Amours et Haines (1869)/Le Chêne
LE CHÊNE.
à m. jules claretie.
Sur la falaise, tout là-bas,
Et si haut qu’on ne le voit pas,
Tout là-bas où finit la terre,
Cabré sur l’abîme, effaré,
Tordant ses bras, désespéré,
Un vieux chêne est là solitaire,
Comme une hydre au flanc du granit ;
Là-bas où la terre finit,
Là-bas où l’infini commence :
La plaine rase autour de lui,
En haut le ciel où rien ne luit,
En bas la mer, — la mer immense.
Il est rouillé comme du fer ;
Accroupi sous le vent de mer,
Il geint avec de sourds murmures ;
Il geint les nuits, il geint les jours,
Toujours dans ses branches, toujours
On entend comme un bruit d’armures.
Toujours il lutte et se débat.
L’ouragan l’insulte et le bat,
Les flots lui jettent de l’écume,
La trombe l’a pris pour plastron,
Et la foudre, ce forgeron,
Le martèle comme une enclume.
Échevelé, perdu, honni,
C’est le bouffon de l’infini ;
On en rit là-haut, dans l’espace.
Le hasard qui l’a fait cela
Ne sait plus même qu’il est là.
On se le passe et le repasse.
Les autres arbres sont heureux :
Ils peuvent chuchoter entre eux
Et dire les secrets de l’ombre,
Ils ont le nid, fleur du baiser ;
Lui, n’a pas d’oiseau pour causer,
Il est tout seul, ce lutteur sombre.
Jamais ni jeu ni passe-temps !
À peine s’il voit par instants
Dans la brume, nuit sans étoiles,
Passer les voiles sur la mer,
Ou bien les goëlands dans l’air,
D’une autre mer ces autres voiles.
Le doux printemps où Dieu sourit,
L’été clair où le ciel fleurit,
L’automne où la terre ingénue,
Dans un remords éblouissant,
Devient toute rouge en pensant
Que l’hiver elle sera nue,
Il n’a ni trêve ni repos ;
La bise fait craquer ses os
L’hiver aussi bien que l’automne ;
Et, le printemps comme l’été,
Il poursuit dans l’éternité
Sa lutte folle et monotone.
Il est là, le vieux combattant ;
Toujours debout, toujours luttant ;
On le martyrise, on l’assomme,
Il est toujours là, malgré tout,
Toujours luttant, toujours debout…
Ah ! ce chêne ! — on dirait un homme !