Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/Texte entier

T. 1.                                                                                          FRONT.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 Frontispice
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 Frontispice
CONFESSION DE L’ABBESSE.

PRÉFACE.



Entrer difficilement en religion doit et eût dû toujours être le principe d’un État bien gouverné ; en effet, la religion exige de l’homme une très-grande pureté dans les mœurs. Il faut donc que toute personne religieuse ait des mœurs pures, et, à bien plus forte raison, les hommes et les femmes qui font une profession de l’état religieux. Mais pour pouvoir atteindre ce degré de perfection il ne faut pas que celui qui se voue à cet état soit contraint ; on doit lui laisser une parfaite liberté ; il convient qu’il essaie ses forces en combattant ses passions pendant plusieurs années. Or, c’est ce qui n’était pas au temps où les institutions monastiques existaient. Lorsqu’un père de famille avait beaucoup d’enfants, il se croyait en droit de faire entrer par un moyen quelconque son fils ou sa fille dans un cloître pour y passer sa vie tout entière. Cette contrainte produisait de grands désordres, que l’on connaîtra en lisant l’histoire des amours des capucins et des religieuses contenue dans cet ouvrage, et celle des moines en général, qui fait l’objet d’un ouvrage séparé. (Il se vend à Paris chez le même libraire). On est assez porté à excuser les amours des religieux et des religieuses qui ont été forcés de faire vœu de chasteté ; mais est-on enclin à la même indulgence en faveur des paresseux, hommes ou femmes, qui entraient dans les cloîtres pour se soustraire à l’indigence, et qui ensuite se livraient à tous les débordements de la débauche ? Et d’ailleurs les couvents sont-ils essentiels à la constitution d’un État ? Jésus-Christ a-t-il institué des moines et des religieuses ? L’Église ne peut-elle absolument s’en passer ? Dieu, qui a créé l’homme pour la société, approuve-t-il qu’il se renferme dans un lieu solitaire ? Où est donc l’utilité des institutions monastiques ? La loi qui les abolit fut une loi sage ; mais il ne faudrait pas rétrograder, rétablir un abus absurde détruit pour de justes motifs. Néanmoins, chose dont on ne put se rendre raison, il était question dernièrement, à la Chambre des députés, du rétablissement de certains couvents ; plusieurs journaux en ont fait mention. Nous avons cru que ces circonstances étaient très-opportunes pour dévoiler au public l’histoire des amours claustrales. Notre but est de faire savoir au public, en lui procurant une agréable récréation, que les moines et les religieuses n’étaient pas toujours occupés dans leurs retraites aux exercices de piété auxquels ils se livraient ordinairement par routine et qui ne valaient pas une obole que l’homme vraiment pieux donne aux pauvres. Ces faux dévots étaient souvent si éloignés de la pureté prescrite par les lois canoniques, que les laïques séculiers les moins intéressés à passer pour scrupuleux rougiraient quelquefois de s’être livrés aux excès du libertinage dans lesquels se sont vautrés un grand nombre

de moines impudiques et de vierges folles.

Introduction.


Des religieuses en général.


Dès les premiers temps du christianisme, il se trouva des femmes qui sacrifiaient à Dieu ce penchant pour les plaisirs que Dieu a donné à leur sexe ; mais ce ne fut qu’au quatrième siècle qu’elles exilèrent leur vertu entre quatre murailles et qu’elles vécurent sous une règle commune. Dans les Gaules, des couvents de religieuses furent élevés dès le cinquième siècle. Saint Léon avait défendu qu’on donnât le voile aux femmes avant l’âge de quarante ans. Les pères du concile de Trente décidèrent qu’une fille pouvait faire ses vœux à seize ans ; mais un édit du mois de mars 1768 fixa à dix-huit ans l’âge de la profession pour les femmes.

Le vœu était la promesse solennelle que faisaient à Dieu les religieuses de vivre pauvres, chastes, obéissantes, et de ne jamais sortir du cloître.

Les faits que nous avons à rapporter au sujet des religieuses n’ont pas de date plus ancienne que le onzième siècle ; ce n’est pas que dans les temps antérieurs il ne se soit trouvé de religieuse qui aient failli ; mais les historiens que nous avons consultés, quoiqu’en grand nombre, n’en ayant pas parlé, nous nous abstenons de rapporter aucune anecdote.


Des capucins.


Jean Bernadion, surnommé François, parce que, dit-on, il apprit facilement la langue française, était fils d’un riche marchand d’Assises, ville d’Italie. Il mena une vie licencieuse pendant sa jeunesse, qu’il passa sous les armes. Ayant été fait prisonnier, il fut mis dans les cachots de Pérouse, où il devait rester un an.

Peu après être sorti du cachot, où il avait fait de salutaires réflexions, le ciel le conduisit dans une église au moment où le prêtre prononçait ces paroles de l’Évangile : Ne possédez ni or, ni argent, ni sacs, ni chaussures. François fut vivement frappé. Il se rendit chez son père, où se trouvaient l’évêque et quelques autres personnages de distinction ; et, foulant à ses pieds toute fausse honte, il se déshabilla entièrement aux yeux de la société. Quelques-uns des assistants s’empressèrent de couvrir sa nudité avec la tunique d’un pauvre berger, et dès cet instant ce misérable vêtement, adopté par le saint, devint l’insigne d’un ordre qui devait remplir toute la terre.

Il fonda un ordre de religieux, sous le nom de frères mineurs, qui fut adopté au concile général de Soissons en 1215.

François, touchant à son heure dernière, laissa un testament contenant les règlements suivants : 1o un jeûne presque continuel ; 2o défense d’aller à cheval et de porter des souliers ; 3o défense de recevoir des femmes ; 4o défense de dire quoi que ce soit, mien ou tien ; 5o défense de demander ou de recevoir des lettres ou présents en cachette ; 6o défense de se faire payer pour les funérailles ; 7o défense de mander dans les monastères des nonnes, etc. Il termina aussi par une défense expresse de donner aucune dérogation à la règle. Mais l’esprit de chicane ne permit pas cette simplicité. Il se forma deux partis parmi les mineurs, celui des spirituels et celui des observantins.

Enfin, en 1524, l’un d’entre les frères franciscains, Mathieu de Basli ou Baschi, méditant en silence une éclatante réforme, Dieu lui fit trouver miraculeusement le véritable capuchon de saint François.

Transporté de joie et saisi d’un saint respect, Mathieu le baisa plusieurs fois, l’arrosa de ses larmes, en prit la forme, la mesure et la dimension, et alla faire part de sa découverte à ses supérieurs. Ceux-ci, craignant que cette réforme ne les fît rougir de leur propre règlement, eurent la cruauté de le jeter dans un cachot, où, pendant quatre mois, avec deux de ses frères, il fut tourmenté par la faim, la soif et le fouet. Ces trois moines furent relâchés par ordre du pape ; ils en obtinrent un bref en 1526, qui leur permettait de vivre selon le premier esprit de la règle ; et parce que cela paraissait horrible chez les impurs franciscains, ils se retirèrent dans un ermitage. Mais le diable suscita contre eux le ministre provincial des cordeliers, qui, à la tête d’une troupe d’archers, les poursuivit longtemps, les traitant de séditieux et d’apostats. Enfin, persécutés de tous côtés, ils se mirent sous la protection du duc de Camerin, qui les déroba à la fureur des cordeliers, et obtint en 1528 du pape Clément VII une bulle par laquelle il leur était permis de vivre dans les ermitages et de porter la barbe avec un capuchon pyramidal.

Dès lors le rasoir ne passa plus sur leur menton. Les enfants qui les virent passer, frappés de la forme de leur capuchon, les suivirent en criant après eux : capucins ! capucins ! Les bons frères, qui n’avaient pas encore de nom, adoptèrent ce dernier.

Le cardinal de Lorraine, retournant du concile de Trente, amena en France quatre frères capucins ; il les établit, en 1564, dans une partie de son parc de Meudon. Après la mort de ce cardinal, ces moines retournèrent en Italie.

En 1574, Pierre Deschamps, qui de cordelier s’était fait capucin, vint d’Italie établir à Paris une autre colonie de cette espèce. Il forma au village de Picpus un couvent de frères mineurs nommés capucins, à cause de la forme pointue de leur capuchon.

Bientôt après arriva de Venise en France le frère Pacifique, qui, en qualité de commissaire-général de son ordre et favorisé par la faction du pape, du roi d’Espagne et des Guise et par Catherine de Médicis, instrument de cette faction, réunit aux capucins de Picpus douze autres moines de la même espèce, qu’il avait amenés d’Italie, et les établit dans un emplacement que leur donna cette reine au faubourg Saint-Honoré.

Henri III, par lettres-patentes du mois de juillet 1576, les prit sous sa protection et sauvegarde spéciale.

Vie voluptueuse entre les capucins et les nonnes.
Confession d’un frère de l’ordre.


C’est ce frère capucin qui parle :

Ayant vécu longtemps parmi les capucins, dit-il, je puis parler savamment des principales ruses de ces fourbes. Quelque temps après que je fus entré au couvent, je fus nommé quêteur du plus grand couvent de France. Il est vrai que j’étais très-propre au métier. Je fus destiné à l’exercice de cet important ministère, sous la direction du frère Félix, qu’on peut appeler le cynisme masqué ou le père des fourbes. C’est lui qui m’enseigna les intrigues du capucinage. Je fus même appelé dans la suite à succéder à ce grand politique.

On me faisait une liste de toutes les maisons où je devais entrer ; je m’y rendais portant une grosse bouteille et deux besaces. On me donnait à l’envi, de sorte que j’étais obligé d’aller me décharger de temps en temps du vin, du pain, de la viande, etc., que l’on m’avait donnés. Comme nous avions des femmes dévotes dans notre ordre, répandues dans presque tous les quartiers, c’était chez elles que je faisais mes dépôts. Le frère Félix ne se donnait la peine que deux fois par an d’aller rendre visite aux personnes qui nous donnaient les vivres. C’est alors qu’il composait son visage pour avoir l’air de paraître changé et défait. Il n’était jamais entré en conversation avec un de nos bienfaiteurs, et nous faisait une peinture de l’extrémité où la communauté se trouvait réduite, mais une peinture si touchante, qu’il accompagnait de larmes, si bien qu’il y a peu de personnes qui ne se laissassent toucher, et consentaient à être inscrites sur la liste des bienfaiteurs du couvent, afin de participer aux prières continuelles qu’il disait qu’on ferait pour leur prospérité.

Il connaissait tous les commissaires de Paris et savait gagner leurs bonnes grâces pour qu’ils donnassent à notre couvent les confiscations de pain et de viande qui se font si fréquemment dans Paris.

Mon devoir était, lorsque le père Félix avait fait sa visite, d’aller avec une copie de sa liste chercher les provisions de bouche. Nous en amassions trois fois plus qu’il ne nous en fallait, quoique le nombre des capucins s’élevât à près de trois cents, répartis en quatre couvents de notre ordre.

Après avoir exercé quatre ans les fonctions de quêteur, je priai le provincial de vouloir bien me donner un autre emploi. Ce révérend père, satisfait du compte exact que je lui rendis de tout ce que j’avais fait, me fit son compagnon extraordinaire, et me promit que je ne ferais rien qu’à ma volonté. J’acceptai avec plaisir ce nouvel emploi, sans en prévoir les suites fâcheuses. De son côté, le provincial ne prévoyait pas que je découvrirais la vie licencieuse et débauchée qu’ils mènent, et les ruses qu’ils emploient pour parvenir à leurs desseins.

Lorsqu’ils sortent, ils ont bien soin d’ordonner leur couronne de bien peigner et friser leur barbe. Ils se lavent les mains, les pieds et les jambes avec des herbes odoriférantes. Ils prennent des caleçons blancs qu’ils appellent mutandes, se rasent le poil des jambes, se munissent de cachets en devises, de tablettes, d’étuis garnis, de ciseaux et d’autres bagatelles pour faire présent aux demoiselles.

Quand ils vont chez une bigote qui a une fille ou une parente, ou une demoiselle bien faite, ils mettent la bigote dans la ruelle d’un lit, dans un cabinet ou dans une antichambre, tandis que le compagnon du père éprouve les inclinations de la belle.

Si le directeur trouve un objet facile et tendre, il lui conte des histoires pour favoriser ses inclinations ; s’il trouve cette fille portée à la dévotion, il lui fait présent de chapelets et d’autres bagatelles de dévotion ; si elle est galante et curieuse, il lui donne des cachets de devises, des tablettes et autres choses semblables ; et s’il voit qu’elle aime les plaisirs qu’il recherche, il lui procure ce qu’elle désire.

Lorsque les capucins trouvent une femme d’une humeur libre, ils s’émancipent, parlent sans garder de mesure, et comme ils connaissent le fond du cœur de ces femmes par le moyen de leurs confessions, ils s’insinuent aisément et obtiennent ce qu’ils désirent.

Lorsque le maître de la maison a de l’estime pour eux, et s’ils en sont les directeurs, ils prennent leur temps pour aller au logis quand il n’y est pas, et s’entretiennent des bonnes intentions que le maître a pour sa famille et du désir qu’il a de l’élever dans des sentiments de vertu.

S’ils voient d’ailleurs qu’une femme est mécontente de son mari, et qu’elle les prie de le disposer à changer de vie, ils lui promettent de faire tous leurs efforts pour le ramener à une meilleure conduite ; et s’ils voient que cette famille ait besoin de leurs services, ils se rendent plus familiers, se lèvent et se promènent dans la chambre, ôtent leurs manteaux, s’approchent du feu ; et s’il y a quelque femme qui les charme, ils lèvent leur robe, font voir une jambe blanche, bien faite, et quelquefois montrent la cuisse et la mutande pour tenter la chair par la chair même.

Lors des premières visites, ils ne s’émancipent pas d’ordinaire tout-à-fait ; ils promettent seulement de venir rendre réponse de ce qu’ils obtiendront sur l’esprit du père ou du mari. On les en conjure et on les laisse sortir avec regret.

S’ils rencontrent quelque bigote dont l’inclination soit portée au vin, ce qu’ils apprennent par leurs confessions, ils abusent de leur faiblesse et se servent des déclarations qu’elles leur ont faites dans leurs confidences, en sorte que les confessionnaux, qui ne sont établis que pour retirer les pécheurs du crime, sont convertis en écoles d’impureté et en rendez-vous pour recevoir des assignations amoureuses.

Ils s’assemblent pour se donner des avis réciproques sur les moyens les plus sûrs pour contenter leur luxure, sans courir le danger d’être découverts.

Ce qui favorise le plus leurs dépravations, ce sont les jours de fêtes solennelles, où une abondance de dévotes viennent à leurs pieds s’accuser de leurs fautes, et amènent avec elles leurs filles, leurs nièces ou leurs parentes. Les capucins les examinent en particulier. S’ils les reconnaissent portées à l’amour, ils leur disent de tâcher de rejeter ces pensées criminelles jusqu’à ce qu’ils aillent en leurs maisons, parce que leurs occupations actuelles ne leur permettent pas de leur donner sur-le-champ des moyens de n’être plus attaquées, mais qu’ils se font fort, étant dans leurs maisons, de leur donner des instructions pour n’être plus attaquées. Ils ne manquent pas de se rendre en leurs demeures, et ils s’entretiennent avec ces dévotes de choses saintes si elles sont scrupuleuses, et au contraire ils cherchent à les séduire s’ils croient pouvoir réussir.


Aventure d’un capucin-directeur avec une dame
de qualité.


Un de mes plus intimes amis me raconta un jour une aventure arrivée à un père directeur. Il me mena, dit-il, dans un logis, dont il connaissait le maître, comme étant son confesseur ; il avait promis à la femme de le réduire à suivre ses volontés. Arrivés là, il l’attira dans un lieu où ils ne pouvaient être vus de personne. Il entama la conversation ; il feignit d’abord d’avoir vu le mari, quoiqu’en effet il ne lui eût point parlé. Je m’étonne, continua-t-il, qu’un homme dévot ait de si mauvais sentiments à l’égard de sa famille ; mais si vous voulez me promettre par serment de ne rien révéler de ce que je vais vous enseigner, je vous indiquerai un moyen certain d’assurer votre repos. Elle lui jura ce qu’il voulut ; il n’y a rien qu’une femme irritée ne s’engage à faire quand elle croit que l’on veut embrasser son parti et qu’on peut la venger.

Je vous conseille, madame, lui dit-il, de n’avoir plus aucun égard pour lui, de lui retirer toute votre tendresse et de le traiter avec rigueur. C’est un homme qui, sous le voile de l’hypocrisie, ne cherche que votre porte, et dont l’âme est si noire qu’il s’est accusé en confession d’avoir voulu vous empoisonner. J’ai eu toutes les peines imaginables pour le détourner de ce crime horrible. Vous devez vous tenir sur vos gardes, de crainte qu’un jour il ne l’exécute.

Cette femme, d’ailleurs courroucée contre son mari, entra dans une colère affreuse, prononça mille invectives contre son mari, et dit qu’il n’y avait rien qu’elle ne fit pour tirer vengeance de son infamie. J’aurais tort, dit le capucin, de combattre votre ressentiment ; je le trouve si juste que je prêterai volontiers mon appui à votre vengeance ; car, continua-t-il, est-il rien de plus condamnable, de plus infâme, que sa conduite envers vous, envers une femme belle, bien faite, douce et douée des plus rares qualités ? Combien y en a-t-il dont la vertu succomberait et qui chercheraient, sans être blâmables, dans une vengeance douce la punition de ses fautes ? Oui, madame, je connais mille femmes qui n’auraient pas eu tant de retenue, et qui le traiteraient suivant ce que leur ressentiment leur prescrit ; et quand elles viendraient m’en faire la déclaration, je ne les en blâmerais pas.

J’ai été toujours vertueuse, dit alors cette dame, je me suis toujours conduite avec toute l’honnêteté possible ; mais je perdrai dorénavant toute sorte de considération, et ne garderai plus aucunes mesures. Je suis en droit de tout faire contre mon mari, et quand l’occasion s’en présentera, je ne m’en abstiendrai plus. Il y a un an et plus qu’il ne m’a touchée ; mais je jouirai avec un autre des douceurs que je ne puis goûter avec lui.

Le fourbe capucin n’a garde de laisser échapper une occasion si favorable ; au commencement il combat mollement les emportements de la dame avec des exemples pernicieux ; et, excitant ainsi le désir de la vengeance de cette femme, il l’amène au point où il veut en venir. Il y a longtemps, aimable dame, que je vous adore en secret, mais jamais je n’ai trouvé une occasion favorable de vous avouer le feu qui me consume ; enfin, le ciel favorable à mes vœux me fournit cette occasion opportune. Je vous conjure, adorable… de ne pas retarder le moment de mon bonheur ; jamais peut-être un moment plus opportun ne s’offrirait. Ah ! laissez-vous toucher par le plus vif et le plus tendre amour. En finissant ces mots, il pousse la hardiesse à prendre un baiser sur la bouche de la dame. Celle-ci, reprenant un peu ses esprits, lui répond qu’elle ne croyait pas que les capucins eussent des désirs si contraires à ce qu’ils enseignaient. Pouvais-je croire, monsieur, que vous, qui tous les jours dans vos sermons vous déchaînez contre les voluptueux, vous me feriez de semblables propositions ? — Hélas ! madame, que vous connaissez mal les forces de l’amour si vous croyez qu’il soit au pouvoir d’un homme d’y résister. Non, madame, continua-t-il en l’embrassant et la pressant contre son cœur, ne me considérez pas comme un religieux, mais comme un amant fidèle et sincère, qui fait consister son unique bonheur dans la possession de vos charmes.

T. 1.                                                                                                    P. 22.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 p. 22
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 p. 22

Ces paroles tendres surprirent cette dame ; elle vit dans les yeux du moine les preuves du feu qui le consumait. L’espoir de la jouissance dans les bras du capucin amoureux, le désir de la vengeance, les négligences de son mari, firent oublier son devoir à cette dame ; elle céda. Le capucin, étant parvenu à son but, continua longtemps ce train de vie avec elle, en entretenant la discorde dans la maison.

T. 1.                                                                                                    P. 23.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 23.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 23.



Aventure du frère qui raconte les histoires et d’un
prédicateur de son ordre, dans la maison d’un
riche bourgeois.


Un prédicateur, dont le compagnon était par hasard à la campagne, me pria de lui tenir compagnie un jour seulement. Le gardien le permit. Nous partîmes du couvent le matin, après avoir déjeuné. Il fit quelques visites chez quelques-uns de ses amis, et la dernière fut chez un riche bourgeois. Nous trouvâmes sa femme au logis en habit négligé, mais très-propre. Cela lui seyait si bien qu’elle eût tenté l’homme le moins porté à l’amour. Dès que nous arrivâmes, elle montra assez de réserve, ne me connaissant pas ; mais le père lui dit que j’étais de ses amis, et elle se mit dans son train ordinaire. Elle se montra enjouée et galante. Je craignais, dit-elle, que vous ne vinssiez pas, car mon mari ne doit revenir que ce soir. — Peu s’en est fallu, en effet, que je ne vinsse pas, mais heureusement j’ai trouvé un fidèle compagnon et je me suis résolu à venir.

La conversation ne dura qu’un instant ; on servit bientôt à dîner. La partie fut carrée, car la fille de chambre se joignit à nous. Elle était de l’humeur de sa maîtresse et je prévis qu’elle pourrait être mon fait.

Nous dînâmes gaiement, nous bûmes d’excellent vin et en grande abondance, la bonne chère ne fut pas épargnée. Le repas fini, le prédicateur mit son manteau sur des chaises et prit la dame d’une façon qui me fit assez connaître qu’ils étaient très-familiers. Il la porta dans un cabinet voisin où se trouvait un lit de repos fort propre et fort commode pour ce qu’ils voulaient faire. Je me trouvai seul près du feu avec la demoiselle qui, plus jeune que sa maîtresse, me parut plus belle qu’elle. Mais j’avais tant de timidité que malgré mon bon désir je n’osais m’approcher de cette aimable fille. Je me mis dans un coin sans oser lever les yeux, et j’étais en danger de rester dans cet état de stupidité, si cette demoiselle, qui s’aperçut de ma faiblesse, n’eût fait les premières avances. Elle me sourit amoureusement, mais cela n’aurait pas suffi si elle ne se fût jetée à mon cou en me disant : Quoi, mon frère, resterons-nous dans l’inaction tandis que les autres jouissent des plus grands plaisirs ? Ces paroles me tirèrent de ma stupidité ; je la saisis, l’emportai sur le lit, et nous nous livrâmes aux plus tendres ébats.

T. 1.                                                                                                    P. 25.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 25.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 25.

Nous eûmes plus tôt fini que nos compagnons, et étant forcée par quelque nécessité naturelle, de descendre au bas de la maison, j’entendis frapper à la porte, et ne voulant pas donner à ma belle le temps de descendre, j’allai malheureusement ouvrir. C’était le maître de la maison, que je ne connaissais pas. Il me salua : Bonjour, mon frère, pourquoi vous êtes-vous donné la peine de m’ouvrir ? Après ces mots il monte, ouvre sa chambre, et trouve sa femme et le père endormis entrelacés l’un dans l’autre. Il ferme la porte doucement, de crainte d’éveiller le couple d’amants, et après avoir fait deux tours dans la chambre, il me demanda ce que j’étais venu faire là et s’il y avait longtemps que j’y étais. L’altération que je remarquai sur son visage me rendit interdit, mais la demoiselle lui répondit que nous venions d’entrer. — Vous n’y resterez pas longtemps, dit-il, je vais vous faire changer de logis. Il regarda par la fenêtre, appela un savetier, son voisin, et le pria d’aller quérir le commissaire. Celui-ci étant arrivé, le maître de la maison lui jeta la clef par la fenêtre, parce qu’il voulait rester dans la chambre avec nous pour empêcher le commissaire d’être prévenu et pour que nous ne pussions éveiller les endormis. Aussitôt que le commissaire fut entré dans la chambre. — Monsieur, lui dit-il, je sais que ces charmes n’ont pas de pouvoir contre la justice ; c’est pourquoi je vous ai fait appeler pour vous saisir d’un sorcier qui a pris ma ressemblance sous l’habit d’un capucin afin de jouir de ma femme. Je suis trop persuadé qu’elle est vertueuse pour croire qu’elle pût, sans être surprise, faire quelque chose contre son honneur, et d’un autre côté je ne puis croire que ce soit un véritable capucin. Éclaircissons ce mystère. À ces mots il ouvre la porte et éveille les deux amants.

Le mari est étrangement étonné en voyant que ce capucin est son neveu, et celui-ci ne l’est pas moins de la présence de son oncle ; mais la femme est bien plus surprise qu’aucun de nous lorsqu’elle s’aperçoit que son mari la surprend toute nue, ses bras et ses jambes entremêlés à ceux du capucin.

Le commissaire, qui était un homme d’esprit, nous fut dans cette circonstance d’un grand secours. — Quoi ! dit-il, monsieur, en s’adressant au mari, est-ce ainsi que l’on se joue de la justice ? vous mériteriez que je vous fisse éprouver des marques de mon ressentiment pour m’avoir fait venir chez vous afin de me rendre l’objet de vos railleries. Si quelques considérations ne me retenaient je vous en ferais porter la peine ; et vous, mes pères, dit-il en s’adressant à nous, je m’étonne que vous ayez consenti à suivre les conseils du maître du logis pour une chose semblable ; mais la vénération que j’ai pour votre ordre me fait passer sur les considérations de mon honneur et de mes intérêts, autrement je vous mènerais tous trois au Châtelet, où vous auriez à répondre sur le peu de respect que vous m’avez témoigné quoique je sois revêtu d’une charge que l’on respecte et honore.

Le capucin, connaissant la finesse de son oncle, fit semblant de lui demander pardon, en lui affirmant qu’il ne pensait pas qu’il prît la chose ainsi et qu’il s’imaginait bien qu’il serait le premier à rire de cette aventure.

Le mari jurait et attestait par des serments exécrables que ce n’était pas une raillerie, qu’il venait de la campagne, et qu’il les avait trouvés couchés ensemble. Mais ses serments et ses protestations furent inutiles ; plus il s’obstinait à soutenir ce qu’il avait avancé, plus nous nous obstinions avec le commissaire à soutenir le contraire. Enfin, nous sortîmes de la maison. Le commissaire fit semblant de nous réprimander, et fit des reproches au mari, lui disant qu’il ait une autre fois plus de conduite, et ne s’avisât pas de lui faire de semblables tours. Nous le laissâmes avec sa femme, celle-ci fut mise un peu après aux Madelonnettes. Nous retournâmes au couvent après avoir bien remercié notre libérateur, et l’avoir prié instamment de garder le secret.

Depuis cette aventure, qui aurait du me faire éviter des dangers semblables, je ne laissai échapper aucune occasion où je pourrais prendre des plaisirs, tant l’amour a de puissance sur les jeunes gens. Il est vrai que j’étais poussé par le prédicateur, qui me contait, toutes ses intrigues et celles de plus de vingt de nos pères, qui me reçurent dans leur confidence, et à qui je servis de compagnon en plusieurs bonnes rencontres.


Voyage avec le provincial et son secrétaire.
Aventures agréables de ce voyage.


Le premier voyage que je fis, ce fut pour accompagner notre provincial à dix lieues de Paris. Il avait son secrétaire avec lui. Nous couchâmes chez un gentilhomme, qui se trouva sur notre route. Il avait une femme très-belle et une jeune sœur fort jolie. Nous arrivâmes sur les deux heures, et l’on nous offrit d’abord une collation qui valait un bon dîner. Comme c’était au mois de juin, époque où les chaleurs sont grandes, nous prîmes le frais dans les chambres, jusqu’à ce que le soleil étant près de finir sa carrière, il prit envie à nos pères d’aller dire leur bréviaire dans un bois touffu qui était au bout du jardin. Les dames restèrent dans la chambre, s’occupant à des tapisseries, et le maître de la maison se retira dans son cabinet pour écrire quelques lettres et vaquer à ses affaires particulières.

Avant de laisser sortir les pères, on se mit en devoir de pourvoir au souper. Le cuisinier était malade, et nous étions en danger de n’avoir que la broche, si le provincial, non moins friand qu’amoureux, n’eût dit à madame que j’entendais parfaitement la cuisine. Elle me pria aussitôt d’une manière galante de vouloir faire une tourte de pigeonneaux et une fricassée de poulets. Je m’y offris avec plaisir ; je descendis à l’office et mis une serviette devant moi.

L’on m’apporta ce qui m’était nécessaire, et je me mis en devoir d’exécuter la commission que l’on m’avait donnée.

Au bout d’une demi-heure, mon souper étant presque prêt à être mis sur le feu, je m’aperçus qu’il me manquait des artichauts ; je laissai un petit laquais que j’avais avec moi pour prendre garde à tout et j’allai au jardin en chercher moi-même.

Ce jardin était vaste. Le grand nombre des espaliers qui portaient de très-beaux fruits me fit naître la curiosité de m’avancer pour les considérer et voir si j’en trouverais quelqu’un à mon goût. J’en cueillis un, puis voyant un peu plus loin des cerises, j’y courus pour en manger ; après quoi je me promenai sous un berceau de chèvrefeuille, au bout duquel était un cabinet plafonné de diverses peintures avec des filets d’or. La porte était fermée, mais voyant une fenêtre entr’ouverte, il me prit envie de regarder le dedans du cabinet. J’y aperçus le provincial tenant entre ses bras la dame du logis, dont la jupe était troussée jusqu’au-dessus des genoux, et la main du révérend père était au-dessous. J’eus le plaisir de voir des genoux ronds et aussi blancs que l’albâtre. Je me retirai promptement, de crainte d’être aperçu et de troubler la fête, ce qui m’aurait attiré quelque fustigation. Je cherchai à me cacher en quelqu’endroit du bois, en attendant l’issue de cette aventure et la sortie du provincial ; mais une autre surprise m’attendait. Comme je passais dans un lieu fort couvert, j’aperçus le père secrétaire qui se leva brusquement, me vint trouver tout en sueur et me dit : Ah ! frère Léonor, que je suis ravi de te voir ici, viens participer à nos joies et à nos délices. En même temps il me présenta à la sœur du gentilhomme en lui disant : Mademoiselle, je suis au désespoir de ce que la trop grande ardeur de ma passion s’est opposée à mes désirs et aux vôtres ; vous avez assurément sujet de vous plaindre de moi, mais si j’ai manqué à remplir votre envie, je crois que le frère Léonor, que je vous présente, pourra vous satisfaire pleinement. — Retirez-vous, dit-elle comme en colère, il ne me fallait pas faire naître un désir pour ne pas m’en procurer la satisfaction ; j’espère que ce frère pourra me contenter, et votre présence ne sert qu’à retarder les plaisirs que je m’attends à goûter avec lui.

Le secrétaire se retira, et ces paroles m’ayant instruit du combat que j’avais à soutenir, mes armes furent bientôt en état. Nous nous livrâmes aux plaisirs sans réserve, et je fis avouer à la demoiselle qu’elle était bien aise que j’eusse pris la place du secrétaire et qu’elle avait suffisamment satisfait à ses désirs. Sur ces entrefaites, le provincial arriva. Il fut si surpris de me trouver en posture qu’il pensa tomber en pamoison. Il ne savait comment il devait prendre la chose ; mais la belle lui ayant conté comment l’affaire s’était passée, il se mit à rire et me dit d’un cœur paternel : courage, mon cher frère, ne discontinuez pas ; cette demoiselle est aimable, il faut employer toutes vos forces à la contenter, et vous réjouir de l’heureuse occasion qui s’est offerte.

Bientôt après nous retournâmes à la maison où nous trouvâmes le secrétaire sur un lit de repos, faisant croire au maître du logis qu’il était indisposé pour avoir mangé un fruit. J’allai finir mon souper. Il fut bientôt préparé, et après avoir soupé nous allâmes nous reposer sur de bons lits jusqu’au lendemain matin. Après notre lever, nous déjeunâmes et nous prîmes congé de nos hôtes bienveillants pour nous rendre au couvent des religieuses de Fontevrault.


Aventures des trois capucins au couvent de
Fontevrault.


Nos pères allaient faire dans ce couvent une neuvaine. Il est nécessaire de dire que pendant les neuvaines il est défendu expressément aux nonnes de parler à qui que ce soit qu’aux pères directeurs, afin que pendant ces neuf jours elles soient entièrement attachées à faire ce qu’ils leur ordonnent et toujours attentives à leurs discours à la grille, d’où ils ne se retirent qu’aux heures du repas. Après le repas, ils y reviennent encore jusqu’à minuit, heure des matines.

Comme ce couvent est près du château où nous avions été si bien régalés, nous y arrivâmes bientôt. Dès que les religieuses eurent appris l’arrivée de leurs directeurs, elles se rendirent toutes aux parloirs avec une modestie si grande que j’en fus d’abord étonné. Le jour elles sont toutes ensemble et s’entretiennent des affaires du monde, demandent des nouvelles de leurs parents et amis et autres choses semblables ; mais le soir, qui est le temps destiné au silence, elles se retirent en de petits parloirs, dont les grilles sont larges, pour jouir pleinement de leurs directeurs les unes après les autres.

Le père provincial ne me traita pas en novice, mais en ami ; il me donna la liberté de me promener où je voudrais, sans m’obliger à dire mon chapelet, comme font la plupart des sots et stupides compagnons de notre ordre. Je ne faisais donc que me récréer pendant que ces bons pères éprouvaient les esprits et attendrissaient les cœurs de ces jeunes dames. Je ne les voyais ni l’un ni l’autre qu’au dîner, parce que le soir ils ne soupaient pas, à cause des collations particulières qui se faisaient à la grille toutes les après-midi.

Il y avait déjà trois jours que j’étais dans ce couvent sans autre occupation que la promenade ; mais le troisième jour, au matin, je rencontrai un frère de Paris de mes amis qui se promenait seul et était plongé dans une profonde rêverie. J’allai l’accoster et lui demandai la cause de son chagrin. J’aime, répondit-il, et je cherche les moyens de satisfaire à mon amour. — Si je puis vous être utile, lui répondis-je, employez-moi, et je vous servirai de bon cœur. — Je ne crois pas, me répondit-il, que vous puissiez me rendre service. Toutefois, je veux bien vous instruire du sujet de mon chagrin ; car nous manquons souvent de lumière dans les choses qui nous importent le plus, et ceux qui ne sont pas intéressés dans nos affaires y trouvent plus facilement des expédients, parce qu’ils ne sont pas aveuglés par la passion.

Il y a plusieurs jours que je suis ici avec un prédicateur qui est venu pour le même sujet que le père provincial. Nous avons contracté habitude avec trois religieuses fort aimables, qui ne désireraient que de se livrer entièrement aux plaisirs de l’amour. Mais les moyens de se contenter sont difficiles. Les grilles, quoique larges, empêchent que l’on puisse faire ce que l’on veut. Elles se sont avisées d’un expédient qui nous a réussi, quoi qu’il soit assez dangereux. Une de ces filles a entre ses mains les clefs du réservoir au poisson du couvent. Dans ce réservoir, il y a une grille qui s’ouvre à la clef. C’est par là que coule un petit ruisseau qui fournit l’eau ; elle nous en a donné la clef et nous a dit de passer par là à deux heures du matin, en sortant des matines. Nous avons suivi cet avis, et nous avons réussi à passer, et, sortant de là, nous nous sommes trouvés dans le bois qui est dans l’enceinte du couvent. C’est là que nous attendaient trois mignonnes en bonne dévotion. Comme elles étaient préparées à la chose, il ne nous a pas fallu longtemps pour les résoudre, quoiqu’elles nous aient juré qu’elles n’avaient jamais connu d’homme. Mais il est survenu une dispute assez plaisante entre elles, parce qu’elles étaient trois et que nous n’étions que deux. Il y en a eu une plus modérée que les autres ou plutôt qui appréhendait que les différends ne fissent perdre trop de temps, et qui a bien voulu attendre que son amie eût fait. Mais elle n’a pas été la plus mal partagée, parce que de ma vie je ne me suis trouvé plus vigoureux. Après que j’ai eu donné quelque satisfaction à la première, je me suis trouvé en état de donner à la seconde le double de ce que j’avais fait à la première. Mais ce qui fait l’objet de mon chagrin, c’est que le prédicateur s’est saisi de la plus jeune et de la plus jolie, pour laquelle j’ai une si grande passion que je ne serai jamais content que je n’en aie obtenu la plus grande faveur. Je préférerais plutôt rompre avec le prédicateur que de ne pas me satisfaire.

Voilà quatre jours que nous continuons ce train de vie sans avoir pu jusqu’à présent avoir entre mes bras celle que j’adore, et comme je suis obligé de partir demain, je rêvais au moyen de parvenir à mon dessein, lorsque vous m’avez rencontré.

Je suis bien aise, lui répondis-je, que vous m’ayez fait cette confidence, parce que j’imagine un expédient pour vous faire obtenir l’objet de vos vœux, pourvu que vous vouliez m’admettre en votre compagnie. — Pour moi, répliqua-t-il, je le veux bien, mais il faudrait en parler au père, et je ne sais comment lui faire la proposition de vous mettre de la partie. — Au contraire, lui dis-je, il ne faut point lui en parler ; ce serait le moyen de voir votre entreprise avortée ; montrez-moi seulement le lieu, et vous reposez sur moi pour le reste. Nous allâmes reconnaître l’endroit. Il m’instruisit de la manière dont je devais me conduire sans être vu, et où je trouverais les galantes nonnettes. Cela résolu, je ne manquai pas de me trouver avant eux au rendez-vous. Nos trois religieuses y étaient déjà, qui me demandèrent où était le père prédicateur, croyant que j’étais le frère. Je leur répondis tout bas qu’il me suivait, et en même temps je réfléchis au moyen de n’être pas reconnu avant coup-férir. Le prédicateur et le frère vinrent ensuite.

Le frère passa le premier, comme je l’en avais averti, et s’empara de celle qu’il aimait, tellement que le prédicateur fut obligé de s’accommoder de la troisième.

Nous passâmes ainsi deux heures le plus agréablement du monde. Deux de ces jeunes nonnes furent mieux satisfaites qu’auparavant, chacune ayant son chacun. Nous nous retirâmes ensuite en nous raillant du prédicateur, qui avait été frustré de sa proie accoutumée ; mais il se défendit en disant qu’il avait trouvé la dernière aussi bonne que la première. Nous allâmes ensuite vider une bouteille d’excellent vin, et nous nous mîmes chacun sur un lit, où nous nous reposâmes jusqu’à dix heures.

En se levant, ils allèrent dire adieu à leurs nonnes, et après avoir dîné ils me manifestèrent le désir de prendre congé du provincial, parce qu’ils voulaient partir dans une heure, afin d’être le lendemain matin à Paris. Je les invitai à m’attendre, et allai trouver le provincial à la grille, où il avait dîné ce jour-là, pour lui demander s’il était disposé à recevoir leurs adieux et à leur donner sa bénédiction.

Je montai au parloir de la prieure où il s’entretenait ordinairement avec quelqu’une de ces filles. J’ouvris la porte sans heurter, quoique ce soit la coutume parmi les moines et parmi les moinesses ; mais j’avais ma tête si échauffée par le vin que je n’y songeai pas. J’aperçus, en ouvrant la porte, le dirai-je, notre révérend père dans l’attitude la plus lascive du monde. Il était couché sur le dos tout de son long, sur la planche placée devant la grille, sa robe levée et sa mutande abaissée ; de l’autre côté était une de ces belles nonnettes dont les jupes et la chemise étaient troussées et dont… Ce spectacle me surprit si fort que je tirai la porte à moi avec beaucoup plus de précaution que je ne l’avais ouverte et courus chercher le secrétaire, sans savoir pourquoi ; j’étais pris de vin et étourdi de ce que je venais de voir. J’entrai si brusquement dans le parloir où il était que je rompis les verrous qu’il avait eu la prudence de fermer, de crainte de surprise. Mais si mon étonnement avait été grand à la vue du provincial, il ne le fut pas moins en voyant l’état où était le secrétaire. Il était couché sur deux chaises, le visage pâle, la corde défaite, ses sandales éloignées de lui, son habit levé négligemment, et une dame lui tenait la main à la grille. Je courus d’abord pour le secourir ; mais la posture où je vis la dame en m’approchant me fit bien voir qu’il n’était mort que pour revivre. Je les laissai faire, après qu’elle m’eut assuré que ce ne serait rien. J’allai dire à mes deux amis que le père provincial leur souhaitait un heureux retour au couvent, et qu’il se recommandait à leurs saintes prières, mais qu’il ne pouvait les voir, à cause d’une affaire à laquelle il était occupé.

Nous bûmes le vin de l’étrier et nous nous quittâmes. Rendu ainsi à moi même, j’avisai à finir ma neuvaine aussi gaîment que je l’avais commencée.

Je contractai une liaison plus étroite avec nos trois jardinières, et j’allai toutes les nuits au rendez-vous du réservoir, où je goûtais avec ces charmantes filles toutes les délices de l’amour.

Cette agréable neuvaine finie, il fallut reprendre la route de Paris. En chemin, nous revîmes nos belles hôtesses, qui nous régalèrent de nouveau, et ce fut là que se terminèrent les plaisirs de notre voyage.

Arrivé à Paris, je suivis l’exemple de mon provincial, et j’envoyai à ces religieuses certaines eaux pour servir à la guérison des hydropisies que l’amour peut engendrer.


Aventure du gardien du couvent de Provins.


Un capucin des plus célèbres de l’ordre, par sa qualité et par sa science, trouva moyen, par ses intrigues, de se faire élire gardien du couvent de Provins, si renommé à cause des crimes que les franciscains ont commis avec une foule de religieuses qu’ils ont débauchées. Ce révérend père, qui était gardien en 1676, fut cause des égarements de ces pauvres filles. Ce capucin était le mieux fait de notre ordre. Il avait l’esprit subtil et persuasif ; si la mémoire ne lui avait pas manqué, il aurait été un des plus habiles et des plus recherchés prédicateurs de son temps.

Comme il ne souhaitait d’arriver au gardienat que pour suivre impunément ses désirs effrénés, sans appréhender la censure, il s’abandonna entièrement aux plaisirs, ne négligea rien de ce qu’il croyait propre à y contribuer, mit toute son application à trouver les moyens de ne rien refuser à sa satisfaction. À cet effet, il se servit d’un frère qui avait passé une partie de sa vie dans des intrigues amoureuses, et avouait presque publiquement sa prostitution. Il avait de si rares talents dans ce commerce qu’il avait été toujours recherché de ceux qui étaient adonnés à cette passion. J’en parle avec certitude, puisqu’il ne faisait pas mystère de ses actions, et que c’est de lui que je tiens cette histoire.

Au commencement des vendanges, époque où il envoyait quêter du vin dans les villages voisins, il eut envie de savoir à combien pourrait s’élever la quantité qu’il pouvait espérer d’avoir. Allant pour cela de côté et d’autre dans les vignobles, il aperçut une jeune fille villageoise, âgée d’environ dix-huit ans, qui, dans son vêtement assez propre pour une personne de son état, faisait briller une beauté capable de rivaliser avec les charmes des plus belles dames de la cour. Le gardien en fut d’abord épris ; ce loup ravisseur de la pudeur des vierges forma sur-le-champ le projet de la posséder, et ce fut pour y pourvoir qu’il lui demanda d’où elle était et à qui elle appartenait. Elle lui montra la maison de son père, où aussitôt il alla voir cet homme, qu’il pria, avec cet air d’hypocrisie qui séduisait tout le monde, de lui prêter quelque temps un lieu pour mettre le vin de sa quête. Ce bonhomme, qui ne jugeait des choses que par l’apparence, crut que c’était par un effet de la bénédiction divine que le bon religieux s’adressait à lui ; il lui accorda ce qu’il lui demandait. Il offrit donc une cave, et lui dit même qu’il pouvait disposer de sa maison et de tout ce qui lui appartenait. Il le pria ensuite de prendre un verre de vin pour se rafraîchir, et de vouloir accepter une petite collation. Le père gardien accepta ; ils se mirent à table, et celui-ci, pour prévenir l’esprit de ce bonhomme en sa faveur, ne l’entretint que de choses saintes. Pendant le temps qu’ils étaient à table, la fille arriva ; et, par ordre de son père, elle présenta à boire au capucin. Celui-ci fut si transporté en la voyant qu’à peine se put-il retenir de lui déclarer son amour, et ce ne fut qu’avec une grande violence qu’il ne lui en donna pas de marques ; mais il voulut se réserver une occasion plus favorable.

Quand il sortit de la maison, il promit qu’il leur viendrait souvent rendre visite, et en effet il n’y manqua presque pas un jour. Il amusait le père et la mère par de belles paroles, faisait des caresses aux enfants et des présents à la fille. C’est ainsi qu’il s’attira tellement l’amitié de toute la famille qu’il était comme le maître du logis.

Il passa ainsi l’hiver sans que les affaires fussent plus avancées, ce qui ne satisfaisait pas trop le compagnon du gardien à cause du grand froid qu’ils éprouvaient en faisant leurs visites.

Lorsque le printemps fut arrivé, ces bonnes gens venaient ordinairement les dimanches et les fêtes rendre visite au gardien ; il les recevait toujours avec les témoignages de la plus vive amitié. Il leur faisait faire bonne-chère ; et pour engager la fille à entrer seule une autre fois au couvent, il y fit entrer un jour toute la famille pour y dîner et voir le couvent.

