouest à l’est. Qu’on ne dise donc pas que les lois des actions magnétiques étant les mêmes dans les deux théories, il est indifférent d’adopter l’une ou l’autre. Supposez la théorie d’Ampère vraie, et la terre, dans son ensemble, est inévitablement une vaste pile voltaïque, donnant lieu à des courants dirigés comme le mouvement diurne ; et le Mémoire où se trouve ce magnifique résultat, va prendre rang, sans désavantage, à côté des immortels travaux qui ont fait de notre globe une simple planète, un ellipsoïde aplati à ses pôles, un corps jadis incandescent dans toutes ses parties, incandescent encore aujourd’hui à de grandes profondeurs, mais ne conservant plus à sa surface aucune trace appréciable de cette chaleur d’origine.

On a prétendu que les belles conceptions d’Ampère, dont je viens de donner une analyse si détaillée, furent accueillies froidement ; on a dit que les géomètres et les physiciens français s’étaient montrés peu enclins à les admettre ou même à les étudier ; que l’Académie, à l’exception d’un seul de ses membres, dominée par des préventions, refusa longtemps de se rendre à l’évidence ?

Ces reproches sont arrivés au public par un organe éloquent et éminemment honorable. Je n’ai donc pas la liberté de les laisser sans réponse.

Les expériences d’Ampère, dès leur apparition, furent l’objet de critiques sévères que j’ai citées, et bientôt après d’une admiration universelle. Quant aux calculs compliqués et savants, aux déductions théoriques si délicates dont je viens d’essayer de vous faire entrevoir l’immense portée, ils ne pouvaient guère avoir que les géomètres pour juges compétents et éclairés. Or, est-il juste de dire que les géomètres français firent défaut à notre illustre confrère, lorsque, bien près de la naissance de l’électro-dynamisme, nous trouvons M. Savary complétant un point très-important de cette théorie ; lorsque nous voyons M. Liouville s’attachant à en simplifier les bases, à les rendre plus rigoureuses ; lorsque dans la rédaction des parties les plus difficiles de son grand Mémoire, Ampère a M. Duhamel pour collaborateur empressé ?

Est-il vrai, d’ailleurs, que la formule d’Ampère ne présentât aucune circonstance dont les géomètres pussent justement s’étonner ? Ceux qui avaient fait le plus fréquent usage des théories newtoniennes, ne devaient-ils pas être inquiets en voyant des lignes trigonométriques relatives aux inclinaisons respectives des éléments infiniment petits des courants électriques, dans l’expression générale des actions mutuelles de ces éléments ? Quand de nouveaux phénomènes paraissent sortir si complétement des voies connues, quelque hésitation n’est-elle pas naturelle ? Cette hésitation n’eut rien d’extraordinaire, d’exceptionnel ou d’outré de la part des savants qui l’éprouvèrent. Peu d’années auparavant, les ondes lumineuses transversales de Fresnel avaient soulevé les mêmes doutes, les mêmes incertitudes, et de la part des mêmes personnes, quoiqu’elles semblassent une conséquence plus évidente encore, une traduction plus directe, plus immédiate, plus facile à vérifier, des faits d’interférence que présentent les rayons polarisés.

En thèse générale, ne nous plaignons pas du culte que vouent généralement les hommes aux idées sous l’action desquelles leur intelligence s’est développée. En pareille matière, il est naturel, il est juste, il est moral de ne changer qu’à bon escient. Envisagées du point de vue scientifique, les critiques, les difficultés de toute nature dont on accable si souvent les novateurs, ont une utilité réelle : elles réveillent la paresse ; elles triomphent de l’indolence. Il n’est pas jusqu’à la jalousie qui, avec sa cruelle, sa hideuse perspicacité, ne devienne une cause de progrès. On peut s’en fier à elle de la découverte des lacunes, des taches, des imperfections que l’auteur, même le plus soigneux, laisse inévitablement échapper. Le contrôle qu’elle exerce, pour qui ne dédaigne pas d’en profiter, vaut cent fois celui du meilleur ami. On ne lui doit sans doute aucune reconnaissance, puisque son lot est de rendre service sans le vouloir ; mais ce serait, d’autre part, une faiblesse de s’apitoyer outre mesure sur les ennuis qu’elle suscite aux hommes de génie. Gloire et tranquillité d’esprit marchent rarement de compagnie ! Celui à qui il faut une grande place dans le monde matériel ou dans le monde des idées, doit s’attendre à y trouver pour adversaires les premiers occupants. Les petites choses et les petits esprits ont seuls le privilége de trouver, à point nommé, de petites cases dont personne ne songe à leur disputer la possession !