Amours et Haines (1869)/Ode au Rire
ODE AU RIRE.
à m. étienne arago.
Au rire pareil à l’aurore,
Au rire éclatant et divin,
Au rire fils aîné du vin
Et frère du baiser sonore,
Au parfum de la joie en fleurs,
À l’écho de l’âme en délire,
À l’envers radieux des pleurs,
Au rire !
Qui fait flamber les yeux ardents,
Qui bat la gorge haletante,
Ce fard des dents, des belles dents
Dont l’émail tente,
Plus rebondissant et plus pur
Que le chant de l’oiseau dans l’arbre
Ou que des grenats tombant sur
Du marbre,
Rapide et clair comme le feu,
Retentissant et plein de charmes,
Au rire qui fait croire à Dieu,
Dont nous feraient douter les larmes ;
Au reflet céleste et sanglant
Qui dore au front palais et bouge,
Au large rire étincelant
Et rouge !
Toujours vivace et combattu
Comme la sève par l’écorce,
Au rire la seule vertu,
Au rire, cette arme des cœurs,
Que le faible aiguise en satire,
Au rire vainqueur des vainqueurs,
Au rire !
En haine des voleurs d’espoir,
Des larmoyeurs sots ou sinistres,
Cafards, cagots, broyeurs de noir,
Aussi des cuistres ;
Au rire viril et sacré,
Malgré les femmes et la mode.
Moi, poëte, j’ai consacré
Cette ode !
Je vous salue, été vermeil,
Pourpre du temps, saison élue,
Éclat de rire du soleil,
Je vous salue !
Juillet rit à cieux déployés,
Le jour est pur, la nuit sans voiles,
Jaillissez, roses ! pétillez,
Étoiles !
Fermente et bous dans le sillon,
Sourde allégresse de la terre ;
Sonnez, fanfares du rayon.
Couve, mystère !
Accouplez-vous dans la clarté,
Germes féconds de la matière ;
Éclate et vis, âme, gaîté,
Lumière !
Allons, forçat du bagne humain,
Sèche tes pleurs, laisse tes haines,
Voici des lis et du jasmin,
Voici des chênes ;
Jouir, c’est obéir à Dieu,
Ris donc un peu, la terre est blonde,
Le pampre est vert, — ris donc un peu,
Vieux monde !
Ouvre tes yeux, voici le jour ;
Ouvre tes bras, voici la flamme ;
Voici l’harmonie et l’amour,
Ouvre ton âme !
Prends tout cela, Dieu te fait don
De l’éternelle et sainte joie…
Ah ! chasseur d’ombre, prends-la donc,
Ta proie !
Ô roi morose comme un roi,
N’écoute pas tes faux prophètes.
Ris à la vie, elle est à toi
Avec ses fêtes ;
Elle a promis, Dieu va tenir ;
Ce qu’il commence, Dieu l’achève ;
Elle est à toi — du souvenir
Au rêve !
Ris à la mort, assez douté !
La mort n’est plus un grand peut-être ;
As-tu peur que l’éternité
Ne manque à l’être ?
Ô passant d’une heure ici-bas !
Ris aux douleurs, ris aux désastres ;
Après la terre, n’as-tu pas
Les astres ?
Ris sans trêve à l’amour sans fin ;
Après la vie encor la vie !
Ris au désir, divine faim
Inassouvie ;
Ris à l’espoir, bonheur enfant ;
Ris au bonheur, lointain sourire,
Et ris au rire triomphant,
Au rire !