Il en usa plusieurs fois de la même manière, et l’été se passa entièrement sans qu’il eût pu trouver l’occasion propice à son dessein. Mais dans l’automne, qui est le temps de la récolte des fruits, il recueillit le fruit de ses travaux amoureux. Pour parvenir à ses desseins, le gardien pria cette fille de lui apporter un jour des fruits qui se trouvaient chez son père et dont il n’avait pas chez lui. Elle lui promit de le faire ; et le jour fixé il envoya dix de ses moines hors du couvent, dans des villages situés çà et là ; il ne garda dans sa maison qu’un de ses amis intimes et qui était le compagnon de ses débauches.

La jeune villageoise vint sur les quatre heures sonner à la porte. Le compagnon alla lui ouvrir, et lui dit en riant : entrez, ma fille, je vais avertir le révérend père gardien. Elle ne fit aucune difficulté.

Le frère fit semblant d’aller sonner les complies pour ne lui donner aucun soupçon et pour éviter le scandale, quoiqu’il n’y eût personne pour chanter.

Le gardien vint rejoindre la jeune fille, la salua lui dit : ma belle enfant, je n’ai point de panier pour mettre les fruits ; prenez la peine de venir avec moi, je vous en donnerai d’autres pour remplacer les vôtres. Elle le suivit sans résistance dans sa chambre, où se trouvait une collation bien apprêtée ; il n’eut pas beaucoup de peine à la décider à boire et à manger. Il y avait d’excellent vin d’Espagne, dont elle but largement. Il y avait deux autres moines qui avaient pris part au repas, mais ils se retirèrent, comme on était convenu. Aussitôt que le père gardien fut seul avec la jeune fille, il se mit en devoir d’exécuter le dessein qu’il avait projeté depuis longtemps. Il la jeta en badinant sur sa couchette ; elle fit au commencement un peu de résistance, mais comme elle avait de l’esprit, beaucoup d’amour et un peu de vin dans la tête, elle laissa faire au gardien ce qu’il souhaitait depuis si longtemps. Lorsqu’ils eurent accompli l’œuvre, le gardien la conjura de continuer avec lui ce genre de vie et de venir le voir souvent. Ils passèrent ainsi deux ans dans les plus agréables plaisirs.

Telles sont les ruses les plus communes que les capucins emploient pour satisfaire à leur lubricité. Mais ils ne remplissent pas avec plus d’exactitude leurs vœux d’obéissance. On pourrait faire un gros volume des exemples de leur insubordination. Je me contenterai seulement d’en rapporter quelques-uns qui prouvent leur indocilité.

Nos supérieurs, par principe de politique, envoient souvent dans des villages des prédicateurs pour instruire les paysans, qui nous donnent au temps des récoltes mille sortes de provisions. Ces sortes de missions ne semblent pas aux prédicateurs fort glorieuses, ni capables de leur procurer beaucoup de plaisir ; ils s’en défendent tous avec opiniâtreté ; se renvoient de Caïphe à Pilate ou se disent incommodés de l’estomac. Mais quand il s’agit de prêcher une octave ou de faire le panégyrique de quelque grand saint dans un célèbre couvent de religieuses, tous demandent à y aller ; et les plus vieux, qui sont souvent les plus fous, sollicitent si instamment, que le gardien est forcé, contre son inclination, de se rendre aux importunités de ces religieux.

Si on les envoie assister quelque malade, avec ordre de retourner au logis, ils feignent qu’on n’a pu se passer de leur assistance et ne se rendent pas au temps qu’ils devraient.

Fort souvent ils prétextent qu’il faut qu’ils aillent prêter assistance à des personnes qui n’existent que dans leur imagination ; et pendant ce temps ils vont se livrer à leurs débauches. J’en parle comme savant, puisqu’étant sortis un jour plus de vingt, sous prétexte d’aller assister des malades, nous nous trouvâmes au nombre de quatorze à souper à l’abbaye de Saint Denis en France, où les bons bénédictins nous régalèrent splendidement.

Ce fut dans ce célèbre monastère que j’appris, en conversant avec le père chargé de recevoir les notes, que nos frères s’arrêtent souvent, après deux ou trois heures, sous les arbres qui se trouvent à l’entrée de la ville, pour laisser passer le temps de la réfection des moines, parce qu’ils se réjouissent plus librement et mieux dans les chambres de leurs hôtes que dans le réfectoire ; ce qui est contre la défense de notre ordre, dont la règle porte qu’étant en voyage on doit se rendre dans les monastères au temps des repas, autant que cela se peut, afin de leur être moins à charge.

La plupart des anciens ne sont jamais disposés recevoir d’autres injonctions que ce qui leur est dicté par leur amour-propre ; ils sortent, au gré de leur volonté, pour aller où la volupté les appelle. Cela est très-bien connu des supérieurs, mais le gouvernement des supérieurs de notre ordre ne dure que trois ans, ils sont bien aises de jouir comme les autres de leur liberté quand ils ne sont plus en fonctions.

En un mot, l’esprit d’obéissance est si bien éteint parmi nous, que les gardiens ne se hasardent pas de rien commander qu’il ne soit assuré que le commandement sera bien reçu de celui à qui il s’adresse.


AMOURS, GALANTERIES, INTRIGUES,

RUSES ET CRIMES

DES

CAPUCINS ET DES RELIGIEUSES.



CHAPITRE I.

Couvent des Célestins, duché d’Urbin, en Italie.
Eugenio, moine célestin.


Eugenio, gentilhomme italien de la famille des Caprera, se trouvant un soir dans une réunion des personnes les plus distinguées de la ville d’Urbin, patrie du peintre Raphaël, y remarqua une jeune fille nommée Virginia, de la famille de Spazonni et d’une beauté ravissante, laquelle fit une telle impression sur le cœur de notre gentilhomme que son image resta profondément gravée dans son esprit.

Cette émotion qu’avaient produite sur lui les charmes d’une jolie figure, d’une taille svelte, d’un accent de voix douce et tendre, s’accrut chaque jour, et le sensible Eugenio rêvait sans cesse à Virginia. Il ne put s’empêcher de faire la déclaration de son amour vif et sincère à monsieur et à madame de Spazonni ; mais avant de faire cet aveu, il lui fallut réfléchir plusieurs jours à la manière dont il s’y prendrait. Quelquefois il lui semblait qu’il devait plutôt s’adresser à Virginia, car qu’aurait été pour lui le consentement du père et de la mère de la jeune fille, si celle-ci n’avait pas partagé sa flamme ? Pendant ce temps d’irrésolution, il eut occasion de se trouver dans une nouvelle société où était aussi la famille de Spazonni ; Eugenio trouva de nouvelles grâces dans la personne de celle qu’il adorait. Les yeux des deux jeunes gens se rencontrèrent, et Eugenio lut dans ceux de Virginia qu’elle n’était pas indifférente à ses tendres regards. Cela l’enhardit ; et il se décida à se rendre le lendemain chez M. de Spazonni pour lui demander la main de sa fille en lui avouant qu’il en était éperdûment amoureux, et qu’elle était nécessaire à la tranquillité, au bonheur de sa vie. De la veille au lendemain c’était un bien long espace de temps pour un cœur aussi vivement enflammé que celui d’Eugenio ; aussi toute la nuit son esprit fut préoccupé de ce qu’il devait faire le lendemain, et son sommeil fut constamment troublé par l’image de son amante, par l’espérance de l’obtenir, et souvent par la crainte ou d’éprouver un refus ou de n’avoir qu’une promesse pour une époque qui se ferait encore longtemps désirer. Enfin l’astre du jour rend ses rayons à notre globe terrestre. Eugenio se lève et va se promener pour dissiper l’anxiété qui le dévore, en attendant dix heures, temps qu’il croit convenable pour parler à M. et à Mme de Spazonni. Cette heure désirée arrive enfin, et Eugenio se rend chez les parents de son amante. Aussitôt qu’on annonça M. Eugenio de Caprera, M. et Mme de Spazonni s’empressèrent d’aller dans leur salon. Bientôt Virginia arriva aussi, ce qui augmenta encore l’embarras du jeune homme. Après les salutations prescrites par l’usage, la conversation fut entamée et roula sur divers sujets différents ; enfin Eugenio, saisissant un moment de silence, déclara aussi le motif de sa visite à M. et à Mme de Spazonni. Dès le jour que j’eus l’avantage de voir pour la première fois Mlle Virginia, sa beauté subjugua mon cœur ; depuis l’image de ses charmes n’a fait que grandir, et est devenue une puissance qui me force à venir vous demander, comme une planche de salut, votre approbation à accepter l’offre de ma main, que je ne viens lui faire qu’après une longue réflexion et qu’après avoir éprouvé que Virginia est devenue nécessaire à ma vie.

Tout le monde se tut un instant ; Virginia rougit d’abord et pâlit ensuite, comme si elle allait tomber en syncope. Après ce premier moment d’émotion, M. de Spazonni s’adressa ainsi à Eugenio :

L’offre de votre main, monsieur, que vous faites à ma fille aujourd’hui est très-honorable pour ma famille et n’est pas moins avantageux ; je connais depuis longtemps le crédit et les richesses immenses dont jouit votre maison. Vos qualités personnelles ne laissent rien à désirer ; ainsi point d’autre opposition que je puisse ni que je veuille apporter à l’accomplissement de votre bonheur, puisque, dites-vous, Virginia est indispensable à votre existence, si ce n’est que des raisons d’intérêt qui regardent ma famille m’engagent à attendre quelque temps pour marier ma fille ; cependant, j’espère que les motifs de ce retard cesseront sous peu ; et alors, monsieur, rien ne s’opposera plus à ce que vous demandez.

Les deux jeunes gens étaient complètement interdits ; ils attendaient avec joie et crainte la fin du discours du père ; mais après qu’il eut cessé de parler, leurs cœurs s’épanouirent, leur espérance commença à poindre, leurs yeux se rencontrèrent et se dévoilèrent leur amour.

Eugenio remercia M. de Spazonni et le supplia de faire cesser très-promptement les obstacles qui s’opposaient actuellement à son bonheur inexprimable.

Mme de Spazonni, qui n’avait rien dit jusqu’alors, lui assura qu’elle ferait tout son possible pour veiller à ce que son mari hâtât leur union.

La conversation fut un instant interrompue ; après quoi Eugenio, qui se sentait un peu embarrassé, voulut se retirer, quoiqu’avec bien du regret.

Quelques mois se passèrent, pendant lesquels Eugenio allait de temps en temps présenter ses respects au père et à la mère de Virginia, qu’il regardait déjà comme sa future épouse. Cependant le roi de Naples eut des affaires secrètes à traiter à la cour de Vienne ; il avait besoin d’un chargé d’affaires extraordinaire, adroit et insinuant ; il jeta les yeux sur Eugenio de Caprera, qui lui parut très-propre à remplir sa mission. Un courrier fut envoyé à Urbino pour remettre une dépêche à Eugenio de Caprera, par laquelle celui-ci était invité à se rendre sur-le-champ à la cour de Naples. Eugenio alla le lendemain prendre congé de la famille du marquis de Spazonni, et en quittant Virginia ses regards firent connaître à la jeune fille combien il était fâché d’être obligé de s’éloigner d’Urbino, combien il était pénible pour lui de quitter l’air que son amante respirait ; après de tendres adieux, il se retira et partit le même jour pour Naples.

Le marquis de Spazonni, qui avait un fils et une autre fille, prit la résolution de ne pas marier Virginia et de la consacrer au service de Dieu dans un cloître, afin de ne pas diminuer les biens qu’il voulait laisser à l’héritier de son nom. Il s’entendit avec la marquise et ils arrêtèrent ensemble qu’ils mettraient l’infortunée amante d’Eugenio au couvent de San Cypriano, où elle ferait son noviciat et ses vœux. La marquise prévint sa fille de la subite résolution qu’elle et son père avaient prise et l’engagea à se soumettre volontairement. La malheureuse Virginia s’y résigna et le jour fut fixé pour le départ.

Ce jour fatal arriva : il était sombre et pluvieux ; une teinte grisâtre répandue sur la campagne rendait les objets aussi tristes que le cœur de la tendre et sensible Virginia. La marquise et sa fille montèrent dans une voiture, qui partit prompte comme l’éclair pour la partie occidentale du duché d’Urbin, où était située l’abbaye de San Cypriano. Laissons aux lecteurs le soin de s’imaginer les horreurs où était plongée l’âme aimante de l’intéressante Virginia, qui allait être enfermée pour toujours et dérober ainsi à Eugenio les charmes qui eussent fait son bonheur.

Plusieurs heures après leur départ d’Urbino, la voiture arriva à destination. Le cocher s’arrêta devant une grille qui découvrit aux regards de Virginia toute la façade de l’abbaye de San Cypriano. Il sonna ; la grille s’ouvrit, et après avoir franchi la cour spacieuse et plantée d’arbres qui précédait l’entrée du monastère, la marquise et Virginia descendirent vis-à-vis la porte de clôture.

Deux tourières s’empressèrent de les conduire dans le superbe parloir de l’abbesse, qui bientôt parut elle-même et fit le plus tendre accueil à la marquise ainsi qu’à Virginia. Elle les invita à entrer dans l’intérieur du monastère. Virginia éprouva un saisissement involontaire lorsqu’elle entendit le bruit des verrous, des barres de fer qui retenaient cette porte de clôture, et lorsque cette porte se referma sur elle. C’est pour jamais, pensa-t-elle, pour jamais ! Les cloîtres qu’elle traversait, ces voûtes sombres, sous lesquelles le bruit de ses pas retentissait, l’apparition de plusieurs religieuses qui se trouvaient sur sa route, et qui, semblables à des oiseaux de mauvais augure, disparaissaient aussitôt, tous ces objets nouveaux, imposants, produisaient sur son âme une impression profonde.

De retour dans l’appartement de l’abbesse, où l’on avait servi une riche collation, Virginia supplia la marquise, sa mère, d’obtenir pour elle une grâce qui pouvait la faire jouir de la seule consolation dont son âme était alors susceptible.

« Je désire, lui dit-elle, que madame l’abbesse me donne l’habit de novice sans m’assujettir au temps d’épreuve fixé par l’usage ; tout ce qui peut éloigner l’instant de mon sacrifice me paraît insupportable ; il me semble que je ne jouirai du calme après lequel mon cœur soupire que lorsque, tout entière aux devoirs sacrés de l’état que je vais embrasser, je pourrai m’y livrer sans réserve. »

Virginia parlait avec feu ; l’abbesse s’étant approchée, entendit ce qu’elle venait de dire et promit de lui donner le voile dans huit jours.

Le lendemain, la marquise repartit pour Urbino. Virginia la vit partir sans émotion ; son cœur, serré par une douleur profonde, n’était plus susceptible d’attendrissement. Elle lui parla de son père et lui recommanda sa fidèle Laurence.

Huit jours après, elle reçut, comme elle le désirait, les habits de novice, et trois mois s’étaient à peine écoulés depuis cette époque, lorsqu’un soir la maîtresse des novices, parcourant la gazette à l’heure de la récréation, lut à haute voix le passage suivant :

« Le jeune comte Eugenio, le même qui a été chargé d’une mission secrète pour le gouvernement du Roi, épouse, dit-on, sa cousine Rosalia Vizzani. Les dispositions sont prises ; on n’attend plus que le futur. Le pape doit donner la bénédiction aux époux, et on assure que cette cérémonie aura lieu le 15 de ce mois. »

Des cris étouffés se firent entendre alors ; la maîtresse des novices leva les yeux, et vit plusieurs jeunes religieuses qui s’empressaient de secourir Virginia évanouie. Près d’une heure s’écoula, durant laquelle on la crut entièrement privée de vie. On la transporta dans sa cellule, où elle resta indisposée pendant plusieurs jours. Aussitôt qu’elle eut la force de se soutenir, elle alla chez l’abbesse lui demander le voile noir. L’abbesse, qui l’aimait, lui fit plusieurs observations, mais elle persista et elle prononça ses vœux quelques jours après. Le jour même de ses vœux, après l’office, comme elle traversait un des cloîtres, le vieux Francisco, jardinier du couvent, lui ayant fait quelques signes mystérieux auxquels elle ne put rien comprendre, jeta à ses pieds une lettre, puis s’enfuit tout-à-coup. Virginia reconnut l’écriture d’Eugenio, ramassa le papier avec précipitation, et elle lut :

« Si vous ne voulez pas que j’expire de douleur et de désespoir auprès de ces murs odieux qui vous cachent à mes regards, accordez-moi un quart-d’heure d’entretien. L’honnête vieillard qui vous remettra ce billet m’a promis de m’introduire ce soir, à onze heures, dans le bois de cyprès qui termine votre jardin ; il vous donnera une clef pour venir m’y rejoindre. Virginia, prenez bien garde à la décision que vous allez prendre : vous connaissez mon amour ; si vous me refusez, demain je ne serai plus. »

La surprise, le dépit, animèrent le teint de Virginia de la plus vive rougeur. Elle écrivit à la hâte ces mots sur les tablettes qu’Eugenio lui avait données autrefois :

« Je n’ai rien à entendre de l’époux de Rosalia ; je le prie de s’éloigner de ces lieux et de se souvenir au moins que l’oubli de ses anciens serments ne doit point entraîner celui du respect qu’inspirent les liens sacrés qui ont fixé pour jamais le sort de Virginia. »

Francisco prit les tablettes et alla les remettre secrètement au jeune comte Eugenio. Pendant ce temps-là, l’infortunée Virginia se livrait à mille horribles réflexions sur l’ingratitude prétendue et la hardiesse de son amant. Le soir étant arrivé, Francisco remit à Virginia les tablettes qu’elle lui avait données le matin et sur lesquelles Eugenio avait écrit :

« Moi, l’époux de Rosalia ! juste ciel ! quel, odieux mystère me faites-vous entrevoir ? Ô Virginia, trop crédule et infortunée Virginia, qu’avez-vous fait ? Ingrate, devais-tu croire jamais… Au nom du ciel, faites que je vous voie… je souffre des tourments inexprimables. Virginia, par pitié, par humanité, ne me laissez pas mourir de douleur… »

Oui, je le verrai ! s’écria Virginia après cette lecture. Où est-il ? où est mon Eugenio ?… Dieux ! dieux ! ajouta-t-elle en se frappant la poitrine, vous l’avez permis ; l’iniquité triomphe…

Madame, dit Francisco d’une voix basse et timide, prenez garde d’être entendue, prenez garde de vous compromettre ainsi que moi. Voici une double clef du jardin ; j’aurai soin ce soir de ne pas mettre les verrous, afin que vous puissiez l’ouvrir sans bruit. À onze heures précises, trouvez vous dans le bois de cyprès. Francisco disparut après avoir remis cette clef à Virginia.

Les deux amants attendaient dans un ennui, dans une crainte difficile à décrire, mais facile à imaginer. Onze heures étant enfin sonnées, Eugenio et Virginia se trouvèrent réunis, par les soins de Francisco, dans un endroit le plus écarté du jardin de l’abbaye.

Des exclamations entrecoupées, des pleurs, des sanglots, remplirent d’abord les premiers moments de cette réunion à la fois si douce et si déchirante. Leur entretien devint ensuite plus suivi ; Virginia raconta à son amant comment elle avait été mise au couvent et comment elle avait prononcé ses vœux.

Eugenio raconta à son tour à Virginia qu’il avait été envoyé à Vienne par Sa Majesté, qu’il lui avait écrit plusieurs fois et qu’il avait été étonné qu’elle ne lui eût jamais répondu ; qu’à son retour il s’était empressé d’aller chez le marquis de Spazonni, son père, où il n’avait trouvé personne ; qu’enfin Laurana, domestique de la maison très-attachée à Virginia, lui avait appris, les larmes aux yeux, que son amante était au couvent de San Cypriano ; qu’il s’y était rendu aussitôt ; que pour lui parler il avait cherché à décider le vieux Francisco à lui procurer le moyen de la voir, ce qu’il avait fait ; enfin Eugenio, parlant des parents de Virginia, s’écria : Qu’ils tremblent, s’ils osent résister aux démarches que je vais faire pour réclamer contre les vœux par lesquels ils ont cru t’enchaîner ; j’armerai contre eux toute la sévérité du pape ; et le crédit du cardinal Caprera, mon oncle, me répond d’atteindre le but de mes désirs. Mais, ma Virginia, ajouta Eugenio en tombant à genoux, ma douce Virginia, chère épouse de mon cœur, exauce l’ardente prière de ton amant, de ton ami, consens à fuir avec moi cet odieux monastère, permets que je te conduise à Rome dans le palais de mon oncle ; là nous pourrons braver la ruse infernale de ceux qui chercheront peut-être encore à te ravir à mon amour, si tu restais ici jusqu’à la fin de la procédure que je suis résolu d’entamer.

Virginia, effrayée d’une semblable démarche, s’opposa avec force au désir d’Eugenio, et fit usage de tout l’empire qu’elle avait sur lui pour l’engager à la laisser à San Cypriano jusqu’à ce qu’elle eût obtenu du pape d’être relevée de ses vœux ; mais la violence de la douleur d’Eugenio, son désespoir, ses larmes, ses prières ardentes de ne pas le livrer à une inquiétude qui le ferait mourir, ébranlèrent bientôt toute sa fermeté, et elle finit, enfin par lui permettre de disposer de son sort comme il voudrait.

À peine Eugenio eut-il arraché le consentement de Virginia qu’il crut avoir atteint le terme de ses malheurs. L’éclair n’est pas plus rapide que la transition qui se fit dans son âme de l’excès du désespoir à la joie la plus pure. Il serrait les mains de Virginia, les couvrait de baisers, l’appelait mille fois son amante, sa femme, son unique bien, lui peignait avec feu le bonheur dont ils allaient enfin jouir, riait, pleurait, tombait à ses genoux et se livrait à tous les élans d’une âme longtemps comprimée par la tristesse qui jouit tout-à-coup du premier rayon d’un bonheur sans nuage.

Lorsqu’il fut un peu plus maître de lui-même, il traça à Virginia le plan qu’il avait imaginé. Il devait se trouver le lendemain, à pareille heure, au pied du rocher avec des chevaux et un habit de voyage pour Virginia. Francisco aurait soin, dit-il, de laisser la petite porte entr’ouverte, et Eugenio devait l’emmener avec lui jusqu’à Rome.

Virginia, faible, abattue, pouvait à peine partager la joie de son amant ; les vives émotions qu’elle avait éprouvées dans la journée venaient de redoubler la fièvre dont son sang était agité ; et lorsqu’elle se sépara d’Eugenio et qu’elle lui entendit répéter : à demain, à demain, ma Virginia, elle lui serra la main et ne put retenir ses larmes.

De retour dans la cabane de Francisco, il remit à l’honnête vieillard la somme d’argent convenue, et lui fit promettre de l’introduire le lendemain dans le jardin.

Ce lendemain, attendu avec une vive impatience par Eugenio, fut consacré entièrement aux préparatifs nécessaires à la fuite méditée. Il se rendit lui-même à Urbino, arrêta une chaise de poste, loua un domestique, à qui il donna ordre de l’attendre dans une auberge près de la grande route ; puis, après avoir acheté un autre cheval de selle pour Virginia, il attendit la nuit pour le conduire avec le sien au bas du rocher de San Cypriano.

Eugenio n’était plus qu’à un mille de l’abbaye lorsqu’il entendit sonner onze heures ; il pressa la marche des chevaux, et arriva enfin à quelques pas de la petite porte basse. La nuit était d’une obscurité effrayante ; le ciel chargé de nuages, dérobait aux regards jusqu’à la faible lueur des étoiles, et un calme profond régnait dans la nature. Eugenio se glissa légèrement sous les arbres qui ombrageaient les murs du monastère, et s’approcha de la porte. D’une main tremblante par l’excès de son émotion, il essaya de la pousser, et fut surpris de trouver une résistance à laquelle il ne s’attendait pas. Il redoubla d’efforts, et s’aperçut enfin, avec une douleur inexprimable, que la porte était fermée.

Mille idées sinistres se présentent en foule à son esprit ; il fait mille tentatives pour pénétrer dans le jardin de l’abbaye ; mais tout est inutile. Il se livre alors au plus cruel désespoir. La nuit entière se passe, déjà l’aurore va paraître, et Eugenio ne peut s’arracher des lieux qu’il avait cru ne devoir quitter qu’avec son amante. Enfin il se retire en suivant des sentiers qui le conduisent il ne sait où. Ses rêveries ayant duré toute la journée, il alla dans quelqu’auberge voisine pour prendre un peu de nourriture nécessaire à sa subsistance, et la nuit suivante il se rendit de nouveau aux murs de l’abbaye. Qu’on juge de ses peines, de ses chagrins, lorsqu’il trouva encore la porte fermée et qu’il ne put parler au vieux Francisco. Il passa la nuit sous ces murs et s’assoupit sur le gazon. À la pointe du jour, le bruit des cloches le réveilla ; leur sonnerie lente, le silence qui succédait tout-à-coup, puis un tintement funèbre se prolongeant plusieurs minutes, le glacèrent d’horreur. « Ciel ! s’écria-t-il, c’est ainsi qu’on sonne pour les morts ! » Puis, penchant la tête et poussant un profond soupir, il ajouta : « Celle qui vient de terminer sa carrière n’est-elle pas heureuse maintenant ? Ne jouit-elle pas de la récompense que doit lui mériter une vie passée dans la pénitence, les privations, peut-être, hélas ! dans des peines dont elle a seule connu toute l’amertume ? » Il marcha quelques minutes plongé dans de semblables réflexions ; puis tout-à-coup une idée le fit tressaillir. Il connaissait l’usage qui permet aux hommes d’entrer dans les monastères de religieuses pour suivre le convoi de celle d’entre elles qui vient de mourir. L’espoir de voir Virginia, de lui parler, le fit voler à l’église. Il vit un sacristain occupé à draper de noir la nef et le maître-autel.

Eugenio, frappé d’une terreur dont il ne pouvait se défendre, s’approcha d’un air timide du sacristain, et lui demanda à voix basse si le convoi devait se faire dans la matinée.

« Monsieur, répliqua cet homme, j’ignore le moment précis ; je crois cependant que c’est pour ce matin, car ce fut hier, à pareille heure, que la sœur Virginia Spazonni rendit le dernier soupir. »

Eugenio poussa un cri, fit quelques pas en chancelant comme pour sortir de l’église ; tout-à-coup ses genoux fléchirent, ses yeux s’obscurcirent, et il tomba sans connaissance. Il resta dans cet état pendant plusieurs minutes, après quoi, étant revenu à lui, il se traîna à pas lents hors de l’église et alla sur un petit coteau qui séparait l’abbaye de San Cypriano du monastère des Célestins. Arrivé là, il se coucha sur le gazon et se livra tout entier à sa douleur et à son désespoir. Il veut se détruire, déjà il a tiré son épée pour se percer, lorsqu’il sent son bras arrêté. C’est un religieux célestin, appelé Genaro, qui veut l’empêcher de se tuer, et qui, après un long colloque, le détermine à entrer dans le couvent des Célestins, où il trouvera des secours contre les langueurs de son corps et de son âme. Eugenio se laissa gagner, et sa douleur ayant abîmé son être il lui fallut plusieurs jours pour se remettre. Devenu un peu plus calme, il est dégoûté d’un monde qui lui est devenu insupportable, et formant la résolution de se consacrer uniquement à la méditation et à la retraite, il prit l’habit de religieux dans le monastère des Célestins, où il était. En prononçant ses vœux, il voulut porter le nom de Carlo, qui était celui d’un oncle, cardinal, qui lui était fort attaché. Il passa près de dix ans dans cet état, durant lesquels il refusa constamment toutes les offres du cardinal Caprera, son oncle, qui désirait le voir revêtu des premières dignités de l’Église. Cependant, notre moine Carlo se fit une grande réputation de sainteté et de mérite à cause de son austérité et de ses talents. Il fut appelé par l’abbesse de San Cypriano pour diriger une religieuse, qu’on appelait la brebis égarée.

Il fut introduit, par ordre de l’abbesse, dans un long corridor très-obscur, conduisant dans un profond souterrain. Arrivé près d’un lit, il y vit, à la lueur d’une lampe, une religieuse couchée et extrêmement malade.

— Madame, dit Eugenio d’une voix à peine distincte par l’excès de son émotion, vous avez désiré voir un ministre du Seigneur ; je suis assez heureux pour qu’on m’ait choisi afin de remplir près de vous les devoirs sacrés de notre profession ; me voici prêt à vous entendre, non comme votre juge, mais comme un ami sensible à vos peines et qui désire vivement les alléger.

— Où suis-je ?… dit l’infortunée religieuse ; quelle voix a frappé mon oreille ?… Cette douce et chère illusion me poursuivra-t-elle toujours ?… Non, ce n’est pas lui… ce ne peut être lui !…

— Virginia !!! s’écria Eugenio avec l’accent de la terreur.

— Grand Dieu ! dit Virginia, vous avez exaucé mon ardente prière ; je le vois encore une fois, et c’est lui qui va recevoir mon dernier soupir.

— Virginia ! Virginia ! répétait toujours Eugenio d’un air égaré. Mais elle ne parle plus… elle ne répond plus… elle est morte !… s’écria-t-il en soulevant dans ses bras son amante infortunée, qui, pâle, froide, immobile, cédait à tous les mouvements.

Il la porta près de la lampe, écarta les cheveux qui couvraient ce visage adoré, où, malgré les ravages de la douleur et du temps, on voyait encore cette douceur, ce charme inexprimable, dont le souvenir était si bien gravé dans son cœur. Il la contempla pendant quelques minutes avec un désespoir calme ; puis, cédant à toute l’impétuosité de sa passion, il serra fortement sur son cœur le fardeau de son amour dont il s’était saisi. « Virginia ! ô ma Virginia, c’est moi ! » s’écria-t-il de nouveau en posant un baiser sur les lèvres glacées de sa malheureuse amie, comme s’il eût voulu ainsi ranimer le souffle de la vie qui s’exhalait de son sein.

Virginia ouvrit les yeux, fit un léger effort pour enlacer ses bras autour d’Eugenio, fixa sur lui un regard tendre et douloureux, articula quelques sons étouffés, pencha la tête et poussa un profond soupir. Il fut le dernier que l’infortuné Eugenio devait entendre de son amante.

Eugenio s’évanouit en tenant entre ses bras le cadavre de son amante ; il resta ainsi longtemps ; il recouvra enfin connaissance, et répandant un torrent de larmes, le cœur navré de douleur, il quitta les malheureux restes de celle qu’il avait adorée. Il s’en retourna rejoindre la religieuse qui l’avait conduit dans le souterrain près de son amante, et qui, sur la demande qu’il lui fit, comment Virginia avait été mise dans le cachot, lui raconta les faits suivants :

« Condamnée par la supérieure et les anciennes qui forment son conseil à donner mes soins à Virginia, parce que j’avais découvert d’une manière involontaire et innocente qu’on l’avait enfermée dans ce souterrain, c’est Virginia elle même qui m’a révélé que vous aviez eu une entrevue avec elle dans le jardin de l’abbaye le soir même de la prononciation de ses vœux. Elle m’a dit qu’en entrant dans l’intérieur du monastère elle crut entendre un léger bruit derrière elle, que la frayeur suspendit sa marche ; elle prêta l’oreille avec attention, mais tout étant redevenu calme et silencieux, elle parvint jusqu’à sa cellule sans avoir rien rencontré sur sa route qui pût lui faire craindre d’avoir été aperçue par quelqu’un.

« Une fièvre brûlante l’empêcha de fermer les yeux le reste de la nuit ; des inquiétudes vagues, de tristes pressentiments, firent d’abord couler ses larmes ; mais la certitude d’avoir trouvé Eugenio toujours le même pour elle, l’espérance de le revoir, de s’unir peut-être à lui, si le pape consentait à la relever de ses vœux, la plongèrent ensuite dans des réflexions si douces, si consolantes, qu’elle oublia ses malheurs passés pour ne songer qu’à l’avenir plein de charmes qui s’offrait à ses regards.

« Le jour parut, et elle s’occupait encore d’Eugenio, repassant dans sa mémoire tout ce qu’il lui avait dit, répétant ses moindres paroles et croyant toujours entendre cet ami si cher lui dire d’une voix émue : à demain, à demain, ma Virginia !

« Ce jour, le plus long dont Virginia eût mesuré la durée, s’écoula enfin. Ne pouvant vaincre le trouble dont elle était agitée, elle se rendit dans le bois de cyprès longtemps avant l’heure où Eugenio devait se trouver derrière l’abbaye. Elle se promena avec délices dans les endroits qu’elle avait parcourus la veille avec lui, s’arrêta à toutes les places où il s’était arrêté, et se livra ensuite à une rêverie profonde, dont elle ne sortit qu’à la voix de Francisco.

« Madame, lui dit-il, onze heures vont sonner ; profitons de l’instant où le ciel est couvert de nuages pour gagner le dehors de l’abbaye ; et si le signor Eugenio n’y est pas encore arrivé, nous l’attendrons là plus en sûreté que dans ce bois.

« Virginia ne répondit qu’en suivant Francisco qui marchait devant elle. Déjà ils avaient franchi le bois de cyprès et n’avaient plus que quelques pas à faire pour atteindre la porte, lorsque plusieurs voix se firent entendre derrière eux. Francisco jeta un cri, prit la fuite, et laissa Virginia saisie de terreur, presqu’évanouie entre les bras de trois religieuses anciennes, qui venaient de l’arrêter par sa robe.

« — Où allez-vous ? lui dit l’une d’elles d’une voix terrible ; malheureuse, tremblez ! vos coupables projets nous sont connus et vous paierez cher le déshonneur dont vous cherchiez à couvrir notre maison, en voulant fuir avec un homme.

« Virginia, anéantie, ne fit aucune réponse, et se laissa conduire, ou, pour mieux dire, traîner dans l’intérieur de l’abbaye par deux anciennes religieuses, tandis que la troisième, ayant suivi en vain les traces de Francisco, referma la porte des rochers qui était restée ouverte, et vint rejoindre ses compagnes pour accabler Virginia des plus sanglants reproches.

« On la ramena dans sa cellule, où l’abbesse l’attendait. Écoutez votre arrêt, lui dit cette femme implacable ; demain vous ne serez plus comptée au nombre des vivants ; renfermée pour le reste de vos jours dans le souterrain du monastère, vous aurez le temps d’implorer la miséricorde divine pour le crime que vous avez commis.

« Virginia ne put en entendre davantage ; un froid mortel glissa dans ses veines, ses genoux fléchirent, et elle tomba sans connaissance aux pieds de l’abbesse.

« En revenant à elle-même, elle se trouva sur son lit ; l’abbesse et plusieurs religieuses l’environnaient ; leur physionomie sévère, leurs regards menaçants la firent frémir, et elle ferma les yeux.

« Avalez ce breuvage, lui dit l’abbesse à voix basse.

« Virginia souleva la tête, joignit les mains d’un air suppliant, puis repoussa le vase qu’on lui présentait.

« Obéissez, ajoutèrent les anciennes.

« Obéissez, répéta l’abbesse.

« La douce victime poussa un profond soupir, leva les yeux vers le ciel et lui adressa une prière fervente. Oui, j’obéirai, dit-elle ensuite en se tournant vers ses juges ; femmes cruelles, je vous pardonne la vengeance que vous allez exercer sur moi. Puisse le Très-Haut, que je viens d’implorer, ne point vous rendre responsable des murmures que m’arracheront peut-être les longues souffrances auxquelles vous me condamnez. Puisse-t-il être plus miséricordieux envers vous que vous ne l’êtes envers moi, pour une faute, hélas ! dont je sens que je ne puis me repentir.

« En achevant ces mots, elle prit le vase et but entièrement la liqueur qui y était contenue. Quelques minutes après, un engourdissement général appesantit ses membres, ses yeux se fermèrent, et elle tomba dans un sommeil dont elle ne sortit que dans le souterrain où on l’avait placée. En promenant alors autour d’elle ses regards avec effroi, en mesurant l’étendue de ce sombre cachot, éclairé par une lampe sépulcrale : voilà donc, s’écria-t-elle, ma dernière demeure ! c’est pour jamais, pour jamais que je suis ici ! Un accès de désespoir succéda à cette terrible réflexion ; elle poussa des cris perçants.

« C’est là qu’elle a vécu depuis ce temps ; c’est là que je suis allée tous les jours lui porter la nourriture dont elle avait besoin pour subsister, et que j’ai passé souvent bien des heures avec elle pour dissiper un peu ses ennuis, ses chagrins et sa douleur. »

On doit juger de la douloureuse agonie d’Eugenio pendant ce récit ; des exclamations, des cris de désespoir lui échappèrent plusieurs fois.

Il sortit du souterrain du couvent de San Cypriano, se rendit au monastère des Célestins où il demanda sur-le-champ au prieur la permission d’aller à Rome voir son oncle le cardinal de Caprera pour parler à Sa Sainteté le pape. Cela lui fut accordé. Sur-le-champ il monta en chaise de poste, où il resta sans descendre pendant trente heures, prenant à peine quelques légers aliments pour soutenir ses forces durant l’entrevue qu’il allait avoir avec le cardinal.

Il arriva enfin à Rome ; la chaise de poste entra dans la cour du palais de Caprera ; les nombreux valets qui l’entourèrent ne purent reconnaître le beau, l’élégant Eugenio, dans le religieux austère qui, la pâleur sur le front, les joues creuses, s’avança d’un pas chancelant jusqu’au péristyle du vestibule ; la robe blanche dont il était enveloppé, sa maigreur excessive, son air sombre et réfléchi, lui donnaient l’air d’un spectre.

— Dites à Son Éminence que je désire lui parler sans témoins, dit-il à un valet qui se trouva près de lui. Le valet s’inclina avec respect, et après l’avoir introduit dans le cabinet d’audience du cardinal sortit pour exécuter les ordres qu’il venait de recevoir.

Lorsque le cardinal parut, Eugenio fléchit un genou devant lui : — Je demande justice à Votre Éminence, dit-il d’une voix concentrée et en lui présentant un mémoire de tout ce qui s’était passé au sujet de Virginie. Le cardinal ne reconnut pas d’abord son neveu ; il avançait la main pour prendre les papiers, lorsque l’infortuné Eugenio, succombant à la foule des sensations douloureuses que fit naître en lui la présence de son oncle, poussa un cri, ferma les yeux, et parut entièrement privé de l’usage de ses sens.

— Grand dieu ! s’écria le cardinal éperdu, c’est lui… c’est mon neveu… mon cher Eugenio !…

— Oui, dit Eugenio, ranimé par les caresses de son oncle, oui, c’est moi, c’est votre neveu !… mais, justice ! justice !… Vengeance ! ajouta-t-il avec un accent terrible.

Le cardinal effrayé ne savait ce qui pouvait mettre Eugenio dans un état si violent ; il lui prit la main, le força à s’asseoir près de lui, et parvint avec beaucoup de peine à obtenir l’explication qu’il désirait.

À mesure qu’Eugenio parlait, la plus vive indignation se peignait sur la figure du cardinal.

— Quel tissu d’horreurs ! s’écria-t-il à la fin, ô mon Dieu ! est-il possible que ta religion sainte soit profanée ainsi ; que ceux qui devraient donner l’exemple des vertus et de la tolérance se constituent les bourreaux de leurs semblables. Oui, je punirai ce forfait, ajouta-t-il avec force ; je vais parler au pape, et puisse le châtiment infligé à l’abbesse de San Cypriano contenir désormais celles qui voudraient abuser ainsi du pouvoir qui leur est confié.

Eugenio baisa la main de son oncle avec transport et parut jouir d’un peu de calme dès l’instant qu’il eut la certitude que l’innocente Virginia serait vengée.

Le lendemain le cardinal lui remit un bref du pape qui ordonnait que la signora Menzonni, dégradée de son rang d’abbesse, serait conduite, escortée par des gardes, dans le plus triste couvent des États de l’Église, que là elle serait condamnée toute sa vie aux simples fonctions de sœur converse ainsi que les quatre religieuses anciennes complices de l’abbesse.

Eugenio, muni de ce bref, quitta Rome à l’instant même ; l’impatience de punir les bourreaux de Virginia fut la première sensation qu’il éprouva. Voulant écraser d’abord l’abbesse sous le poids de la terreur, il lui fit dire qu’il l’attendait pour lui signifier un ordre du pape. Cette indigne femme se rappelant Virginia frémit, et lorsqu’elle parut à la grille elle pouvait à peine se soutenir.

Eugenio, détournant d’elle ses regards avec horreur, lui présenta le bref : — Monstre ! lui dit-il d’une voix terrible, lisez votre condamnation et obéissez !

L’abbesse parcourut le papier, jeta un cri et resta immobile ; puis, se jetant à genoux, elle implora en sanglottant la compassion d’Eugenio.

— Point de grâce ! s’écria-t-il, obéissez ! Avez-vous eu la moindre émotion lorsque la touchante victime que vous avez immolée avec tant de barbarie implorait aussi avec tant de douleur votre pitié ? Point de grâce, répéta-t il, voyant qu’elle était toujours prosternée à ses genoux. Puis, sortant avec précipitation du parloir, il ordonna aux gardes qui l’attendaient dans la cour de saisir cette femme ainsi que ses complices, et de les conduire dans le monastère désigné par le pape.




CHAPITRE II.

Histoire de la sœur Monique,
racontée par elle même.

(Couvent de…)


Quand on est jeune, on n’a d’autre maître que son cœur ; ce n’est que lui qu’on écoute, ce n’est qu’à ses conseils qu’on se rend.

Toute jeune que j’étais, quand ma mère, après la mort de son quatrième mari, vint demeurer dans le couvent où je suis en qualité de pensionnaire, je ne laissai pas d’être effrayée de la résolution qu’elle avait prise ; sans pouvoir distinguer le motif de ma frayeur, je sentais qu’elle allait me rendre malheureuse. L’âge, en me donnant des lumières, m’éclaira sur mon aversion pour le cloître ; je sentis qu’il me manquait quelque chose, la vue d’un homme. Du simple regret d’en être privée, je passai bientôt à réfléchir sur ce qui pouvait me rendre cette privation si sensible. Qu’est-ce donc qu’un homme ? disais-je. Est-ce une espèce de créature différente de la nôtre ? Quelle est la cause des mouvements que sa vue excite dans mon cœur ? Est ce un visage plus aimable qu’un autre ? Non, le plus ou le moins de charmes que je leur trouve n’excite que plus ou moins d’émotion ; l’agitation de mon cœur est indépendante de ces charmes, puisque le père Jérôme même, tout désagréable qu’il est, m’émeut quand je suis près de lui. Ce n’est donc que la seule qualité d’homme qui produit ce trouble ; mais pourquoi la produit-elle ? J’en sentais la raison dans mon cœur, je ne la connaissais pas ; elle faisait ses efforts pour briser les liens où mon ignorance la réduisait. Efforts inutiles ! je n’acquérais de nouvelles connaissances que pour tomber dans de nouveaux embarras.

Quelquefois je m’enfermais dans ma chambre, je m’y livrais à mes réflexions ; elles me tenaient des compagnies où je me plaisais le plus. Qu’y voyais-je dans ces compagnies ? des femmes ; et quand j’étais seule, je ne pensais qu’aux hommes. Je sondais mon cœur, je lui demandais la raison de ce qu’il sentait ; je me déshabillais toute nue, je m’examinais avec un sentiment de volupté, je portais des regards enflammés sur toutes les parties de mon corps ; je brûlais, j’u…, je soupirais ; mon imagination échauffée me présentait un homme, j’étendais les bras pour l’embrasser, mon c.. était dévoré par une démangeaison, par un feu prodigieux, sans oser les apaiser, dans la crainte de me faire du mal. Quelquefois j’étais près d’y succomber ; mais effrayée de mon dessein, je m’arrêtais. Enfin je me livrai à la passion, je m’étourdis sur la douleur pour n’être sensible qu’au plaisir ; il fut si grand que je crus que j’allais expirer. Cela me fit comprendre ce que l’homme fait avec la femme. Parvenue à ce degré de lumière, je me sentis agitée du désir le plus violent d’avoir dans un homme l’original dont la copie m’avait fait tant de plaisir.

Instruite par mes propres sentiments de l’impression agréable que les femmes doivent faire naître dans le cœur des hommes, je joignis à mes charmes tous les petits agréments dont l’envie de plaire a inventé l’usage ; se pincer les lèvres avec grâce, sourire mystérieusement, jeter des regards curieux, modestes, amoureux, indifférents ; affecter de ranger, de déranger son fichu pour faire fixer les yeux sur sa gorge, en précipiter adroitement les mouvements, se baisser, se relever. Je possédais ces petits talents dans le dernier degré de la coquetterie ; je m’y exerçais continuellement ; mais ici c’était les posséder en pure perte. Mon cœur soupirait après la présence de quelqu’un qui connût le prix de mon savoir, et qui me fit connaître l’effet qu’il aurait produit sur lui.

Je ne devais pas attendre longtemps. Un jeune militaire, admis à visiter sa sœur, ayant eu l’occasion de parcourir le couvent, me vit, grâce à la négligence que j’avais eue de laisser ma porte entr’ouverte, étendue sur mon lit et dormant d’un profond sommeil.

Je ne sais ce qui se passa, mais lorsque je m’éveillai je me trouvais dans les bras du lieutenant, et n’avais plus rien à apprendre en fait de délices amoureuses.

T. 1.                                                                                                    P. 82.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 82.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 82.

Malheureusement, ce qui aurait dû faire mon bonheur fut interrompu par l’arrivée d’une vieille religieuse qui nous surprit dans cette position et qui en instruisit ses consœurs, lesquelles, après le départ de mon amant improvisé, résolurent, pour me punir, ou plutôt par jalousie, de me fustiger à la manière des enfants. Comme j’avais soigneusement fermé ma chambre, on força ma porte, on m’attaqua. Je mordis l’une, j’égratignai l’autre, je donnai des coups de pieds, je déchirai des guimpes, j’arrachai des bonnets ; enfin, je fis si bien que je lassai mes ennemis au point de renoncer à leur entreprise. Elles n’emporteront de leur action que la honte que six mères n’avaient pu venir à bout d’une jeune fille ; j’étais une lionne dans ce moment.

