Amours et Haines (1869)/La Terre

Amours et HainesMichel Lévy frères, éditeurs (p. 211-214).


LA TERRE.


Chantons la terre ! Assez gémi !
L’astre chlorotique et blêmi,
La lune est morte, sa jumelle ;
La terre est belle, il faut l’aimer ;
Eh ! qui donc nous doit plus charmer
Que Terra, la ronde mamelle ?

La brume est son voile soyeux,
Ses lacs sont doux comme des yeux,


Et, sur sa gorge de collines,
On voit courir source et ruisseau
S’entre-croisant comme un réseau,
Comme un réseau de veines fines.

Quelle femme a sur ses habits
Plus de perles et de rubis,
Et qui sait mieux sur ses épaules
Draper les plis houleux et lourds
De sa verdure de velours,
Ou la blanche hermine des pôles ?

N’importe l’heure ou la saison,
Laquelle a meilleure façon
Parmi celles que l’on renomme,
L’hiver tout autant que l’été,
Quand, bouquet de givre au côté,
Elle attend Avril, — ce jeune homme ?

Elle a le soleil pour amant,
Le soleil blond l’aime ardemment ;

Pour lui seul elle ouvre ses voiles,
Quand à l’aube il lui fait sa cour :
La terre est la belle-de-jour
Du grand jardin bleu des étoiles !

Le sein de la terre est béni,
Le néant y fait l’infini,
Et tranquillement et sans haine
S’accomplit l’œuvre sérieux
Dans ce creuset mystérieux
Où germe l’homme avec le chêne.

Mais tout sort meilleur et plus beau
De la matrice du tombeau,
Quoi qu’on y jette et qu’on y sème,
Et le sourire y naît des pleurs…
Et voilà comme il vient des fleurs
À la place de ceux qu’on aime.

Maîtresse, quand nous serons morts,
On mettra ton corps et mon corps,

Comme on met du grain dans la terre,
Et mon désir et ta beauté
S’uniront dans l’éternité
Et féconderont le mystère.

Et de ces doux ensevelis
Naîtront des roses et des lis,
Et dans d’autres amours encore
Revivront nos amours défunts,
Avec des ivresses d’aurore
Et des extases de parfums !