Amours et Haines (1869)/Ode au Rire

Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 61-66).
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ODE AU RIRE.

à m. étienne arago.


Au rire pareil à l’aurore,
Au rire éclatant et divin,
Au rire fils aîné du vin
Et frère du baiser sonore,
Au parfum de la joie en fleurs,
À l’écho de l’âme en délire,
À l’envers radieux des pleurs,
À l’enversAu rire !


Qui fait flamber les yeux ardents,
Qui bat la gorge haletante,
Ce fard des dents, des belles dents
À l’enversDont l’émail tente,
Plus rebondissant et plus pur
Que le chant de l’oiseau dans l’arbre
Ou que des grenats tombant sur
À l’enversDu marbre,
 
Rapide et clair comme le feu,
Retentissant et plein de charmes,
Au rire qui fait croire à Dieu,
Dont nous feraient douter les larmes ;
Au reflet céleste et sanglant
Qui dore au front palais et bouge,
Au large rire étincelant
À l’enversEt rouge !

Toujours vivace et combattu
Comme la sève par l’écorce,
Au rire la seule vertu,

À l’enversLa seule force ;
Au rire, cette arme des cœurs,
Que le faible aiguise en satire,
Au rire vainqueur des vainqueurs,
À l’enversAu rire !
 
En haine des voleurs d’espoir,
Des larmoyeurs sots ou sinistres,
Cafards, cagots, broyeurs de noir,
À l’enversAussi des cuistres ;
Au rire viril et sacré,
Malgré les femmes et la mode.
Moi, poëte, j’ai consacré
À l’enversCette ode !

Je vous salue, été vermeil,
Pourpre du temps, saison élue,
Éclat de rire du soleil,
À l’enversJe vous salue !
Juillet rit à cieux déployés,
Le jour est pur, la nuit sans voiles,

Jaillissez, roses ! pétillez,
À l’enversÉtoiles !

Fermente et bous dans le sillon,
Sourde allégresse de la terre ;
Sonnez, fanfares du rayon.
À l’enversCouve, mystère !
Accouplez-vous dans la clarté,
Germes féconds de la matière ;
Éclate et vis, âme, gaîté,
À l’enversLumière !

Allons, forçat du bagne humain,
Sèche tes pleurs, laisse tes haines,
Voici des lis et du jasmin,
À l’enversVoici des chênes ;
Jouir, c’est obéir à Dieu,
Ris donc un peu, la terre est blonde,
Le pampre est vert, — ris donc un peu,
À l’enversVieux monde !


Ouvre tes yeux, voici le jour ;
Ouvre tes bras, voici la flamme ;
Voici l’harmonie et l’amour,
À l’enversOuvre ton âme !
Prends tout cela, Dieu te fait don
De l’éternelle et sainte joie…
Ah ! chasseur d’ombre, prends-la donc,
À l’enversTa proie !

Ô roi morose comme un roi,
N’écoute pas tes faux prophètes.
Ris à la vie, elle est à toi
À l’enversAvec ses fêtes ;
Elle a promis, Dieu va tenir ;
Ce qu’il commence, Dieu l’achève ;
Elle est à toi — du souvenir
À l’enversAu rêve !

Ris à la mort, assez douté !
La mort n’est plus un grand peut-être ;

As-tu peur que l’éternité
À l’enversNe manque à l’être ?
Ô passant d’une heure ici-bas !
Ris aux douleurs, ris aux désastres ;
Après la terre, n’as-tu pas
À l’enversLes astres ?

Ris sans trêve à l’amour sans fin ;
Après la vie encor la vie !
Ris au désir, divine faim
À l’enversInassouvie ;
Ris à l’espoir, bonheur enfant ;
Ris au bonheur, lointain sourire,
Et ris au rire triomphant,
À l’enversAu rire !