T. 1.                                                                                                    P. 83.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 83.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 83.

La rage et le soin de ma défense m’avaient jusqu’alors occupée tout entière. Je ne songeais qu’à donner le démenti aux vieilles ; mais je devins bientôt aussi faible que j’étais hardie et vigoureuse un moment auparavant. La colère fit place au désespoir. Moins flattée de me voir en sûreté que pénétrée de l’affront qu’on avait voulu me faire subir, j’avais le visage baigné de larmes. Comment reparaître dans le couvent ? disais-je. Je vais être le sujet de la moquerie ; peu me plaindront, toutes me fuiront. Ah ! me voilà couverte de honte ! Mais je veux aller trouver ma mère, poursuivis-je ; elle pourra me blâmer, mais peut-être me pardonnera-t-elle. Un garçon m’a…… eh bien, où est donc le grand crime ? Y ai-je consenti ? C’est ainsi que je raisonnais. Oui, continuai-je, je vais la trouver. Je me levai de dessus mon lit dans ce dessein. Je commençai d’abord à aller chez la supérieure, avec qui j’eus un long entretien, pendant lequel ma mère entra.

Qu’ai-je donc appris, madame ? dit-elle à la supérieure ; et sur-le-champ, m’adressant la parole, et vous, mademoiselle, pourquoi vous trouvez-vous ici ? Il fallait répondre ; j’étais déconcertée, je baissais les yeux ; on me pressa, je bégayai. La supérieure prit la parole pour moi : elle le fit avec esprit. Si elle ne me donna pas tout-à-fait tort dans la conduite qu’on avait tenue avec moi, elle ne me chargea pas assez pour faire croire que je fusse bien coupable ; ma faute passa pour une imprudence où le cœur n’avait eu aucune part, pour ma violence de la part d’un jeune téméraire que l’on promit bien de ne plus laisser revenir à la grille, et on conclut qu’il n’y avait que mademoiselle Verland de criminelle, puisque c’était elle qui avait fait éclater une chose qu’elle devait taire, si ce n’était pour l’honneur de son frère, du moins pour le mien, qui pourtant n’en souffrirait point, parce que, dit la supérieure, elle voulait réparer l’insulte qu’on m’avait faite. Je n’en pouvais pas souhaiter davantage ; je sortais blanche comme neige d’une aventure où, sans me faire injure, on pouvait mettre le tort de mon côté ; mais je n’avais garde d’en tomber d’accord ; ma mère me plaignit et me parla avec une douceur qui me toucha.

Les âmes zélées pour la gloire de Dieu savent tirer profit de tout ; il fut arrêté entre la supérieure et ma mère, qu’ayant eu le malheur de scandaliser, quoiqu’involontairement, mon prochain, je devais me réconcilier avec le père des miséricordes et m’approcher du très-saint sacrement de la pénitence. On me fit là-dessus bien des exhortations.

Ma mère m’avait presque convertie par ses sermons ; cependant, la peine que je sentais à avouer mes fautes aurait dû me faire douter de ma conversion, et le père Jérôme m’en arrachait la confession plutôt que je ne la lui faisais. Dieu sait quel plaisir il avait ce vieux pécheur ! Je ne lui en avais jamais tant dit, encore ne sut-il pas tout, car je ne crois pas que Dieu puisse faire grand crime à une pauvre fille de chercher à se soulager quand elle est pressée ; elle ne s’est pas faite elle-même ; est-ce sa faute si elle a des désirs, si elle est amoureuse ? Est-ce sa faute si elle n’a pas un mari pour la contenter ? Elle cherche à apaiser les désirs qui la dévorent, le feu qui la brûle ; elle se sert des moyens que la nature lui donne, rien de moins criminel.

Malgré les petits mystères que j’avais faits au père Jérôme, je ne laissais pas d’être pénétrée. Était-ce repentir ? Non, la véritable cause était le refus que le père avait fait de me donner l’absolution. Je craignais qu’il ne fournît une nouvelle matière à la médisance. J’en étais touchée jusqu’aux larmes. Je craignais qu’en allant offrir ma confession aux yeux de mes ennemies, je ne leur donnasse un nouveau sujet de triomphe. J’allai me placer sur un prie-dieu, vis-à-vis de l’autel ; mes pleurs m’assoupirent, je m’endormis. J’eus pendant mon sommeil le rêve le plus charmant : je songeais que j’étais avec Verland, qu’il me pressait ; je me prêtais à tous les mouvements ; il portait ses mains sur toutes les parties de mon corps, les baisait ; l’excès du plaisir m’éveilla. J’étais réellement dans les bras d’un homme ; encore tout occupée des délices de mon songe, je crus que mon bonheur changeait l’illusion en réalité ; je crus être avec mon amant ; ce n’était pas lui. On me tenait étroitement embrassée par derrière. Au moment où j’ouvris les yeux, je les fermai de plaisir, et je n’eus pas la force de regarder celui qui me le donnait. Il soupirait, je soupirais aussi ; il s’abandonna bientôt entièrement au plaisir, il était comme mort ; je me sentis en même temps enivrée de délices si grandes que je tombai sans mouvement sur mon prie-dieu.

Hélas ! ce plaisir finit trop tôt. Je fus saisie de frayeur en pensant que j’étais seule dans le fond d’une église ; avec qui ? je ne le savais pas, je n’osais m’en éclaircir, je n’osais remuer ; je fermais les yeux, je tremblais ; mon tremblement redoubla encore quand je sentis qu’on pressait ma main et qu’on la baisait ; le saisissement m’empêcha de la retirer ; je n’en avais pas la hardiesse ; mais je me rassurai un peu en entendant dire à mes oreilles, d’une voix basse : Ne craignez rien, c’est moi. Cette voix, que je me souvenais confusément d’avoir entendue, me rassura, et j’eus la force de demander qui c’était, sans pourtant avoir celle de regarder. Eh ! c’est Martin, me répondit-on, le valet du père Jérôme. Cette déclaration dissipa ma frayeur ; je ne craignis plus de lever les yeux ; je le reconnus. Martin était un blond, éveillé, joli, amoureux ; ah ! qu’il l’était ! il tremblait à son tour et attendait ma réponse pour fuir ou me baiser encore. Je ne lui en fis pas, mais je le regardai d’un air riant, avec des yeux qui se ressentaient encore du plaisir que je venais de goûter. Il vit bien que n’était pas un signe de colère ; il se jeta dans mes bras avec passion ; je le reçus de même, et sans penser que quelqu’un s’apercevant que je manquais dans le couvent pourrait venir et nous trouver ensemble… Le dirai-je ? l’amour rend tout excusable ; sans respect pour l’autel devant lequel nous étions, nous nous livrâmes de nouveau aux plaisirs.

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Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 88.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 88.

Enfin, après tous ces ébats amoureux je me retirai dans ma chambre ; je me couchai et je dormis d’un sommeil qui ne fut interrompu que par des songes charmants qui me rappelaient les délices que j’avais goûtées.

On ne me dit rien le lendemain sur mon absence ; on la regarda comme un ressentiment du traitement que l’on m’avait fait subir. Je gardai un air fier qui confirma cette pensée. J’assistai comme les autres à l’office ; toutes mes compagnes communièrent, moi je ne communiai pas ; et à dire vrai, je m’étais mise au-dessus de la honte de suivre leur exemple. L’amour dissipe bien des préjugés ; la présence de mon petit amant, que je voyais rôder dans l’église, me dédommageait assez ; plus d’une, parmi mes compagnes, aurait bien quitté au même prix la nourriture spirituelle où elles couraient.

Je jetais sur mon amant plus de regards amoureux que je n’en jetais de dévotion sur l’autel. Aux yeux d’une femme du monde, Martin n’aurait été qu’un polisson ; à mes yeux, c’était l’amour même ; il en avait la jeunesse, il en avait toutes les grâces ; la connaissance de son mérite passé me faisait passer légèrement sur la négligence de son extérieur ; je m’aperçus cependant qu’il s’était accommodé ce jour-là, et qu’il tâchait de se donner meilleur air qu’à l’ordinaire. Je lui sus bon gré de son attention, que j’aimais mieux attribuer à l’envie de me plaire qu’au mérite de la fête qu’on célébrait. Rien n’échappe aux yeux d’une amante. Je le voyais qui jetait les yeux du côté des pensionnaires et tâchait de me découvrir. Je ne voulais pas qu’il me reconnût ; j’avais soin de me cacher, mais j’aurais été fâchée qu’il n’eût pas pris cette peine inutile ; il faut l’avouer, j’en étais amoureuse à la rage. Je lui avais promis de revenir à minuit dans l’église, et j’attendais avec impatience que la nuit fût venue pour tenir la parole que je lui avais donnée.

Elle vint enfin cette nuit si ardemment souhaitée ; minuit sonna. Ah ! que je sentis alors de trouble ; je ne traversai le corridor qu’en tremblant, et quoique tout le monde fût enfoncé dans le sommeil, je croyais tous les yeux ouverts sur moi. Je n’avais pour me conduire d’autre lumière que celle de l’amour. Ah ! disais-je en marchant à tâtons dans l’obscurité, si Martin m’avait manqué de parole, j’en mourrais de douleur. Il était au rendez-vous, mon cher Martin, aussi amoureux, aussi impatient que j’avais été ponctuelle. J’étais vêtue fort légèrement ; il faisait chaud, et je m’étais aperçue la veille que les jupes, les corsets, les mouchoirs de gorge, tout cela était embarrassant. Sitôt que je sentis la porte ouverte, un tressaillement de joie me coupa la parole ; je ne la recouvrai que pour appeler mon cher Martin à voix basse ; il m’attendait ; il courut dans mes bras, il me baisait ; je lui rendais caresses pour caresses. Nous nous tînmes étroitement serrés, mais revenant de ces premiers mouvements de notre joie, nous cherchâmes réciproquement à en exciter de plus grands ; je portai la main à la source de mes plaisirs ; il porta la sienne où il savait que je l’attendais avec impatience. Il fut bientôt en état de la contenter ; il se déshabilla, et me fit un lit de ses habits. Je me couchai dessus ; nos plaisirs se succédèrent pendant deux heures avec rapidité, avec des renouvellements de vivacité qui ne laissaient pas le temps de les désirer. Nous nous y livrions comme si nous eussions dû ne plus en goûter. Dans le feu du plaisir, on ne songe guère aux moyens de l’entretenir ; l’ardeur de Martin ne répondait pas à la mienne ; il fallut s’arracher des bras de l’amour, il fallut se retirer.

Notre bonheur ne dura guère plus d’un mois, et j’y comprends le temps que la nécessité faisait donner au repos. Quoiqu’il ne fût pas rempli par le plaisir de voir mon amant, il l’était par celui de penser à lui et par les agréables idées que sa présence ramenait. Ah ! que les nuits heureuses que j’ai passées dans ses bras ont coulé rapidement, et que celles qui les ont suivies ont été longues !

Mais si les plaisirs que j’avais goûtés étaient délicieux, l’inquiétude qui les suivit me les fit payer bien cher. Que je me repentis d’avoir été trop amoureuse ! Les sujets de ma faiblesse se présentèrent à mon imagination avec des circonstances affreuses ; je pleurai, je gémis. Je m’aperçus que mes règles ne coulaient plus ; il y avait huit jours que le temps de les avoir était passé ; elles ne paraissaient pas ; j’en fus surprise. J’avais souvent ouï dire que cette interruption était un signe de grossesse ; j’étais continuellement attaquée de maux de cœur, de faiblesses. Ah ! m’écriai-je, il n’est que trop vrai ! Malheureuse, hélas ! je le sens, il n’en faut plus douter, je suis grosse ! Un torrent de larmes succédait à ces accablantes réflexions. La découverte que j’avais faite ne m’empêchait pas d’aller toujours à nos rendez-vous ; j’étais tremblante, mais j’étais encore plus amoureuse ; le poids victorieux du plaisir m’entraînait ; qu’en peut-il arriver davantage ? mon malheur est à son comble, que ce qui me l’a causé serve du moins à m’en consoler.

Une nuit, après avoir reçu de Martin ces témoignages d’un amour ordinaire qui ne se ralentissait pas, il s’aperçut que je soupirais tristement, que ma main, que je tenais dans la sienne, était tremblante (quand ma passion était satisfaite, l’inquiétude reprenait dans mon cœur la place que l’amour y occupait un moment avant) ; il me demanda avec empressement la cause de mon agitation, et se plaignait tendrement du mystère que je lui faisais de mes peines. — Ah ! Martin, lui dis-je, tu m’as perdue ! Ne dis pas que mon amour pour toi ne sois plus le même, j’en porte dans mon sein une preuve qui me désespère : je suis grosse ! Une pareille nouvelle le surprit. L’étonnement fit place à une profonde rêverie, je ne savais qu’en penser. Martin était toute mon espérance dans cette circonstance cruelle ; il balançait, que devais-je espérer ? Peut-être, disais-je, abattue par son silence, peut-être médite-t-il sa fuite ? il va m’abandonner à mon désespoir. Ah ! qu’il reste, j’aime mieux perdre la vie en l’aimant que mourir faute de le haïr. Je versais des larmes, il s’en aperçut. Aussi tendre, aussi fidèle que je craignais de le voir perfide, tandis que je le croyais occupé à se dérober à mon amour, il ne l’était que de celui de tarir mes pleurs en me délivrant de leurs causes. Il m’annonça, en m’embrassant avec tendresse, qu’il en avait trouvé le moyen. La joie que me causa cette promesse n’égala pas celle de m’être trompée sur mes soupçons : il me rendait la vie.

Charmée des assurances qu’il me donnait, je fus curieuse de savoir quel était le moyen qu’il prétendait employer pour me délivrer de mon fardeau ; il me dit qu’il voulait me donner une boisson qui était dans le cabinet de son maître et dont la mère Sophie avait fait l’expérience avant moi. Je voulus savoir ce que le père Jérôme pouvait avoir de particulier avec cette mère ; je la haïssais mortellement, parce qu’elle avait paru une des plus animées contre moi le jour de l’aventure de la grille. Je l’avais toujours prise pour une vestale : que je me trompais ! D’autant plus sévère qu’elle savait mieux déguiser son caractère vicieux, qu’elle voilait sous les apparences de la vertu ses inclinations corrompues, elle était en intrigues réglée avec le père Jérôme. Martin m’en apprit toutes les circonstances : il me dit qu’en furetant dans les papiers de son maître il avait trouvé une lettre où elle lui marquait qu’elle se trouvait pour l’avoir trop écouté, dans le même embarras où je me trouvais pour avoir trop écouté Martin ; que le père lui avait envoyé une petite fiole de cette liqueur dont je devais user : que la mère en recevant le présent avait paru être transportée de joie et qu’il avait trouvé une seconde lettre par laquelle elle marquait à son vieil amant que la liqueur avait fait des merveilles, et qu’elle était prête à recommencer. — Ah ! mon cher ami, dis-je à Martin, apporte-moi dès demain cette liqueur, tu me tireras de toutes mes peines, et portant mes vues plus loin je crus, que par le moyen de ces lettres, je pourrais servir ma vengeance et ma haine contre la mère Sophie ; je les demandai à Martin, qui, ne sentant pas combien cette imprudence nous coûterait cher, crut me marquer son amour en me les apportant le lendemain avec ce qu’il m’avait promis.

J’avais fait la réflexion que la lumière pourrait me trahir, si on l’apercevait dans ma chambre à pareille heure. Je modérai l’impatience où j’étais de lire les lettres de la mère ; j’attendis que le jour parut ; il vint ; je lus ; elles étaient écrites d’un style passionné, et aussi peu mesuré que la figure et les manières de celle qui les avait écrites l’étaient beaucoup ; elle y peignait sa fureur amoureuse avec des traits, avec des expressions dont je ne l’aurais jamais crue capable ; enfin elle ne se gênait pas, parce qu’elle comptait que le père Jérôme aurait la précaution, comme elle le lui marquait, de brûler ses lettres. Il avait eu l’imprudence de n’en rien faire, et je triomphai. Je songeai longtemps de quelle manière je devais me servir de ces lettres pour perdre mon ennemie. Les rendre moi-même à la supérieure, c’était une démarche trop dangereuse pour moi ; il aurait fallu rendre compte de la façon dont je les avais eues ; les faire rendre par quelqu’un, ç’aurait été l’exposer à des questions dont le résultat n’eût peut-être pas été à son honneur et qui aurait pu entraîner ma perte. Je choisis un autre parti, ce fut de les porter moi-même à la porte de la supérieure, au moment que je saurais qu’elle devait rentrer.

Je m’arrêtai à cette idée ; imprudente que j’étais ! je devais brûler ces lettres. Que de chagrins je m’apprêtais, je m’enlevais mon amant ! Cette réflexion, si elle me fût venue, aurait éteint mon ressentiment. Quelque douceur que la vengeance me présentât, aurait-elle un moment balancé la douleur de perdre Martin ? Non, il m’était mille fois plus précieux que celui qui me flattait le plus dans ce moment. Je ne remis l’exécution de mon projet que jusqu’au temps que je serais hors de danger. Je le fus bientôt. J’avais demandé à Martin une trêve de huit jours ; elle n’était pas encore expirée. Je crus pouvoir alors exécuter le dessein que j’avais formé ; il eut tout l’effet que j’en pouvais attendre. La supérieure trouva les lettres, fit venir la mère Sophie et la convainquit. Peut-être la réflexion eut-elle obtenu sa grâce, si un crime plus grand, et que les femmes ne pardonnent jamais, la rivalité, n’eût rendu sa punition nécessaire pour le repos de la supérieure. Une fille qui a acquis quelques connaissances dans les mystères de l’amour voit clair dans une injure. Si les objets lui manquent, l’imagination y supplée ; elle s’aigrit des difficultés qu’on lui oppose, elle perce et va quelquefois plus loin que la réalité ; mais avec un homme du caractère du père Jérôme, avec une femme du caractère de la supérieure, je craignais moins d’en trop penser que de n’en pas penser assez. La liaison qui régnait entre eux ne me laissait pas douter que le directeur ne partageât secrètement ses consolations spirituelles entre elle et la mère Sophie. La promptitude du châtiment de celle-ci confirma mes soupçons ; elle alla bientôt expier dans la solitude d’une chambre obscure le crime de m’avoir déplu et d’avoir voulu enlever à la supérieure le cœur d’un amant confirmé dans ses bonnes grâces.

Je ne fus pas longtemps à me repentir de ce que j’avais fait. Je m’étais toujours flattée que l’orage ne tomberait que sur la mère Sophie, il alla plus loin. Le directeur, outré de se voir enlever sa maîtresse favorite, soupçonna mon amant d’être la cause de son malheur ; il ne pouvait sacrifier que lui à son ressentiment ; il le fit, le chassa, et je ne l’ai pas revu depuis.




CHAPITRE III.

Couvent des religieuses de St-Éloi,
à Paris.


Ce couvent, ayant une église, était situé sur l’emplacement des ci-devant Barnabites. Ce monastère, anciennement abbaye de Saint Martial, avait, comme il a été dit, changé de nom, d’habitants et de maîtres. La conduite déréglée des religieuses qui l’occupaient les en fit chasser.

Ce fut Galou, évêque de Paris, qui opéra ce changement. Les religieuses de cette abbaye, suivant la charte de Philippe Ier, rapportée par Felibien, t. 3 p. 55, se livraient sans précaution, sans pudeur, aux excès de la fornication ; méprisant tous les conseils, toutes les corrections, elles persistaient publiquement dans leurs désordres et profanaient le temple du Seigneur par leur libertinage accoutumé.




CHAPITRE IV.

Couvent des Béguines, depuis appelé
Ave Maria, à Paris.


Ce couvent des Béguines fut fondé vers l’an 1264, par saint Louis, qui acheta d’Étienne, abbé de Tiron, un emplacement pour y établir des Béguines. Dans la vie du Roi, par le confesseur de la reine Marguerite, on lit : De Rechief il fonda la maison des Béguines de Paris, de lez la porte de Barbéel. Il fonda plusieurs autres couvents de Béguines. Ces religieuses n’étaient pas cloîtrées ; elles pouvaient quitter leur maison pour se marier et ne faisaient point de vœux ; elles composaient une communauté de filles dévotes soumises à une règle que l’on ne connaît pas.

Thomas de Chantpré parle de leurs mœurs et de leur piété avec l’éloge que méritent presque toutes les institutions naissantes. D’autres auteurs qui ont écrit un peu plus tard, sur la fin du treizième siècle, feraient croire que la première ferveur de ces béguines était déjà éteinte. Rutebœuf nous les représente comme des femmes inconstantes, qui renoncent facilement à leur communauté pour prendre un époux. Il suffit, dit-il, de porter le visage baissé et de très-larges robes pour être béguine. Il parle en divers endroits peu avantageusement de leurs mœurs. Je rapporterai de ce poète le couplet suivant :

Béguines a ou mont (au monde)
Qui larges robes ont,
Desous lor robes font
Ce que pas ne vous dis ;
Papelard et béguine
Ont le siècle honi.

Sous Louis XI ces béguines n’étaient pas en meilleure réputation. Le poëte Villon leur fait dans son testament, ainsi qu’aux moines mendiants, un legs que voici :

Item aux frères mendiants,
Aux dévotes et aux béguines,
Tant de Paris que d’Orléans,
Tant turlupins que turlupines,
De grasses soupines jacobines
Et flans leur fait obations,
Et puis après soubz les courtines
Parler de contemplation.

Ces béguines qui, dès l’origine, étaient, dit-on, au nombre de quatre cents, se trouvèrent en 1471 réduites à trois. On ne connaît point la cause de cette étrange dépopulation. Louis XI y établit un autre ordre de religieuses, appelé de la tierce ordre, pénitence et observance de monsieur saint François, et voulut que cette nouvelle communauté fût nommée Ave Maria.





CHAPITRE V.

Abbaye de Clugny ou Cluny et
religieuses du Paraclet.


Guillaume de Poitiers, moine de Clugny, prieur de la Charité, évêque de Langres, prélat guerrier, eut quatre enfants, pendant qu’il était moine, d’une femme appelée Marguerite, et de quelques autres. Il ne craignit pas d’avouer en public ses dérèglements en demandant au Roi la légitimation de ses bâtards.

Son frère, Henri de Poitiers, aussi prélat guerrier, évêque de Troyes, eut plusieurs enfants d’une religieuse du Paraclet, appelée Jeanne de Chénerye, et, sans crainte de publier son incontinence et celle de cette religieuse, il parvint à obtenir la légitimation de ses enfants naturels.








CHAPITRE VI.

Capucinière de la rue St-Honoré.


De toutes les capucinières de France, celle de la rue St-Honoré, à Paris, était la plus considérable, la plus vaste. On y comptait cent et vingt religieux de cet ordre, qui se montrèrent, sinon les plus subtils, du moins les plus zélés défenseurs de la cour de Rome.

Leur église était soigneusement ornée. On y voyait un beau tableau de La Hire, un autre de Robert, et un Christ mourant, peint par Lesueur. Le frère Léonor, dont nous avons parlé, était de cette capucinière.

Deux capucins célèbres dans les affaires politiques habitèrent cette maison, et furent enterrés dans son église : Henri, duc de Joyeuse, dit le père Ange, et Joseph Leclerc, fameux sous le nom de père Joseph. Après avoir perdu son épouse, morte par un excès de dévotion, le duc de Joyeuse de désespoir se fit capucin. Dans la suite, deux de ses frères furent tués à la bataille de Coutras ; un troisième se noya dans le Tara. Ces événements déterminèrent le père Ange à quitter le froc pour prendre le casque. De capucin qu’il était, il redevint militaire, fit la guerre au roi Henri IV, et lorsque ce roi fut monté sur le trône, il lui vendit bassement sa soumission au prix d’un titre de maréchal de France. Il était souvent l’objet des plaisanteries de ce prince, d’humeur caustique. Un jour que le duc de Joyeuse, placé avec le roi sur le balcon du Louvre, attirait les regards de quelques gens du peuple, le prince lui dit : Mon cousin, vous ignorez sans doute le motif de la surprise de ces bonnes gens, c’est de voir ensemble un renégat et un apostat. Ces paroles firent un puissant effet sur l’esprit mobile de ce seigneur ; il se retira brusquement aux capucins et redevint père Ange. C’est de lui que Voltaire dit dans la Henriade :

Vicieux, vaniteux, courtisan, solitaire,
Il prit, quitta, reprit la cuirasse et la haire.

Auprès de la tombe de cet homme inconstant était celle du terrible frère Joseph, qui fut peut-être le plus intrigant, le plus audacieux des moines. Fécond en ressources, le père Joseph, sous un extérieur de pénitence qui éloignait le soupçon, fortifia par ses conseils le cardinal Richelieu dans sa marche audacieuse, le seconda par ses sourdes menées, par son espionnage, tendant dans tous ses projets à la destruction de tous ses ennemis et à l’affermissement de son pouvoir absolu. On a même écrit que le génie du capucin maîtrisait souvent la politique du cardinal.




CHAPITRE VII.

Même monastère de Paris.
LES SECRETS DU CABINET NOIR.

Le Père Jérôme gardien, et le Père Durolet.


Un soir, après vêpres, le père Jérôme, gardien des capucines de la maison de Paris, sortit avec le père Durolet, qui avait prononcé ses vœux depuis peu. Ils rencontrèrent deux jolies personnes, qui les conduisirent sans grand mystère dans un petit appartement, rue St-Honoré, près de l’église St-Roch, dont elles avaient la clef. Le père Jérôme fut étonné de le trouver tenu avec beaucoup plus de propreté qu’il ne l’avait jamais vu jusqu’alors. Au lieu des gravures dignes de l’Arétin, les images des bienheureux ; sur des tables où il avait feuilleté autrefois des livres plus que gais, se trouvaient la Bible, les Semons du père Bourdaloue et l’Armée chrétienne. — Et que diable ! je me croirais chez une dévote, dit le gardien, si je ne savais pas à n’en pouvoir douter qui vous êtes. — Nous avons pris ce parti, reprit Rosalie, pour nous mettre à l’abri de toutes les recherches ; et d’ailleurs, nous nous croyons assez jolies pour n’avoir pas besoin d’objets capables d’allumer l’imagination. — Tu as raison, dit le père en lui appliquant un baiser fort tendre. Durolet crut qu’il était de la politesse d’en faire autant à sa compagne, qui la valait bien. — Ah ça, petite, il faut nous avoir une collation digne de tes convives, car mon neveu est aussi bon vivant que moi. En disant cela, il jette un louis sur la table, et Nicette (c’était le nom de celle qu’il paraissait que Sa Révérence cédait au jeune profès) alla chez le traiteur voisin et fit apporter une poularde, des maquereaux, des petits pois, des fraises, des fruits d’amour, du vin de champagne et des liqueurs. Le repas fut fort gai, et Durolet vit bientôt que la partie serait complète.

T. 1.                                                                                                  P. 107.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 107.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 P. 107.

On était dans les premiers jours du mois de mai ; l’appartement était peu éclairé, et des jalousies le rendaient plus sombre. Les bons pères avaient bu très-amplement de champagne et différents autres vins. Deux lits d’une propreté extrême et qui paraissaient excellents les invitaient au repos. Le père Jérôme dit à Rosalie de fermer les rideaux, et les voilà en moins de rien déshabillés par les mains des grâces, qui les invitèrent à prendre place auprès d’elles. Ils veillèrent, plus par politesse pour elles que par plaisir, environ un quart d’heure, et, entraînés par la fumée du vin, ils s’endormirent profondément. À peine étaient-ils ensevelis dans les bras de Morphée que nos donzelles se glissèrent doucement hors du lit, s’habillèrent à petit bruit et s’en allèrent, Sur les neuf heures du soir, comme ils l’ont su depuis (car ils n’avaient pas compté les heures dans un très-bon lit, dont les draps frais et parfumés rafraîchissaient la peau des deux bons pères), mademoiselle Burlet, respectable dévote, qui était la véritable maîtresse du logis, entre dans sa chambre et va donner dans la table qui était au milieu, la renverse et entend le bruit des bouteilles et des verres qui tombent et se cassent, ainsi que les assiettes et les plats. — Qu’est-ce que cela, mon doux Jésus ? Comment ! ma sœur est sortie sans ôter notre couvert ? Pourquoi donc alors n’est-elle pas venue au sermon avec moi ? — Elle marche avec précaution, va à une petite armoire qui était contre sa cheminée, en tire un briquet et allume une bougie. Quelle fut sa surprise de trouver sur le plancher les débris de la collation, mais surtout cinq ou six bouteilles vides ! Que vois-je ! qui a pu boire ce vin ? Voilà encore quatre chaises autour de la table. Comment ! ma sœur m’a fait un semblable mystère. Ah ! je ne suis pas surprise qu’elle m’ait engagée à aller passer la soirée chez madame Aleanus, parce qu’elle irait chez notre vieille tante qui demeure à la porte St-Antoine. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce qu’elle voudrait se marier ? Boire entre quatre six bouteilles de vin ! manger une poularde ! C’est inconcevable ; elle a perdu l’esprit. Ah ! qu’elle ne croie pas que je souffre une pareille inconduite, moi, sa sœur aînée, obligée devant Dieu et devant les hommes de répondre d’elle. On sait que la gente dévote prétend être chargée des fautes de tout ce qui les entoure et s’occupe peu des siennes. En disant cela, elle écumait d’une sainte colère, et son œil (car la pauvre fille en avait perdu un par la petite vérole) était étincelant. Si sa sœur était rentrée à cet instant, elle aurait bien pu lui arracher les deux yeux, mais elle médita une autre vengeance. Rien n’est si amer que le fiel des dévots.

Elle regarda à sa pendule, et voyant qu’il était près de dix heures, qu’ainsi sa sœur ne tarderait pas à rentrer, elle se déshabilla promptement, fléchit un moment le genou devant son oratoire, poussa les verrous, souffla sa chandelle et alla droit au lit. Elle voulut ouvrir la couverture, mais le gardien la remonta sur ses épaules ; ce mouvement lui parut extraordinaire ; elle porta ses mains, et sentant une figure humaine, elle crut que c’était sa sœur. Croyant alors s’être trompée de lit, elle alla à l’autre ; mais à peine eut-elle porté sa main pour ôter la couverture, que le jeune Durolet, qui avait moins célébré Bacchus que son confrère et qui se ressouvenait confusément des charmes de Nicette, qu’il se reprochait de n’avoir pas mieux fêtée, se saisit du bras de la dévote, qui fit alors un cri. — Quoi ! ma Nicette, que veut dire cet effroi ? viens, réparons des moments perdus. — Ciel ! qu’est-ce que j’entends ? s’écria mademoiselle Burlet, qui vous a mis là, homme ou diable ? — Mais c’est toi, petite friponne. — Moi ? ah ! vous osez dire. Ma sœur, ma sœur, mais réveillez-vous donc, ma sœur. — Mais non, Nicette, laissez-la dormir. Mon oncle dort aussi, chacun s’arrange comme il peut ; mais pense que moi je n’ai que vingt-quatre ans, et que mon oncle en a cinquante. Viens, chère amie, profite du moment des plaisirs que ma jeunesse peut t’offrir. En disant cela, il attirait la dévote doucement à lui. Celle-ci ne cessait de crier à tue-tête : ma sœur, ma sœur ; et on peut dire que c’était son bon ange qui lui donnait la force de crier, car elle se sentait si émue de crainte, de plaisir, qu’elle aurait volontiers gardé le silence. Cependant, elle criait toujours plus fort : ma sœur, ma sœur, de sorte qu’enfin le prieur se réveilla. — Que diable fais-tu donc à Nicette, s’écria-t-il avec une voix de tonnerre, pour qu’elle appelle sa sœur ? — Jésus, Maria ! dit en tremblant mademoiselle Burlet, ils sont deux, peut-être trois ; je suis perdue. — Mais non, tu ne l’es pas, ma petite, puisque je te tiens dans mes bras. Tu as donc fait un mauvais rêve ? — Ah ça, taisez vous, reprit le père gardien, car je veux dormir. Eh ! mais, où es-tu donc, Rosalie ? Par un hasard assez singulier, Rosalie était aussi le nom de la sœur de la dévote. — Rosalie ! s’écria cette digne fille ; quoi, suppôt de l’enfer, ma sœur est couchée avec vous ! — Et pourquoi ne le serait-elle pas ? mais elle est folle celle-là ; il me semble que quand on vient chez vous, douce prêtresse de la déesse de Cythère, ce n’est pas pour dire son chapelet. — Ah ! ciel, qu’entends-je, est-il possible ? Rosalie couchée avec un homme ! — Mais tu perds l’esprit, mon enfant, reprenait Durolet en faisant de nouveaux efforts pour attirer notre sainte sur son lit… ah ! laisse ta sœur avec mon oncle ; je te le répète, tu n’auras pas la plus mauvaise part. — Mais enfin, ange des ténèbres, aurez-vous bientôt fini vos horribles tentations ? Ah ! sainte Brigitte, venez à mon secours. — Va, nous n’en avons pas besoin, l’amour nous suffit.

Pendant ces débats, mademoiselle Rosalie Burlet revint avant dix heures, comme elle l’avait dit à sa sœur, et mettant la clef dans la serrure, elle est étonnée de ne pouvoir ouvrir, d’autant plus qu’elle entendait parler dans la chambre. — Ma sœur, ma sœur, s’écrie-t-elle, ouvrez-moi donc. — Est-ce toi, Rosalie ? — Ah ! mon Dieu, oui, c’est moi. — Ah ! voilà l’énigme, dit le moine, la coquine aura profité de mon sommeil pour aller à quelque rendez-vous. Je m’en vais lui ouvrir. Il se jeta au bas du lit, tandis que Durolet tenait toujours par les mains l’obstinée dévote ; mais qu’on se figure l’étonnement de l’autre sœur en voyant, à la lueur de sa petite lanterne de papier, un homme en chemise venir lui ouvrir la porte. — Ah ! Jésus Maria ! que vois-je ? au secours ! au voleur ! et aussitôt toute la maison d’accourir. Le gardien, tout aguerri qu’il était à ces aventures, sentit que celle-ci pouvait avoir des inconvénients, car il ne pouvait douter qu’on allât chercher le commissaire ; il aurait bien voulu se sauver, mais bientôt il fut entouré de toutes les commères, et Rosalie Burlet, qu’il vit n’être pas la très-complaisante Rosalie, lui demanda ce qu’il faisait et de quel droit il se trouvait chez elle. Mais lui, se retournant, ne put s’empêcher de rire, voyant Marianne et non Nicette, que Durolet n’avait point lâchée. Les voisines éclairaient la laideur effroyable de celle que Durolet avait si fortement pressée par de vains transports ; celle-ci frémit du tour que le diable avait pensé lui jouer. — Pardon, pardon, mademoiselle, je vois que je me suis trompé. — Ah ! ah ! dit la dévote, qui se trouvait en force, vous êtes des voleurs, des coquins, des misérables, qui m’avez volée, et qui eussiez fait bien pis, peut-être, sans l’arrivée de ma sœur. — Oh ! vous avoir volée, je vous assure que non. Mais, parbleu, l’aventure est comique. Nous sommes venus faire ici un souper, coucher avec deux filles charmantes ; et en vérité, ce n’est ni vous ni votre sœur. — Mais voyez les impertinents, répond Rosalie Burlet, qui, malgré sa dévotion, n’était pas sans prétention. — Les moines voulaient alors s’en aller, et cherchaient leurs habits sans pouvoir les trouver. Le gardien avait vingt-cinq louis dans sa poche, une montre, une tabatière d’or ; tout avait disparu. — Ah ça, dit-il, qui de nous est volé, c’est bien certainement nous, car nous ne sommes pas venus en chemise, et c’est tout ce qui nous reste. — Oui, à présent, dites que c’est nous qui avons pris vos habits. — Si ce n’est pas vous, ce sont vos associés. — Pendant ce temps-là, le commissaire Duverger entra. — Qu’est-ce que tout ce bruit ? Eh ! mais ce sont mesdemoiselles Burlet, dont j’ai infiniment connu le père. — Eh ! monsieur, voyez ce qui nous arrive ; et elles lui racontèrent leur douloureuse aventure. Durolet, à l’arrivée du commissaire, se tapit dans ses draps. Le gardien, fièrement en chemise au milieu de la chambre, ressemblait au père Jean par son audace. — Monsieur le commissaire, nous sommes deux nouveaux débarqués ; nous avons rencontré deux filles très-jolies, qui nous ont engagés à venir chez elles ; nous les avons très-imprudemment suivies ; comme nous avions passé trois nuits dans la diligence, nous étions fatigués, nous nous sommes couchés, et pendant notre sommeil ces coquines nous ont tout enlevé, et il se trouve que mesdemoiselles Burlet sont rentrées chez elles, à ce qu’elles disent. — Et c’est très-certain, s’écria tout le troupeau femelle. — Cela peut être, mais nous n’en sommes pas moins dévalisés. — Vos noms ? dit le commissaire. — Paulet, Jacques-Martin, marchands de bois à Rouen. — Vos papiers ? — Allez les demander, dit Jérôme, à celles qui ont pris nos habits. — Je commence à démêler le mystère, dit le magistrat ; vous êtes, mesdemoiselles, nouvellement emménagées ici ? — Il y a quinze jours. — Les princesses qui y demeuraient avant vous auront gardé une clef. — Voilà le fin mot, dit le propriétaire. — Mademoiselle, pardon de la peur que nous vous avons causée, mais nous en sommes bien punis, puisque nous avons perdu nos habits, notre argent et nos bijoux. Mais, monsieur le commissaire, dites que l’on fasse avancer un fiacre, et nous laisserons dormir ces demoiselles. — Le commissaire, voyant que personne ne portait d’autres plaintes, y consentit, et ils se rendirent dans un petit appartement qu’ils avaient cul de-sac du Coq, où ils reprirent leurs habits et ils rentrèrent au couvent.


FIN DU PREMIER VOLUME.


AMOURS, GALANTERIES, INTRIGUES,

RUSES ET CRIMES

DES

CAPUCINS ET DES RELIGIEUSES.



CHAPITRE VIII.

Le père Durolet et Joséphine Moreau.


Le père Durolet, n’ayant encore que vingt-quatre ans, et qui n’avait pas encore participé à une semblable entreprise, fut dégoûté pour la vie par celle-là, et il déclara au père Jérôme, avec tout le respect qu’il devait à Sa Révérence, qu’il ne voulait plus courir pareille chance, et que d’ailleurs il lui paraissait peu flatteur d’obtenir les bonnes grâces de femmes qui n’ont nulle idée de sentiment.

Un capucin sentimental, lui répondit le père Jérôme, cela sera réellement très-plaisant ; mais pense donc, mon ami, que notre habit effarouche l’amour. — N’avons-nous pas la faculté d’en changer ? — Bon, mais pour quelques heures, et pas assez fréquemment pour filer une intrigue. Voilà ce qui m’a déterminé à m’en tenir à ces charitables personnes, avec qui un seul mot suffit. D’ailleurs, tout endurci que je suis dans le péché, je tiens à la réputation de l’ordre, et souvent une femme par indiscrétion vous trahit ; au lieu que qui ne sait rien ne dit rien. Cependant, je l’avouerai, je ne voudrais pas répéter souvent des soirées aussi chères ; mais je n’y serai pas repris en mettant peu d’argent dans mes poches et en ne me laissant pas entraîner aux douceurs du sommeil ; je défie bien qu’elles me coûtent plus que je ne voudrai. Au reste, je ne vous contrains pas, nous n’en serons pas moins bons amis. Suivez votre instinct et je suivrai le mien, et le père Séraphin sera très-aise que je l’admette à mes parties. La seule chose que je vous demande, c’est de me rendre compte de tout ce que vous ferez.

Mon révérend père, je sais trop à quoi m’oblige le vœu d’obéissance pour y manquer.

Le père Jérôme ajouta : Je pense bien à faire une fin, et dans quelques années, si je trouve une fille honnête, bien élevée et d’une figure faite pour rappeler à un vieillard de doux souvenirs, je m’occuperai de lui faire un sort ; mais je ne suis pas encore assez vieux ni assez riche ; je vous le répète, mon enfant, quelque carrière que vous couriez, songez à ne pas compromettre votre ordre. Ce ne sont pas les péchés cachés que nous punissons, mais ceux qui causent du scandale ; et vous n’ignorez pas que nous condamnons à rien moins qu’à la perte de la liberté pour toute la vie. — Je le sais, révérence, mais je n’en suis pas moins persuadé que l’on peut avec discrétion se rendre maître d’un jeune cœur, qui a pour le moins autant d’intérêt à voiler son intrigue ; et plus notre habit porte au ridicule, plus les femmes doivent être engagées au silence.

C’est d’après cette opinion que le jeune Durolet chercha fortune.

Il avait remarqué sur la terrasse des Tuileries une jeune personne avec sa mère, qui y venait tous les jours. C’était une grande blonde aux yeux mourants, d’une taille charmante, et qui avait dans toute sa personne un certain air qui lui plaisait fort. Les premiers jours, il passait et repassait devant le banc où madame Moreau et sa fille étaient assises, et il s’apercevait que ce manège fixait l’attention de la petite personne. Un jour il la regarde et elle rougit, ce qui prouve souvent moins de modestie que de trouble dans les sens ; car si une jeune fille n’imagine rien dans les regards d’un homme que la simple action de voir, sa pudeur n’en peut être alarmée. Le père Durolet, qui commençait à s’y connaître, s’imagina donc que cette rougeur lui était favorable, et pour laisser à sa belle tout le temps d’y penser, au moment où elle s’attendait à le voir repasser, il tira de sa poche son passe-partout et rentra par la petite porte qui donnait du jardin du couvent sur la terrasse, mais avant de la fermer il lança à la belle un regard plus significatif, et à ce coup la petite devint pourpre.

Le père Durolet rentra dans sa cellule, réfléchit qu’il pouvait y avoir pour lui un extrême danger à déclarer son goût pour cette jeune personne qui rougissait si imprudemment ; mais comme elle lui plaisait beaucoup, il imagina de concilier la réserve nécessaire à son état et à ses plaisirs.

Le lendemain, il vint s’asseoir sur le banc où la mère et la fille s’arrêtaient toujours ; et peu de moments après il aperçut madame et mademoiselle Moreau, qui parurent d’abord hésiter si elles prendraient leurs places accoutumées ; mais, après l’avoir salué avec la plus grande modestie, elles s’assirent. Comme il ne regardait pas du tout, on feignait de ne point regarder la jeune fille, elle ne rougit pas. Pour cette fois, toutes ses attentions se tournèrent vers la mère, qui avait tiré de son sac, que l’on n’appelait pas alors ridicule, un bas qu’elle tricottait, et dont elle ne tarda pas à laisser tomber une aiguille. Le jeune Durolet la ramassa avec empressement. — Je vous remercie, mon père ; puis, tirant une petite boîte d’écaille : en usez-vous ? — Oui, madame. Et voilà la connaissance faite. — Vous n’êtes pas de Paris ? — Non, madame. — De quel pays ? — De Blaye. — Ah ! mon Dieu, j’y ai été il y a longtemps. Avez-vous connu mademoiselle Dupuis qui a épousé M. Durolet, fermier-général ? — C’est ma mère, madame. — Ah ! mon Dieu, comment, un fils déjà profès ? — Oh ! madame, ma sœur Durolet est bien plus âgée que moi. — Comme cela me vieillit ; il est vrai que mademoiselle Dupuis était prête à se marier que je n’étais encore qu’une enfant. — Il paraît, en effet, madame, que vous êtes bien plus jeune que ma mère.

On sait que les femmes ne craignent rien tant que de paraître avoir vécu. Semblables aux fleurs elles n’ont d’autre saison que le printemps, elles tâchent d’en prolonger la durée bien avant dans l’automne. Ainsi, rien ne peut plaire autant à une femme que de lui assurer qu’elle est encore loin de sa vieillesse. Madame Moreau fut très-contente du compliment séraphique ; et la voilà à parler de toutes les femmes de Blaye, et Dieu sait le bien qu’elle en disait ! Notre rusé capucin ne répondait qu’avec beaucoup de réserve, et ses discours étaient ceux qu’inspirait la charité chrétienne. La douceur de ses paroles, la modestie de ses manières, jointes à l’ancienne connaissance avec Mme Durolet, lui méritèrent toute l’amitié de madame Moreau, qui l’engagea à venir le lendemain lui demander à dîner. Le père s’excusa sur ce que c’était jour de retraite au couvent, et la partie fut remise au surlendemain. Durolet avait ses raisons pour retarder d’une journée le bonheur qu’il se faisait de passer une journée avec l’objet de ses plus grands désirs. Il avait déjà machiné dans sa tête le plan qu’il voulait suivre, et il lui fallait le temps de tout arranger. Il apprit au gardien sa charmante découverte, et lui dit qu’il espérait bien avant huit jours être maître de cette douce colombe sans qu’elle se doutât que ce fût lui, mais qu’il aurait besoin d’un second. — Prends Séraphin. — Volontiers ; à savoir s’il consentira, reprit Durolet. — Séraphin ne mit d’autres conditions que de partager le butin. — Partager, c’est trop, lui dit Durolet ; mais je te promets un rendez-vous sur huit, et c’est en agir noblement. On chicana un peu sur le plus ou le moins ; mais enfin les articles furent signés ; et Durolet écrivit à madame Moreau qu’il était désespéré de ne pouvoir se rendre chez elle à l’heure convenue, mais que son frère venait d’arriver et qu’il ne pouvait le quitter. La dévote répondit que ce ne pouvait être un obstacle et dit qu’elle serait enchantée de faire connaissance avec M. Durolet. Les deux capucins allèrent dans le cul-de-sac du Coq. Séraphin quitta le froc, et prenant un habit de voyage fort décent, monta en fiacre avec son prétendu frère, et arriva chez madame Moreau. Durolet le présenta à ces dames. La petite personne avait été si piquée du peu d’attention que le bon père avait eu pour elle dans leur dernière rencontre (et au fait il lui avait à peine adressé la parole) qu’elle le reçut très-froidement. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Midi venait de sonner ; on se mit à table. Rien d’aussi propre, d’aussi recherché que le repas offert par l’amitié, disait madame Moreau. Celle qu’elle avait pour le jeune profès était très-vive ; et il y répondait avec une onction et un respect qui désespéraient la veuve. Le frère offrit ses hommages à la jeune fille, qui, selon toute apparence, dans le premier moment, pour chercher à donner de la jalousie au révérend, répondit à ses agaceries avec infiniment de bienveillance. La mère, tout occupée du frère aîné, causait avec lui de tout ce qui l’intéressait. C’était une manière de bel esprit ; elle lui parla de sa bibliothèque, et sans penser que sa fille restait seule avec M. Durolet, elle amena le moine dans un petit cabinet charmant, qui était à côté de sa chambre à coucher. Séraphin profita de cette absence, déclara à Joséphine Moreau la vive impression qu’elle avait faite sur lui, lui assura que ses vues n’avaient rien qu’elle ne pût écouter avec honneur, mais qu’il faudrait qu’elle lui accordât un moment d’entretien, où il put lui développer ses plans. Il lui demanda la permission de lui écrire. — Impossible, dit-elle ; mais pour vous parler, je le puis le matin à huit heures, lorsque je vais chez ma maîtresse de dessin ; je puis me rencontrer avec vous aux Tuileries. — On pourrait nous voir et le dire à votre mère ; venez plutôt dans le cul-de-sac du Coq ; vous demanderez l’appartement de M. Dubuisson, chez qui je loge ; c’est le frère de ma mère ; il sort toujours de chez lui à sept heures ; ainsi vous ne le rencontrerez sûrement pas. Ah ! promettez-le-moi, charmante Joséphine, ou vous me réduirez au désespoir ; pensez que les moments sont chers ; votre mère peut rentrer, et je ne retrouverai jamais l’heureuse occasion qui se présente ; car si vous n’acceptez pas ce que je vous proposerai demain, et dont j’attends le bonheur de ma vie, je partirai dès le soir même pour Blaye, et même je vous préviens que je vais prendre dès ce moment congé de madame Moreau. Joséphine hésitait, non qu’elle ne fût très-curieuse de savoir ce que M. Durolet avait à lui apprendre, mais un reste de pudeur, et surtout la crainte de sa mère, qui la traiterait avec une sévérité extrême, la retenait. Le plaisir de se venger de l’inconstance du père Durolet, qui avait transporté à madame Moreau les sentiments que ses yeux avaient paru lui assurer la première fois qu’elle l’avait vu aux Tuileries, la pressait fort de consentir. Enfin, entendant sa mère qui revenait, elle dit : oui, j’irai, et si bas qu’à peine Séraphin l’entendit ; il saisit sa main, la baisa avec transport, et allant s’asseoir à l’autre bout de la chambre, prit un livre qu’il paraissait lire avec la plus grande attention, tandis que Joséphine semblait n’avoir pas levé les yeux de dessus sa broderie. — Pardon, monsieur, de vous avoir laissé avec cette petite sotte ; mais j’étais bien aise d’avoir l’avis de monsieur votre frère sur le choix de mes livres ; je parie qu’elle ne vous a pas dit un mot. — Oh ! mon Dieu, maman, comment voulez-vous que je fasse ? Quand je parle, je suis une jeune personne sans retenue, sans modestie ; quand je me tais, je suis une bête ; je ne sais quel parti prendre ; d’ailleurs, monsieur était bien le maître de parler, je lui aurais répondu ; mais il s’est mis à lire, il aurait été impoli de l’interrompre. — Allons, taisez-vous, vous ne savez ce que vous dites. — Je suis fâché, madame, dit Séraphin, de ne pouvoir rester plus longtemps ; mais je repars demain, et j’ai beaucoup de devoirs à remplir. Je prendrai vos ordres pour Blaye. Elle le chargea de mille amitiés pour sa mère et de lui dire le plaisir qu’elle aurait à la revoir. Quant à vous, mon père, vous ne partez point ainsi ; j’espère que vous regarderez cette maison comme la vôtre. Le père Durolet lui assura avec quel empressement il profiterait de ses bontés.

T. 2.                                                                                                    P. 14.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 11.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 11.

Joséphine ne dort pas de la nuit, et dès sept heures du matin elle se lève, ce qui surprend fort sa mère, qui était toujours obligée de la réveiller pour qu’elle se rendît chez sa maîtresse de dessin, où sa servante la conduisait et allait la reprendre. Mais la petite personne avait remarqué qu’il y avait une petite porte qui donnait dans une autre rue, et comme Goton la laissait à celle par où elle arrivait, et s’en allait aussitôt, elle traversa d’un pas léger le passage qui donnait sur le quai, prit le Louvre et arrive cul-de-sac du Coq, où elle demanda M. Dubuisson. On lui dit de monter au troisième ; elle trouve la clef à la porte, elle l’ouvre, et entend dans une pièce voisine quelqu’un qui l’appelle ; elle reconnaît la voix de Séraphin, et elle pénètre dans un petit cabinet fort noir, dont la porte se referme aussitôt sur elle. Bien que ce fût Séraphin qui l’eût appelée, il n’y était pas, mais son prétendu frère, qui, sans lui donner le temps de se remettre de l’agitation où elle était, la prend dans ses bras, et… malgré la molle résistance qu’elle lui opposait. Elle veut paraître fâchée, il mérite de plus en plus sa colère ; enfin, quand il crut qu’elle n’aurait plus la force de le quereller, il l’assura de la pureté de ses sentiments.

T. 2.                                                                                                    P. 16.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 16.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 16.

Elle, qui n’y voit pas assez pour distinguer les traits de celui qui lui parle, et qui est toujours persuadée que c’est Durolet, et non le père Durolet, écoute avec satisfaction les promesses qu’il lui fait de l’épouser, lui demande seulement pourquoi elle ne peut le voir. — C’est impossible, lui dit-il, parce que mon oncle a la goutte ; et cette pièce est la seule où personne ne vient jamais ; il veut me marier à sa belle-fille, et s’il savait que je vous aime, il en avertirait madame Moreau. Il est vieux, podagre, il mourra bientôt. Alors je serai riche, libre de mes actions, et vous demandant à votre mère, tout ira le mieux possible. La pauvre enfant le crut ; il n’était plus temps de reculer ; elle promit de venir tous les deux jours savoir des nouvelles de l’oncle. Elle lui demanda s’il viendrait chez sa mère. — Non, mes transports me trahiraient ; elle me croit parti pour Blaye ; mais surtout ne parlez pas à mon frère de mon bonheur ni de mes projets ; il n’a nulle idée de l’amour. — Mais il saura bien que vous n’êtes pas parti. — Je lui dirai que je me suis ennuyé chez madame Moreau, et que je veux, pour éviter d’y retourner, être censé absent. Joséphine approuva tout ce que lui dit son amant, se hâta de se rendre chez sa maîtresse, qui lui dit qu’elle arrivait bien tard. Elle en rejeta la faute sur Goton ; et après avoir assez mal dessiné, car sa main était un peu tremblante des émotions qu’elle avait éprouvées, elle revint chez sa mère, qui la gronda à tort et à travers pour le seul plaisir de lui faire sentir son autorité ; mais elle le supportait en pensant qu’elle verrait Durolet dans deux jours. Notre bon père vint le soir faire une visite à madame Moreau, et vit avec un plaisir extrême les effets que le rendez-vous du matin avait produits. Les couleurs de sa belle étaient moins vives ; ses yeux, un peu abattus, avaient moins d’éclat, mais une douce langueur les rendait plus touchants. L’ajustement modeste, qu’elle était obligée de porter pour plaire à sa mère, ne voilait plus aux regards de son heureux amant des charmes qui auraient été dignes d’un roi. Son imagination les lui retraçait et la certitude que dans moins de deux fois vingt-quatre heures il jouirait de la même félicité lui faisait supporter la contrainte qu’il s’était imposée. Cependant, la pauvre innocente croyait aux promesses de celui qu’elle s’imaginait être libre de les tenir, et qui lui faisaient regarder le père Durolet comme son beau-frère ; elle le traita avec plus d’amitié qu’elle n’avait fait la veille. Madame Moreau, qui le trouvait chaque jour plus aimable, n’était pas jalouse de sa fille, parce que ne désirant avoir avec son ami qu’une union mystique, elle ne craignait pas que Joséphine pût lui disputer les attraits de l’esprit, croyant qu’elle en avait un fort borné, et comptait pour rien les charmes dont la nature avait orné cette pauvre infortunée, puisque les sens ne devaient point entrer dans l’union qu’elle se flattait d’avoir avec lui. Durolet répondait à son jargon platonique de manière à l’enchanter ; ainsi rien ne troublait l’union de cette famille.

Une seule chose inquiétait le disciple de saint François, c’était le huitième rendez-vous ; il y avait mis ce terme, parce qu’il croyait qu’il était plus que suffisant pour éteindre la passion que cet objet lui avait inspirée ; mais il vit, au contraire, qu’il s’y attachait de jour en jour. Enfin, il n’avait plus essayé à jouir de ce bien suprême, lorsqu’une ordonnance du général le délivra de son rival en l’éloignant de Madrid. Séraphin fit l’impossible pour avancer un jour qui devait le combler de bonheur ; mais le père Durolet fut inflexible et prétendit que l’on ne pouvait rien exiger de lui avant le huitième moment que l’amour lui donnait ; que ce n’était pas sa faute si Séraphin partait deux jours avant, que c’était partie remise à son retour. Il fallut en passer par là. Avec quelle volupté Durolet vit-il naître le huitième jour qui devait être pour lui si cruel. Il lui sembla que ce n’était que de cet instant qu’il était vraiment possesseur de Joséphine, qui le comblait tour à tour de témoignages d’amour comme son amant et de marques d’amitié comme son beau-frère. Tout allait le mieux du monde, jusqu’au moment où la pauvre petite éprouva des malaises qui l’inquiétèrent. Elle en parla à son ami, qui ne put lui dissimuler qu’elle serait bientôt mère ; alors elle éclata en reproches et dit qu’elle voulait absolument en instruire son frère. — Il le saura, j’en jure par ce qu’il y a de plus sacré. — Mais ne lui en parlez pas, je vous en supplie, il est si rigide ; ses mœurs sont si pures qu’il ne serait pas peut-être maître de ne pas vous faire envisager la grandeur de notre faute d’une manière terrible. Peut-être, comme je vous l’ai dit, irait-il jusqu’à en parler à votre mère, au lieu que je l’instruirai de nos engagements, des suites qu’ils ont eues, sans vous nommer. — Eh bien, dit-elle, je veux voir votre oncle. — À quoi vous exposeriez-vous et moi aussi ? Pourquoi provoquer la colère d’un moribond qui n’a plus que quelques heures à vivre, et qu’il emploiera à me déshériter ? — Que je suis malheureuse ! s’écria la pauvre dupe ; on aurait pu la dire bien plus imprudente. Mais à quoi bon les tardives jérémiades ; le mal était fait, si c’est un mal que de donner la vie à son semblable. Enfin, la pauvrette demanda ce qu’elle pouvait espérer. — Tout de mon honneur, de ma loyauté, et je ferai sans restriction ce que je puis faire. Je vous en donne ma parole. — Mais si ma mère s’aperçoit ? — Eh bien, pour lui répondre avec assurance je vais vous donner une promesse de mariage dans les meilleures formes, que j’ai tenue prête en cas d’événement. Attendez-moi ici un moment. En effet, Durolet avait fait faire par un autre fripon de ses amis une promesse de mariage au nom de Henri-Pierre Durolet fils, demeurant à Blaye, et à présent à Paris, cul-de-sac du Coq, chez M. Dubuisson, son oncle maternel ; il le lui remit. Malgré le charme qui retenait Joséphine auprès de son amant, elle était si empressée de lire cette pièce, qui lui paraissait le seul moyen d’échapper à la colère de sa mère, qu’elle le quitta plus tôt qu’à l’ordinaire, et elle n’était pas dans la rue qu’elle lut avec la plus grande attention cet écrit important, qui lui parut valoir tous les contrats de mariage. Elle le cache dans son sein et se rend chez sa maîtresse de dessin, qui est chaque jour plus étonnée de son changement. — Mais vous êtes sûrement malade, mademoiselle Moreau ? — Moi ! mademoiselle, pas du tout, je me porte très-bien. — Mais vous êtes d’une pâleur extrême et votre physionomie porte une tristesse qui m’afflige. — Vous êtes bien bonne, mademoiselle, mais vous savez que ma mère me rend si malheureuse. — Ah ! je le sais, mais enfin vous êtes riche, il faut penser à vous marier. Joséphine soupira. Aimeriez-vous quelqu’un ? — Tenez, mademoiselle Précieux (c’était le nom de la maîtresse de dessin ; et on peut dire que son nom ne donnait pas une idée juste de son talent, car ses tableaux n’étaient rien moins que précieux ; maison ne pouvait lui reprocher d’autre défaut ; c’était ce qu’il y avait de meilleur sur la terre) ; vous me dites-là des choses qui me chagrinent encore ; je sais que ma mère ne veut pas que je me marie ; ainsi il faut bien que je m’y résigne. — Mais, chère demoiselle, vous avez le bien de votre père, qui est au moins de quatre-vingt mille livres ; avec cela il me semble que vous pourriez trouver un parti avantageux. Ah ! je crois pouvoir vous tirer de l’esclavage où vous êtes. — Je ne refuse point vos bons offices, mais attendez encore quelque temps.

Durolet était au désespoir de savoir sa maîtresse grosse, et voyait bien qu’il fallait prendre le parti d’y renoncer ou courir les dangers d’une aventure scandaleuse. Joséphine pouvait être conseillée par quelqu’un, venir avec des témoins le surprendre dans ce cabinet, faire valoir la fausse promesse de mariage ; il aurait eu beau le nier comme n’étant point de son écriture, on ne le trouverait pas moins en flagrant délit avec une jeune fille, et lorsqu’on viendrait à savoir qu’il était capucin, il irait pour lui de la corde ou du feu ; et si son ordre avait le crédit par celui des révérends pères jésuites de le tirer des pattes de la justice, il n’en faudrait pas moins rester enfermé dans un cachot pour le reste de ses jours, au pain et à l’eau. Il prit donc le parti d’en prévenir le gardien ; il fut convenu que la première fois que son imprudente maîtresse viendrait le trouver il lui dirait qu’il avait réfléchi au danger qu’elle courait, et qu’il voulait le faire cesser ; qu’il allait partir pour Blaye et qu’il obtiendrait de ses parents de venir demander Joséphine en mariage à l’ancienne amie de sa mère. — Ah ! mon cher Durolet, lui dit-elle en se jetant à son cou, que je t’en aurais d’obligation, d’autant plus que j’ai appris par mademoiselle Précieux que tes parents ne pourraient qu’être flattés de mon alliance, car je suis riche ; mon père, me dit-elle, m’a laissé cent mille francs ; ainsi, mon bon ami, je ferai ta fortune.

Ce fut à cet instant que Durolet regretta les vœux qui l’attachaient au cloître. Sans cette maudite robe, j’aurais une jolie femme avec une dot considérable ; je pourrais avoir un état honorable ; l’innocente créature qu’elle porte dans son sein aurait son nom, et au lieu de ce tableau, qui ne peut manquer de me faire éprouver des regrets, il faut que je renonce aux doux plaisirs dont je jouis avec Joséphine, que je la livre à la colère de sa mère, que j’abandonne mon enfant, et que je reste toute ma vie capucin indigne. Au moins, tâchons d’adoucir autant qu’il me sera possible la position de cette pauvre petite ; et quant à l’être infortuné à qui j’ai si imprudemment donné la vie, il sera élevé, comme ceux de nos pères, aux dépens de la maison. Allons, dissipons les noires pensées que me donnerait cette désagréable position. Le père Jérôme donne congé de son logement, et il en cherche un autre dans un quartier aussi sûr. Cependant, avant de se séparer de sa jolie maîtresse il tâcha de réunir en quelques heures assez de jouissances, afin d’éprouver moins de regrets pendant les quelques jours qui lui paraissaient nécessaires pour trouver une autre conquête.

Joséphine lui fit promettre de lui écrire aussitôt qu’il serait arrivé à Blaye, et rien ne lui coûtait de le lui assurer, pourvu qu’il n’en fit rien. Il la revit le soir chez sa mère, et ne put se défendre d’une certaine émotion ; mais se rappelant l’honneur de l’ordre et les dangers qu’il aurait courus en prolongeant cette intrigue, il bannit l’amour de son cœur et n’y laissa plus de place qu’à la pitié pour les malheurs dont il était cause, et qu’il voulait au moins adoucir.

Quinze jours se passèrent ; point de nouvelles de Durolet ; la pauvre petite va dans le cul-de-sac du Coq, s’informe de M. Dubuisson. Il est parti, et l’appartement est à louer. Elle revient chez la demoiselle Précieux, qui la trouve encore plus triste ; elle la presse, et enfin la pauvre enfant lui raconte le sujet de ses chagrins, lui montre la promesse de mariage de Durolet, et lui demande ce qu’elle doit faire. — Tout apprendre à votre mère. Vous dites que le frère de votre amant vient tous les jours chez vous, qu’il est l’ami le plus intime de madame Moreau. Il arrangera promptement votre affaire ; on écrira à Blaye ; le jeune Durolet reviendra vous épouser. Il achètera avec votre dot une belle charge, et vous aurez une existence très-agréable. Allons, mademoiselle Moreau, du courage, tout ira bien. — Oh ! ma bonne amie, comment dire cela à maman ; elle me tuera, moi et mon enfant. — Non, elle ne vous tuera pas ; je m’en charge ; dites-lui que je lui demande à dîner pour dimanche ; elle ne manquera pas d’engager le père Durolet ; on vous enverra aux vêpres, et pendant ce temps je lui conterai votre malheureuse aventure, et tout le feu de la première colère sera passé quand vous reviendrez. Ainsi fut dit, ainsi fut fait.

Comme le cœur de Joséphine battait pendant le dîner ; quels douloureux regards elle lançait sur mademoiselle Précieux ! Durolet, qui ne se doutait de rien, ne concevait point d’où venaient les gestes d’intelligence qu’il apercevait entre elle et celle qui fut sa maîtresse et qui était en outre la mère de son enfant. À peine était-on au dessert que madame Moreau dit à sa fille, avec le ton agréable dont elle lui parlait toujours : Eh bien, est-ce que vous n’entendez pas ? le dernier coup du sermon est sonné ; faut-il toujours vous faire dire la même chose ? Gotton, êtes-vous prête ? — Madame, répond la servante la bouche pleine, j’achève de dîner. — Vous dînerez tantôt ; vous ne trouveriez plus de place. — Joséphine s’était levée pour prendre son mantelet, ses gants, son Paroissien et son éventail ; elle fit une profonde révérence et sortit. Elle avait l’air si inquiet, si troublé, que Durolet, quelque fortifié qu’il fût par le père gardien, ne put s’empêcher de soupirer en pensant aux maux qu’il lui faisait souffrir ; mais se rappelant avec quelle facilité elle avait donné dans le piége, il trouva qu’il y avait autant de sa propre faute que de la sienne, et reprit la gaieté que la bonne chère sans excès inspire toujours. Mais mademoiselle Précieux donna bientôt un tour plus grave à la conversation, en parlant à madame Moreau de l’établissement de sa fille. — Ah ! quelle idée ! marier une petite sotte comme elle ; mais elle serait incapable de tenir sa maison ; elle est sans esprit, sans instruction ; jamais elle n’a voulu s’appliquer, et il n’est pas possible de la marier avant cinq à six ans. — C’est très-bien, madame, mais il y a des circonstances. — Mademoiselle, des circonstances, y pensez-vous ? Ma fille, savez-vous que je l’étranglerais si elle avait seulement la plus petite particularité avec un homme ?

Durolet, qui vit bien où l’on voulait en venir, aurait voulu être à cent pieds sous terre, surtout lorsque mademoiselle Précieux répondit : Étranglez donc, madame, car non-seulement elle a eu de petites particularités avec un homme, mais même de très-grandes, si bien qu’elle est grosse de six mois. Madame Moreau, immobile de fureur, la laisse achever sans l’interrompre. — Comment, mademoiselle, vous avez l’audace… ma fille… ah ! grand Dieu !… et vous dites cette horreur devant le père Durolet. — Je le fais bien exprès, madame, parce qu’il peut seul vous aider à réparer le tort que son frère a fait à votre honneur. — Mon frère, dit le père Durolet avec l’air d’une extrême surprise, vous dites que mademoiselle Moreau est grosse de six mois ; voilà un an que mon frère est à Blaye ; il n’a vu mademoiselle Moreau qu’un jour à dîner avec sa mère. Pendant ce temps, madame Moreau se promenait à grands pas dans sa chambre, se frappait le front à grands coups de poings ; les yeux lui sortaient de la tête, les veines de son cou étaient grosses comme le doigt ; elle était pâle et tremblante, et tout annonçait le dernier degré du désespoir, qui croissait à mesure que Durolet rejetait l’accusation contre son frère. Enfin, elle revint se remettre à table, les coudes posés dessus et les poings appuyés contre la lèvre inférieure ; et lançant les regards les plus terribles contre mademoiselle Précieux, elle lui dit : Eh bien, il ne suffit pas d’avancer un fait, il faut le prouver. Comment, en quel temps la malheureuse s’est-elle laissée séduire, et où sont les preuves que le frère du révérend père soit le séducteur ? — Alors mademoiselle Précieux raconta tout ce qui s’était passé entre le faux Durolet et mademoiselle Moreau. À chaque article, l’audacieux capucin levait les épaules et répondait par un sourire de pitié. Quand mademoiselle Précieux eut achevé son récit, elle tira de son portefeuille la promesse de mariage. — Niez-vous aussi cette pièce signée de votre frère ? — Ah ! pour le coup, si vous n’avez que cet écrit contre lui, il ne peut avoir aucune force, et pour le détruire je n’ai qu’à y opposer vingt lettres, toutes écrites et signées d’Henri, pour prouver qu’elle n’est pas de lui ; ce n’est nullement son écriture. Madame Moreau confronta, puis rejetant avec indignation cet instrument de la honte de sa fille, elle adressa ces mots terribles à la pauvre demoiselle Précieux, qui ne remplissait dans tout cela que le rôle d’une amie : Vous voyez, mademoiselle, quelle est l’imbécile que vous protégez, et comment elle a été la dupe de je ne sais quel aventurier. Mais puisque vous l’aimez, garantissez-la de ma fureur et moi-même d’un crime, car je sens que si je la voyais dans ce moment, comme je vous l’ai dit, je pourrais bien, dans le premier mouvement, l’étrangler ; j’en serais fâchée après ; mais elle n’en serait pas moins morte et son enfant damné. Allez donc sur-le-champ à St-Roch, empêchez-la de revenir ici ; prenez-la en pension chez vous jusqu’au temps où elle pourra ensevelir sa honte.

Je suis désespéré, dit le capucin du ton le plus pénétré, madame, qu’on se soit servi du nom de mon frère pour vous faire un si sanglant affront, et je vous demande si c’est un garçon dont votre fille accouche de l’élever moi-même dans notre couvent, et si c’est une fille, de payer sa pension chez mademoiselle Précieux, jusqu’à ce que, par son talent, elle puisse gagner sa vie. Mademoiselle Moreau a cru me donner un neveu, et je l’adopte pour tel. — Ah ! faites en tout ce que vous voudrez, pourvu que je ne le voie jamais ; et pour la mère, signifiez-lui qu’aussitôt rétablie je la mets dans un couvent, où je ne lui pardonnerai que le jour qu’elle prononcera ses vœux.

Mademoiselle Précieux courut à toute jambe, dans la crainte que Joséphine ne revînt chez sa mère. Elle la trouva encore à Saint-Roch, dans la plus vive émotion ; elle lui dit qu’elle a bien des choses à lui raconter, et qu’il vaut mieux qu’elle revienne d’abord chez elle. Joséphine la questionna sur tout ce qui s’était passé. La bonne demoiselle Précieux lui répondit que les objets dont elle avait à l’entretenir ne demandaient pas à être traités dans un lieu public ; que dès qu’elles seront arrivées dans sa maison elle lui contera tout dans le plus grand détail ; et elle avait l’air si calme que mademoiselle Moreau ne se doutait pas qu’elle eût des nouvelles si désastreuses à lui apprendre.

À peine entrées, mademoiselle Précieux ferma la porte ; et serrant son élève dans ses bras, elle l’engage à mettre du courage dans un malheur irréparable. La pauvre petite ne douta plus alors que sa mère ne soit inflexible. Elle s’y était attendue ; mais quand elle apprend que la promesse de mariage n’est point écrite de la main de Durolet, et qu’il y a un an qu’il est à Blaye, sa douleur ne peut se concevoir. Elle était bien sûre que c’était bien lui qui l’avait engagée à venir cul-de-sac du Coq ; elle avait reconnu sa voix le premier jour, lorsqu’il l’avait appelée pour entrer dans le cabinet. Il est vrai que depuis il lui avait toujours parlé bas. Mais si ce n’était pas lui, qui pouvait-ce être ? Il avait donc eu la bassesse de la livrer à un autre, et l’enfant qu’elle portait ne pourrait connaître son père. Ces pensées la déchiraient. — Mais enfin que vais-je devenir ? — Vous resterez chez moi, mon enfant, jusqu’après vos couches ; votre mère paiera votre pension et les frais nécessaires. Quant à votre enfant, n’en soyez point inquiète ; l’honnête père Durolet, pour réparer autant qu’il est en lui le tort de son frère, quoiqu’il ait assuré à votre mère qu’il n’en avait point, se charge du nouveau-né et l’adopte pour son fils. — Ainsi, il ne faut plus penser qu’à vous tranquilliser et oublier un scélérat qui s’est joué de votre innocence. La pauvre petite pleura beaucoup. Mais il n’appartient qu’aux âmes énergiques d’avoir des douleurs inconsolables, et celle de mademoiselle Moreau n’était nullement de cette trempe, ou du moins rien ne l’avait développée. Elle prit donc son mal en patience et resta tranquille, renfermée chez son amie, les trois derniers mois de sa grossesse. Enfin son terme arriva. Elle mit au monde un garçon, que mademoiselle Précieux tint sur les fonts du baptême, avec un fils d’une de ses amies, nommé Fontaine. Il se faisait nommer chevalier et avait un brevet de lieutenant de milice, qui lui donnait le droit de porter un plumet et une épée, ce que les bourgeois de ce temps-là ne se permettaient pas. Il faisait sa cour à mademoiselle Précieux, qui, malgré ses médiocres talents, était fort à son aise, et comptait réparer avec elle tout ce qu’il avait perdu au jeu et mangé avec ses maîtresses. Les femmes sages, en général, ne haïssent pas les hommes qui ont une certaine réputation de galanterie ; elles pensent qu’ils leur tiendront lieu d’expérience. Ainsi l’honnête mademoiselle Précieux n’éloignait pas absolument les propositions que madame Fontaine lui faisait pour son fils, quoiqu’il eût bien dix ans de moins qu’elle. Sa bienveillance à son égard le mettait dans une assez grande intimité dans la maison ; et pour n’être pas privée du plaisir de le voir, elle l’instruisit des malheurs de sa jeune amie, auxquels il parut ne prendre que l’intérêt de l’amitié. Mais le chevalier Fontaine n’était pas homme à voir de si beaux yeux que ceux de la petite Moreau sans concevoir le dessein de se les rendre favorables. Il la consolait donc de concert avec sa future, et la délaissée se laissait consoler. Il fut le parrain du petit capucin, et se chargea de le remettre à son prétendu oncle, qui l’envoya en nourrice.

Mademoiselle Précieux n’avait rien négligé pour fléchir la colère de madame Moreau, mais rien ne put la faire changer de résolution, et elle chargea cette amie de notifier ses intentions à sa fille, dès qu’elle le pourrait sans danger pour son état.

Peu de temps après son accouchement, Joséphine se laissa enlever dans le bois de Boulogne par M. Fontaine, que mademoiselle Précieux croyait être sur le point d’épouser. Joséphine Moreau, Fontaine, son ami Vergeac et mademoiselle Précieux s’étaient rendus dans le bois, pour aller de là au couvent de Longchamp ; mais avant d’arriver, mademoiselle Moreau feignit une grave indisposition. On descendit de voiture, et les deux jeunes gens, prenant Joséphine par les bras et faisant semblant de s’amuser, coururent dans les allées du bois, et bientôt mademoiselle Précieux les perdit de vue ; en vain les chercha-t-elle partout, les appela, attendit longtemps, passa même la nuit dans le bois, et le lendemain elle alla au couvent ; tout fut inutile ; elle n’en découvrit plus les traces.

Désespérée, elle revint à Paris ; elle ne savait comment annoncer cette nouvelle à la mère de la jeune personne ; enfin, après de mures réflexions, elle se décide à écrire au révérend père Durolet de la venir trouver, afin de le charger d’apprendre cette triste nouvelle à madame Moreau.

Le père Durolet, fort surpris du message de mademoiselle Précieux, hésitait à se rendre à son invitation. Il craignait que ce ne fût la petite personne qui voulût lui parler de son frère, et comme il l’aimait encore (car il faut en convenir, l’éclat de ses charmes faisait oublier son apparente bêtise), il craignait de se trahir dans un tête-à-tête. Ne trouvant cependant aucun prétexte pour se dispenser d’aller chez une personne si intéressante que mademoiselle Précieux, il dit à Catherine qu’il allait la suivre ; en effet, il arriva presqu’en même temps qu’elle chez sa maîtresse. Il fut frappé en entrant de l’air de tristesse de cette digne fille ; la mauvaise nuit qu’elle avait passée et les inquiétudes qu’elle avait depuis près de vingt-quatre heures, l’avaient aussi changée que la plus longue maladie. — Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? vous paraissez bien souffrante. — Ma santé serait bonne, mon père, si je n’avais pas la plus extrême douleur. Elle lui raconta tout ce qui s’était passé, et finit en le suppliant d’en instruire madame Moreau. — Vous avez sa confiance, son amitié ; elle ne peut qu’être reconnaissante des soins que vous avez pour son petit-fils, quoiqu’elle ne veuille pas en convenir. Elle vous écoutera avec plus de modération que moi. Je ne me sens pas le courage de m’exposer aux premiers mouvements de sa colère. Mon cœur est pur et je sens que je ne supporterais pas les reproches peu mérités qu’elle me ferait peut-être ; j’ai besoin de me distraire des idées chagrinantes que cette malheureuse aventure m’a données pour mon propre compte ; ainsi je vais partir à l’instant pour me rendre dans ma famille, qui me presse depuis longtemps de l’aller voir, bien décidée à ne plus me mêler des affaires qui ne me regardent pas. — Mais d’après cette résolution, que je trouve très-sage, je devrais aussi refuser d’apprendre à madame Moreau l’enlèvement de sa fille, qui me regarde encore moins. — C’est bien différent, mon père ; votre état vous oblige à être le consolateur des affligés ; et on ne peut jamais trouver mauvais que vous vous employez comme médiateur dans les familles ; vous ferez ce que vous voudrez ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je ne reverrai point madame Moreau, et qu’alors elle n’apprendra l’évasion de la petite personne que lorsqu’il n’y aura plus moyen de réparer la faute qu’elle a faite, au lieu qu’en s’entendant avec madame Fontaine, qui est la meilleure femme du monde, un mariage peut encore tout raccommoder, surtout que Fontaine sait bien ce qui en est, et que la fortune de mademoiselle Moreau le fera passer sur l’irrégularité de sa conduite ; mais il faut profiter de la première chaleur de sa passion pour l’obliger à l’épouser, car sans cela il pourrait bien en arriver comme de l’autre, que, selon toute apparence, son peu d’instruction a rebuté. — Durolet convint que tout ce que disait mademoiselle Précieux était raisonnable, et lui promit de se charger de cette désagréable commission ; il ne pouvait en conscience s’en dispenser, car enfin c’étaient bien ses séductions qui l’avaient égarée ; mais il avait un motif moins louable et plus digne d’une âme si abandonnée à ses passions. La belle fugitive lui tenait encore au cœur, et la jalousie réveillant son amour pour elle, il avait un grand intérêt à la faire retrouver. Déjà le diable lui disait à l’oreille : Après tant de courses, elle ne rougira plus, et une fois mariée, je lui ferai connaître le père de son enfant, et sûrement elle trouvera fort doux de renouveler avec moi les séances du cabinet noir avec mon prétendu frère, sans inquiétude des suites ; du reste je n’aurai pas l’imprudence de lui écrire, ainsi il n’y aura jamais de preuves ; de plus la mystique intimité qui existe entre sa mère et moi rendra simples les visites que je rendrai à la fille ; et il serait bien étonnant qu’elles ne m’offrissent pas des occasions favorables ; au reste, point de rendez-vous ; la plus sévère retenue en public, et par les menaces de ne pas mettre les pieds chez elle si elle fait la moindre extravagance, je la forcerai bien à la discrétion. Oui, mais elle aime ce Fontaine. Bah ! ces femmes-là n’aiment que le plaisir. Allons trouver la dévote et tâchons de la faire consentir à ce mariage ; car enfin à chose faite, conseil pris ; elle aura beau crier, tempêter, sa fille n’en est pas moins enlevée, et il n’y a plus qu’à la marier.

Fortifié par ces vertueuses réflexions, il se rend chez madame Moreau, qui est fort étonnée et charmée de le voir. — Dieu ! de si bonne heure ! (car ordinairement il n’arrivait chez elle que sur les six heures, pour faire son quadrille). Eh ! mon Dieu, mon révérend père, qui me procure la satisfaction de vous voir deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire ? — Ma respectable amie, ma vive amitié. Je voudrais bien que vous me permissiez de traiter avec vous un sujet sur lequel vous m’imposez silence depuis longtemps. — La dévote devint rouge, son sein palpita ; et croyant que son chaste ami avait de mauvaises pensées, elle lui dit d’un ton de voix atterré : Épargnez-moi, de grâce, trop cher séducteur, et ne troublez pas la paix de ma conscience en me laissant apercevoir que l’union des âmes n’est pas suffisante pour votre bonheur. Le père Durolet, qui n’avait nulle envie de commettre un inceste avec madame Moreau, dont les charmes flétris n’avaient rien qui pût le tenter, mais qui pourtant ne voulait pas blesser sa vanité en répondant à de telles avances, se précipita à ses genoux. — Que faites-vous, mon père ? — Non, laissez-moi vous protester que mon respect égale mon amour, et que je suis trop heureux d’avoir rencontré un cœur comme le vôtre, qui réponde à la sensibilité du mien, sans me faire manquer aux devoirs sacrés de mon état… non, ne craignez jamais que je me prive des biens que je possède dans une union digne des anges, par les tourrestres désirs d’une passion charnelle ; non, dit-il en se levant (et voyant que la dévote était pénétrée de ses hautes vertus), ce n’est pas de moi que je veux vous parler, mais d’une infortunée qui gémit sous le poids d’un injuste ressentiment. — Ah ! ne m’en parlez pas, ne m’en parlez pas, c’est me tuer que de prononcer son nom. Qu’elle aille au couvent, qu’elle y prononce ses vœux, et je la reverrai ; mais avant je veux ignorer qu’elle existe ? — Enfin, madame, si elle n’a pas de vocation. — Et vous, mon père, en aviez-vous, lorsque vos cruels parents vous ont forcé de prendre un état si peu fait pour votre âme sensible et délicate ? vous, dont l’esprit, les agréments vous eussent fait briller dans le monde ?… — Et c’est, madame, parce que je sens le malheur d’être engagé dans un état qui ne nous convient pas, que je vous supplie de ne pas y condamner votre fille unique. — Mais n’en remplissez-vous pas les devoirs avec la plus grande exactitude ? N’êtes-vous pas l’édification de tout le quartier ? Et qui sait mieux que moi les nobles victoires que vous remportez sur le démon de la chair ?… — Ah ! madame, quelle différence d’un homme qui a appris de bonne heure, comme moi, à vaincre ses passions, et une jeune fille séduite, qui a goûté les charmes de la volupté… il n’y a pour elle, je vous le jure, que l’état de mariage qui puisse la préserver de la damnation éternelle ; et j’ose vous le dire, avec l’autorité que me donne mon ministère, vous répondez de son âme devant Dieu, si vous ne la mariez pas ; et comme je craindrais de partager avec vous la punition qui vous serait réservée, si, par ma condescendance, je vous laissais suivre en cela vos idées, je vous déclare que je me priverai du plaisir extrême de vous voir, le seul que je goûte en ce monde, jusqu’à ce que vous ayez consenti à marier votre fille. — Ah ! mon père, quelle menace ! Mais la marier, c’est bientôt dit. Qui en voudra ? Vous voyez que celui qui l’a séduite l’a abandonnée, et qui pourrait en effet vouloir passer sa vie avec une femme si stupide ? — Si votre unique inquiétude est de trouver quelqu’un qui veuille d’elle, je puis vous assurer qu’elle a fait une conquête, et que l’homme dont je vous parle s’estimera heureux et très-heureux de l’épouser. — Et qui est ce benêt ? — C’est un fort joli garçon que vous avez vu chez mademoiselle Précieux, le chevalier Fontaine. — Bon, c’est mademoiselle Précieux avec qui il se marie. — Elle m’a chargé de vous dire de sa part qu’elle avait réfléchi qu’il était trop jeune pour elle, et qu’il conviendrait bien mieux à sa pupille, pour qui elle s’était aperçue qu’il avait beaucoup d’inclination, quoiqu’il sût bien son accident ; car c’est lui qui a été parrain de mon petit neveu manqué. — Vous m’étonnez beaucoup. Enfin, s’il est bien vrai qu’ils s’aiment, et d’après les raisons que vous m’avez dites, et surtout pour vous prouver ma docilité à vos ordres, j’y consentirai. Il faut que je sois bien sûre qu’il a réellement le dessein de l’épouser. — On n’en peut pas douter, si cela n’est déjà fait. — Comment ! — Rien de plus certain, car il l’a enlevée hier… — Que dites-vous là, ma fille enlevée !… ah ! la malheureuse, elle a juré de me faire mourir de chagrin… Et où est-elle ? — Je n’en sais rien, mais nous le saurons bientôt ; tranquillisez-vous ; laissez-moi le soin de cette affaire. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ma fille enlevée ! et comment mademoiselle Précieux a-t-elle pu se prêter ?… oh ! qu’elle ne pense pas s’en tirer de cette manière-là ; je vais la dénoncer à la police. — Non, madame, vous n’en ferez rien. — Et pourquoi ? — Parce que je ne veux pas, ou je romps avec vous. Allez-vous faire un éclat, tandis que tout peut se passer à l’amiable ? Le chevalier Fontaine n’a d’autre but que de vous contraindre à consentir à leur mariage. Dès qu’il apprendra que vous ne vous y opposez pas, il sera facile de savoir ce qu’ils sont devenus. Donnez-moi votre parole de demeurer tranquille, et je me charge de tout. Je vais de ce pas chez madame Fontaine ; elle saura bien où est son fils. — Oh ! la malheureuse ! s’écriait madame Moreau, que ne l’ai-je étranglée comme je le voulais. — Encore de la colère, de la fureur ! Si vous saviez, mon amie, comme cela vous défigure, vraiment, vous ne sortiriez pas de votre aimable caractère. — Mais voyez cette jeune barbe, reprit la dévote en passant la main sous le menton du père, il me morigène. Eh bien, homme de Dieu, je m’abandonne à vous ; faites tout ce que vous voudrez… — Ah ! si je faisais tout ce que je voudrais… Mais loin de nous tout désir terrestre, ne pensons qu’à sauver cette pauvre petite ; je ne me reposerai point que je ne la ramène ici mariée avec Fontaine. — Et pendant tout ce temps je ne vous verrai donc point ? — J’espère que cela sera très-court. — Je suis bien sûre qu’ils sont dans Paris, peut-être chez la mère ; mais en tout cas, la police les aura bientôt découverts.

Pendant que tout cela se passait, nos trois aventuriers s’étaient rendus à Rouen en chaise de poste ; ils s’introduisent dans les meilleures sociétés et y gagnèrent des sommes énormes, au moyen d’une préparation dans toutes les cartes de la ville, que Vergeac était parvenu à faire pendant une nuit.

Mais la troisième soirée qu’ils passèrent chez le cardinal-archevêque de Rouen, celui-ci les découvrit, instruisit la justice de leurs escroqueries ; mais Fontaine, qui, le soir, s’était aperçu que le cardinal se doutait fort qu’ils n’étaient pas ce qu’ils voulaient qu’on crût qu’ils étaient, crut sage de partir au point du jour. Voilà donc Fontaine et Joséphine en chemin pour se rendre au Havre ; mais une roue de leur voiture vint à casser dans l’avenue d’un château d’une assez belle apparence, à quinze lieues de Rouen. On alla demander du secours pour la petite personne, que la chute de la voiture avait fait se frapper le front assez rudement. Le maître du logis vint lui-même. En voyant une jeune dame de la plus agréable figure, il lui offrit de venir se reposer chez lui pendant qu’on raccommoderait leur chaise. Fontaine accepta, et bientôt on fut en pays connaissance. C’était monsieur Moreau qui avait fait bâtir cette maison, et le comte de Vernon, à qui cette maison appartenait, avait vu sa fille plusieurs fois à Paris. Notre chevalier d’industrie ne crut pas devoir nier que c’était elle, et dit seulement qu’ils étaient mariés. Le comte les engagea à passer quelques jours chez lui et les combla d’amitiés. Joséphine se trouvait très à son aise chez ce galant homme, qui était veuf depuis plusieurs années, et n’avait chez lui que sa sœur, beaucoup plus âgée que lui, qui n’était jamais sortie du château de Vernon, et qui n’avait pas beaucoup plus de connaissance du monde que Joséphine. Le comte chassait avec Fontaine, qui ne recevant aucune nouvelle de Rouen s’imagina que l’affaire avait mieux tourné qu’il ne l’avait craint.

Pendant que tout cela se passait en Normandie, le père Durolet avait été à la police pour tâcher de découvrir les traces de Fontaine. Le quatrième jour on lui dit qu’il était à Rouen. Il en fit part à monsieur et à madame Fontaine et à madame Moreau, qui lui donna son consentement et sa procuration pour le contrat. Monsieur Fontaine, le père, partit avec Durolet, bien déterminé à obliger son fils à réparer l’honneur de la petite personne, dont il ignorait la première aventure ; ils arrivèrent à Rouen le surlendemain que les jeunes gens en étaient partis.

Quelle fut la douleur du père Fontaine d’apprendre que son fils est impliqué dans une très-mauvaise affaire, que sa disparition seule avait empêché qu’il ne fût arrêté ! Le père, qui se ressouvenait que le cardinal avait des bontés pour un de ses oncles qui avait été valet-de-chambre du grand De…, alla trouver Son Éminence, voulant se jeter à ses pieds. Le cardinal, qui le reconnut, le traita avec sa bonté ordinaire, et lui promit qu’il ferait assoupir l’affaire, mais qu’il fallait absolument faire partir son fils pour les îles, ainsi que son cousin. J’en suis fâché, ajouta-t-il, pour sa femme, qui est fort jolie, quoique peu formée. — Ils ne sont pas mariés, monseigneur. — Tant mieux, je m’en étais douté ; mais vous avouerez que c’est une grande insolence de me présenter une fille. — Je conviens, monseigneur, de toute l’énormité de ses fautes ; cependant la jeune personne appartient à de très-honnêtes gens. Il l’avait enlevée et j’étais venu ici pour les marier. Je n’abuserai point de la confiance de sa mère, qui ne me pardonnerait pas d’avoir uni sa fille à un si mauvais sujet ; mais encore faut-il les trouver. — On les croit, m’a-t-on dit, ajouta le cardinal, chez le comte de Vernon ; mais nous en saurons bien davantage.

Durolet n’était pas moins chagriné de tout ce qu’il entendait ; il craignait d’avoir perdu sa maîtresse, et voyait beaucoup de difficultés à remplir sa promesse de la marier à Fontaine, car le père ne l’aurait pas voulu, quand des ordres supérieurs ne s’y seraient pas opposés. Il ne savait quel parti prendre, lorsqu’il fit rencontre sur la place d’un de ses camarades de collège, qui se nommait Fontaine ; c’était le plus borné des hommes, excepté pour son commerce, qu’il faisait très-bien. Il lui vint aussitôt dans l’esprit d’en faire le mari de mademoiselle Moreau, si on pouvait la rejoindre. — Eh ! bonjour, mon cher ami, comment te portes-tu ? — Bien, révérence, et toi ? — Es-tu ici pour longtemps ? — J’attends la diligence pour me rendre à Paris. — Eh bien, nous partirons ensemble. — À quelle heure ? — À midi précis. — Je te rejoins au Grand Cerf, à onze heures ; va nous faire préparer à déjeuner. — Le bon Fontaine, enchanté de faire route avec son ami, retourne à l’auberge pour l’attendre. Durolet va chez le père de l’autre Fontaine, et lui dit de ne pas perdre une minute pour retrouver la petite Moreau et de la ramener chez lui ; qu’il espère l’en débarrasser bientôt et lui explique en peu de mots son projet. M. Fontaine l’approuve, et voulant réparer autant qu’il était possible l’étourderie de son fils, promet de tout employer pour la rendre à sa mère.

Durolet retourne à l’auberge, voit que ce Fontaine ne sait rien des aventures de l’autre, parce qu’il ne s’occupait que des objets mercantiles, et se propose de ne le pas quitter qu’il ne lui ait fait dire oui. Fontaine avait une petite maison à Passy, qui lui servait de dépôt pour les marchandises prohibées qu’il vendait en secret. Il proposa à son ami Durolet d’y venir passer quelques jours. C’était entrer dans ses vues ; aussi il accepta.

Monsieur Fontaine, le père, eut enfin la certitude que son fils était à Vernon ; il s’y rendit muni de la lettre de cachet qu’il avait obtenue pour l’envoyer à Sainte-Lucie avec son cher cousin, qui était toujours dans les prisons. Arrivé à Vernon, M. Fontaine, le père, fit demander son fils au tourne-bride. On juge de la surprise du jeune homme en le voyant ; mais elle redoubla lorsqu’il sut parfaitement tout ce qui s’était passé à Rouen. Nous ne rappellerons pas tout ce que ce digne père dit à son fripon de fils, tous les détails de son arrestation ; qu’il nous suffise de savoir que Fontaine, le fils, fut emmené avec Vergeac à Sainte-Lucie ; que l’or qu’avait gagné Fontaine fut rendu ; et que Joséphine fut ramenée à Paris, chez monsieur Fontaine, le père.

T. 2.                                                                                                    P. 49.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 49.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 49.

Durolet s’était entièrement emparé de l’esprit de son camarade, qui l’avait toujours aimé. Il lui avait parlé de l’avantage d’avoir une femme douce et jolie, qu’il serait bien plus heureux qu’en menant la vie de garçon ; et c’était dans ces bonnes dispositions qu’un hasard fait exprès lui fit rencontrer monsieur et madame Fontaine et la jolie mademoiselle Moreau. — Ah ! mon Dieu, que je suis enchanté, madame, de vous rencontrer, dit le capucin à madame Fontaine, qu’il avait vue chez madame Moreau, où il allait quelquefois. Voulez-vous bien que je vous présente mon ami, mon camarade… Celui-ci offrit à ces dames une collation ; et l’imagination échauffée du bonheur conjugal, dont son saint ami lui faisait tous les jours une peinture si touchante, il devint éperdument amoureux de mademoiselle Moreau et de sa dot, dont Durolet trouva le moyen de l’instruire dès qu’il vit qu’elle lui plaisait. — Voila, mon ami, lui dit-il, en le tirant à l’écart, qui vous conviendrait ; et cent mille livres qu’on lui donne en mariage ne gâteraient rien à votre commerce. — Sûrement, répondit Fontaine, mais comment espérer qu’on me la donne ? — Ah ! je m’en fais fort si vous la trouvez à votre gré. — Il faudrait être difficile pour n’en être pas enchanté. — Eh bien, je vous dirai que je suis ami intime de la mère, et si voulez, demain nous en ferons la demande. — Eh ! je serais le plus heureux du monde si je l’obtiens. — Il vint reprendre sa place auprès de sa dulcinée, à qui il dit mille douceurs. La petite répondit avec beaucoup de froideur à Fontaine, car il ne lui plaisait pas beaucoup ; et elle aurait bien voulu dire un mot en particulier au capucin, pour qui elle avait beaucoup d’amitié, et dont la présence lui rappelait son premier amant, qu’elle croyait toujours son frère. Après le goûter, on se promena dans le bois, puis chacun reprit le chemin de son logis.

Dès que la petite Moreau fut seule avec monsieur Fontaine, le père, elle lui demanda si c’était le mari qu’elle lui destinait. — Oui, répondit-il. — Ah ! il est bien laid. Quelle différence avec votre fils. — La figure fait peu de chose ; on le dit fort doux. — C’est bien quelque chose ; mais comme il est maigre, efflanqué ; comme il traîne ses mots les uns après les autres. Je suis bête, j’en conviens ; mais j’aime les gens d’esprit. Si ma mère ne m’avait pas laissée avec Goton, je saurais mieux parler ; je ne dirais pas des choses que j’ai bien vu qui faisaient rire les belles dames de Rouen. Mais enfin je suis jeune, je pourrai me former. Votre fils me le disait ; et avec celui-ci il faudra rester imbécile toute la vie ? — Voulez-vous que je vous parle de l’intérêt que votre beauté et votre inexpérience m’inspirent ? Je crois que vous ne devez pas être fâchée dans la position où vous êtes de rencontrer un homme qui n’ait pas beaucoup d’esprit ; il vous sera plus aisé de cacher certaines choses qu’il est essentiel qu’un mari ignore ; et si vous voulez m’en croire, vous prendrez celui-là plutôt qu’un autre ; d’ailleurs, il faut ou vous marier, ou vous faire religieuse. — Oh ! j’aime mieux me marier ; mais vous ne pouvez pas m’empêcher de dire que j’aimerais mieux être la femme de votre fils, quoiqu’il me maltraitât quand il était dans ses accès de jalousie ; mais il m’en dédommageait si bien… — Il faut l’oublier, mon enfant ; vous en avez bien oublié un autre. Votre mari effacera dans votre cœur un mauvais sujet… — Non, monsieur, je sens qu’il n’y aurait que mon premier amant qui me consolât du second ; mais j’épouserai ce monsieur, puisqu’il n’y a que ce moyen pour ne pas aller au couvent.

Durolet n’avait pu revoir sa maîtresse sans la plus vive émotion. Il l’avait trouvée singulièrement embellie et l’air beaucoup moins gauche ; il ne désespéra pas d’en faire une femme passable. D’ailleurs, quelle différence de vivre dans une société bourgeoise ou dans celle où Fontaine l’avait lancée ; et puis, elle était si jolie… Il faut en convenir, se disait-il à lui-même, c’est encore trop bon pour un capucin. Mais il fallait la marier, et assez promptement pour que Fontaine ne pût rien savoir de sa prétendue. Il amena donc son confiant ami dès le lendemain à madame Moreau, qu’il en avait fait prévenir par un billet que M. Fontaine avait remis à sa porte. Elle reçut très bien ce mari qui se chargeait avec tant de bonhomie de cette vierge folle. Il demanda s’il ne pouvait pas avoir l’honneur de la voir. La mère répondit qu’elle était sortie avec madame Fontaine. — Mais savez-vous, mon ami, répondit le bon père, qui s’aperçut que Fontaine avait l’air tout chagrin, le moyen de voir cette belle personne tant que vous voudrez ? c’est de supplier madame de tous la donner très-promptement en mariage. — Ah ! que cela ne se peut-il être demain ! — Demain, monsieur, vous êtes bien pressé, dit madame Moreau en minaudant, et comme si elle ne l’eût pas été au moins autant que lui. — Voilà, madame, comme je suis quand une fois je suis amoureux. — Eh bien, monsieur, puisque vous êtes si épris, je m’en rapporte au révérend père, c’est lui qui fixera le jour. — Nous sommes, reprit Durolet, aujourd’hui samedi, on peut se marier lundi. Je me charge de toutes les dispenses ; et pour éviter tout embarras de noce qui entraîne des frais inutiles, afin qu’on ne sache rien dans le voisinage, on pourrait passer le contrat chez M. Fontaine. — Chez moi ! dit d’un air étonné l’ami du capucin. — Non pas chez vous, chez l’autre. — Eh ! oui, oui, c’est que nos noms se ressemblent : Fontaine et Fontaine… mais, comme on dit, il y a bien des ânes à la foire qui s’appellent Martin ; et il se remit encore à rire. Le capucin rit aussi ; et la prude ne put s’empêcher de tirer les coins de sa bouche. On convint que le notaire serait averti pour le soir même ; que le dimanche on publierait un seul ban ; et que, dès le lundi, à six heures du matin, la petite Moreau serait réellement madame Fontaine.

Sa mère, qui n’avait pas vu son tendre ami depuis huit jours un seul instant (car il ne quittait pas Fontaine plus que son ombre), aurait bien voulu qu’on lui accordât un moment ; mais il trouva moyen de lui dire, pendant que Fontaine inventoriait les meubles de la mère de sa future, et que surtout il était en extase devant un buffet d’argenterie, qui, suivant l’usage de ce temps, était en parade dans la salle à manger, qu’il fallait attendre à lundi, après la cérémonie, pour se dédommager de cette cruelle absence dont son cœur, ajoutait-t-il avec un tendre soupir, souffrait encore plus que celui de sa douce colombe ; mais que la moindre indiscrétion pourrait tout déranger ; qu’ainsi il était résolu à ne pas perdre de vue Fontaine un seul instant, jusqu’à ce qu’il eût dit oui. La dévote ne put que remercier affectueusement son ami, et ils se séparèrent.

Durolet emmena son ami dîner aux capucins. Il voulait raconter au gardien toute cette histoire. Ne fallait-il pas que le marié aille à confesse ? Et pourrait-il trouver un directeur plus respectable que le père Jérôme ? Quand il le vit dans le couvent, il ne craignit plus qu’il apprît là aucune particularité de la vie secrète de sa future. Il le laissa dans le jardin et alla chez le gardien, à qui il raconta le succès de son voyage. — Je l’ai ramenée, disait-il, au père Jérôme ; madame Moreau m’en a les plus grandes obligations, ainsi que du mariage. Mais je l’en dispense, car je n’ai rien fait que pour moi. C’est une enfant ; elle me plaît ; je n’ai rien rencontré qui m’en dédommageât, et je suis décidé à lui consacrer ma vie. Prenez-y garde, point d’indiscrétion ; tout se borne, reprit-il, à bien endoctriner le mari, et c’est vous, père Jérôme, que j’en charge ; ce sera à vous qu’il s’adressera pour son billet de confession. — C’est bon, laissez-moi faire, il ne tiendra pas à moi que vous n’ayez contentement. Le dîner fut gai, mais avec la plus grande décence, et à six heures l’impatient Fontaine se rendit avec son fidèle ami chez la mère de son Sosie. Madame Moreau y était déjà avec son notaire. L’entrevue entre la mère et la fille avait été assez froide ; cependant Fontaine ne se douta pas qu’il y eût eu mésintelligence entre elles.

On ne fut pas difficile de part ni d’autre pour les conventions. Ce qu’il y avait de plus clair dans toute cette affaire était le bien de Joséphine. Il consistait en une bonne maison et des contrats sur la ville, que l’on regardait alors comme de l’or en barres. Fontaine obtint que la maison serait vendue pour en jeter les fonds dans son commerce, dont il enfla les gains et passa sous silence les pertes, de sorte que madame Moreau crut que sa fille épousait un homme beaucoup plus riche qu’il ne l’était en effet ; mais n’aurait-il eu que l’habit qu’il portait, elle se serait estimée heureuse qu’il la débarrassât de sa fille.

Tout ce que Fontaine put tirer de son étroite cervelle, pour prouver à mademoiselle Moreau l’excès de son amour, il le dit sans parvenir à toucher le cœur de l’insensible ; mais il ne mit son silence que sur le compte de sa modestie, et l’en aima davantage. Il retourna le soir à Passy, où il invita ces dames à venir le lendemain, qui était le dimanche, comme nous l’avons déjà dit. Fontaine était au comble du bonheur. Il s’était fait beau comme un soleil ; il ne doutait pas qu’il ne charmât sa belle, quoiqu’elle ne lui en dit rien. On alla goûter à Madrid, où il faillit arriver une aventure faite pour tout découvrir, si l’on n’avait pas eu affaire avec un homme aussi borné que Fontaine ; car Joséphine fut reconnue par M. Dolman, banquier de Rouen, qui s’était trouvé à la soirée du jeu chez l’archevêque.

Madame Moreau et Durolet craignirent tant que Fontaine découvrît quelque chose par les propos de M. Dolman, qu’ils dirent qu’il fallait se retirer de bonne heure à cause de la cérémonie du lendemain. D’ailleurs, il restait encore des préparatifs, et Fontaine n’avait pas son billet de confession. Durolet lui proposa de venir coucher aux capucins, qu’il aurait une conversation d’un quart d’heure avec le père gardien, et que dès cinq heures du matin il sortirait du couvent pour se rendre à l’église, et que de là il ramènerait sa chaste moitié chez lui.

Fontaine, qui était avare, était fort aise qu’on l’eût dispensé de toutes les dépenses qu’entraînait, même parmi les bourgeois, une noce d’apparat, et ne voyait que des raisons d’économie dans le mystère que l’on mettait dans ce bizarre mariage. Pendant le chemin de passer aux capucins de la rue St-Honoré, Fontaine ouvrit son cœur à son tendre ami Durolet.

Je ne vous cache point, lui dit-il, que cette confession me chagrine ; car on dit que pour avoir son absolution il faut promettre de renoncer à ses habitudes, et j’avoue que je n’en ai nullement la volonté. Depuis quinze ans, je fais la contrebande, je m’en trouve bien, et je n’ai nulle envie de quitter la partie la plus lucrative de mon commerce. — Cela ne me regarde pas, mon ami, et le père Jérôme vous dira ce qu’il en pense. Cependant, comme se mentir à soi-même et à Dieu sont deux choses fort criminelles, je crois que vous pourriez vous borner à demander au père Jérôme, comme le font tous les gens bien nés qui se marient, qu’il vous donne un billet comme vous vous êtes présenté à son tribunal, sans vous donner la peine de mentir pour avoir une absolution, que les lois de l’Église n’exigent point. Le moins qu’on peut se jouer avec les choses saintes est toujours le mieux. Bornez-vous donc, comme je vous l’ai déjà dit, à un quart-d’heure de conversation avec le père Jérôme, qui vous fera une exhortation sur les devoirs du nouvel état que vous allez embrasser, et il vous donnera votre billet. — Ah ! mon ami, que vous me faites de plaisir. — Et Fontaine fut tout joyeux de n’être pas forcé de renoncer à l’honnête état de fraudeur, et arriva aux capucins, où un très-bon souper l’attendait dans la cellule du père Jérôme, qui, sous prétexte d’un gros rhume, n’avait pas mangé au réfectoire. Un moment avant de se mettre à table, un jeune novice entra dans la première place où l’on n’avait pas mis la table et vint s’informer de la santé de sa révérence. Avec le jeûne et la patience, mon fils, répondit le gardien, il n’est point de maux qui ne se guérissent. Il ajouta qu’on ne vînt pas le troubler davantage, parce qu’il avait des affaires importantes pour la maison à traiter avec le père Durolet et son ami. Le novice se retira avec le plus profond respect, et notre moine ferma la porte aux verrous.

On se mit à table ; un jambon, une dinde aux truffes et du vin de Champagne furent le remède que notre séraphique s’était fait préparer. On ne parla que de la belle Joséphine, du bonheur d’avoir pour sa femme une fille si bien élevée, dont la mère était un modèle de vertu et de piété. Fontaine ne se lassait pas de remercier son cher ami Durolet. Qui aurait dit, lorsque j’étais en seconde à Bordeaux, que ce joli espiègle, qui était en quatrième, me servirait de père pour me donner une femme, et une femme comme il n’y en a pas ? — Je suis sûr que vous serez heureux avec mademoiselle Moreau, dit le père Jérôme avec cet air de dévot qu’il savait si bien prendre quand il voulait, et que sa figure, qui, selon toute apparence, était destinée à être l’empreinte d’une belle âme, rendait respectable à ceux qui ne le connaissaient pas.

Le souper fut parfait, et le lendemain le mariage eut lieu.




CHAPITRE IX.

Le père Séraphin et Adélaïde.


Pendant que tout cela se passait à Paris, le père Durolet reçut une lettre de sa sœur Adélaïde, qui lui rappelait les promesses qu’il lui avait faites, et le priait de ne pas perdre un instant pour venir la voir, s’il ne voulait pas qu’elle se livrât au plus cruel désespoir. Le père Durolet ne balança pas, malgré les larmes de sa maîtresse, d’aller au secours de sa sœur, et arriva à Blaye dix jours après la date de la lettre.

Adélaïde tressaillit de joie en voyant un frère qu’elle attendait avec tant d’impatience. Elle n’avait point trompé l’espérance qu’il avait conçue de ses agréments, quand l’âge les aurait développés, et malgré la pâleur et l’air abattu qu’elle avait, il la trouva si charmante, qui si elle n’avait pas été sa sœur Joséphine aurait pu être oubliée pour elle. Quand les premiers moments furent passés, le père dit à son fils :

— Tu ne pouvais venir nous voir, mon ami, dans un moment où tu pusses nous apporter des consolations plus nécessaires. Vois cette Adélaïde que tu aimes tant, elle nous a couverts d’opprobre, et au moment où elle allait faire un mariage avantageux sa honte a éclaté d’une manière si désolante pour nous que je ne sais ce qui l’a sauvée de mon courroux. M. Baret, fils du procureur du roi, la recherchait depuis un an, et ses refus ne paraissaient qu’une fantaisie d’enfant. Je n’en allai pas moins en avant ; on signe le contrat, et je donne à cette occasion un grand repas à toute la ville. On danse, et au beau milieu d’une contredanse, elle se laisse tomber ; sa chute eut un effet si prompt que personne ne put douter de son état, que nous étions loin d’imaginer. À ses cris, aux convulsions qu’elle éprouvait, je crus qu’elle s’était tuée. Mais hélas ! ô désespoir pour une famille si vertueuse que la nôtre, au lieu de mourir, elle donne le jour à un enfant, qui, né avant terme, expire presque aussitôt, mais dont la venue au milieu de cette assemblée l’a déshonorée pour jamais, d’autant plus qu’elle s’est obstinée à ne point vouloir en nommer le père. Peut-être auras-tu plus de crédit sur son esprit ; et quel qu’il puisse être, je trouverai bien le moyen de le lui faire épouser.

Pendant ce récit, Adélaïde fondait en larmes. Son frère s’approcha d’elle pour la consoler, et lui demanda de lui parler avec confiance ; mais voyant qu’elle s’obstinait à garder le silence, il l’engagea à passer dans une chambre voisine, et après l’avoir assurée qu’il ne l’abandonnerait pas et qu’il l’emmènerait avec lui à Paris, où il trouverait un parti avantageux, si elle ne pouvait épouser celui qui l’avait rendue mère, elle se détermina à ne lui rien cacher.

Hélas ! mon frère, dit-elle, tous ceux de votre ordre n’ont pas les mœurs aussi pures que les vôtres. — Quoi ! ma sœur, est-ce que votre malheur est un tour séraphique ? — Hélas ! oui, mon frère ; et voilà ce qui fait que je me suis obstinée à ne pas nommer le père de l’infortuné qui n’a vécu que pour m’ôter l’honneur. — Dites la réputation, ma petite, car pour l’honneur il est clair que c’était chose faite avant sa naissance. Mais quel est le capucin indigne que vous avez trouvé digne de vos faveurs ? — Mon frère, c’est le père Séraphin, qui est venu s’établir ici en revenant d’Espagne. C’est en ne me parlant que de vous, en me vantant votre amitié pour lui, en me racontant l’histoire d’une certaine Joséphine, d’un cabinet où il vous avait servi de truchement, qu’il m’a monté la tête ; et enfin je me suis trouvée grosse quand M. Baret m’a demandée en mariage. Je ne voulais pas consentir à l’épouser ; mais le père Séraphin me dit tant que c’était la seule manière de me tirer d’affaire, que je le crus. Mon père vous a conté le reste ; mais ce qu’il ne vous a pas dit, c’est qu’il n’y a pas de jour où il ne veuille me tuer ou me chasser de la maison, et il l’aurait déjà fait, si ma mère ne l’en avait pas empêché. C’est elle qui m’a conseillé de vous écrire. — Ne pleure pas, mon enfant, c’est un accident qu’il faut oublier et tâcher par un meilleur choix de réparer cette sottise. Mais ne crois pas cependant que je laisse impuni l’outrage que Séraphin t’a fait, et je lui apprendrai qu’on doit au moins respecter les sœurs de ses confrères.

Quant à Joséphine, elle s’en est tirée beaucoup mieux que toi ; et malgré l’enfant dont je suis le père, elle a épousé un très-honnête homme de mari, qui ne connaît rien qui lui soit plus agréable que de me savoir avec elle. Tu juges combien il faut que je t’aime pour l’avoir quittée, mais j’espère que ce ne sera pas pour longtemps, et que mon père et ma mère, qui me croient un saint, ne feront pas de difficulté pour me permettre de t’emmener avec moi. Cependant, je te déclare que c’est avec l’assurance que cette première aventure t’aura servi de leçon, et que tu te conduiras bien. Je hais qu’on affiche les mauvaises mœurs, et j’exige même de ma maîtresse la plus extrême décence ; jugez de ce que je veux que soit ma sœur.

Adélaïde lui jura de se conduire par ses avis, et de garder le plus profond secret sur tout ce qu’elle avait appris par Séraphin. Et rentrant avec son frère dans la salle où étaient son père et sa mère, elle leur demanda mille pardons du chagrin qu’elle leur avait causé, et la permission de les débarrasser de son odieuse présence, en suivant son frère à Paris, qui la mettrait en pension chez une jeune dame très-respectable, qui avait épousé un de ses camarades de collège. Le père y consentit avec grand plaisir, et il fut décidé qu’ils partiraient dans trois jours.

Durolet alla le lendemain aux capucins, où il fut reçu avec considération, comme un prédicateur célèbre. Il demanda le père Séraphin ; on lui dit qu’il était sorti. Fâché de ne pas le trouver pour lui manquer son mécontentement, il revenait chez son père en côtoyant la Garonne lorsqu’il aperçut le père Séraphin sur un rocher qui s’avançait au-dessus des flots. Celui-ci, qui ne se doutait pas qu’Adélaïde l’eût nommé à son frère, l’embrassa très-affectueusement. Séraphin lui demanda des nouvelles de Joséphine. — Elle se porte bien, répondit le vindicatif capucin ; mais vous, pourriez-vous me dire comment se porte Adélaïde ? — Je crois que tu dois le savoir mieux que moi, puisqu’elle est ta sœur. — Comment as-tu pu croire que je pardonnerais de l’avoir exposée à la risée publique, par l’événement qui a fait rompre son mariage ? — Quoi ! elle t’a dit que c’est moi ? — Oui, sûrement elle me l’a dit ; tu dois t’attendre à mon ressentiment. — Bon ! tu plaisantes, et ne te devais-je pas cette espiéglerie pour n’avoir pas tenu tes conventions ? Si tu m’avais laissé partager ton bonheur avec Joséphine, je n’aurais pas cherché à séduire ta sœur ; mais enfin c’est une chose faite. — Que je trouve très-mauvaise. — Je ne m’en soucie guère. — Ah ! tu ne t’en soucies pas, répéta-t-il en lui sautant à la barbe ; je t’apprendrai les égards qu’on se doit quand on porte la même robe. Séraphin voulut se défendre.

Ils étaient arrivés sur la pointe du rocher en se tenant à bras-le-corps. Durolet était beaucoup plus fort que Séraphin ; et comme il était venu à bout de le terrasser, celui-ci fit un mouvement et se débarrassa de son adversaire ; mais malheureusement pour lui il avait plu, le terrain était glissant et en pente ; il ne put se raffermir sur ses jambes, que quelques bouteilles de vin avaient rendues plus faibles. Il roula jusqu’à l’extrémité du rocher et de là dans la Garonne, qui, en cet endroit, est très-rapide ; il ne reparut plus. Durolet en fut fâché, mais en pensant cependant qu’il avait son secret et celui de Joséphine, et qu’il avait déshonoré sa sœur, il s’en consola promptement, et vint rejoindre sa famille. Il ne parla pas à Adélaïde de sa triste aventure ; mais pensant qu’elle pourrait avoir des suites, il hâta son voyage et partit dès le lendemain pour Paris avec la veuve.

Joséphine reçut avec un plaisir extrême la sœur de son amant. Durolet dit à Fontaine qu’il espérait qu’il trouverait bon qu’elle demeurât chez lui et qu’il lui assurait d’avance qu’elle ne lui serait pas plus à charge que son neveu. Fontaine y consentit volontiers. Elles étaient toutes deux fort jolies ; mais leurs attraits avaient assez de différence pour ne pas se nuire. Joséphine était grande, d’une taille svelte, et tout en elle inspirait la volupté. Adélaïde était petite, mais pour être un peu plus grasse elle n’en était que plus fraîche. C’était une rose ; la main et le bras étaient superbes ; du reste elle était enjouée, vive comme toutes les femmes des provinces méridionales. Elle était musicienne, et sa voix était douce et sonore ; enfin son frère ne pouvait s’empêcher de dire : c’est un morceau de roi. Peut-être, malgré les leçons de décence qu’il lui avait données, il aurait trouvé fort bon que le monarque qui régnait alors, et qui passait pour avoir beaucoup de goût pour les jolies femmes, laissât tomber un regard de bonté sur Adélaïde. Alors il eût été évêque, cardinal, que sait-on ? mais le ciel ou plutôt le diable en décida autrement.




CHAPITRE X.

Le père Jérôme et Adélaïde.


Le père Jérôme venait de temps en temps chez son pénitent, M. Fontaine, et continuait de mériter sa vénération par les exhortations pieuses qu’il lui faisait, d’autant plus qu’il se gardait bien de les diriger contre l’avarice, son péché mignon. Il ne put s’empêcher de trouver Adélaïde la plus gentille créature que jamais il eût rencontrée. Il se dégoûtait des parties des filles ; et pressé par l’âge de se réformer, il pensait très-sérieusement à se borner à une seule inclination. Pouvait-on demander plus au père Jérôme ? Cependant, il connaissait le père Durolet assez chatouilleux. Il lui avait fait la confidence de son démêlé avec Séraphin. Ainsi il ne pensa pas à le mettre dans sa confidence, et compta bien plus sur les bons offices de Joséphine.

Toute femme perdue de mœurs n’aime pas que sa compagne en ait de sévères. C’est un reproche continuel dont elle tâche de se débarrasser en la corrompant, si elle est encore vertueuse ; en l’entraînant dans de nouveaux désordres, si elle a commencé à s’égarer.

Le père Jérôme parut donc s’occuper plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors d’obtenir l’amitié de madame Fontaine. Durolet n’en était pas jaloux. Il savait bien que sa maîtresse ne lui préférerait pas un homme de soixante ans ; ainsi il était sans inquiétude. Mais un jour, ayant surpris les regards du père Jérôme enflammés par les charmes d’Adélaïde, il se repentit de l’avoir emmenée à Paris, et résolut d’en parler librement au béni père, ayant été nommé procureur-général de tous les capucins de France. Il remit à quelque temps cette explication, voulant être bien sûr que ses soupçons étaient fondés, avant de lui déclarer ses intentions, et se contenta de prier Joséphine de ne jamais laisser le père Jérôme seul avec sa sœur. — Je ne connais personne, disait-il à madame Fontaine, de mœurs si dépravées que ce coquin de moine, malgré son air confit en dévotion. J’ai été obligé de renoncer aux parties où il m’entraînait malgré moi. Il faillit à une, où il m’avait emmené malgré moi, nous faire arrêter par la garde et conduire en prison ; et il lui raconta l’histoire des dévotes dont Joséphine rit de bon cœur.

Cependant, le procureur-général ruminait toujours les moyens de plaire à Adélaïde. Elle était si gaie et si folle qu’il en aurait presque désespéré, s’il n’eût lu autrefois dans le tendre Ovide l’aventure de Danaé. Mais comment Durolet y consentirait-il ? C’est ce qu’il ne pouvait se persuader, connaissant son caractère ; ou comment lui déroberait-il cette intrigue ? Cependant, il était plus épris que jamais des charmes d’Adélaïde, et ses inquiétudes le rendaient si malheureux qu’il chercha à se dissiper en passant, avec des amis, quelques moments agréables.

Mais las de la contrainte qu’il s’imposait, il résolut de déclarer sa passion à l’objet de ses vœux. Il alla chez madame Fontaine et trouva les deux amies qui l’engagèrent à dîner. Fontaine était reparti pour son commerce, et Durolet avait un sermon d’apparat au Val-de-Grâce. Le vieux pécheur accepta avec joie et fit clairement des propositions qui consistaient en une pension de six mille livres, des bijoux, des robes, des dentelles, un fort beau mobilier. Madame Fontaine trouva que ces offres n’étaient pas à dédaigner. Adélaïde était accoutumée à la robe ; et quoique Séraphin fût plus jeune que le père Jérôme, celui-ci paraissait encore propre aux doux ébats, et Adélaïde, qui s’y connaissait, ne se défendait d’accepter ces propositions qu’autant qu’il convenait à une fille bien élevée. Le père Jérôme, enchanté, ne craignait plus pour l’exécution de ses projets que la présence du frère. Il se détermina, quoiqu’avec quelques regrets, à écrire en sa faveur au général qui l’appela à Rome en qualité d’assistant.

Joséphine en eut une mortelle douleur et lui jura une fidélité à toute épreuve. Il lui recommanda sa sœur en pleurant et partit. Il n’était pas à Lyon que le père Jérôme conduisit mademoiselle Durolet, qui, depuis qu’elle était à Paris, l’appelait son oncle, dans un charmant appartement, rue de l’Arbre Sec, qui était meublé avec autant d’élégance que de recherche, lui paya un quartier d’avance de sa pension, déjeuna en tête-à-tête avec elle et lui promit de passer peu de jours sans venir jouir des charmes de sa société.

Joséphine, perdant à la fois son amant et son amie, s’ennuyait à mourir ; elle chercha à se distraire, le chagrin étant contraire aux jolies femmes, du moins d’après ce que j’ai entendu dire par une que j’ai beaucoup connue ; elle le pensait sans doute aussi, et ne se livra point à des regrets qui n’auraient rien changé à sa situation.

Sans oublier Durolet, qu’elle comptait bien reprendre à son retour, elle pensa qu’elle pouvait sans lui nuire écouter les offres brillantes de Dolman. Et pendant que Durolet était à Rome, sa sœur Adélaïde passait d’agréables moments avec le père Jérôme, en même temps que Joséphine se dédommageait de l’absence de son ancien amant par les belles parties de plaisir qu’elle faisait avec Dolman. On empêcha Fontaine d’écrire à son amie. On se chargeait de regarder à toutes les lettres que celui-ci lui écrivait, ce qui commença à élever quelques doutes dans son esprit, et saisissant l’occasion d’un marchand vénitien qui allait à Paris, il lui confia ses inquiétudes pour sa sœur, et le pria de se présenter chez madame Fontaine et de lui écrire avec la plus grande exactitude tout ce qu’il verrait dans cette maison, sans parler en aucune manière de lui, afin qu’on ne se doutât pas qu’ils eussent aucun rapport ; qu’il pourrait même dire à ces dames qu’il avait entièrement quitté son pays pour se fixer en France ; que surtout il ne précipitât pas son jugement et qu’il se donnât le temps de bien observer ; qu’en récompense du service qu’il lui rendrait, il lui promettait la protection du cardinal de *** avec lequel il était très-lié.

Thomassini (c’est le nom de ce marchand), arrivé à Paris, alla se loger à l’hôtel du Soleil d’or, près des écuries du roi, suivant les instructions de Durolet ; il s’informa s’il n’y avait pas de marchand avec qui il pourrait échanger des marchandises contre d’autres. L’hôtesse lui indiqua sur-le-champ l’ami Fontaine. C’est ainsi que par les liaisons que Thomassini eut avec Fontaine il parvint à savoir les relations amoureuses de madame Fontaine avec Dolman et celles d’Adélaïde avec le père Jérôme. Une fois qu’il eut acquis des faits positifs, il écrivit à son ami Durolet la lettre suivante :

Paris, le 15 mai 17…

Ô trois fois malheureux, mon révérend père, celui qui se confie à la vertu d’une femme ! Votre sœur, mon cher ami, est une… ; le père Jérôme, son oncle, qui n’est pas le vôtre, le plus grand vaurien que je connaisse, malgré sa barbe grise et sa mine austère ; Fontaine, un nigaud à qui sa femme fait voir des étoiles en plein midi, avec son ami Dolman, qui est, dit-il, son associé : je le crois et pour plus d’une affaire, car il n’est pas douteux qu’il est du dernier bien avec cette belle femme. J’arrive d’une maison de campagne qu’ils ont achetée à Boulogne, où tout respire l’abondance et le plaisir. Joséphine est mise avec la dernière élégance, servie par les gens de Dolman, qui paraît fort riche. Son carrosse est à ses ordres et à celui de son benêt de mari. Nous nous en sommes servis pour aller à la campagne, et nous avons été prendre votre sœur dans un bel appartement, rue de l’Arbre Sec, que le bon oncle a meublé en damas cramoisi, avec des baguettes dorées. Son portrait, peint par Latour, est dans le salon, et le vôtre dans l’antichambre. Jusque-là, s’il est vrai qu’il est son oncle, il n’y a rien à dire ; mais ce que je vous écris avec regret, et seulement parce que vous m’avez fait donner ma parole de ne rien vous cacher, c’est que le père Jérôme, dont la raison était altérée par les liqueurs, engagea Adélaïde à aller faire un tour de promenade. Je les suivis. Les voyant entrer dans un cabinet de verdure, je suis resté derrière la charmille, et je vous jure que jamais oncle ne donna de plus grandes preuves de tendresse à sa nièce. Choqué de voir une si gentille colombe dans les serres d’un pareil épervier, je me suis retiré en plaignant le sort de la sœur de mon meilleur ami, qui ne devait pas, connaissant la fragilité de l’humaine nature, la confier à un moine et à une femme galante. Mais enfin la faute est faite, et il ne faut plus que la réparer. Je compte, mon cher ami, vous rejoindre d’ici à quelques semaines, ayant fait d’assez bonnes affaires avec Fontaine pour presser mon retour. Je suis fâché d’avoir de si mauvaises nouvelles à vous apprendre ; mais j’espère que tous les recevrez comme venant d’un ami qui vous gardera le plus profond secret, et est avec les sentiments, etc.

Rien n’est comparable à la colère et au désespoir que Durolet éprouva en recevant cette lettre. Il jura de se venger de son infidèle et de faire payer chèrement au père Jérôme sa conduite avec sa sœur, et prétextant l’état de sa santé, que ces nouvelles avaient rendue très-mauvaise, il obtint du général de repasser en France pour respirer son air natal. Il rencontra à Lyon Thomassini, qui lui confirma tout ce qu’il avait écrit, et y ajouta quelques détails qui ne lui laissèrent aucun doute sur la perfidie de sa maîtresse.

Arrivé à Paris, il entra dans la chambre du père Jérôme au moment où il s’y attendait le moins, et fermant les portes aux verrous, il lui posa un pistolet sur le front. L’autre, étourdi de cette action, veut crier au secours. — Si vous dites un mot, lui dit-il, vous êtes mort ; j’irai à l’échafaud, mais au moins j’aurai purgé la terre d’un scélérat. — Que voulez-vous donc ? — Ce que je veux, je vais te l’apprendre ; tu as déshonoré ma sœur, ou plutôt tu as empêché que les mesures que j’avais prises pour réparer son honneur déjà flétri par un moine, pussent réparer cette faute. Je ne puis à présent espérer un mariage honnête ; mais l’argent peut tout. Compte-moi tout-à-l’heure soixante mille livres pour sa dot. Ne crois pas cependant que je regarde cet argent comme le prix de ton infamie, mais parce que je ne puis la marier qu’avec cette somme. — Je ne demande pas mieux, dit le père Jérôme, qu’à cela ne tienne. Et tirant de son secrétaire vingt mille écus en traites sur les meilleures maisons de l’Europe, il les remit à son terrible confrère. — Ce n’est pas tout, lui dit-il, je n’entends pas que ma sœur croupisse dans le désordre ; ainsi, sans que vous la voyiez une seule fois, partez pour Rome, où vous appelle à ma place l’ordre du général que voici. Vous ne me l’aviez fait obtenir que pour vous livrer à vos infâmes projets sur ma sœur ; et moi je l’ai demandé pour vous afin de la tirer de vos griffes. — Mais pensez donc. — Voulez-vous répliquer, dit-il en lui montrant toujours la raison du plus fort ; cela sera bientôt fait. Partez pour votre sûreté temporelle, et tâchez d’en tirer parti pour votre réconciliation avec celui qui vous demandera compte de vos dérèglements. Un moine vieux capable d’une pareille conduite est odieux à la terre et au ciel. — Est-il possible, mon cher Durolet, que vous me traitiez avec une semblable rigueur ? Mais pensez donc que je puis vous perdre. — Je vous en défie, je n’ai jamais donné prise sur moi ; et si je disais un mot à la police, si je prouvais, comme il m’est très-facile, qu’Adélaïde n’est point votre nièce, je vous ferais pourrir dans un cul de basse-fosse. Le père Jérôme vit bien qu’il n’y avait pas à balancer ; il assembla le chapitre, lut l’obédience du général qui le nommait assistant à Rome, et Durolet procureur-général à sa place, et partit dès le soir par la diligence de Lyon. Son confrère, sous prétexte de lui rendre les soins de l’amitié ne le quitta point qu’il ne fut en voiture.

Durolet ayant fait partir l’amant suranné de sa sœur, il ne lui restait plus qu’à la marier et à punir Joséphine ; mais il crut devoir dissimuler ses projets et donner à ses aimables friponnes le plaisir de croire qu’elles le trompaient facilement. Le séjour qu’il avait fait en Italie avait ajouté à la passion de la vengeance qui existait dans son cœur le raffinement et la patience qu’ont les peuples qui l’habitent pour punir les offenses qu’on leur fait.

S’étant composé le visage il arriva chez Joséphine, qui poussa un cri en l’apercevant. — Pardon, ma charmante, lui dit-il, de vous surprendre, mais je voulais jouir du premier moment de joie que vous causerait mon retour. Après trois ans d’absence je vous retrouve embellie et toujours plus tendre ; et notre enfant ? — M. Fontaine l’a mis au collège où il fait les plus grands progrès. Il est charmant et sa tendresse m’a seule fait supporter ton absence. — Ah ! j’en suis bien persuadé, ma douce amie, mais où est ma sœur ? — À Boulogne, reprit-elle avec une présence d’esprit dont il ne l’aurait pas cru capable. — À Boulogne ! vous voulez dire à Passy ? — Non, mon ami, est-ce que je ne vous ai pas mandé que M. Fontaine avait acheté une maison dans ce village ? — Non, vous ne m’en avez rien écrit. — Oh ! c’est une lettre qui se sera perdue, car je suis bien sûre de vous l’avoir marqué. — Cela est possible, et ma sœur y est ? — Oui, mon ami, et nous devons y aller dîner aujourd’hui. Heureusement vous serez des nôtres, et je ne vous laisserai pas retourner au couvent avant huit jours. — Cette contrainte est bien douce. — Avez-vous vu M. Fontaine ? — Non, pas encore, vous savez bien que ce n’est pas lui que je cherche le premier. — Cependant, dites-moi s’il se conduit bien — Pas mal, depuis que ses affaires ont prospéré par son association avec M. Dolman. — Ah ! il est associé avec M. Dolman ? — Oui, c’est un fort galant homme et fort riche. — C’est un très-bon parti que vous avez pris là, je vous en félicite.

Fontaine, lorsqu’il sut que son ami était de retour, vint avec empressement s’informer de l’état de sa santé et lui faire cent questions sur son voyage.




CHAPITRE XI.

Vengeance du père Durolet.


Cependant le père Durolet, réfléchissant toujours au moyen de se venger de l’infidélité de Joséphine, commença, pour avoir ensuite plus de liberté, par chercher un mari à sa sœur. Il l’eut bientôt mariée avec un nommé M. Dutailli.

Livré ensuite à son unique projet de vengeance, il épia avec soin les démarches de son amante. Il instruisit M. Fontaine des amours de sa femme avec Dolman, et pour le convaincre entièrement, il le posta un jour avec des témoins dans un appartement. Joséphine et Dolman, croyant M. Fontaine parti, s’étant donné un rendez-vous, se livrent à leurs ébats amoureux et sont surpris.

Une lettre de cachet est sollicitée et aussitôt obtenue. Joséphine est conduite à Sainte Pélagie, où elle mourut peu après. Elle écrivit avant sa mort la lettre suivante au père Durolet :

Lettre de madame Fontaine au père Durolet.

« C’est au moment où je vais cesser d’être que je vous écris ; je serai morte quand ma lettre vous sera remise. Je crois vous devoir cette marque d’attachement pour tous les maux que vous avez attirés sur ma tête. Rappelez-vous, homme profondément scélérat, cette Joséphine si simple, si incapable de feindre, la première impression que vous fîtes sur son cœur, et comment, par un complot infernal, vous la séduisîtes sous le nom d’un autre ? Rappelez-vous cette promesse de mariage qui me rassurait sur les dangers de mon état. Ce fut au moment où j’appris que ce n’avait été qu’une ruse pour empêcher un éclat, que toutes mes idées se confondirent ; je ne fus plus en état de juger ce qui était bien ou mal, et je m’abandonnai au délire de mon imagination, qui vous cherchait dans tous les êtres que je rencontrais, sans savoir que c’était vous que j’aimais ; rappelez-vous, lorsque je vous revis, après un mariage qui était encore le fruit de vos criminelles intrigues, avec quelle tendre et sincère amitié j’écoutai vos perfides conseils, avec quel art vous fîtes servir les sentiments de la nature à vos coupables projets ; et rendez-moi la justice si, pendant les quatre ans que vous passâtes à Paris, j’eus une pensée qui ne fût pas pour vous. Avec quelle tendresse je reçus votre sœur ! Et vous n’avez pas oublié la profonde douleur que j’éprouvai lors de votre départ ; si vous avez douté de sa sincérité, pensez que c’est à mon heure suprême que je vous le rappelle, et que je ne dissimule point le tort que j’eus de croire que dans votre absence je pouvais recevoir les hommages d’un homme qui ne m’a que trop appris, par son dédain, qu’il ne méritait pas l’amitié que j’avais pour lui ; car, pour l’amour, je n’en ai jamais eu que pour vous.

Vous aviez anéanti en moi tout principe, et en me laissant croire qu’on pouvait sans crime tromper un mari, je croyais que je pourrais faire une infidélité passagère à un amant ; mais lorsque vous revîntes, mon cœur vola vers vous ; vous le repoussâtes pour nourrir les projets de la plus cruelle vengeance. Soyez donc satisfait ; elle est remplie, et Joséphine expire victime de vos fureurs. Je ne serai plus, comme je vous l’ai déjà dit au commencement de cette lettre, qu’une image insensible quand vous la recevrez ; mais ce n’est pas sans un sentiment de reconnaissance pour vous que je quitte la vie ; vous m’avez créé une âme, vous m’avez appris à penser, à exprimer mes idées ; c’est donc à vous d’approcher sans trouble de ce moment si redouté de la brute insensible et si désiré par l’âme du sage, comme le seul port contre les orages des passions ; je vais dormir paisiblement dans le sein de Dieu. Je l’ai offensé, mais il a permis que je fusse punie par celui que j’avais osé mettre à sa place. J’ai supporté avec courage et résignation les maux qui m’ont accablée ; il m’a donné des marques de ma réconciliation avec lui, en m’envoyant dans ma prison un ange consolateur qui recevra le dernier souffle de ma vie. C’est un ami trop cher et trop cruel qui vous remettra cette lettre ; elle vous recommandera l’enfant qui n’osera jamais vous nommer son père, qui ne recevra plus les tendres caresses de sa malheureuse mère. Mon amie m’a dit que jusqu’à présent vous ne l’aviez pas abandonné. Conservez-lui votre tendresse, donnez-lui ces qualités si brillantes qui ne peuvent être effacées dans votre personne par le triste habit que vous portez. Mais surtout donnez-lui des vertus, vous dont l’éloquence sait les peindre en traits de feu, et les rendre si aimables que vous faisiez paraître le vice séduisant ; et si le sort de la malheureuse Joséphine fait quelqu’impression sur vous, ne rejetez pas les mouvements qu’elle vous inspirera. Pensez que si vous demeurez insensible, vous n’avez plus à espérer de retour à l’ordre, et que vous finirez par vous perdre à jamais. Ô mon cher Durolet, que ne puis-je emporter au tombeau la certitude que mes souffrances vous seront utiles, que je serai la dernière victime de vos crimes !… Pardonnez la force de cette expression au désir que j’ai de vous les voir réparer, et que nous soyons réunis dans un nouvel ordre de choses pour pouvoir nous aimer sans remords et avec toute l’ardeur que mon cœur vous conservera jusqu’au dernier battement.

Je ne finirai point cette lettre sans vous prier de parler quelquefois de moi à ma chère Adélaïde. Je ne l’accuse point d’un abandon que je ne veux point attribuer à l’oubli, ni à l’indifférence, et qu’elle a cru devoir à sa réputation. Puisse mon exemple dans le malheur lui être aussi utile qu’il lui avait été pernicieux dans nos jours de plaisir, qui se sont évanouis comme un songe. »

Lorsque Durolet se fut vengé de Joséphine en la faisant enfermer à Sainte Pélagie, il se livra journellement aux plus sérieuses réflexions ; il se rappelait la suite de sa vie depuis qu’il avait embrassé la vie monastique ; il ne s’envisagea plus qu’avec horreur, et cherchant inutilement le sommeil pour écarter ses mortelles inquiétudes, il ne pouvait rencontrer le repos. Des songes terribles ajoutaient aux tourments de ses premiers remords. Il croyait voir Joséphine lui reprochant cette cruelle hypocrisie dont il avait couvert ses projets de vengeance contre elle. Il se rappelait à quelle ignominie il l’avait livrée, pour la punir des fautes dont il était cause ; et se réveillant le front couvert d’une sueur froide, il forma la résolution d’adoucir au moins le sort de cette infortunée en engageant son époux à changer le lieu de sa réclusion dans un couvent honnête, où elle pourrait jouir de la consolation de voir sa mère et son amie. Il était cependant loin de s’imaginer qu’elle fût accablée par la maladie. Fontaine seul en avait été instruit ; mais comme il craignait qu’on lui demandât une augmentation de pension, il se contenta de répondre que malade ou en santé elle devait être soumise au régime de la maison. Mais Durolet connaissait l’intérieur de cette maison ; c’était ce qui l’avait déterminé à la nommer à Fontaine, et jusqu’à ce moment sa vengeance se repaissait des maux que Joséphine devait y souffrir, Mais à l’instant où, revenu à des sentiments bien différents, il se trouvait plus coupable qu’elle, il n’était occupé qu’à la rendre à une situation, sinon heureuse, au moins plus douce, lorsqu’on vint l’avertir qu’on le demandait. Il descend au parloir. Quel est son étonnement en voyant mademoiselle Précieux, dont les yeux baignés de pleurs paraissaient se fixer sur lui avec indignation.

— Je ne croyais pas vous revoir, lui dit-elle avec une extrême froideur ; mais forcée de remplir la promesse que j’ai faite de remettre à vous-même cette lettre, il faut bien que je vous interrompe. Dès que Durolet eut reconnu l’écriture, il la prit avec un saisissement extrême. — C’est de madame Fontaine. Ah ! mademoiselle, comment se porte-t-elle ? — Vous le saurez, mon père. — Je crois que sa situation sera bientôt adoucie. — Elle est heureuse. — Quoi ! son mari s’est laissé toucher ; vous ne pourriez m’apprendre une nouvelle qui me causât plus de joie. — Lisez, mon père, lisez, interrompit avec humeur mademoiselle Précieux, qui ne voyait encore dans ses discours qu’une suite de sa profonde dissimulation, il brise le cachet ; mais à peine a-t-il lu quelques mots qu’il s’écrie : Elle est morte, grand Dieu ! et je suis son assassin. Ah ! mademoiselle, je n’en veux pas savoir davantage ; ces seules lignes dictent mon arrêt. Je suis un monstre indigne de voir la lumière ; mais croyez que je me punirai assez sévèrement pour que vous me rendiez votre estime. Mademoiselle Précieux, qui commençait à croire à sa sincérité, l’engagea à lire en entier cette lettre qui pourrait peut-être lui donner quelque consolation ; mais inutilement ; il voulut y porter les yeux, ses regards troublés n’en pouvaient distinguer les caractères. Il pria l’amie de cette infortunée de lui rendre ce triste service. Elle le fit, et Durolet, la tête appuyée dans ses mains, écouta cette douloureuse lecture sans proférer une seule parole ; mais lorsqu’elle eut fini : Non, mademoiselle, je ne repousserai point l’effet terrible qu’une nouvelle si inattendue me fait éprouver. J’expierai mes crimes et je rejoindrai cette malheureuse Joséphine. Ce ne sera pas dans huit jours, ce ne sera pas même demain que j’exécuterai le projet que la miséricorde céleste m’inspire, ce sera dès aujourd’hui. Daignez vous trouver sur les onze heures chez madame Moreau, et je vous instruirai l’une et l’autre ; puis reprenant la lettre, il la posa sur son cœur et se retira dans un accablement qui fit repentir la bonne mademoiselle Précieux d’avoir eu si peu de ménagement dans l’exécution des dernières volontés de son amie.

De là elle passa chez madame Moreau, à qui elle apprit avec précaution la perte qu’elle avait faite. Elle y fut aussi sensible que le peuvent être ceux qui se sont fait une loi de remercier la Providence des maux qu’elle envoie à ses élus ; mais cependant elle fut touchée des douleurs que sa fille avait souffertes, et plus encore de sa parfaite réconciliation avec Dieu. Quant à son petit-fils, elle assura à mademoiselle Précieux qu’elle s’en chargerait entièrement et qu’elle trouverait le moyen d’en faire son seul héritier ; elle fit raconter dans le plus grand détail à mademoiselle Précieux toutes les circonstances d’une mort si prématurée. Ceux qui sentent peu cherchent à remuer leurs âmes par des peintures déchirantes. Elle ne cessait de la remercier d’avoir tenu lieu de mère à sa malheureuse fille, et mademoiselle Précieux ne voyant pas arriver le père Durolet, se disposait à se retirer, lorsqu’il entra.

Sa contenance n’avait ni audace ni bassesse ; la douleur se peignait dans ses regards ; mais le calme était sur son front. — Savez-vous, mon ami ? lui dit madame Moreau en lui tendant la main. — Oui, madame, et cette lettre que je vous demande de lire comme la première expiation que je dois souffrir, vous fera connaître le scélérat qui vous a ravi votre fille. — Madame Moreau, étonnée du ton dont il prononça ces mots, dont elle ne pénétrait pas le sens, prend la lettre de sa fille, et, frappée de terreur à chaque phrase, elle n’osait en croire ses yeux, et ne pouvait concevoir que l’homme qu’elle estimait le plus eût été capable de semblables horreurs. Mais Durolet ne lui donna pas le temps de lui adresser des reproches. Voici, madame, en montrant la lettre que madame Moreau tenait encore, le récit fidèle de mes crimes ; je viens en solliciter le pardon, et je conviens que c’est le plus grand effort que la religion pourra vous inspirer ; mais je serais indigne de l’obtenir, si je ne punissais pas ces horribles forfaits. Je pars à l’instant pour la Trappe, où j’ajouterai encore, s’il est possible, aux rigueurs de l’ordre ; je vous recommande le fils de cette infortunée ; qu’il ne sache jamais qu’un monstre a été son père.




CHAPITRE XII.

Galanterie des religieuses au temps
de la Ligue et du roi Henri IV.


Les guerres de la Ligue introduisirent le relâchement dans les couvents de filles. Plusieurs abbayes de France furent le théâtre des galanteries des guerriers ligueurs ou royalistes. Les amours de Françoise de Larochefoucauld, abbesse de Saintes, avec Nicolas le cornu, évêque de la même ville, et les amours des religieuses de la même maison avec les militaires de ce temps, donnèrent de la célébrité à cette abbaye.

Les couvents de la Trinité de Poitiers, de Villeneuve en Albigeois, celui du Lys, etc., eurent aussi une semblable réputation. On appela l’abbaye du Lys : Vrai séminaire des enfants rouges. Elle est située près des bords de la Seine, presqu’en face de Melun. Catherine de la Trémouille en était alors abbesse. On raconte qu’Henri IV lui demanda le nombre des religieuses et celui de leurs directeurs. Par sa réponse il se trouva que le nombre des directeurs était moindre que celui des religieuses ; le roi en parut surpris. — Votre étonnement, Sire, est assez juste, dit l’abbesse fort ingénuement ; mais Votre Majesté ne fait pas réflexion qu’il faut bien quelques religieuses pour les survenants ; que feraient-ils si chacune avait le sien ?

Les monastères des environs de Paris, pendant que Henri IV tenait la ville assiégée, furent encore plus exposés. Les abbayes de Maubuisson, de Longchamps, de Montmartre, de Saint-Antoine-des-Champs, etc., devinrent, comme on disait alors, des lieux de plaisirs, et offrirent les désordres les plus scandaleux.

On prétend que l’abbaye de Maubuisson, dont l’abbesse était alors Angélique d’Estrées, sœur de Gabrielle, maîtresse de Henri IV, servit de logement à la cornette du roi pendant tout le temps que dura le siége. Daubigné et Sauval disent que pendant le siège de Pontoise il demeura dans ce couvent huit religieuses que la v… retenait, et cinq qui étaient en couches.

Lorsque Henri IV fit le siége de Paris, il se campa sur la montagne de Montmartre. Quelques religieuses se réfugièrent à Paris, et y oublièrent leur règle et leurs devoirs. Celles qui restèrent accueillirent si bien le roi et ses officiers qu’on appelait cette abbaye le magasin des engins de l’armée ou l’académie des p.... de l’armée. Henri IV l’appelait son monastère et disait qu’il en avait été religieux. Il y devint amoureux d’une sœur nommée Marie de Beauvilliers, qu’il conduisit à Senlis, l’avouant publiquement pour sa maîtresse ; mais ce roi, frappé des charmes de Gabrielle d’Estrées, oublia bientôt la jeune religieuse qui, se voyant délaissée, revint à Montmartre, dont elle devint abbesse quelque temps après. Sauval assure qu’il lui a entendu dire qu’en 1598, la communauté n’avait que deux mille livres de rente, et qu’elle devait dix mille livres ; que le jardin était en friche, les murs par terre, le réfectoire converti en bûcher, le cloître, le dortoir et le chœur en promenade, à l’égard des religieuses, que peu chantaient l’office ; les moines déréglés travaillaient pour vivre et mouraient presque de faim. Les jeunes faisaient les coquettes ; les vieilles allaient garder les vaches et servaient de confidentes aux jeunes. Elles ne remplissaient plus les devoirs des religieuses. Au lieu d’être vêtues en noir, elles portaient un habit blanc. Lorsque l’abbesse voulut les soumettre à une conduite plus régulière, elles en devinrent si furieuses qu’elles essayèrent de l’empoisonner. L’abbesse prit des antidotes qui lui sauvèrent la vie, mais ne la préservèrent point d’une grande difficulté pour respirer et pour parler.




CHAPITRE XIII.

Couvent de Ste-Catherine, à Provins.


Depuis longtemps les Cordeliers de Provins dirigeaient, dans la plus parfaite union, les consciences des sœurs de Sainte-Catherine ; cependant les rivalités, la jalousie, introduisirent le désordre dans le couvent. Quelques religieuses mécontentes se réunirent pour demander, en 1648, au Parlement l’éloignement des cordeliers ; mais les cabales des pères firent avorter tous les projets des sœurs. Le Parlement rendit plusieurs arrêts ; l’archevêque de Sens interposa son autorité ; les cordeliers bravaient tout, lorsqu’enfin les religieuses, de concert avec ce prélat, publièrent un factum dont nous allons donner une idée, et où se trouvent dévoilés tous les mystères de la galanterie claustrale.

Les religieuses après avoir rétabli leurs prétentions à rentrer sous la conduite et la direction de l’archevêque de Sens, après avoir prouvé avec beaucoup d’érudition que la conduite des monastères appartient aux archevêques, et après avoir répondu aux bulles signifiées par les cordeliers, sur lesquelles ils appuyaient leur prétendue juridiction sur le monastère de Sainte-Catherine, racontent comment ces cordeliers se sont rendus indignes de les diriger, et elles rapportent fidèlement les preuves du libertinage que ces pères ont introduit dans leur cloître.

Pour avoir une idée générale de ces dérèglements, on n’a qu’à se figurer, lit-on dans le factum, tous les maux que sont capables de causer les passions humaines, lorsqu’elles sont couvertes du prétexte de la piété, et qu’elles abusent des choses les plus saintes, les plus sacrées, pour se satisfaire et pour corrompre, autant qu’il est en elle, des âmes innocentes ; on n’a qu’à se représenter les manières les plus honteuses et les plus criminelles dont on peut se servir pour renverser l’ordre et la régularité dans une maison religieuse ; enfin on n’a qu’à s’imaginer tous les abus que des gens qui ne sont retenus, ni par la crainte de Dieu, ni par celle des hommes, peuvent faire d’une autorité usurpée et qu’ils emploient pour inspirer le vice et faire régner le péché.

Voici ce que dit une religieuse dans sa déposition :

Les confesseurs s’amusaient à caresser les pensionnaires qu’on leur envoyait pour les instruire à la sainte communion, et leur faisaient toute sorte de contes ridicules. Quand, par occasion, elles sortaient et allaient au couvent de ces pères, ils usaient avec elles de toutes sortes de privautés malséantes, comme pour leur ôter de bonne heure cette pudeur naturelle à notre sexe, afin de se les rendre dans la suite plus complaisantes.

Je puis dire, comme en ayant une connaissance assurée, que trois novices, prêtes à faire profession, ayant été vers le père N…, confesseur, pour être instruites à cette sainte action, il leur fit cent cajoleries, et leur donna à chacune un gage de son amitié, les obligeant de les porter sur elles ; il leur conseilla fort de prendre de bons amis, leur disant que cela était commode pour eux, et divertissant pour elles… Il les instruisit de la manière qu’il faut se conduire dans ces amitiés. Il en demanda une des trois en particulier, pour lui déclarer l’inclination qu’il avait prise pour elle… Il dit à un autre père, qui trouvait aussi cette novice à son gré, qu’il n’eût rien à y prétendre, qu’il l’avait retenue pour lui, etc.

D’autres religieuses firent à peu près les mêmes déclarations sur le même sujet ; mais l’une ajoute que pour avoir journellement ces novices à son parloir, ce père se plaignait à la mère-abbesse de leur peu de vocation, afin de la déterminer à les lui envoyer plus souvent.

Les cordeliers ne négligeaient aucun genre de séduction pour soumettre à leurs désirs, les jeunes religieuses qui résistaient encore. « Leur passion les a portés, dit le factum, jusqu’à cet excès qu’ils leur ont donné les Maximes d’amour, l’École des filles, le Catéchisme d’amour, qui sont des écrits abominables… Ils leur ont même donné des livres de magie pleins de mille curiosités et de mille recherches infâmes et diaboliques ; l’un d’eux a été brûlé pour avoir donné à une fille un chiffre pour écrire des ordures.

« On les a ouï, dit une déposante, à la grille un nombre infini de fois, chanter devant les religieuses et leur apprendre des chansons déshonnêtes et on ne pouvait presque y aborder en leur présence, qu’on n’entendît une sottise.

« Une fois, en bonne compagnie, sur le refus qu’une religieuse fit de passer ses doigts à un moine qui les lui demandait, il se moqua fort d’elle, et lui dit qu’elle devait savoir que depuis la ceinture jusqu’au haut, elle appartenait tellement au bon ami qu’elle ne devait lui en refuser ni la vue ni l’attouchement. Nos mères m’ont assurée que les cordeliers leur donnaient pour leçon à bien pratiquer, que le sein, la bouche et la main devaient être à un ami. »

Mais cela ne suffisait pas à ces moines ; continuons.

« Ils avaient soin de faire qu’il n’y en eût pas une seule dans la maison qui, dès son noviciat…, n’eût quelque cordelier pour ami particulier, et avec qui elle ne contractât aussi une alliance toute particulière. Ceci se faisait avec toutes les formalités possibles, et comme, dans la suite, ils se devaient traiter de maris et de femmes, selon l’ordre établi par eux depuis longtemps dans ce monastère, on observait les mêmes formalités que l’on garde dans les mariages du monde. »

Voici de quelle manière étaient célébrés les mariages des religieuses avec les cordeliers. C’est une déposante qui parle.

« Les nouveaux amants s’adressaient aux amies de celles qu’ils désiraient, pour se les rendre favorables. On faisait des épreuves d’amitié, des demandes, des conventions. On prenait des jours pour dresser des articles, faire des fiançailles, et enfin les noces, où il se faisait des festins, où l’on disait mille impertinences. »

Nous allons rapporter l’exemple d’une sœur qui, après avoir été longtemps recherchée par un cordelier, gardien de…, consentit enfin à l’épouser.

« On fit, dit-elle les solennités de leur mariage. Un cordelier, comme père du père épouseur, fit la demande à l’abbesse, qui passait pour la mère de cette sœur. Un autre cordelier servit de notaire pour passer le contrat. On publia les bans au parloir de l’abbesse et dans la salle basse. Le père… servit de curé ; il les maria, leur faisant dire les mêmes paroles et faisant de son côté les mêmes prières et les mêmes cérémonies dont on use dans les véritables mariages. On donna la bague, qui fut mise au doigt de l’épousée ; une sœur, déguisée en cordelier, leur fit une exhortation sur les devoirs du mariage, et ils furent renvoyés ensuite seul à seul à un autre parloir pour consommer le mariage. »

Le passage suivant donnera une idée de l’abandon et de la joie qui régnaient dans ces dévotes orgies.

« On y mangeait ensemble aux grilles, on y buvait avec un chalumeau dans le même verre, on y portait des santés à genoux, et on cassait des verres après avoir bu ; on usait de petits artifices pour faire lever les guimpes. On leur reprochait qu’elles n’étaient que des oisons en comparaison des dames cordelières de…, chez qui dix ou douze cordeliers couchaient tous les jours. On leur citait ensuite les exemples des débauches qui se faisaient dans les autres maisons de leur ordre pour les obliger à les imiter. On passait de ces entretiens à des discours plus libres et plus insolents ; on dansait de part et d’autre aux chansons, on jetait bas le froc et l’habit de cordelier, on paraissait avec des habits de satin et des garnitures de rubans de couleur ; quelquefois les cordeliers passaient leurs habits aux filles, et celles-ci les leurs aux cordeliers. Quelques-unes, à la sollicitation des pères, se sont déguisées en séculières, et ont paru devant eux au parloir, la gorge nue et semée de mouches comme le visage, etc. On jouait en cet état des baisers aux cartes et à d’autres petits jeux, jusqu’à cinq heures du matin ; ou rompait les grilles pour exécuter les choses avec plus de facilité et l’on passait les jours et les nuits entières dans ces exercices. »

Les supérieurs et les provinciaux des cordeliers, loin de proscrire ces abus, lorsque dans leurs visites des religieuses jalouses ou repentantes venaient les leur dénoncer, étaient les premiers à plaisanter celles qui venaient se plaindre, à les cajoler eux-mêmes si elles étaient jolies et à les exhorter à prendre chacune un ami. « Le provincial N…, dit une religieuse dans sa déposition, donnait des amis à toutes les jeunes professes. Il prêcha à ma profession ; il m’appelait sa fille pour cette raison. Il me dit, aussitôt que j’eus fait ma profession, qu’il me voulait donner un cordelier pour ami, qui était beau garçon, galant, bien fait, et qu’il me voulait marier avec lui. Il parlait souvent de ces sortes de mariages. »

Pour maintenir cet esprit de galanterie dans le couvent de ces filles, les provinciaux avaient toujours soin de nommer des abbesses et des maîtresses qui pouvaient s’accommoder de cette joyeuse vie. Voilà comme à ce sujet s’explique une religieuse. « Il y a dix années, qu’au temps de l’élection de madame d’Assonville, première abbesse de ce nom, ils firent tous leurs efforts pour mettre en sa place madame ***, qui avait fait le dernier mal avec le père ***, cordelier.

La sœur N… montrait librement les lettres d’amour qui lui étaient écrites par les cordeliers, racontait les songes qu’ils faisaient pour elle. Elle leur donnait accès dans sa chambre nuit et jour, et pour récompense elle fut faite maîtresse des novices.

Il y a eu des cordeliers qui, après avoir entendu la confession d’une malade, ont été au lit des autres, et après leur avoir dit tout haut quelques mots de piété, se sont approchés pour les baiser, et ont voulu leur mettre la main dans le sein.

Fragments des lettres amoureuses des Cordeliers
aux religieuses.

Mon cœur est tout à vous, écrivait un cordelier à sa bonne amie religieuse ; tout en vous et pour vous, puisqu’il ne respire que pour vous. N’en doutez non plus que des serments que je vous ai faits et que je renouvelle, de vous honorer toujours et sans fin…

Comme vous m’avez amoureusement rendu vos armes et comme je les ai reçues et retenues, etc.

Un autre moine écrivait : Je pars de ce pas pour porter mes thèses de théologie chez l’imprimeur. Je les dois soutenir le 6 octobre, et je veux que ce soit sous vos auspices. Si je n’appréhendais point les langues, je mettrais votre nom et vos titres en lumière dans le titre et l’épître dédicatoire de la dite thèse ; mais je me contenterai de vous la dédier tacitement, en mettant pour figure une Madeleine, et pour titre ces paroles : Multimi diligenti, à celle qui aime beaucoup.

Dans une autre lettre, le même moine envoie sa thèse à sa bien-aimée, avec un titre plus ample et qui désigne plus particulièrement son amour et ses feux. L’affectation de l’esprit se rencontre partout dans les lettres rapportées au factum. Voici quelques fragments de celles qui indiquent une plus grande intimité entre les moines et les religieuses.

Mais ma chandelle est toute fondue ; minuit est sonné ; je m’en vais voir si le chevet me donnera des rêveries approchant des agréables délices que vous m’avez fait goûter dans votre charmant entretien.

Notre fille est toute jolie de m’envoyer ces deux petits vaisseaux ; je ne suis pas content de si peu de douceur, et qu’elle ne pense pas me persuader qu’elle ait tout petit. Notre fils a l’encre gelée, et je n’entends plus parler de lui ; qu’elle sache qu’elle aura bien le fouet à la première vue ; et ne sait si elle pourra l’échapper… dites la vérité. Elle vous ressemble ; elle est belle toute nue comme vous.

…Si la froideur vous empêche d’écrire, n’importe, pourvu qu’elle ne soit pas au cœur. Pour moi, je n’ai jamais froid aux parties cachées.

À ce factum, qui n’est pas plus avantageux aux mœurs des religieuses qu’à celles des cordeliers, on pourrait joindre plusieurs autres exemples aussi véritables et qui contribueraient à prouver que, dans l’âge de la vigueur, la nature ou l’amour, ou bien le diable, triomphe toujours des guimpes, des cordons, des grilles et des vœux. Si partout les effets de l’amour ne sont pas si violents, ce n’est que la faute des circonstances.




CHAPITRE XIV.

Capucins trouvés par la police de
Paris en lieux de débauches.


On lit dans la Police de Paris dévoilée, page 292 du tome 1, que deux capucins furent trouvés par l’inspecteur de la police dans le cabaret du Cerf-Montant ; ils s’étaient amusés tous deux avec une seule fille, nommée La Marin.

T. 2.                                                                                                  P. 103.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 103.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 103.

Il est dit dans la Chasteté du clergé dévoilée, tome 1, page 22, qu’un autre capucin, nommé Jean-Baptiste Le Girard, fut trouvé dans une maison de la rue Fromenteau, tenue par la nommée Louise Olivier, avec deux femmes, dont l’une âgée de 30 ans était appelée Élisabeth Moulinad, ouvrière en linge, et l’autre s’appelait Françoise Voitout, âgée de 16 ans, toutes deux filles de débauche. Ils étaient tous trois déshabillés et faisaient ensemble des polissonneries. Le capucin fut arrêté et conduit au lieutenant-général de police.




CHAPITRE XV.

Récollettes ou religieuses de
l’Immacculée-Conception, à Paris.


Le couvent des Récollettes était situé rue de la Planche, à Paris. Ces religieuses, en qualité de récollettes, étaient sous la direction des récollets. Ceux-ci se trouvant trop éloignés de leurs sœurs, obtinrent facilement, dans ce temps de prospérité monastique, la permission de faire bâtir un hospice de récollets à côté de celui des récollettes. Il fut construit dans la rue de la Planche. Ce voisinage fut une source de désordres et de querelles, que termina un arrêt du conseil du roi, du mois de mars 1708, condamnant les frères récollets à se séparer de leurs sœurs de la Conception-Immaculée.

Elles durent ce dernier titre à Marie-Thérèse d’Autriche, qui, ayant projeté un couvent de l’ordre de la Conception, jeta les yeux sur les sœurs récollettes, et obtint une bulle du Pape du 18 août 1663, qui autorisa cette institution.




CHAPITRE XVI.

Chanoinesses du St-Sépulcre, à Paris.


Le couvent des chanoinesses du Saint-Sépulcre était situé rue Neuve de Belle-Chasse, n° 4, à Paris. Une dame de Plancy fit venir, en 1632, de Charleville à Paris cinq religieuses de cet ordre. Elles éprouvèrent pendant trois ans plusieurs difficultés pour s’établir. Le 16 juillet 1635, elles firent l’acquisition d’un vaste emplacement appelé Belle-Chasse ; elles n’occupèrent d’abord, en attendant la construction de leur maison, qu’une extrémité de cet emplacement. Leur monastère étant bâti, elles y entrèrent le 21 octobre 1635 ; mais ce ne fut qu’au mois de mai 1637 que tous les obstacles furent surmontés, et qu’elles obtinrent du roi des lettres patentes confirmatives de cet établissement. La chapelle de cette maison fut bénite en 1678.

Ce couvent était à peine établi que le désordre s’y manifesta. On lit dans les registres-manuscrits du parlement que, le 31 juillet 1642 et les jours précédents, un certain Migneux, accompagné de plusieurs personnes, dont les noms sont mystérieusement omis, y avait commis des excès qui ne sont pas spécifiés. Le Parlement fit défense au sieur Migneux « d’aller au dit monastère et d’y mener… ni autrement, à peine de la vie ; enjoint à la prieure de faire fermer les portes du couvent et d’empêcher qu’il soit usé d’aucune violence en contravention au dit arrêt ; de garder soigneusement la dame de Nerestan étant en ladite maison ni de permettre qu’elle en sorte.




CHAPITRE XVII.

Les Ursulines de Loudun et Urbain
Grandier.


Urbain Grandier était curé et chanoine de Loudun en 1631. Il était bel homme, agréable dans sa conversation, recherché dans ses vêtements, et bon prédicateur. Il avait en outre l’humeur hautaine, était caustique dans ses propos et ne ménageait pas plus les hommes que les choses lorsqu’il trouvait matière à blâmer ; il attaquait même en chaire certains privilèges que s’arrogeaient les carmes de Loudun ; il faisait la guerre à des confréries qui prêtaient au ridicule, et jetait de la défaveur sur certaines pratiques religieuses.

Fevret dit, dans sa bibliothèque historique : Le crime de Grandier n’était pas la magie. Je l’ai appris de ses juges mêmes (et ses juges l’ont fait brûler vif) les religieuses étaient possédées de Grandier, plutôt que du diable.

On croit que Trinquant, procureur du roi de Loudun, pensait, avec beaucoup de monde, que sa fille, très-jolie personne et fort enviée, avait accordé les dernières faveurs à Grandier. On disait même en ce temps-là que la jeune personne était accouchée, et qu’une de ses amies, Marthe Pelletier, dont la fortune était plus que médiocre, avait pris l’enfant et la honte à sa charge. Dans le fait, Marthe présenta au baptême et mit en nourrice un enfant dont elle se disait mère. À la poursuite de Trinquant, procureur du roi, on arrêta cette fille ; interrogée sur l’enfant, elle soutint l’avoir fait ; mais le public se moqua de cette procédure ; on ne voulut pas cesser de croire que mademoiselle Trinquant fût la véritable mère et Grandier le père.

Comme ces deux filles étaient au couvent des Ursulines, on répandit le bruit que le curé Grandier était magicien, qu’il avait logé le diable dans le corps des Ursulines de cette ville, que Leviathan chef de cinquante démons, était, par la vertu des exorcismes, sorti du corps d’une de ces filles ; que le diable Balaam, par la même vertu, avait abandonné le corps de la mère prieure de ce couvent ; enfin, que le diable avait écrit une lettre au curé Grandier, datée de son cabinet en enfer. Les gens stupides y croyaient ; les gens du cardinal de Richelieu n’y croyaient pas, mais voulaient qu’on y crût ; les gens instruits n’y croyaient pas et s’indignaient de voir jouer une farce si ridicule, si insultante à la raison, à la vérité, et dont le dénouement fut si horrible et si malheureux.

Lorsque le roi, dit Fevret, ne bâilla plus d’argent pour exorciser les religieuses, le diable les quitta ; et quelque temps après il y eut à Chinon des religieuses qui voulurent faire les possédées comme celles de Loudun ; mais trois évêques étant venus à Chinon pour prendre connaissance de ce fait, chassèrent le diable du corps de ces filles, avec le fouet qu’ils leur firent donner.




CHAPITRE XVIII.

Religieuses de Saint Louis de Louviers.


En 1647, le sieur Desmarets, prêtre de l’oratoire et sous-pénitencier de Rouen, sous la dictée de Magdeleine de Bavent, religieuse, sa pénitente, rédigea un mémoire où sont dévoilés les étranges débordements des religieuses de ce couvent et des prêtres, leurs directeurs ; elle ne craignit pas de dédier en 1652 ce tableau d’impiété et de dissolution à la duchesse d’Orléans.

Pierre David, directeur de Saint Louis de Louviers, fut, à ce qu’il paraît, le premier qui plongea les religieuses de ce couvent dans un abîme de corruption. Magdeleine de Bavent dit : Les religieuses qui paraissent pour les plus saintes, parfaites et vertueuses, se dépouillaient toutes nues, dansaient en cet état, y paraissaient au chœur et allaient au jardin. Ce n’est pas tout ; on nous accoutumait à nous toucher les unes les autres impudiquement, et, ce que je n’ose dire, à commettre les plus horribles péchés contre nature.

T. 2.                                                                                                  P. 110.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 110.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 110.

Le directeur disait qu’il fallait faire mourir le péché par le péché, et, pour imiter l’innocence de nos premiers pères, rester nus comme eux ; qu’il valait mieux obéir à l’impulsion de nos sens que de leur imposer un frein insuffisant, etc., etc. En conséquence, ces religieuses se présentaient à la communion nues jusqu’à la ceinture. Pierre David étant mort, Mathurin Picard, curé de Ménil Jourdan, lui succéda dans ce couvent. Sous ce nouveau directeur, les profanations et le libertinage reçurent un caractère plus révoltant encore. Ce que la religion catholique a de plus auguste était outragé et mêlé aux actes de la luxure la plus débordée, actes qui se commettaient dans des orgies nocturnes par les religieuses, en présence les unes des autres, et dont le curé Picard et son vicaire Boulé étaient les instigateurs et les complices. L’autel servait de siége à la débauche ; l’hostie consacrée, collée sur une feuille de parchemin, découpée au centre… il m’est impossible de dire l’emploi de cette hostie, et de peindre l’alliance monstrueuse des plus épouvantables profanations aux excès du libertinage. L’imagination ne peut concevoir rien de plus sacrilége.

Le parlement de Rouen, par arrêt du 21 août 1647, condamna le curé Picard au supplice du feu ; il mourut quelques jours avant d’être condamné, le vicaire Boulé fut brûlé vif.






CHAPITRE XIX.

Religieuses de Notre-Dame de
Bon Secours.


Le prieuré de l’ordre de saint Benoit, situé à Paris, rue de Charonne, n° 95, était la maison qu’habitaient les religieuses de Bon Secours. La dame Claude de Bouchavanne, veuve du sieur Vignier, avait obtenu dès l’an 1646 la permission d’établir un couvent à Paris ; elle fit en conséquence, le 12 septembre 1647, l’acquisition d’une maison située rue de Charonne ; et ayant obtenu les autorisations nécessaires, elle y plaça, en 1648, Magdeleine Emmanuelle de Bouchavanne, sa sœur, religieuse au monastère de Notre-Dame de Soissons, en qualité de prieure. Cette dame s’y rendit avec deux religieuses de son couvent. Tel fut le noyau de cet établissement, qui ne fut approuvé qu’en 1667 par lettres patentes enregistrées le 16 mai 1670.

L’église et le couvent furent réparés et agrandis en 1780, sur les dessins du sieur Louis.

Ce couvent fut le théâtre de plusieurs scènes galantes. On ne s’en étonnera point, quand on saura qu’il était devenu l’asile des jeunes femmes séparées de leurs maris. Un mousquetaire y allait souvent visiter deux de ses parentes. Il y vit une demoiselle connue sous le nom de Mimi, et en devint amoureux. Cette fille, qui, de maîtresse du duc de Choiseuil était, dit-on, passée au Parc-aux-Cerfs, et avait épousé ensuite un Américain appelé Dupin, qui l’avait délaissée quelques jours après son mariage, consentit, ainsi qu’une autre pensionnaire, à escalader pendant la nuit les murs du couvent, et à aller trouver son amant dans une maison voisine. L’abbesse, soupçonneuse et jalouse, découvrit toute l’intrigue. Les pensionnaires galantes sortirent du couvent ; et le mousquetaire, nommé La Parquerie, fut envoyé prisonnier à Vincennes.




CHAPITRE XX.

Religieuses hospitalières de la miséricorde
de Jésus, à Paris.


Le couvent des Hospitalières de la Miséricorde de Jésus était situé rue Mouffetard, n° 69. Il fut fondé d’abord à Gentilly, en 1652, par Jacques le Prévost d’Herbelay, maître des requêtes, qui assura aux Hospitalières, chargées de soigner les filles et femmes malades, une rente de 1500 livres. En 1655, elles obtinrent des lettres patentes et l’autorisation de s’établir dans un faubourg de Paris. Elles avaient acheté, en avril 1653, deux maisons avec cours et jardins, situées dans la rue Mouffetard ; elles les firent réparer.

Au commencement du dix-huitième siècle, les bâtiments tombaient en ruines. Ces religieuses, comme celles de plusieurs autres couvents, eurent recours aux bienfaits du sieur Dargenson, lieutenant-général

de police et grand amateur des religieuses, qui obtint pour elles, comme il avait fait pour plusieurs autres couvents nécessiteux, la permission d’établir une loterie, dont les profits seraient employés à la reconstruction de plusieurs parties de leur couvent.

Voici comme le fait est raconté dans un ouvrage moderne : « M. Dargenson, dégoûté de madame de Tencin, devint amoureux d’une petite et jolie novice des Hospitalières du faubourg St-Marceau, qu’il avait séduite au point de l’engager à s’évader en lui promettant de faire sa fortune. La supérieure, qui eut des avis de cette fuite, en empêcha d’abord l’exécution, ce qui mit M. Dargenson dans une telle colère, qu’il suspendit un bâtiment qu’il avait accordé et fait commencer dans un couvent. La supérieure, qui aurait voulu que la moitié de ses filles se fussent évadées et que son bâtiment eût été fini, trouva moyen d’apaiser M. Dargenson, en lui abandonnant l’objet de ses amours, et le bâtiment fut achevé dans la suite. »




CHAPITRE XXI.

Capucinière de la rue St-Honoré.


Accusation contre le frère Grégoire.


Une dispute sérieuse s’étant élevée dans le couvent de la rue St-Honoré, les capucins se battirent ; cela fit une affaire qui fut portée au Parlement ; et il y eut des mémoires qu’on lut avec avidité.

Dans un de ces mémoires, dit un auteur, on accusait frère Grégoire d’avoir fait un enfant à mademoiselle Bras-de-fer, et de l’avoir ensuite mariée à Moutard, cordonnier. On ne disait point si frère Grégoire avait donné lui-même la bénédiction nuptiale à sa maîtresse et à ce pauvre Moutard, avec dispense ; s’il l’a fait, voilà le scandale le plus complet qu’on puisse donner ; il renferme fornication, vol, adultère et sacrilége.

Je dis d’abord fornication, continua l’auteur, puisque Grégoire forniqua avec Madeleine Bras-de-fer, qui n’avait alors que quinze ans.

Je dis vol, puisqu’il donna des tabliers et des rubans à Madeleine, et qu’il est évident qu’il vola le couvent pour les acheter, pour payer le souper, les frais de couche et les mois de nourrice.

Je dis adultère, puisque ce méchant homme continua de coucher avec madame Moutard.

Je dis sacrilége, puisqu’il confessait Madeleine ; et s’il maria lui-même sa maîtresse, figurez vous quel homme c’était que ce frère Grégoire.




CHAPITRE XXII.

Couvent de Sainte-Claire, à Madrid.


Il y avait à peine cinq minutes que la cloche du couvent sonnait, et déjà l’église des dominicains était si pleine d’auditeurs qu’on ne pouvait s’y retourner. Qu’on n’aille pas s’imaginer que la dévotion ou le désir de s’instruire fût le motif d’un si grand empressement ; chercher quelques sentiments de piété parmi un peuple si superstitieux que celui de Madrid, ce serait peine perdue. Chacun avait ses raisons pour venir à l’église, raisons secrètes dont il serait difficile d’obtenir l’aveu, et qui n’avaient aucune conformité avec les apparences. Mais quel que fût le motif particulier de chaque individu, il est au moins certain que jamais l’église des dominicains n’avait contenu une plus nombreuse assemblée. Tous les coins étaient remplis, toutes les chaises occupées. Les statues mêmes, placées pour l’ornement entre les colonnes de la nef, étaient ce jour-là utiles au public ; on voyait des enfants vivants suspendus sur les ailes des chérubins. Saint Dominique, saint François, saint Marc, portaient chacun un spectateur, et sainte Agathe se trouvait chargée d’un double fardeau. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, malgré toute leur diligence, deux arrivantes, en entrant dans l’église, regardèrent inutilement à droite et à gauche et ne trouvèrent plus une seule place vacante.

Cependant, la plus âgée des deux continua de se porter en avant, faisant fort peu d’attention aux murmures de mécontentement qui s’élevaient contre elle. On lui criait en vain de tous côtés : Je vous assure, madame, qu’il n’y a point de place ici. — Mais, signora, ne poussez donc pas si fort, vous culbutez tout le monde. — Encore un coup, madame, vous ne pouvez pas passer par là. Bon Dieu, qu’il y a des gens insupportables ! — La chère tante était obstinée. Elle travailla avec tant d’activité de ses pieds, de ses genoux et de ses coudes qu’elle se trouva en assez peu de temps au milieu de l’église et à dix pas tout au plus de la chaire. Sa compagne l’avait suivie en silence, profitant d’un air timide de chaque pied de terrain que gagnait sa conductrice. — Sainte Vierge, s’écria la vieille, quelle chaleur ! je voudrais qu’on m’expliquât ce que tout cela veut dire ; pourquoi cette foule insupportable ? pas une chaise vacante, et pas un homme assez galant pour vous offrir la sienne ! Je croyais qu’à Madrid on était plus poli.

Ce propos excita l’attention de deux jeunes gens qui, penchés en avant sur le dos de leur chaise et le dos tourné contre le septième pilier à compter depuis le portail, causaient ensemble et avaient l’air de se faire mutuellement quelque confidence. Tous les deux étaient fort bien mis. Entendant cet appel fait à leur politesse par une voix de femme, ils tournèrent un peu la tête et cherchèrent des yeux celle qui venait de parler. Elle avait levé son voile pour mieux distinguer le monde qui l’environnait. Voyant que cette dame avait les cheveux roux et les yeux louches, les deux jeunes gens reprirent leur première attitude et continuèrent leur conversation.

— Retournons au logis, ma chère tante, je vous en prie, dit l’autre ; la chaleur est insupportable ; il y a tant de monde ici que cela fait peur.

La voix de celle qui prononça ces mots était remarquable par son extrême douceur. Les deux jeunes gens tournèrent la tête de nouveau ; mais ils ne se contentèrent pas cette fois de jeter un coup-d’œil ; tous deux firent involontairement un mouvement de surprise en apercevant celle qui venait de parler.

Cette voix était celle d’une femme qui paraissait jeune, et dont tout l’ensemble était bien propre à faire désirer de voir son visage. Malheureusement, le voile noir dont il était couvert n’était point transparent, mais la foule l’avait un peu dérangé, en sorte qu’il était possible d’apercevoir un cou qui ne le cédait point en beauté à celui de la Vénus de Médicis. Blanc comme la neige, il était ombragé par une forêt de cheveux châtains qui descendait en boucles jusqu’à sa ceinture. Sa taille était légère et flexible comme celle d’une nymphe des bois ; son sein était soigneusement voilé. Elle portait à son bras un chapelet à gros grains. Sa robe blanche, qu’ornait une ceinture bleue, laissait voir un pied mignon dont un soulier mordoré dessinait agréablement la forme. Telle était la femme à laquelle le plus jeune des deux s’empressa d’offrir sa chaise, exemple que l’autre fut obligé d’imiter envers la dame aux yeux louches.

Celle-ci accepta l’offre avec de grandes démonstrations de reconnaissance, mais sans se faire prier. La jeune l’accepta également, mais sans autre compliment qu’une révérence. Don Lorenzo (tel était le nom du jeune homme) se procura une autre chaise et se plaça près d’elle ; mais ce ne fut qu’après avoir dit à l’oreille quelques paroles à son ami, qui, entendant à demi-mot, se plaça de son côté près de la vieille dame et entra avec elle en grande conversation.

— Vous êtes sans doute, mademoiselle, arrivée depuis peu de temps à Madrid, dit Lorenzo à sa belle voisine ; tant de charmes y auraient déjà fait du bruit, si ce n’était pas aujourd’hui votre première apparition ; la jalousie des femmes et les hommages des personnes de mon sexe auraient déjà attiré sur vous l’attention générale.

Il attendit une réponse ; mais comme ce qu’il avait dit n’était pas une interrogation directe, la jeune personne ne répondit point. Après quelques instants de silence, il reprit :

— En soupçonnant que vous êtes étrangère à Madrid, ai-je fait, mademoiselle, une fausse conjecture ?

La jeune personne hésita ; après quelques instants d’indécision, elle se détermina à lui répondre tout bas :

— Non, monsieur.

— Comptez-vous y rester longtemps ?

— Oui, monsieur.

— Je m’estimerais fort heureux s’il était en mon pouvoir de vous y procurer quelqu’agrément. Je suis bien connu à Madrid et ma famille a du crédit à la cour. Si vous me permettez de vous y rendre quelque service, ce sera tout à la fois m’honorer et m’obliger.

À moins que cette jeune personne, dit-il en lui-même, n’ait fait vœu de ne jamais répondre que par monosyllabes, elle doit à présent me dire quelque chose.

Lorenzo fut trompé dans son attente ; elle ne lui répondit que par une profonde inclination de tête.

Il s’aperçut alors que sa voisine n’aimait pas la conversation. Mais cette taciturnité provenait-elle d’orgueil, de discrétion, de timidité ou d’un défaut de vivacité ? C’est ce dont il ne pouvait encore s’assurer.

Après quelques instants de silence : On voit, mademoiselle, que vous connaissez peu nos usages, puisque vous continuez à porter votre voile. Permettez que je vous en débarrasse.

Au même instant il avança sa main vers le voile ; elle l’arrêta.

— Non, monsieur, je n’ôte jamais mon voile en public,

— Et quand vous l’ôteriez, ma nièce, quel mal y aurait-il, je vous prie ? dit Leonello (c’était le nom de la vieille); ne voyez-vous pas que toutes les autres dames ont ôté le leur ? J’ai déjà mis le mien de côté, et assurément, si j’expose mon visage aux regards du public, il me semble que vous pouvez aussi exposer le vôtre. Allons, mon enfant, ôtez votre voile. Je vous réponds que personne ne s’enfuira en vous voyant.

— Ma chère tante, ce n’est pas l’usage en Murcie.

— En Murcie, et qu’importe ? vous ne cesserez donc pas de nous parler de ce triste pays ? Si c’est la coutume à Madrid, cela doit vous suffire. Ôtez donc votre voile. Obéissez-moi sur-le-champ, Antonia ; vous savez que je n’aime point la contradiction.

La nièce ne répondit pas, et elle ne s’opposa plus aux efforts de don Lorenzo, qui, fort de l’approbation de la tante, se hâta d’enlever le voile. La plus jolie figure se présenta alors à son admiration, ce qu’on peut appeler une vraie tête de séraphin. Cependant, elle était plus jolie que belle ; le charme provenait moins de la régularité de ses traits que de l’air de douceur et de sensibilité répandu dans toute sa physionomie ; elle paraissait âgée tout au plus de quinze ans. Chaque partie de son visage prise séparément n’était point parfaite ; mais le tout était adorable. Sa peau n’était pas totalement exempte de taches ; ses yeux n’étaient pas fort grands ; ses paupières n’étaient pas extraordinairement longues ; mais ses lèvres avaient la fraîcheur de la rose. Son cou, sa main, son bras, tout était parfait. Ses yeux étaient doux et brillants comme le ciel. Un sourire fin, qu’on voyait errer sur ses lèvres, annonçait une aimable simplicité, que comprimait visiblement son excessive timidité. L’embarras de la modestie se peignait dans tous ses regards, et lorsqu’il rencontrait par hasard ceux de Lorenzo, aussitôt on les voyait retomber sur son rosaire. Ses joues se coloraient ; elle disait alors son chapelet avec beaucoup d’attention, comme on peut le croire.

Lorenzo tenait ses yeux fixés sur elle avec un mélange de surprise et d’admiration. Leonello crut devoir faire quelques excuses sur la timidité puérile de sa nièce.

— C’est une enfant, dit-elle, qui n’a jamais vu le monde. Elle a été élevée dans un vieux château de Murcie et n’a jamais eu d’autre société que celle de sa mère, qui, Dieu lui fasse paix, n’a pas le sens commun, quoiqu’elle soit ma sœur et de père et de mère.

— Et elle n’a pas le sens commun ! dit don Christoval avec un feint étonnement ; cela me paraît fort extraordinaire.

— Oh ! c’est un fait, monsieur ; et cependant, voyez comme certaines gens ont du bonheur ! Un jeune seigneur d’une des premières maisons de Madrid s’avisa de trouver que ma sœur avait de l’esprit et qu’elle était jolie. Pure chimère ! Ma sœur avait à la vérité des prétentions à tout cela ; mais moi, qui la connais, je sais bien qu’elle n’avait ni esprit ni beauté, et j’ose me flatter que si j’avais pris pour plaire la moitié autant de peine… mais ce n’est pas là ce dont il s’agit. Je disais donc, monsieur, qu’un jeune seigneur devint amoureux d’elle et l’épousa à l’insu de son père. Leur union resta secrète pendant plus de trois ans ; mais enfin le vieux marquis, fort mécontent en apprenant cette nouvelle, prit aussitôt la poste pour Cordoue, résolu de faire arrêter Elvire et de l’envoyer si loin qu’on n’en entendît jamais parler. Quel tapage il fit, grand Dieu ! lorsqu’en arrivant il trouva qu’elle s’était échappée, qu’elle était allée rejoindre son mari et qu’ils venaient de s’embarquer l’un et l’autre pour les Indes occidentales. Il jura, tempêta contre nous tous, comme s’il eût été possédé du malin esprit ; il fit jeter mon père dans une prison, mon père qui, j’ose le dire, était bien le plus honnête cordonnier qui fût dans Cordoue ; et quand il nous quitta, il eut la cruauté de nous enlever le petit garçon de ma sœur, un enfant de deux ans que, dans la promptitude de sa fuite, elle avait été forcée de nous laisser. J’ai tout lieu de présumer qu’il en a très-mal agi avec le pauvre enfant, car nous avons reçu peu de mois après la nouvelle de sa mort.

— C’était, madame, un méchant vieillard que ce marquis là, dit don Christoval.

— Un grossier, un homme sans discernement ! Et croiriez-vous, monsieur, qu’il eut l’insolence de me dire, lorsque je m’efforçais de l’apaiser : Retirez-vous, sorcière, je voudrais pour punir le comte que votre sœur vous ressemblât.

— Voilà un propos fort ridicule, s’écria don Christoval. Je ne doute pas que le comte, au contraire, n’eût été fort aise d’échanger, s’il eût été possible, une sœur pour l’autre.

— Ah ! monsieur, vous êtes réellement trop poli. Cependant, je ne suis pas fâchée, d’après l’événement, qu’il ait donné la préférence à ma sœur. La pauvre Elvire n’a pas eu fort à se féliciter de cette union. Après treize mortelles années de séjour en Amérique, son mari mourut ; elle revint en Espagne, sans argent, sans ressource, sans asile où elle put reposer sa tête. Antonia, que vous voyez, était le seul enfant qui lui restât. Son beau-père, toujours irrité contre le comte, s’était remarié pendant leur absence ; il avait eu de sa seconde femme un fils, qu’on dit être aujourd’hui un fort aimable jeune homme. Le vieux marquis refusa de voir ma sœur à son retour ; cependant il lui assigna une modique pension, moyennant qu’elle allât vivre avec son enfant à Murcie, dans un vieux château qui avait été autrefois la demeure favorite de son fils aîné, et que, pour cette raison, le vieux marquis laissait tomber en ruines. Ma sœur accepta la proposition et se rendit en Murcie, où elle est restée jusqu’à la fin du mois dernier.

— Et quelle affaire l’a conduite à Madrid ? dit Lorenzo, qui avait écouté avec le plus vif intérêt le récit de Leonello.

— Hélas ! monsieur, son beau-père vient de mourir ; l’intendant du château de Murcie a refusé de lui payer plus longtemps sa pension. Elle vient d’arriver à Madrid dans l’intention d’adresser ses sollicitations au jeune marquis ; mais je crains qu’elle n’ait pris une peine inutile. Vous n’avez jamais trop d’argent, vous autres jeunes seigneurs, et vous n’êtes jamais disposés à vous en dessaisir en faveur des femmes, lorsqu’elles sont un peu âgées. J’avais conseillé à ma sœur de charger Antonia d’aller présenter sa demande ; mais elle a rejeté mon conseil. Elle est si obstinée ! Antonia, avec sa jolie petite figure, aurait pu obtenir tout ce qu’elle aurait demandé.

— Et pourquoi, dit don Christoval d’un ton ironiquement passionné, s’il faut une jolie figure, votre sœur n’a-t-elle pas recours à vous ?

— Monsieur, vous me rendez confuse. Je ne sais pas si ma sœur aurait dû songer à cet expédient ; mais quant à moi, je connais le danger de pareilles commissions, et je n’oserais jamais m’y exposer ; les hommes sont aujourd’hui si méchants !

— Vous avez donc, madame, une grande aversion pour les hommes ?

— Monsieur, jusqu’à présent je n’ai pas lieu…

— Mais s’il arrivait qu’à présent un jeune homme aimable vous proposât, par exemple, le mariage, auriez-vous la cruauté de rejeter ses offres ?

— Un jeune homme aimable ? je verrais alors, monsieur, ce que j’aurais à faire.

En disant ces mots, elle voulait jeter à don Christoval un regard tendre et significatif ; mais grâce à l’obliquité de ses yeux, ce fut Lorenzo qui le reçut. Il fit une profonde révérence en signe de remercîment.

— Puis-je vous demander, dit-il, le nom du jeune seigneur auprès duquel dona Elvire se propose de faire des démarches ?

— Le marquis de Las Cisternas.

— Cisternas ! je le connais beaucoup. Il n’est pas en ce moment à Madrid, mais on l’attend incessamment. C’est un excellent jeune homme, et si l’aimable Antonia me permet d’être près de lui son avocat, je crois pouvoir lui rapporter d’heureuses nouvelles.

Antonia leva sur lui ses beaux yeux bleus et le remercia par un agréable sourire. Leonello fit des remercîments beaucoup plus bruyants et accepta son offre avec des assurances de la plus vive reconnaissance. — Mais, Antonia, pourquoi ne parlez-vous pas, mon enfant ? Répondez aux civilités de monsieur. Auriez-vous la bonté de m’expliquer, continua-t-elle en s’adressant à don Christoval, à quelle occasion tant de monde se trouve aujourd’hui rassemblé dans cette église ?

— Ignorez-vous, madame, que le père Ambrosio, prieur de ce couvent, fait ici un sermon tous les jeudis ? Tout Madrid retentit de ses louanges, et comme il n’a encore prêché que trois fois, tout le monde accourt pour l’entendre. Quoi ! le bruit de sa renommée n’est pas parvenu jusqu’à vous ?

— Hélas ! monsieur, je ne suis arrivée que d’hier à Madrid, et nous sommes si peu instruites à Cordoue de ce qui se passe dans le reste du monde que le nom d’Ambrosio n’y est pas encore parvenu.

— Ce nom est dans toutes les bouches ; hommes et femmes, jeunes et vieux ; n’en parlent ici qu’avec enthousiasme. Nos grands d’Espagne le comblent de présents ; leurs femmes ne veulent que lui pour confesseur ; il est connu par toute la ville sous le nom de l’homme de Dieu.

— Il est sans-doute, monsieur, d’une illustre origine, dit Leonello.

C’est ce qu’on ne sait point. Le dernier prieur des dominicains le trouva, comme il était encore enfant, à la porte de son couvent ; on fit d’inutiles recherches pour découvrir qui l’avait laissé là ; il a été élevé dans le monastère. On a remarqué en lui dès son enfance beaucoup de goût pour l’étude et la vie retirée, et aussitôt qu’il a été en âge, il a prononcé ses vœux. Personne depuis n’est venu le réclamer, et l’on ignore encore le secret de sa naissance. Les moines, charmés d’entretenir le crédit que donnent à leur couvent les talents de cet homme, n’ont pas hésité à publier que c’est un présent qui leur a été fait par la Sainte-Vierge. Il faut avouer que la singulière austérité de sa vie donne à cette fable un air de probabilité. Il est à présent âgé d’une trentaine d’années. Toutes les heures de sa jeunesse ont été consacrées à l’étude, dans un isolement absolu de la société et dans de continuelles mortifications. Nommé prieur de sa communauté, il y a environ trois semaines, il n’avait jamais franchi les murs de son couvent ; il ne les franchit même à présent que pour se rendre à la chaire de cette église, où tout Madrid accourt, comme vous voyez, pour l’entendre. On le dit fort savant et fort éloquent. Il n’a pas dans tout le cours de sa vie transgressé un seul règlement de son ordre ; on n’aperçoit pas la plus légère tache sur son caractère ; et quant à son vœu de chasteté, on assure, madame, qu’il ne sait même pas la différence qu’il y a entre un homme et une femme ; aussi est-il déjà regardé comme un saint par le commun peuple.

— Si l’on est saint à ce prix, dit Antonia, je puis me flatter aussi d’être sainte.

— Miséricorde ! s’écria Leonello, de quelle question vous occupez-vous là, ma nièce ? Ces sortes de sujets ne sont point de la compétence d’une jeune personne. Ne devez-vous pas ignorer qu’il existe dans le monde ce qu’on appelle des hommes ? Ne devez-vous pas croire que tout le monde est du même sexe que vous ? Toute la différence est que les uns ont de la barbe et que les autres n’en ont point ; ceux ci la gorge rebondie, ceux-là…

Leonello eut probablement continué d’instruire sa nièce par le moyen de ces ingénieuses distinctions, si un murmure de contentement, qui se répandit en ce moment par toute l’église, n’eût annoncé l’arrivée du prédicateur. Dona Leonello se leva de dessus sa chaise pour le mieux voir, et Antonia imita son exemple.

Le prédicateur était un fort bel homme ; sa figure était extrêmement agréable, sa taille haute et son aspect imposant. Un nez aquilin, un œil noir et brillant, d’épais sourcils fort rapprochés, étaient les traits les plus remarquables de sa physionomie. Quoiqu’il ne fût encore qu’à la fleur de l’âge, l’étude et les veilles avaient presque totalement décoloré ses joues. Son front serein paraissait être le siége de la candeur et de la vertu. Tous ses traits exprimaient le contentement intérieur d’une âme également exempte de soucis et de remords ; il salua l’auditoire d’un air fort humble. On remarquait encore dans son regard vif et pénétrant une sorte de sévérité qui commandait la vénération, et dont peu de personnes pouvaient soutenir l’aspect. Tel était Ambrosio, prieur des dominicains et surnommé l’homme de Dieu.

Antonia sentit en le voyant un plaisir inexprimable, Elle attendait impatiemment que le moine vînt à parler. Quand il parla, le son de sa voix pénétra jusqu’au cœur de la jeune fille. Les autres auditeurs, quoique moins vivement émus, n’entendirent point le prédicateur sans intérêt. Tous étaient attentifs, et le plus grand silence régnait jusque dans les chapelles les plus reculées. Lorenzo lui-même ne put résister au charme ; il oublia qu’Antonia était assise près de lui et n’eut d’attention que pour le prédicateur.

Ambrosio développa en termes clairs, simples et énergiques, les beautés de la religion. Il expliqua avec autant de clarté que de précision quelques articles obscurs des saintes écritures. Il déclama contre les vices de l’humanité, dépeignit les châtiments qui leur étaient réservés dans l’autre monde ; et sa voix, tout à la fois distincte et profonde, devint terrible comme celle de la tempête. Pas un seul auditeur qui ne fit en frémissant un retour sur sa vie passée. Chacun crut entendre gronder le tonnerre sur sa tête et voir sous ses pieds l’abîme de l’éternité. Mais lorsque, par une brusque transition, Ambrosio vint à peindre la douce sérénité d’une conscience pure, les récompenses promises aux âmes vertueuses, l’auditoire reprit insensiblement courage ; on vit reparaître sur tous les visages l’espoir et la confiance en la miséricorde infinie de Dieu. On attendait avec impatience chaque parole consolante qui sortait de la bouche du prédicateur, et bientôt, en écoutant sa voix mélodieuse, chacun se crut transporté dans ces heureuses régions qu’il dépeignait à l’imagination avec des couleurs si vives et si brillantes.

Quoique le sermon eût été fort long, il ne se trouva personne qui ne regrettât d’en entendre déjà la péroraison. Après que le moine eut cessé de parler, on gardait encore le silence ; mais ce charme venant insensiblement à se rompre, l’admiration générale éclata ; on se porta en foule autour de la chaire, comme il en sortait ; on le complimenta, on le combla de bénédictions, on se jeta à ses pieds, on baisa respectueusement le bas de sa robe. Le saint homme traversa la foule, lentement et les mains croisées sur sa poitrine, jusqu’à la porte qui conduisait de l’église à son couvent. Après avoir monté quelques marches, se tournant vers ceux qui le suivaient, il leur adressa quelques mots de reconnaissance et d’exhortation. Tandis qu’il parlait, il laissa tomber comme par hasard le rosaire qu’il tenait à la main. La multitude s’en saisit, et chacun s’efforça d’en avoir un grain pour le conserver comme une précieuse relique. On ne se serait pas disputé plus vivement le chapelet du grand saint Dominique. Souriant de voir leur empressement, le religieux leur donna sa bénédiction et les quitta. L’humilité la plus profonde se peignait en ce moment dans tous ses traits. Était-elle aussi dans son cœur ?

Antonia le suivit des yeux tant qu’il lui fut possible. Il lui sembla, quand la porte se ferma sur lui, qu’elle venait de perdre un objet essentiel à son bonheur, et ses yeux, à son insu, se mouillèrent de larmes.

Comme elle portait son mouchoir à ses yeux, Lorenzo observa son attendrissement.

— Êtes-vous contente, lui disait-il, et pensez-vous que l’on se fasse à Madrid une trop haute idée de ses talents.

Le cœur d’Antonia était rempli d’admiration pour l’homme de Dieu ; elle se trouvait disposée à parler de lui. Lorenzo, d’ailleurs, n’était plus pour elle un inconnu.

— Oh ! cet homme, répondit-elle, a surpassé toutes mes espérances. Je n’avais encore aucune idée du pouvoir de l’éloquence ; mais dès qu’il a parlé, sa voix m’a inspiré tant d’intérêt, tant d’estime, je pourrais même dire d’affection, que je suis moi-même étonnée de la vivacité de mes sentiments.

— Vous êtes jeune, reprit Lorenzo en souriant ; il est naturel que votre cœur sente vivement ses premières impressions ; que, simple et sans artifice comme vous paraissez l’être, vous ne soupçonniez point les autres de dissimulation, et que, ne voyant le monde qu’à travers le prisme de votre innocence, tout ce qui vous environne vous paraisse digne de votre estime ; mais il faut vous attendre à voir se dissiper ces séduisantes illusions, à découvrir dans ceux qui excitent le plus votre admiration des sentiments quelquefois avilissants, à trouver même des ennemis dans ceux qui vous montrent le plus de bienveillance.

— Hélas ! monsieur, répondit Antonia, les infortunes de mes parents ne me fournissent que trop d’exemples de perfidie et de fausseté ; cependant, je ne puis croire que le courant de sympathie qui me porte involontairement vers ce religieux doive m’inspirer des craintes pour l’avenir.

— Je ne le crois pas plus que vous. Le père Ambrosio jouit d’une excellente réputation. Un homme, d’ailleurs, qui a passé toute sa vie entre les murs d’un couvent, ne peut avoir trouvé l’occasion de mal faire, quand même il en aurait eu la volonté ; mais à présent que, par les devoirs de son état, il va se trouver obligé de sortir de temps en temps de sa retraite, de voir un peu le monde qui lui est encore inconnu, il faut voir comment il soutiendra cette épreuve.

— Oh ! j’espère qu’il la soutiendra glorieusement.

— Je l’espère aussi, mademoiselle ; et l’intérêt que vous prenez à ses succès, s’il en était instruit, serait sans doute pour lui un grand motif d’encouragement. Tout annonce d’ailleurs qu’il est né pour faire exception à la règle générale, et l’envie chercherait en vain à noircir son caractère.

— Vous me faites, monsieur, beaucoup de plaisir en me donnant cette assurance. Je suis charmée de pouvoir me livrer sans crainte au sentiment qu’il m’inspire, et j’aurais été bien fâchée si vous m’eussiez conseillé d’y résister. Ma tante, monsieur, dit que le père Ambrosio est un homme irréprochable ; engagez, je vous prie, maman à le choisir pour notre confesseur.

— Pour notre confesseur ? reprit Leonello ; c’est ce que je ne ferai pas, soyez-en sûre. Je ne l’aime point, moi, votre père Ambrosio ; il a l’air trop sévère. Son regard me fait trembler de la tête aux pieds. S’il était mon confesseur, je n’aurais pas le courage, en vérité, de lui tout dire, et alors, bon Dieu, où en serions-nous ? Le tableau qu’il nous a fait de l’enfer m’a causé une si grande frayeur que je n’en reviens point : et quand il a parlé des pécheurs, j’ai cru qu’il allait tous nous manger.

— Vous avez raison, signora, reprit don Christoval ; un excès de sévérité est, dit-on, le seul défaut d’Ambrosio. J’ai ouï dire que, dans l’administration intérieure de son couvent, il a déjà donné à l’égard des autres religieux quelques preuves de l’inflexibilité de son caractère. Mais la foule commence à se dissiper ; voulez-vous nous permettre, mesdames, de vous accompagner jusqu’à votre demeure ?

— Ô ciel ! s’écria Leonello en faisant semblant de rougir, je ne voudrais pas, monsieur, pour tout au monde, souffrir que vous prissiez tant de peine. Ma sœur est si scrupuleuse qu’elle me ferait une grande heure de réprimandes, si elle me voyait rentrer accompagnée par un cavalier inconnu. D’ailleurs, je désirerais, monsieur, que vous voulussiez bien différer encore quelque temps vos propositions.

— Mes propositions… je vous assure, signora…

— Oui, monsieur, je veux bien croire que votre empressement est sincère, et je sens quelle peut être votre impatience ; mais réellement je désire que vous me donniez un peu de répit. Ce serait de ma part un procédé peu délicat que d’accepter dès la première entrevue l’offre de votre main.

— Madame, je vous donne ma parole d’honneur…

— Allons, monsieur, ne me pressez pas. Si vous m’aimez, je regarderai votre condescendance pour mes volontés comme une preuve de votre amour. Vous recevrez demain matin de mes nouvelles. C’est tout ce que je puis vous accorder aujourd’hui. Adieu ; mais je voudrais, messieurs, savoir le nom de l’un et de l’autre.

— Mon ami, répondit Lorenzo, est le comte d’Osario, et moi l’on me nomme Lorenzo de Medina.

— Don Lorenzo, j’informerai ma sœur de vos offres obligeantes et vous ferai connaître le résultat de notre conversation. Où puis-je vous adresser ma lettre ?

— Au palais de Medina ; c’est le lieu de ma résidence.

— Il suffit. Adieu, messieurs ; et vous, monsieur le comte, modérez, je vous prie, l’excessive ardeur de votre passion. Cependant, pour vous prouver qu’elle ne me déplaît point et que mon intention n’est pas de vous désespérer, recevez cette marque de mon affection et pensez quelquefois à Leonello.

En disant ces mots, elle lui tendit une main sèche et ridée, que don Christoval baisa, mais ce fut de si mauvaise grâce et avec une répugnance si marquée, que Lorenzo eut toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire. Leonello alors se hâta de sortir de l’église ; l’aimable Antonia la suivit en silence. Quand elle fut arrivée au portail, elle tourna involontairement la tête, et ses regards se portèrent vers Lorenzo. Celui-ci, qui ne la perdait pas de vue, lui fit un grand salut, montrant par quelques signes qu’il regrettait de la quitter ; elle lui rendit le salut et se retira promptement.

— Ainsi, dit Christoval à son ami lorsqu’ils furent seuls, vous m’avez procuré une charmante intrigue ! Pour favoriser vos desseins sur Antonia, j’ai fait obligeamment quelques honnêtetés à la tante ; et après une heure au plus, je me trouve à deux doigts du mariage. Comment me récompenserez-vous, mon cher, de ce que j’ai souffert pour vous servir, d’avoir pu baiser en votre nom la main de cette vieille sorcière ? Depuis ce moment-là j’ai un goût d’ail tout autour des lèvres, je ne sais quelle odeur de cuisine ; je suis sûr qu’au Prado l’on me prendra pour une omelette ambulante.

— J’avoue, mon cher comte, que vous vous êtes trouvé dans une situation assez périlleuse ; cependant, je suis si éloigné de la croire insupportable, que je vous prie de ne pas négliger les dons qu’un heureux hasard vient de vous offrir.

— Un heureux hasard ! je vois, mon cher, que vous en tenez déjà pour la petite Antonia.

— Je ne puis vous exprimer combien elle m’a paru charmante. Depuis la mort de mon père, mon oncle, le duc de Medina, m’a fait connaître qu’il désirait de me voir marié. J’ai jusqu’à présent évité de remplir ses vues et feint de ne point les comprendre ; mais à vous dire vrai, depuis que j’ai vu cette aimable enfant…

— J’imagine, Lorenzo, que vous ne serez pas assez fou pour vouloir faire votre femme de la fille du très-honnête cordonnier de Cordoue ?

— Arrêtez, Christoval ; vous oubliez qu’elle est aussi petite-fille du marquis de Las Cisternas ; mais sans me disputer sur sa naissance et sur ses titres, je puis vous assurer que jamais femme ne m’a si vivement intéressé.

— Cela est possible ; vous ne pouvez cependant songer à l’épouser.

— Et pourquoi donc, mon cher comte ? Je suis riche assez pour elle et pour moi, et vous savez que, sur cet article, mon oncle a une façon de penser fort au-dessus du vulgaire. D’après ce que j’ai vu de Raymond de Las Cisternas, je suis bien assuré qu’il s’empressera de reconnaître Antonia pour sa nièce ; sa naissance ne pourra donc être un obstacle à l’accomplissement de mes vœux. Je pourrai sans inconvenance lui faire ouvertement l’offre de ma main. Chercher à l’obtenir à d’autres conditions, c’est ce que je suis incapable de faire. J’avoue que je vois en elle tout ce qui peut me rendre heureux dans la possession d’une femme. Elle est jeune, douce, aimable, sensible, et je suis bien assuré qu’elle a de l’esprit.

— Comment le savez-vous ? elle ne dit point autre chose que oui et non.

— Il est vrai, mais vous avouerez qu’elle dit toujours oui et non fort à propos. D’ailleurs, mon ami, ne voyez-vous pas que tout parle en elle, ses yeux, son embarras, sa modestie, sa candeur…

— Oh ! oui, je n’y songeais pas. Je vois que vous avez raison. Voulez-vous que nous vous donnions rendez-vous ce soir à la comédie ? nous pourrons parler de tout cela plus à notre aise.

— Cela ne m’est pas possible aujourd’hui. Je ne suis arrivé que d’hier au soir à Madrid, et je n’ai encore pu voir ma sœur. Vous savez que son couvent est dans cette rue, et j’y allais lorsque, voyant la foule se porter à cette église, j’y suis entré par curiosité. Je vais suivre ma première intention, et probablement je passerai la soirée au parloir.

— Votre sœur est dans un couvent, dites-vous ? Mais, en effet, je l’avais oublié. L’aimable dona Agnès ! Je suis vraiment étonné, don Lorenzo, que vous ayez pu consentir à claquemurer une si charmante fille dans la triste enceinte d’un cloître.

— Moi, don Christoval ! pouvez-vous me soupçonner d’une semblable barbarie ? Vous devez vous rappeler qu’elle a pris le voile volontairement, qu’elle a même désiré je ne sais pour quelles particularités, se séparer du monde. J’ai tout fait pour la détourner de cette résolution ; mes tentatives ont été vaines, et j’ai perdu ma sœur.

— Oh ! vous avez de quoi vous consoler, Lorenzo. Il revenait, si j’ai bonne mémoire, à dona Agrès une portion d’héritage de dix mille piastres, dont la moitié rentre ainsi dans vos mains. Par saint Jago, je voudrais avoir cinquante sœurs pareilles ; je consentirais de tout mon cœur à les perdre à ce prix.

— Quoi ! reprit Lorenzo d’un air irrité, me soupçonneriez-vous assez vil pour avoir pu influencer les résolutions de ma sœur ? pensez-vous que la déshonorante intention de me rendre maître de sa fortune ?…

— Adieu, adieu, don Lorenzo. Vous voilà déjà tout en feu, près de vous fâcher pour un mot. Puisse la douce Antonia calmer cet excès de susceptibilité ; autrement, il faudrait avoir à chaque instant l’épée à la main. Pour prévenir une tragique catastrophe, je vous quitte. Adieu, modérez ces dispositions inflammables et ressouvenez-vous, quand il s’agira, pour vous obliger, de faire l’amour à quelque vieille femme, que vous pouvez compter sur mes services.

En disant ces mots, il sortit précipitamment de l’église.

— Que cet homme, se dit en lui-même Lorenzo, a été mal élevé ! Est-il possible qu’avec un excellent cœur Christoval ait un jugement si peu solide.

La journée était alors fort avancée. Cependant, les lampes de l’église n’étaient pas encore allumées. Les faibles lueurs du crépuscule perçaient avec peine la gothique obscurité de ce vaste édifice. Entraîné par ces réflexions, occupé d’Antonia, dont l’absence lui était déjà pénible, de sa sœur, dont le propos de Christoval lui retraçait le douloureux sacrifice, Lorenzo se livra à une foule d’idées mélancoliques que nourrissait encore l’aspect religieux des objets dont il était environné. Toujours appuyé contre le septième pilier, il respirait avec une sorte de volupté l’air frais qui circulait entre les longues colonnades. Bientôt les rayons de la lune passant à travers les vitraux teignirent de mille diverses couleurs les voûtes et les énormes pilastres qui soutenaient la coupole. Le profond silence de ces lieux n’était interrompu que par le bruit de quelques portes que l’on fermait dans le couvent des dominicains. Lorenzo s’assit sur une chaise qui se trouvait près de lui et s’abandonna à ses rêveries. Antonia était le principal objet de ses pensées ; il songeait aux obstacles qui pourraient traverser leur union, aux moyens qu’il emploierait pour les surmonter. Naturellement méditatif, la tristesse même de ses réflexions n’était pas pour lui sans quelque douceur. Il s’endormit, et bientôt des rêves analogues à sa situation vinrent présenter à son imagination des scènes plus vives. Lorenzo rêva qu’il venait d’être transporté tout à coup au lieu même où il se trouvait réellement, c’est-à-dire dans l’église des dominicains ; mais ce lieu n’était plus ni sombre ni solitaire. Un grand nombre de lampes d’argent éclairait la nef et les ailes de l’église, que remplissaient également le son mélodieux de l’orgue et les chants religieux du chœur. L’autel était décoré comme aux fêtes solennelles et entouré de la plus brillante compagnie. Au pied de l’autel était Antonia, parée de la robe nuptiale et de tous les charmes de la modestie virginale.

Partagé entre l’espoir et la crainte, Lorenzo considérait attentivement ce spectacle. Aussitôt une porte s’ouvre, et il voit entrer, suivi d’un grand nombre de moines du même ordre, le prédicateur qu’il avait écouté avec tant d’admiration. Ambrosio s’approche d’Antonia : Je ne vois point, dit-il, votre futur époux ; où est-il ?

Antonia regarde autour de l’église. Lorenzo fait involontairement quelques pas en avant ; elle l’aperçoit, rougit et lui fait signe d’approcher. Le jeune homme court se jeter à ses pieds. Après l’avoir considéré quelques instants : — Oui, s’écria-t elle, oui, voilà l’époux qui m’est destiné.

En disant ces mots, elle est prête à se jeter dans ses bras ; mais avant qu’il puisse la recevoir, un inconnu se précipite entre eux ; sa forme est gigantesque, son teint basané, ses yeux ardents et terribles ; sa bouche vomit des torrents de feu, et sur son front est écrit en caractères lisibles : Orgueil, luxure, inhumanité.

Antonia pousse un cri perçant. Le monstre la prend dans ses bras, et sautant avec elle sur l’autel, la tourmente de ses odieuses caresses ; elle fait de vains efforts pour se soustraire à ses embrassements. Lorenzo vole à son secours ; mais en ce moment un grand coup de tonnerre se fait entendre. L’église paraît s’écrouler, les moines prennent la fuite, les lampes s’éteignent, l’autel s’engloutit et l’on voit à sa place un gouffre d’où sortent des tourbillons de flamme et de fumée. Le monstre, en poussant un cri effroyable, s’y plonge et cherche à entraîner la jeune fille avec lui ; mais, animée d’une vertu surnaturelle, elle se dégage de ses bras, lui laissant sa robe nuptiale. Un nuage brillant paraît et l’enlève, tandis que, les bras étendus vers Lorenzo, elle lui crie : Nous nous reverrons, ami, dans un autre séjour. L’église retentit alors de mille voix harmonieuses ; le nuage perce la voûte et va se perdre dans l’immensité du ciel.

Fatigué de la suivre des yeux, Lorenzo se trouva à son réveil étendu sur le pavé de l’église. Les lampes étaient alors allumées, et comme il entendait dans le lointain quelques voix qui psalmodiaient, il eut beaucoup de peine à se persuader que ce qu’il avait vu n’était qu’un songe. Cependant, mieux éveillé, il reconnut son erreur. Les lampes de l’église avaient été allumées durant son sommeil, et les chants qu’il entendait étaient ceux des moines qui récitaient leurs offices au chœur.

Lorenzo, totalement remis, se leva dans l’intention de se rendre au couvent de sa sœur ; mais avant qu’il eut atteint le portail, il fut étonné de voir entrer dans l’église un homme enveloppé dans un manteau, et qui, se glissant furtivement le long du mur, paraissait prendre beaucoup de précautions pour n’être point vu. Cet air de mystère, ces précautions mêmes, excitèrent la curiosité de Lorenzo. Je m’en vais, disait-il, il ne convient point d’épier les secrets d’autrui. Et tout en se faisant à lui-même cette réflexion, il ne s’en allait point, et se cachait derrière une colonne pour observer ce que ferait l’inconnu.




CHAPITRE XXIII.

Lorenzo découvre l’intrigue de sa
sœur Agnès.


Cependant, cet inconnu que Lorenzo avait vu continua d’avancer en marchant sur le bout des pieds. À la fin, Lorenzo le vit tirer de sa poche une lettre et la placer avec beaucoup de promptitude au bas du piédestal d’une statue colossale du grand saint Dominique, qui se trouvait sur un des côtés de la nef. Se retirant alors précipitamment, il alla se cacher dans un lieu obscur de l’église, à une assez grande distance de la statue.

Voici, dit en lui-même Lorenzo, si je ne me trompe, quelque intrigue amoureuse. Ne prévoyant pas que je puisse être d’aucune utilité à ces pauvres amants, je ferai aussi bien de m’en aller.

Comme il descendait l’escalier de l’église, une personne qui les montait le heurta avec tant de violence que tous les deux furent presque renversés du coup. Lorenzo mit l’épée à la main.

— À quel propos, monsieur, venez-vous vous jeter sur moi avec tant de violence ?

— Ah ! c’est vous, Medina, dit l’autre, qu’à sa voix Lorenzo reconnut pour être don Christoval ; félicitez-vous, mon cher, de n’avoir pas encore quitté l’église. Entrons, entrons, elles vont venir toutes, et nous les verrons.

— Elles vont venir ; et qui donc ?

— La vieille poule et ses petits poulets sont en chemin ; rentrons, vous dis-je, et je vais vous expliquer tout cela.

Ils rentrèrent l’un et l’autre dans l’église et allèrent se cacher précipitamment derrière la statue de saint Dominique.

— À présent, dit Lorenzo, puis-je prendre la liberté de vous demander ce que signifient cette grande précipitation, ces transports ?

— Une aventure délicieuse. L’abbesse de Sainte-Claire et tout son jeune troupeau sont en chemin pour se rendre ici. Vous devez savoir que le très-dévot Ambrosio a fait vœu, ce dont le ciel soit loué, de ne jamais sortir des murs de son couvent. Cependant, tous nos couvents de femmes les plus distingués le veulent pour confesseur. Les religieuses sont donc obligées de se rendre aux Dominicains ; car il faut bien, si la montagne ne veut pas s’approcher de Mahomet, que Mahomet s’approche de la montagne. Mais pour échapper aux regards indiscrets des curieux, tels que vous et moi, la prieure de Sainte-Claire ne mène ses religieuses à confesse que la nuit. Elles vont être introduites par une porte particulière, qui donne dans la chapelle de la Vierge, et que vous voyez ici. De là elles se rendront dans une autre chapelle, où se trouve le confessionnal d’Ambrosio. La vieille portière de Sainte-Claire, qui m’honore d’une amitié spéciale, vient de m’assurer qu’elles allaient arriver dans l’espace de quelques minutes. N’est-ce point là une bonne aventure pour vous, monsieur l’amoureux ? Nous allons voir quelques-uns des plus jolis minois qui soient dans Madrid. — Vous allez voir, Christoval, que vous ne verrez rien ; car les religieuses de Sainte-Claire sont toujours voilées.

— Excepté, mon cher, quand elles entrent dans une église ; alors elles ôtent leur voile par respect pour la sainteté du lieu ; et l’église est à ce moment assez éclairée pour que nous puissions les voir bien distinctement. Croyez que je suis mieux instruit que vous. Silence, les voici. Voyez vous même et soyez convaincu.

— Fort bien, se dit en lui-même Lorenzo, je découvrirai peut-être à qui s’adressent les vœux de ce mystérieux étranger.

Don Christoval avait à peine cessé de parler, lorsque l’abbesse de Sainte-Claire parut suivie d’une longue file de religieuses. Toutes en entrant levèrent leurs voiles. L’abbesse traversa la nef les mains croisées sur sa poitrine, et fit une grande révérence comme elle passait devant la statue de saint Dominique, patron de cette église. Les autres nonnes l’imitèrent, et plusieurs passèrent sans satisfaire la curiosité de Lorenzo. Il commençait à désespérer de voir ses doutes éclaircis, lorsqu’une jeune religieuse qui se trouvait dans les derniers rangs, en se prosternant devant saint Dominique, feignit de laisser tomber son rosaire ; mais en le ramassant elle tira avec beaucoup de dextérité la lettre de dessous le pied de la statue, la cacha dans son sein et reprit son rang à la procession.

— Elle est jolie, dit tout bas Christoval, qui, à l’aide d’un rayon de lumière, avait pu voir son visage, et je suis bien surpris s’il n’y a pas ici quelque amourette sous jeu.

— C’est Agnès, par le ciel ! s’écria Lorenzo.

— Quoi ! votre sœur ? ah, diable ! l’affaire devient plus grave que je ne l’imaginais.

— Une intrigue clandestine avec ma sœur ! J’espère que quelqu’un va m’en rendre raison à l’instant même.

L’honneur espagnol ne pardonne pas une offense de cette nature. Toute la procession étant entrée dans la chapelle du confessionnal, l’inconnu sortant alors du lieu où il était caché gagnait promptement le portail ; mais avant qu’il pût l’atteindre il se sentit arrêté par Médina, qui s’était porté sur son passage. Il fit un pas en arrière en enfonçant son chapeau sur ses yeux.

— Ne cherchez pas à m’éviter, s’écria Lorenzo, je veux savoir qui vous êtes et quel est le contenu de cette lettre.

— Le contenu ? reprit l’inconnu ; et de quel droit me faites-vous cette question ?

— Je vous le dirai une autre fois. En ce moment répondez à ma demande ou mettez-vous en garde.

— J’aime mieux accepter votre dernière proposition, dit l’autre ; allons, monsieur, je suis en garde.

Tous les deux avaient en effet mis l’épée à la main, et Lorenzo attaquait en furieux. Mais Christoval, qui était plus de sang-froid, se précipita entre eux et les sépara en s’écriant :

— Arrêtez, Médina, arrêtez. Y songez-vous ? Est-ce ici le lieu de vider votre querelle ? Voulez-vous donc vous battre dans une église ?

L’inconnu resserra son épée.

— Médina ! dit-il du ton de la surprise ; grand Dieu ! est-il possible ? auriez-vous, Lorenzo, totalement oublié Raymond de Las Cisternas ?

Lorenzo, également surpris, avait peine à reconnaître son ami, et, dans l’incertitude, refusait de lui donner la main. Il le reconnut enfin.

— Quoi ! marquis, dit-il, vous à Madrid ! que veut dire tout ceci ? Comment se fait-il que vous vous trouviez engagé dans une correspondance clandestine avec ma sœur, dont les affections…

— Se sont depuis longtemps déclarées en ma faveur, reprit Raymond en l’interrompant. Mais ce lieu-ci n’est pas convenable pour une explication. Veuillez, Lorenzo, m’accompagner à mon hôtel, et là je vous raconterai toutes mes aventures. Quelle est la personne qui vous accompagne ?

— Un homme, répondit Christoval, que vous vous rappellerez peut-être avoir vu autrefois, mais ailleurs qu’à l’église. — C’est, je crois, le comte d’Ossorio. — Précisément, marquis.

— Vous pouvez nous accompagner, don Christoval ; je suis tout disposé à vous mettre dans la confidence, bien assuré de votre discrétion.

— Vous avez de moi trop bonne opinion ; mais j’évite autant que je puis de me charger du poids d’une confidence. Allez donc sans façon de votre côté et je vais aller du mien. Veuillez seulement me dire votre demeure.

— Comme de coutume, à l’hôtel de Las Cisternas ; mais ressouvenez-vous que je suis à Madrid incognito, et que, si vous désirez me voir, vous devez me demander sous le nom d’Alphonse d’Alvarada.

— Fort bien. Adieu, messieurs, dit en les quittant don Christoval.

— Alphonse d’Alvarada, reprit d’un air étonné Lorenzo ; quoi, marquis, vous portez ce nom ?

— Oui, Lorenzo, et vous avez raison d’en être surpris ; mais si votre sœur ne vous a rien appris de ses aventures et des miennes, j’ai à vous raconter des choses qui vous surprendront encore davantage. Venez donc à mon hôtel à l’instant même.

Les religieuses devant retourner à leur couvent par la porte de la chapelle, le portier des dominicains se disposa à fermer les portes pour la nuit ; Raymond et Lorenzo se retirèrent et prirent le chemin du palais de Las Cisternas ;


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.

AMOURS, GALANTERIES, INTRIGUES,

RUSES ET CRIMES

DES

CAPUCINS ET DES RELIGIEUSES.




CHAPITRE XXIV.

Agnès laisse tomber la lettre. — Elle
est lue par le père Ambrosio.


Après les vêpres, tous les moines s’étaient retirés dans leurs cellules ; le prieur seul était resté dans la chapelle où devaient se rendre les religieuses du couvent voisin. Il n’attendit pas longtemps. À peine avait-il eu le temps de se placer à son confessionnal, lorsque l’abbesse de Sainte-Claire arriva avec sa suite. Chacune des religieuses fut entendue à son tour ; toutes les autres attendaient avec l’abbesse dans la sacristie. Ambrosio écouta attentivement toutes les confessions, fit des remontrances, exhorta, enjoignit des pénitences ; tout se passait, en un mot, comme il est d’usage, lorsqu’un accident vint tout à coup occasionner du trouble parmi le troupeau des pieuses cénobites.

Une jeune religieuse, occupée apparemment à considérer la figure du révérend père, laissa tomber par mégarde, à ses pieds, une lettre qu’elle tenait cachée dans son sein. Sa confession finie, elle se retirait sans s’apercevoir de sa perte. Ambrosio vit le papier, le ramassa, et s’imaginant que c’était quelque lettre écrite à cette jeune personne par ses parents, il s’empressa de la lui rendre.

— Ma sœur, ma sœur, lui cria-t-il, vous avez laissé tomber quelque chose.

Comme le papier se trouvait en ce moment presque tout-à-fait ouvert dans la main d’Ambrosio, son œil lut involontairement, à la lueur d’une petite lampe qui brûlait près de lui, les deux ou trois premiers mots de la lettre. Il tressaillit d’étonnement. La religieuse s’était retournée à sa voix ; elle aperçut sa lettre dans les mains du moine, et poussant un cri d’effroi, elle accourut pour la recevoir.

— Arrêtez, lui dit Ambrosio d’un ton sévère, je dois prendre connaissance de cette lettre.

— Quoi ! vous voulez… ah ciel ! je suis perdue ! s’écria-t-elle douloureusement en joignant ensemble ses deux mains. Pâle et tremblante, elle fut obligée de jeter, pour se soutenir, ses deux bras autour des piliers qui supportaient la voûte de la chapelle, tandis que le prieur lisait la lettre suivante :

« Tout est prêt pour votre évasion, ma chère Agnès ; la nuit prochaine je vous attendrai à minuit à la porte du jardin, dont je me suis procuré la clef, et quelques heures suffiront pour vous conduire en lieu de sûreté. Bannissez les vains scrupules ; il ne vous est pas permis de rejeter les moyens de salut qui vous sont offerts, pour vous et pour l’innocente créature que vous portez dans votre sein. Souvenez-vous que vous aviez promis d’être à moi, longtemps avant l’époque de vos vœux religieux. Songez que bientôt vous ne pourrez plus cacher votre état aux yeux de vos compagnes et que la fuite est le seul moyen qui vous reste pour éviter l’effet de leur malveillance. Adieu, mon Agnès, ma chère, mon unique épouse. Ne manquez pas de vous trouver au jardin demain, à minuit. »

Après avoir lu, Ambrosio jeta sur l’imprudente religieuse un regard de colère et de mépris.

— Mon devoir m’oblige, dit-il, à remettre cette lettre entre les mains de votre abbesse.

Au même instant il se disposa à sortir de la chapelle.

Ces mots furent un coup de foudre pour Agnès. Frappée du danger de sa situation, elle courut après lui, et de toute sa force le retint par la robe.

— Ambrosio, digne Ambrosio, s’écria-t-elle avec l’accent du désespoir, je me jette à vos pieds, je les baigne de mes larmes. Mon père, ayez compassion de ma jeunesse. Regardez d’un œil indulgent la faiblesse d’une femme ; daignez m’aider à cacher ma faute. Je l’expierai, j’en ferai pénitence le reste de ma vie, et votre bonté aura ramené une âme dans les voies du ciel.

— Prétendez-vous que je puisse être confidentiellement le partisan du crime ? Souffrirai-je que le couvent de Sainte-Claire devienne un lieu de prostitution ? que l’église du Christ nourrisse dans son sein la honte et la débauche ? Malheureuse ! l’indulgence ferait de moi votre complice ; votre crime deviendrait le mien. Vous vous êtes livrée aux coupables désirs d’un séducteur ; vous avez, par votre impureté, déshonoré l’habit que vous portez. Vous osez réclamer ma compassion ! Laissez-moi, cessez de me retenir. Où est madame l’abbesse ? ajouta-t-il en élevant la voix.

— Mon père, ô mon père, écoutez-moi un seul moment. Ne m’accusez ni d’impureté, ni de débauche, ni de prostitution. Longtemps avant que je prisse le voile, Raymond était maître de mon cœur ; il m’inspira la tendresse la plus pure, la plus irréprochable. Il était sur le point de devenir mon légitime époux. Je suis coupable d’un seul instant d’égarement, et bientôt je vais devenir mère. Ô mon père ! prenez pitié de moi ; prenez pitié de l’innocente créature dont l’existence est liée à la mienne. Si vous dévoilez mon imprudence à l’abbesse, nous sommes perdus tous deux. Le plus cruel châtiment est prononcé par les lois de Ste-Claire contre mes pareilles. Respectable Ambrosio, que la pureté de votre conscience ne vous rende pas insensible aux peines, au repentir d’un être plus faible que vous ! Quelqu’autre vertu réparera ma faute. N’exigez pas la perfection dans les autres. Ayez pitié de moi, révérend père ; rendez-moi cette lettre et ne me condamnez pas à un malheur éternel.

— Tant de hardiesse me confond, reprit Ambrosio. Que je cèle votre crime, moi, chef d’un ordre respectable ! moi que vous avez trompé par une fausse confession ! Non, ma fille, non. Je veux vous rendre un meilleur office. Je veux, en dépit de vous-même, vous détourner de la voie de perdition. La pénitence et la mortification peuvent encore expier votre offense, et la sévérité sauvera peut-être votre âme. Holà, mère Sainte-Agathe !

— Mon père, par tout ce qu’il y a de plus sacré, par tout ce qui vous est cher, je vous supplie, je vous conjure…

— Cessez, vous dis-je, je ne vous écoute plus. Où est madame l’abbesse ? mère Sainte-Agathe, où êtes-vous ?

La porte de la sacristie s’ouvrit et la mère Sainte-Agathe parut suivie de ses religieuses.

— Homme cruel, s’écria Agnès en cessant de le retenir.

Agnès, désolée, se frappa la poitrine, déchira son voile et se précipita la face contre terre avec tout le délire du désespoir. Les religieuses, en la voyant en cet état, demeurèrent muettes d’étonnement. Le moine présenta à l’abbesse le papier fatal, en l’informant de quelle manière il était tombé dans ses mains. — C’est à vous, ajouta-t-il, à décider quelle peine mérite la coupable.

À mesure que l’abbesse lisait la lettre, la colère se peignit sur son visage. Un crime de cette nature, commis dans son couvent et découvert par Ambrosio lui-même, par l’homme le plus respecté de tout Madrid ! Quelle idée allait-il se former de la régularité de sa maison ! Des paroles auraient mal exprimé la fureur de l’abbesse ; elle gardait le silence et se contentait de jeter sur la malheureuse Agnès des regards menaçants.

— Qu’on l’emmène au couvent, dit-elle à quelques-unes de ses religieuses.

Deux des plus anciennes s’approchèrent d’Agnès, la relevèrent de vive force, et se disposèrent à sortir avec elle de la chapelle ; mais en ce moment, retrouvant son courage, Agnès se dégagea de leurs mains.

— Quoi ! s’écria-t-elle avec l’accent de la plus profonde douleur, tout espoir est donc perdu pour moi ! Déjà vous me traînez au supplice ! Oh ! Raymond, Raymond, où êtes-vous ? Jetant alors sur le moine un regard terrible : Écoutez-moi, lui dit-elle, homme vain, orgueilleux, insensible ; écoutez-moi, cœur de fer. Vous auriez pu me sauver, me rendre au bonheur et à la vertu, vous ne l’avez pas voulu. Vous êtes le destructeur de mon âme ; vous êtes mon meurtrier, et ma mort et celle de mon enfant retomberont sur votre vertu. Insolent dans votre facile vertu, vous avez dédaigné les prières d’un cœur pénitent ; mais Dieu sera ce que n’avez point été, miséricordieux envers moi. Où est donc le mérite de cette vertu si vantée ? Quelles tentations avez-vous surmontées ? Lâche, vous ne devez votre salut qu’à la fuite ; vous n’avez jamais vu en face la séduction. Mais le jour de l’épreuve arrivera ; laissez venir les passions impétueuses ; vous sentirez alors que la faiblesse est l’apanage de l’humanité ; vous frémirez en jetant un coup-d’œil rétrograde sur vos crimes ; vous implorerez avec terreur la miséricorde de Dieu. Oh ! pensez à moi dans ce terrible moment, pensez à votre cruauté ; souvenez-vous de la malheureuse Agnès et désespérez du pardon.

L’énergie avec laquelle elle proféra ces derniers mots ayant épuisé ses forces, elle tomba sans connaissance dans les bras d’une de ses compagnes qui se trouvait près d’elle. Elle fut à l’instant transportée hors de la chapelle, et suivie par toutes les autres.

Ambrosio n’avait point écouté ces reproches sans émotion. Une voix secrète lui disait qu’il avait traité cette jeune fille avec trop de sévérité ; il retint donc l’abbesse pendant quelques instants.

— La violence de son désespoir, dit-il, prouve au moins qu’elle n’est pas familiarisée avec le vice. Peut-être qu’en y mettant un peu moins de rigueur, qu’en mitigeant pour elle la pénitence usitée, l’on pourrait…

— Mitiger, mon père ? c’est ce que je ne ferai pas, vous pouvez en être assuré. Les lois de notre ordre sont strictes ; elles sont un peu tombées en désuétude ; le crime d’Agnès me fait voir la nécessité de les faire revivre. Je vais notifier à toute la communauté mes intentions, et Agnès sentira pleinement toute la rigueur de ces lois ; je prétends m’y conformer à la lettre. Adieu, mon père.

En disant ces mots, elle sortit précipitamment de la chapelle.

— J’ai fait mon devoir, dit en lui-même Ambrosio ; et après quelques instants passés en méditation, il se rendit au réfectoire, où la cloche l’appelait.




CHAPITRE XXV.

Don Lorenzo et le marquis de
Las Cisternas.


Le marquis et Lorenzo s’avançaient vers l’hôtel de Las Cisternas sans se dire un seul mot. Le premier était occupé à se rappeler toutes les circonstances dont le récit pouvait présenter à Lorenzo, sous le jour le plus favorable, ses liaisons avec Agnès. L’autre, alarmé pour l’honneur de sa famille, n’était pas peu embarrassé de la manière dont il devait se conduire avec le marquis. L’aventure dont il venait d’être témoin ne lui permettait pas de le traiter comme ami ; mais son tendre intérêt pour Antonia ne l’empêchait pas moins de le traiter comme ennemi ; et après bien des réflexions, il conclut que le parti le plus sage était de garder le silence, en attendant que don Raymond lui donnât l’explication qu’il désirait.

Ils arrivèrent à l’hôtel ; le marquis le conduisit aussitôt dans son appartement, et commença à lui exprimer toute sa joie de le trouver à Madrid. Lorenzo se hâta de l’interrompre.

— Excusez-moi, lui dit-il d’un ton froid, si je ne réponds pas à tout ce que vous me dites d’obligeant. L’honneur de ma sœur est compromis ; tant que vous ne m’aurez pas éclairci cette affaire et le motif de votre correspondance avec Agnès, je ne puis vous regarder comme un ami ; il me tarde de vous voir entrer dans ces détails que vous m’avez promis.

— Donnez-moi d’abord votre parole que vous m’écouterez patiemment et avec indulgence.

— J’aime trop ma sœur pour la juger avec précipitation, et jusqu’à ce jour je n’ai pas eu d’ami qui me fût plus cher que vous. Je vous avouerai même que vous avez le pouvoir de m’obliger en un point où mon cœur m’intéresse ; ainsi je ne puis que désirer vivement de vous trouver toujours digne de mon estime.

— Lorenzo, vous me comblez de joie ; rien ne saurait m’être plus agréable que l’occasion de servir le frère d’Agnès.

— Prouvez-moi que je puisse accepter vos services sans déshonneur, et il n’y a pas d’homme au monde à qui j’aimasse mieux devoir de la reconnaissance.

— Probablement, vous avez déjà entendu votre sœur parler d’Alphonse d’Alvarado.

— Jamais ma sœur ne m’en a parlé. Quoique j’aie pour Agnès toute la tendresse d’un frère, les circonstances nous ont tenus jusqu’ici presque toujours séparés l’un de l’autre. Dans son enfance, elle fut confiée aux soins de sa tante, qui avait épousé un gentilhomme allemand. Il n’y a que deux ans qu’elle a quitté le château de ce seigneur, et qu’elle est revenue en Espagne, bien déterminée à renoncer au monde pour jamais.

— Bon Dieu, Lorenzo, vous connaissiez son intention, et vous n’avez pas fait tous vos efforts pour l’en détourner.

— Marquis, ce reproche est injuste. La résolution de ma sœur, dont je reçus la nouvelle à Naples, m’affligea extrêmement, et je hâtai mon retour à Madrid uniquement pour prévenir ce triste sacrifice. À peine arrivé, je courus au couvent de Sainte-Claire, où Agnès avait désiré d’achever son noviciat. Je demande à voir ma sœur. Figurez-vous ma surprise en recevant de sa part un refus positif ; elle me fit dire qu’appréhendant mon influence sur son esprit, elle ne voulait point se risquer à m’entendre avant la veille même du jour où elle devait prendre le voile ; je suppliai les religieuses, j’insistai sur la permission de parler à ma sœur, je n’hésitai pas même à leur laisser voir mes soupçons sur ce refus de paraître, auquel on l’avait forcée peut-être. Pour se justifier de cette imputation, l’abbesse m’envoya quelques lignes où je ne pus méconnaître l’écriture d’Agnès, et qui confirmaient le premier message. Les jours suivants je ne réussis pas mieux dans mes efforts pour me procurer avec elle un moment d’entretien. Elle refusa constamment mes visites et ne me permit de la voir que la veille du jour où elle devait pour jamais s’ensevelir dans le cloître. Cette entrevue eut pour témoins nos plus proches parents. C’était la première fois que je la voyais depuis son enfance, et nous fûmes vivement émus l’un et l’autre ; elle se jeta dans mes bras, et fondant en larmes, me prodigua les plus tendres caresses. Raisons, instances, prières, je ne négligeai rien pour lui faire oublier son projet ; je pleurai, je me jetai à ses genoux, je lui représentai toutes les peines inséparables du cloître ; je peignis à son imagination tous les plaisirs auxquels elle allait dire un éternel adieu ; je la conjurai de m’ouvrir son cœur, de me confier ce qui avait pu lui inspirer de l’horreur pour le monde. À cette demande, elle pâlit, détourna son visage, et ses pleurs coulèrent avec plus d’abondance. Elle me pria de ne point insister sur ce point, et cela ne me fit que trop voir que sa détermination était prise, et qu’un couvent était le seul asile où elle pût espérer du repos. Elle resta inébranlable et prononça ses vœux. Depuis, je suis allé la voir souvent au parloir, et chaque fois je sortais d’auprès d’elle avec de nouveaux regrets de l’avoir perdue. Peu de temps après, il me fallut quitter Madrid ; je n’y suis de retour que d’hier au soir, et je n’ai pas encore eu le temps d’aller au couvent de Ste-Claire.

— Ainsi, vous n’avez jamais, jusqu’à présent, entendu prononcer le nom d’Alphonse d’Alvarado ?

— Je vous demande pardon ; ma tante m’écrivit qu’un aventurier de ce nom avait trouvé moyen de s’introduire au château de Lenderberg, de s’insinuer dans les bonnes grâces de ma sœur, et même de la faire consentir à fuir avec lui ; mais qu’avant l’exécution de ce projet l’aventurier avait été instruit que des terres situées dans la Nouvelle Espagne, au lieu d’appartenir à Agnès, comme il le croyait, étaient réellement à moi ; que d’après cette information, changeant de dessein, il avait disparu le même jour où il devait fuir avec Agnès ; et que celle-ci, désespérée de tant de perfidie et de bassesse, avait résolu de se retirer dans un couvent ; elle ajoutait que cet aventurier s’étant donné pour être un de mes amis, elle désirait savoir s’il était connu de moi. Je lui répondis que je n’avais aucun ami de ce nom ; j’étais loin de penser qu’Alphonse d’Alvarado et le marquis de Las Cisternas fussent la même personne. Ce qu’on me disait du premier ne pouvait en aucune manière me faire deviner le second.

— Je reconnais bien là toute la perfidie de dona Rodolphe. Chaque mot de cette lettre dont vous me parlez porte l’empreinte de sa méchanceté, de sa mauvaise foi et de son adresse à présenter sous des couleurs odieuses ceux à qui elle veut nuire ; pardon, Medina, si je parle avec cette liberté de votre parente. Tout le mal qu’elle m’a fait justifie mon ressentiment contre elle ; et quand vous m’aurez entendu, vous resterez convaincu qu’il n’y a dans mes expressions rien de trop sévère.

Il commença son récit en ces termes :

Histoire de don Raymond, marquis
de Las Cisternas.


Une longue expérience, mon cher Lorenzo, m’a prouvé combien votre cœur est généreux ; vous venez de me déclarer vous-même que vous aviez ignoré tout ce qui regarde votre sœur ; je n’avais pas besoin de cette assurance pour supposer qu’on vous en avait, à dessein, fait un mystère. Si vous aviez été mieux instruit, que de chagrins auraient pu être épargnés à votre sœur et à moi ! Le destin en a autrement ordonné. Vous étiez dans le cours de vos voyages quand, pour la première fois, je fis connaissance avec Agnès ; et comme nos ennemis avaient pris soin de lui cacher le nom des lieux où elle eût pu vous écrire, il lui fut impossible d’implorer, par lettres, votre protection et vos conseils.

En quittant l’université de Salamanque, où, comme je l’ai su depuis, vous restâtes une année après moi, je me disposai à commencer mes voyages. Mon père pourvut à ma dépense avec beaucoup de générosité ; mais il m’enjoignit expressément de cacher mon rang et de ne me présenter que comme un simple gentilhomme. Cet ordre, il me le donnait par déférence aux conseils de son ami le duc de Villa-Hermosa, dont j’avais toujours révéré le mérite et la connaissance parfaite qu’il avait du monde.

— Croyez-moi, mon cher Raymond, dirait-il, vous recueillerez dans la suite les fruits de cette dégradation passagère. Il est certain qu’en votre qualité de comte de Las Cisternas on vous recevrait partout les bras ouverts, et la vanité de votre âge serait flattée des égards qu’on vous témoignerait en tous lieux. En cachant votre nom, vous ne pourrez plus compter que sur vous-même. Vous avez d’excellentes recommandations ; ce sera maintenant votre affaire d’en tirer parti. Il vous faudra prendre la peine de plaire, de gagner l’estime de ceux à qui vous serez présenté. Ceux qui auraient brigué l’amitié du comte de Las Cisternas n’auront aucun intérêt à déprécier les bonnes qualités ou à supporter les défauts d’Alphonse d’Alvarado ; ainsi, lorsque vous parviendrez à vous faire aimer, vous serez sûr de le devoir à votre mérite et non à votre rang, et l’intérêt qu’on vous montrera vous paraîtra bien plus flatteur. D’ailleurs, votre naissance ne vous permettrait pas de vous mêler aux plus basses classes de la société ; vous le pourrez sous un autre nom, et vous en tirerez de grands avantages. Ne vous bornez pas à ne voir que les hommes les plus distingués dans tous les lieux où vous passerez ; examinez les usages et les mœurs du peuple, entrez dans les chaumières ; et, en observant comment les vassaux des autres sont traités, apprenez à diminuer les charges et à augmenter le bien-être des vôtres. Rien, à mon avis, ne peut former un jeune homme à être un jour riche et puissant, que les fréquentes occasions d’être témoin par lui-même des souffrances du peuple.

Pardonnez-moi, Lorenzo, d’être si minutieux dans mon récit ; mais les rapports qui maintenant existent entre nous exigent que j’entre dans tous ces détails ; et je craindrais si fort d’omettre la plus petite circonstance qui pût vous faire penser défavorablement de votre sœur et de moi, que j’aime mieux risquer de vous paraître quelquefois un peu prolixe.

Je suivis le conseil du duc, et j’en reconnus bientôt la sagesse. Je quittai l’Espagne, prenant le nom d’Alphonse d’Alvarado et accompagné d’un seul domestique, d’une fidélité éprouvée. Paris fut mon premier séjour. Pendant quelque temps je fus enchanté de cette ville, où l’on goûte toutes sortes de plaisirs. Mais bientôt je la quittai pour me rendre en Allemagne, me proposant d’y visiter les cours principales. Cependant, avant de quitter la France, je comptais m’arrêter quelques jours à Strasbourg. Comme j’étais descendu à Lunéville pour prendre quelques rafraîchissements, je remarquai à la porte du Lion d’Argent un brillant équipage et quatre domestiques en riche livrée. Bientôt je vis une dame d’un extérieur très noble, accompagnée de deux femmes de chambre, monter dans la voiture, qui partit aussitôt.

Je demandai à l’hôte quelle était cette dame.

— Une baronne allemande, monsieur, d’un rang et d’une fortune considérables ; ses domestiques m’ont dit qu’elle avait été voir la baronne de Longueville, et à présent elle se rend à Strasbourg, où elle trouvera son époux ; de là ils retourneront tous deux en Allemagne.

Je remontai dans ma chaise pour arriver le soir à Strasbourg. Je fus trompé dans mon espérance. Au milieu d’une forêt très-épaisse, l’essieu de ma voiture se rompit, et je me trouvai fort embarrassé sur les moyens de continuer ma route. C’était dans le cœur de l’hiver, au commencement de la nuit, et point de ville plus proche que Strasbourg, dont nous étions, au rapport du postillon, encore éloignés de plusieurs lieues. Il me sembla, qu’à moins de passer la nuit dans la forêt, je n’avais d’autre ressource que de prendre le cheval de mon domestique et de courir jusqu’à Strasbourg, expédient très-peu agréable dans la saison où nous étions. Cependant, faute de mieux, je me déterminai à prendre ce parti ; je communiquai mon dessein au postillon, et lui dis qu’en arrivant à Strasbourg je lui enverrais du monde pour le tirer d’embarras. Je ne me fiais pas beaucoup à son honnêteté ; mais comme il était déjà avancé en âge et Stephano, mon domestique, bien armé, je crus pouvoir sans risque laisser mon bagage.

Par bonheur, du moins je le pensais alors, il se présenta une occasion de passer la nuit plus agréablement que nous nous n’osions l’espérer. En m’entendant parler de me rendre seul à Strasbourg, le postillon secoua la tête, comme ne paraissant pas approuver mon dessein.

— Il y a bien loin, me dit-il, et vous aurez beaucoup de peine à arriver sans guide ; d’ailleurs, monsieur me semble peu accoutumé à un froid si rigoureux ; et il est possible qu’il ne puisse le soutenir.

— Eh ! qu’ai-je besoin de toutes ces observations ? lui dis-je brusquement. C’est surtout en passant la nuit dans ce bois que je risquerais de périr de froid.

— Passer la nuit dans ce bois ! répliqua le postillon. Oh ! pardieu, nous n’en sommes pas réduits là. Si je ne me trompe, nous ne devons être qu’à très peu de distance de la chaumière de mon ami Baptiste ; c’est un bûcheron, bon vivant d’ailleurs. Je ne doute pas qu’il ne vous reçoive pour cette nuit avec plaisir. Moi, pendant ce temps-là, je prendrai le cheval de selle, j’irai à Strasbourg, et j’emmènerai les ouvriers nécessaires pour que votre voiture soit remise en état demain, à la pointe du jour.

— Eh ! au nom de Dieu, lui dis-je, comment avez-vous pu me laisser si longtemps en suspens ? Pourquoi ne m’avez-vous pas plus tôt parlé de cette chaumière ?

— Je pensais que peut-être monsieur ne daignerait pas accepter.

— Allons donc, quelle folie ! eh ! vite, conduisez-nous à la maison du bûcheron.

Il obéit et nous le suivîmes ; les chevaux parvinrent non sans peine à traîner après nous la voiture brisée. Mon domestique était transi de froid, au point de ne pouvoir plus parler, et moi-même je n’avais pas moins besoin de me réchauffer. En approchant de la maison, qui nous parut petite, mais propre, je fus enchanté de voir à travers les vitres l’éclat d’un bon feu. Notre conducteur frappa à la porte ; on fut quelque temps sans répondre. On semblait incertain si on devait nous ouvrir.

— Allons, allons, ami Baptiste, cria le postillon, aussi impatient que nous, que faites-vous donc ? Êtes-vous endormi, ou bien voudriez-vous refuser un logement pour cette nuit à un voyageur dont la chaise vient de se casser dans la forêt ?

— Ah ! est-ce vous, honnête Claude ! répondit une voix qui nous parut celle d’un homme ; attendez un moment, vous allez entrer.

Aussitôt on tira les verrous, la porte s’ouvrit, et nous vîmes paraître devant nous un homme tenant une lampe dans sa main ; il fit à notre guide un accueil amical ; puis s’adressant à moi :

— Entrez, monsieur, entrez et soyez le bienvenu. Excusez-moi de ne vous avoir pas ouvert tout de suite, mais il y a tant de coquins dans les environs, qu’avec le respect que je vous dois je vous soupçonnais de la bande.

En parlant ainsi, il me fit entrer dans la salle où était le bon feu que j’avais aperçu de loin, et me présenta un fauteuil qui était près de la cheminée. Une femme, que je supposai être l’épouse de mon hôte, se leva dès que j’entrai, me reçut avec une révérence froide et contrainte, et, sans répondre un seul mot à mes civilités, reprit en s’asseyant l’ouvrage auquel elle était occupée. Les manières de son mari étaient aussi prévenantes et ouvertes que les siennes étaient rudes et repoussantes.

— Monsieur, me dit le bûcheron, je voudrais bien pouvoir vous loger plus convenablement. Cette maison est peu commode ; cependant, nous ferons de notre mieux pour vous donner deux chambres, l’une pour vous et l’autre pour votre domestique. Il faudra vous contenter d’une chère peu délicate ; mais tout ce que nous avons, nous vous l’offrons de bon cœur. Puis se tournant vers sa femme : Marguerite, pourquoi restez-vous assise comme si vous n’aviez rien à faire ? Allons, remuez-vous, faites les lits et préparez nous à souper. Mettez aussi quelques morceaux de bois dans le feu, car monsieur meurt de froid.

Marguerite jeta aussitôt son ouvrage sur la table et se mit en devoir d’exécuter, mais à regret, les ordres de son mari. Sa figure m’avait déplu dès le premier moment, quoiqu’elle eût tous ses traits fort beaux ; mais elle était pâle, sèche et maigre ; son regard sombre et ses manières revêches, tout en elle annonçait un mauvais caractère. Dans chacun de ses mouvements perçaient le mécontentement et l’impatience, et ses réponses à Baptiste, quand il lui reprochait gaiement de se montrer si peu aimable, étaient aigres, courtes et piquantes. En un mot, dès le premier coup d’œil, je conçus pour elle autant de dégoût que son mari m’avait inspiré d’estime et de confiance. La figure de Baptiste était franche et ouverte, ses façons avaient toute la simplicité d’un bon paysan, sans en avoir la rudesse ; ses joues étaient pleines, larges et rubicondes. Les rides de son front me firent juger qu’il pouvait avoir soixante ans ; mais il portait fort bien son âge et semblait encore dispos et plein de vigueur. Sa femme ne devait pas avoir plus de trente ans ; mais en bonne humeur et en vivacité, elle était beaucoup plus vieille que lui.

En dépit de sa mauvaise volonté, Marguerite se mit à préparer le souper, tandis que Baptiste s’entretenait gaiement avec moi sur différents sujets. Le postillon, à qui l’on avait donné quelques verres d’eau-de-vie, se disposait à partir pour Strasbourg, et me demanda si je n’avais pas d’autres ordres à lui donner.

— Partir pour Strasbourg ! s’écria Baptiste, vous n’irez pas cette nuit.

— Je vous demande pardon ; si je ne vais pas chercher des ouvriers, comment monsieur fera-t-il demain pour se mettre en route ?

— Oui, vous avez raison ; je ne songeais pas à la voiture ; mais au moins vous souperez ici auparavant ; cela ne vous retardera pas de beaucoup, et monsieur me paraît avoir trop bon cœur pour vous laisser partir avec l’estomac vide par une nuit si froide.

Je consentis volontiers à la proposition de Baptiste, et je dis au postillon qu’il m’était assez indifférent d’arriver le lendemain à Strasbourg une heure plus tôt ou plus tard. Il me remercia, et sortant avec Stephano, il mit ses chevaux dans l’étable du bûcheron. Baptiste les suivit jusqu’à la porte de la chaumière, et là regardant de tous côtés avec inquiétude :

— Sans doute, s’écria-t-il, c’est ce maudit vent de bise qui retient mes enfants. Je m’étonne qu’ils ne soient pas encore de retour. Monsieur, j’ai à vous faire connaître deux des plus beaux garçons que vous ayez encore vus ; l’aîné a vingt-trois ans et le cadet un an de moins ; vous ne trouveriez pas dans les environs de Strasbourg leurs égaux en bon sens, en courage et en activité. Ils devraient déjà être ici ; je commence à craindre qu’il ne leur soit arrivé quelque chose.

Marguerite, pendant ce temps, était occupée à mettre le couvert.

— Et vous, lui dis-je, êtes-vous aussi inquiète pour vos enfants ?

— Moi ! répondit-elle avec aigreur, ce ne sont pas mes enfants.

— Allons, allons, Marguerite, dit le mari, n’en voulez pas à monsieur pour vous avoir fait une question si naturelle ; si vous ne nous regardiez de travers, il n’aurait jamais pensé que vous fussiez d’âge à avoir des enfants de vingt-trois ans ; mais vous voyez combien l’air maussade et rechigné vous vieillit. Excusez l’impolitesse de ma femme, monsieur ; il faut peu de chose pour la mettre de mauvaise humeur, et elle est un peu piquée contre vous de ce que vous lui avez supposé plus de trente ans. C’est la vérité, n’est-ce pas, Marguerite ? Vous savez, monsieur, que les femmes ne plaisantent jamais sur cet article. N’y pensez plus, Marguerite, et déridez-vous un peu. Si vos enfants ne sont pas encore aussi âgés, ils le seront dans une vingtaine d’années, et j’espère que nous vivrons assez pour les voir devenir d’aussi braves garçons que Jacques et Robert.

— Bon Dieu ! s’écria Marguerite en joignant les mains avec transport, bon Dieu, si je le croyais, je les étranglerais moi-même.

Elle quitta aussitôt la chambre et monta l’escalier.

Je ne pus m’empêcher de témoigner au bûcheron combien je le plaignais d’être lié pour la vie avec une femme de ce caractère.

— Oh ! monsieur, chacun a sa part de souffrances dans ce monde, et Marguerite est la mienne. Après tout, elle n’est que maussade et point méchante ; le pire est que son affection pour deux enfants qu’elle a eus de son premier mari lui fait haïr mes deux garçons ; elle ne peut supporter leur vue, et si je l’écoutais, ils ne mettraient jamais le pied dans la maison ; mais je tiens bon sur ce point, et je ne consentirai jamais à abandonner ces pauvres enfants à la merci du monde, comme elle m’a bien des fois pressé de le faire. Sur tout le reste, je ne la contrarie jamais, et j’avoue qu’elle conduit fort bien le ménage.

Nous en étions là, lorsqu’un grand cri plusieurs fois répété fit retentir la forêt.

— Ce sont mes enfants, j’espère ! s’écria Baptiste, et il courut ouvrir la porte.

Nous pûmes alors distinguer le bruit de plusieurs chevaux, et bientôt après une voiture escortée par quelques hommes à cheval s’arrêta à la porte de la cabane. Un des cavaliers demanda à quelle distance ils étaient de Strasbourg. Comme il s’était adressé à moi, je lui répondis ainsi que Claude m’avait répondu. Aussitôt une volée d’imprécations tomba sur les postillons pour s’être ainsi égarés de leur route. Puis on alla informer ceux qui étaient dans la voiture qu’il restait encore beaucoup de chemin à faire, et que malheureusement les chevaux étaient trop fatigués pour aller plus loin. Ce rapport nous parut faire beaucoup de peine à une dame, qui nous sembla être la maîtresse des autres : mais comme il n’y avait point de remède, un des domestiques demanda au bûcheron s’il pouvait les loger pour une nuit.

Le bûcheron montra beaucoup d’embarras et répondit que non, ajoutant qu’un Espagnol et son domestique étaient déjà en possession des deux chétives chambres qu’il pouvait donner. Sur cette réponse, la galanterie, naturelle à ma nation, ne me permit pas de garder pour moi un logement dont une femme avait besoin, et je me hâtai de dire à Baptiste que je cédais tous mes droits à cette dame ; il fit quelques objections que je n’écoutai pas, et courus à la voiture ; j’ouvris la portière et j’aidai la dame à descendre. Je la reconnus aussitôt pour la même personne que j’avais vue à Lunéville. Je saisis un moment pour demander son nom à ses domestiques ; ils me répondirent que c’était la baronne de Lenderberg.

Il me fut aisé de remarquer beaucoup de différence entre l’accueil fait par notre hôte aux nouveaux venus et celui qu’il m’avait fait à moi-même. Sa répugnance à les recevoir était visible et il eut bien de la peine à dire à la baronne qu’elle était la bienvenue. Je la conduisis près du feu et lui donnai le fauteuil que j’avais occupé. Elle me remercia avec beaucoup de grâce et me fit mille excuses sur l’embarras où je me trouverais moi même. Tout-à-coup la figure du bûcheron s’éclaircit.

— À la fin j’ai tout arrangé, dit-il, je puis vous loger vous et votre suite, madame, sans que monsieur souffre de sa politesse. Nous avons deux petites chambres ; l’une sera pour vous, madame, et l’autre pour vous, monsieur. Ma femme cédera la sienne aux deux femmes de chambre ; quant aux domestiques, ils voudront bien se contenter pour cette nuit d’une grange très-vaste, qui n’est qu’à peu de distance de la maison ; ils y trouveront un bon feu et un souper aussi bon qu’il nous sera possible de leur donner.

Après beaucoup de remercîments de la part de la baronne et beaucoup d’opposition de la part de Marguerite, qui était peu disposée à céder son lit, on s’en tint à cet arrangement. Comme la chambre était petite, la baronne, ne retenant que ses deux femmes, congédia les autres domestiques ; et Baptiste se disposait à les conduire à la grange, dont il avait parlé, quand ses deux fils Jacques et Robert parurent à la porte.

— Mort et furies ! dit le premier en reculant quelques pas, Robert, la maison est pleine d’étrangers.

— Ali ! ce sont mes enfants ! s’écria notre hôte ; eh bien, Jacques, Robert, pourquoi n’entrez-vous pas ? Il reste assez de place pour vous, garçons.

À ces mots, les deux jeunes gens entrèrent. Leur père les présenta à la baronne et à moi ; ensuite il conduisit nos domestiques à la grange, tandis que Marguerite mena les deux femmes de chambre, qui venaient de l’en prier, à l’appartement destiné à leur maîtresse.

Les deux nouveaux venus étaient grands, robustes et bien faits, les traits durs et le teint hâlé. Ils nous firent leurs compliments en peu de mots et traitèrent Claude, qui venait d’entrer, comme une ancienne connaissance ; ensuite ils se débarrassèrent chacun de son manteau et d’un baudrier de cuir ; ils tirèrent de leur ceinture une paire de pistolets, qu’ils posèrent sur une table.

— Vous marchez bien armés, leur dis-je.

— Il est vrai, monsieur, répondit Robert ; nous avons quitté Strasbourg assez tard, et il est bon de prendre des précautions pour traverser de nuit la forêt ; elle n’a pas une bonne réputation, je vous assure.

— Comment ! dit la baronne, est-ce qu’il y a des voleurs ?

— On le dit, madame ; pour moi, j’ai passé dans la forêt à toute heure et je n’en ai jamais rencontré.

Marguerite revint dans ce moment ; ses beaux-fils l’entraînèrent dans un coin de la chambre et chuchotèrent avec elle durant quelques minutes ; par les regards qu’ils jetaient sur nous de temps en temps, je conjecturai qu’ils lui demandaient ce qui nous avait amenés dans la maison.

Pendant qu’ils parlaient à Marguerite, la baronne exprimait ses craintes sur l’inquiétude où serait son époux en ne la voyant pas revenir. Elle avait eu dessein d’envoyer un de ses gens au baron pour le rassurer ; mais ce qu’on venait de dire sur les dangers de la forêt ne lui permettait plus d’user de ce moyen. Claude la tira d’embarras ; il fallait absolument, lui dit-il, qu’il allât à Strasbourg cette nuit, et si madame voulait lui confier une lettre, il la remettrait fidèlement.

— Et comment se fait-il, observai-je à Claude, que vous n’ayez aucune crainte de rencontrer les brigands ?

— Hélas ! monsieur, un pauvre homme, chargé d’une famille nombreuse, ne doit pas pour un petit danger sacrifier un bénéfice certain ; car peut-être que monseigneur le baron me donnera quelque chose pour ma peine. D’ailleurs, je n’ai rien à perdre que ma vie, et cela ne vaut pas la peine d’être pris par les voleurs.

Je trouvai son raisonnement très-mauvais, et je lui conseillai d’attendre jusqu’au lendemain matin ; mais la baronne ne me secondant pas, je fus forcé de ne pas insister davantage. La baronne de Lenderberg, comme j’en ai été convaincu par la suite, avait depuis longtemps pris l’habitude de sacrifier l’intérêt des autres au sien propre, et le désir qu’elle avait d’envoyer Claude à Strasbourg lui fermait les yeux sur les dangers de cette course. Il fut donc arrêté que Claude partirait tout de suite. La baronne écrivit un mot à son époux et moi à mon banquier pour le prévenir que je n’arriverais à Strasbourg que le lendemain. Claude prit ces lettres et partit.

La baronne déclara que ce voyage l’avait extrêmement fatiguée, attendu qu’elle venait de loin et que les postillons avaient eu la maladresse de s’égarer longtemps dans la forêt ; puis s’adressant à Marguerite, elle la pria de trouver bon qu’elle allât se reposer une demi-heure. Une des femmes de chambre fut aussitôt appelée ; elle vint avec une lumière, et la baronne la suivit. Comme on devait souper dans la chambre où j’étais, Marguerite me donna bientôt à entendre que je la gênais beaucoup, et je me retirai dans la chambre où je devais coucher.

— Quelle chambre est-ce, ma mère ? dit Robert.

— La chambre verte, répondit-elle. Je me suis donné beaucoup de peine pour la nettoyer et j’ai mis des draps blancs au lit ; si monsieur s’avise de s’étendre dessus, il pourra le refaire, je ne m’en mêle plus.

— Vous n’êtes pas de bonne humeur, ma mère ; mais c’est là votre habitude. Voulez-vous bien me suivre, monsieur ?

Il ouvrit la porte et s’avança vers un escalier fort étroit.

— Vous ne prenez pas de la lumière ? dit Marguerite ; est-ce à vous ou à monsieur que vous voulez rompre le col ?

Elle vint aussitôt se mettre entre son beau-fils et moi, un flambeau à la main. Robert prit le flambeau et commença à monter. Son frère Jacques, occupé à mettre le couvert, avait le dos tourné de notre côté. Marguerite saisit ce moment ; elle prit ma main, et la serrant avec force :

— Regardez les draps de votre lit, me dit-elle en passant près de moi ; et aussitôt elle se rapprocha de Jacques.

Frappé de son action et de ses paroles, je restai immobile ; mais la voix de Robert, qui me priait de le suivre, me rappela bientôt à moi-même. Je montai donc l’escalier. Mon conducteur me fit entrer dans une chambre où l’on avait allumé un très-bon feu ; il mit le flambeau sur la table et me demanda si je n’avais plus rien à lui ordonner. Je le remerciai et il me quitta. Vous vous doutez bien que le premier moment où je me vis seul fut celui où je suivis le conseil de Marguerite. Je saisis le flambeau, je courus au lit et je renversai la couverture. Quelle fut ma surprise, mon horreur, en voyant ces draps rouges de sang.

Aussitôt mille idées confuses se présentèrent à mon esprit ; les brigands qui infestaient le bois, l’exclamation de Marguerite au sujet de ses enfants, les armes et la figure des deux jeunes gens, et les différentes anecdotes que j’avais ouï raconter sur la secrète intelligence qui existe souvent entre les postillons et les voleurs, tous ces souvenirs qui s’offraient à la fois me remplirent de soupçons et d’épouvante.

J’étais à chercher par quels moyens je pourrais m’assurer positivement de ce que j’aurais à craindre, lorsque j’entendis en bas quelqu’un qui allait et venait avec beaucoup de vivacité. Tout alors me semblait suspect. Je m’approchai doucement de la fenêtre qui (attendu que depuis longtemps on n’était pas entré dans cette chambre) était restée ouverte malgré le froid. Sans m’avancer beaucoup, je regardai en bas. Les rayons de la lune me permirent de distinguer un homme que, sans peine, je reconnus pour mon hôte. J’épiai ses mouvements. Il marchait vite, puis il s’arrêtait et semblait prêter l’oreille ; il frappait la terre de ses pieds et la poitrine de ses bras, comme pour se garantir du froid ; au moindre bruit, au plus léger son de voix venant de l’intérieur de la maison, au plus petit mouvement de vent parmi les arbres, il s’arrêtait et regardait autour de lui avec inquiétude.

— Que le diable l’emporte ! dit-il enfin comme excédé d’impatience, qu’est-ce qui peut le retenir ?

Il parlait à voix basse, mais comme il était précisément sous ma fenêtre, je ne perdais aucune de ses paroles.

J’entendis alors le pas de quelqu’un qui approchait. Baptiste alla au devant et rejoignit un homme, qu’à sa petite taille et au cornet suspendu à son col je reconnus pour mon perfide Claude, que j’avais supposé être en route pour Strasbourg. Espérant que leur entretien pourrait me donner quelque lumière sur ma situation, je n’eus rien de plus pressé qu’à me mettre en état de l’entendre sans aucun risque. En conséquence je me hâtai d’éteindre le flambeau qui était sur une table près du lit ; la flamme du feu n’était pas assez forte pour me trahir, et j’allai reprendre ma place à la fenêtre.

Les deux objets de ma curiosité étaient encore ensemble. Je suppose que tandis que j’éteignais la lumière, le bûcheron avait grondé Claude d’avoir tardé si longtemps, car à mon retour à la fenêtre Claude était occupé à s’excuser.

— Quoi qu’il en soit, disait-il, je vais par ma diligence réparer le temps perdu.

— À cette condition, répondit Baptiste, je vous pardonnerai volontiers ; mais en vérité, comme vous avez dans nos prises une part égale à la nôtre, vous devriez bien, pour votre propre intérêt, y mettre toute l’activité possible. Il serait honteux de laisser échapper une si belle proie. Vous dites que son domestique prétend qu’il est riche ?

— Son domestique s’est vanté à l’auberge que les effets qu’il y a dans la voiture valent plus de deux mille pistoles.

— Oh ! combien je maudis l’imprudente vanité de Stephano.

— Et l’on m’a dit, continua le postillon, que la baronne avait emporté avec elle un écrin d’une valeur immense.

— À la bonne heure, mais j’aimerais mieux qu’elle ne fût pas venue chez moi. L’Espagnol était une prise assurée. Mes enfants et moi nous serions aisément venus à bout du maître et du domestique, et les deux mille pistoles auraient été distribuées entre nous quatre. À présent nous serons obligés de partager avec la bande et peut-être encore la couvée nous échappera-t-elle. Si nos camarades s’étaient déjà retirés à leurs différents postes, quand vous arriverez à la caverne, tout serait perdu. Les domestiques de la baronne sont trop nombreux pour qu’à nous seuls nous puissions les attaquer, à moins que nos associés n’arrivent à temps, il nous faudra, malgré nous, laisser partir demain ces voyageurs sans la plus légère égratignure.

Il est bien malheureux que les postillons qui ont amené la baronne soient précisément ceux de nos camarades qui ne s’entendent pas avec nous. Mais ne craignez rien, ami Baptiste, dans une heure je serai à la caverne ; il n’est encore que dix heures, et à minuit vous verrez arriver la troupe. Jusque-là, prenez garde à votre femme ; vous savez combien elle a de répugnance pour notre genre de vie ; elle peut trouver quelque moyen d’informer de notre dessein les domestiques de la baronne.

— Oh ! je suis sûr de son silence ; elle me craint trop, elle aime trop ses enfants pour oser trahir mon secret. D’ailleurs, Jacques et Robert ne la perdent pas de vue, et on ne lui laisse pas mettre le pied hors de la maison. Les domestiques sont tranquillement établis dans la grange. J’aurai soin de tenir tout paisible jusqu’à l’arrivée de nos amis. Si j’étais sûr que tu les trouvasses, nous nous déferions à l’instant même des deux étrangers ; mais comme il est possible qu’ils ne soient plus à la caverne, j’aurais à craindre d’être forcé demain par les domestiques de leur représenter leurs maîtres.

— Et si quelqu’un des voyageurs venait à découvrir votre dessein ?

— Alors il n’y a plus à balancer. Nous poignarderions ceux qui sont entre nos mains, et nous ferions en sorte de surprendre les autres dans la grange. Cependant, pour prévenir tant de risques et d’embarras, cours à la caverne, les voleurs ne la quittent jamais avant onze heures, et si tu fais diligence tu peux arriver à temps pour les avertir.

— Vous direz à Robert que j’ai pris son cheval ; le mien a cassé sa bride et s’est échappé dans le bois. Quel est le mot d’ordre ?

— La récompense du courage.

— Cela suffit ; je cours à la caverne.

— Et moi, je vais rejoindre mes hôtes, de peur qu’une trop longue absence ne leur fasse naître quelque soupçon. Adieu, et ne perds pas de temps.

Ces dignes associés se séparèrent ; l’un alla du côté de l’écurie et l’autre prit le chemin de la maison.

Je vous laisse à juger tout ce que j’avais dû éprouver et sentir pendant cet entretien, dont aucune syllabe ne m’était échappée. Je n’osais me livrer à mes réflexions. Je n’apercevais aucun moyen de me soustraire au péril dont j’étais menacé. Je savais que la résistance était vaine. J’étais sans armes et seul contre trois. Cependant, je résolus de leur vendre ma vie aussi chèrement que je le pourrais. Dans la crainte que Baptiste ne s’aperçût de mon absence et ne soupçonnât que j’avais entendu son entretien avec Claude, je rallumai la chandelle. En descendant, je vis le couvert mis pour six personnes ; Marguerite s’occupait à éplucher une salade, et ses beaux-fils causaient tout bas. Baptiste, qui avait le tour du jardin à faire pour rentrer à la maison, n’était pas encore arrivé.

Un signe de l’œil que je fis à Marguerite lui apprit que son avis n’avait pas été perdu. Combien en ce moment je la trouvai différente ! Ce qui m’avait paru auparavant maussaderie et mauvaise humeur me parut alors dégoût pour ses associés et compassion pour le péril où j’étais. Je voyais en elle mon unique ressource, quoique, sachant bien qu’elle était surveillée par son mari, je ne pusse fonder que peu d’espérance sur ses bonnes intentions en ma faveur.

Malgré tous mes efforts pour ne rien laisser paraître au dehors, tout en moi n’exprimait que trop visiblement mes secrètes agitations. J’étais pâle, et il y avait dans mes paroles et dans mes mouvements de l’embarras. Les jeunes gens s’en aperçurent et m’en demandèrent la cause. Je répondis que j’avais beaucoup souffert dans la journée de la fatigue et de l’excès du froid. Ils cessèrent de m’embarrasser par leurs questions, et je m’efforçai de bannir de mon esprit la vue du danger qui m’environnait. Je parlai de l’Allemagne, du dessein de m’y rendre bientôt, etc. La baronne me répondait avec beaucoup de politesse. Elle m’assura que le plaisir de faire connaissance avec moi la dédommageait bien du retard qu’éprouvait son voyage, et m’invita d’une manière très-pressante à faire quelque séjour au château de Lenderberg. Tandis qu’elle parlait ainsi, les deux jeunes gens se regardaient avec un sourire malin. Je vis et je compris fort bien leur sourire ; mais je cachai l’émotion qu’il venait d’exciter dans mon cœur. Je continuai de m’entretenir avec la baronne ; il y avait souvent si peu de liaison dans mes discours qu’elle commença, comme elle me l’a depuis avoué, à douter si j’avais bien l’usage de ma raison. À dire vrai, tandis que je parlais d’un objet, toutes mes idées se portaient sur un autre. Je songeais au moyen de quitter la maison et de courir à la grange avertir les domestiques du dessein de notre hôte ; mais je fus bientôt convaincu de l’impossibilité d’exécuter ce projet. Jacques et Robert suivaient tous mes mouvements d’un œil attentif, et il me fallut renoncer à cette idée. Toute mon espérance se borna enfin à ce que le coquin de Claude ne trouvât plus les bandits à la caverne. Dans ce cas, ainsi que je l’avais entendu, on devait nous laisser partir sains et saufs.

Je tressaillis malgré moi à l’instant où Baptiste entra dans la chambre. Il nous fit beaucoup d’excuses de sa longue absence. Ensuite il nous demanda pour sa famille la permission de se mettre à table avec nous. Oh ! combien dans mon cœur je maudis l’hypocrite ! Quelle horreur je sentais pour un homme qui était au moment de m’arracher la vie, et dans un temps où tout me la rendait si chère. J’étais jeune et riche, j’avais un rang, de l’éducation, et devant les yeux un avenir séduisant. Je voyais cette carrière près de se fermer pour moi de la manière la plus horrible ; et cependant j’étais obligé de dissimuler et de recevoir avec l’air de la reconnaissance de feintes civilités de la part de celui même qui tenait le poignard levé sur mon sein.

La permission que notre hôte demandait lui fut accordée sans peine. On se mit à table. La baronne et moi nous occupâmes un côté. Les deux jeunes gens s’assirent vis à-vis de nous, le dos tourné vers la porte. Baptiste prit sa place au haut de la table, ayant la baronne à sa droite ; le couvert qui était à côté de lui fut réservé pour sa femme. Un instant après elle entra dans la chambre et nous servit un bon repas de paysan, simple mais propre à satisfaire l’appétit. Notre hôte crut devoir s’excuser du mauvais souper qu’il nous faisait faire ; il n’avait pas été prévenu de notre arrivée, et il ne pouvait nous offrir que les provisions faites pour sa famille. Mais, ajouta-t-il, si quelqu’accident devait retenir chez moi mes nobles hôtes plus longtemps qu’ils ne le croient, j’espère que je pourrais les mieux traiter.

Le scélérat ! je savais trop bien de quel accident il voulait parler, et je frémis à la manière dont il voulait nous traiter l’un et l’autre.

Ma compagne de danger semblait entièrement consolée de n’être pas à Strasbourg ; elle riait et causait fort gaiement avec la famille. Je tâchais, mais en vain, de suivre son exemple. Ma gaieté était évidemment forcée, et Baptiste s’en aperçut.

— Allons, allons, monsieur, me dit-il, soyez joyeux comme nous ; vous ne me semblez pas entièrement remis de la fatigue. Pour vous ranimer, ne prendriez-vous pas avec plaisir un verre d’excellent vin qui m’a été laissé par mon père ? Dieu veuille avoir son âme ; il est dans un monde meilleur. Je sers rarement de ce vin ; mais je n’ai pas tous les jours affaire à des hôtes tels que vous, et l’honneur que je reçois mérite bien que j’en offre une bouteille.

À ces mots, il donna une clef à sa femme et lui dit à quel endroit elle trouverait ce vin. Elle ne semblait nullement charmée de cette commission ; elle prit la clef d’un air embarrassé, et elle hésita même à quitter la chambre.

— M’entendez-vous ? lui dit Baptiste d’un ton courroucé.

Elle jeta sur lui un regard mêlé de colère et de crainte, et sortit de la chambre. Les yeux de Baptiste la suivirent avec défiance jusqu’à ce qu’elle eût fermé la porte.

Marguerite revint avec une bouteille cachetée en jaune. Elle la posa sur la table et remit la clef à son mari. Je soupçonnai que cette liqueur ne nous était pas présentée sans dessein, et j’examinai avec inquiétude les mouvements de Marguerite. Elle était occupée à rincer quelques gobelets d’étain. En les plaçant devant Baptiste, elle vit que mes yeux étaient très-fixément fixés sur les siens ; et saisissant l’instant où elle n’était point observée, elle me fit signe avec la tête de ne pas goûter de cette liqueur ; puis elle reprit sa place.

Pendant ce temps-là, notre hôte avait ôté le bouchon et rempli deux gobelets, qu’il offrit à la baronne et à moi. La baronne fit d’abord quelque difficulté ; mais les instances de Baptiste furent si pressantes qu’elle ne voulut pas le désobliger. Pour moi, craignant de faire naître des soupçons, je n’hésitai pas à prendre la liqueur qui m’était présentée. À l’odeur et à la couleur, je vis que c’était du champagne ; mais quelques grains de poussière qui flottaient à sa surface me convainquirent que le vin était altéré. Cependant je n’osais pas montrer ma répugnance à le boire. Je le portai à mes lèvres et fis semblant de l’avaler ; mais tout-à-coup, en me levant de ma chaise, je courus à un vase plein d’eau qui était à quelque distance et dans lequel Marguerite avait rincé les gobelets, et feignant qu’un mal de cœur subit me forçait de rejeter le vin, je vidai dans le vase, sans être aperçu, mon gobelet tout entier.

Les brigands parurent alarmés de mon action ; Jacques se leva à moitié de sa chaise, mit sa main dans son sein, et j’aperçus le manche d’un poignard. Je revins m’asseoir avec beaucoup de tranquillité, et j’affectai de n’avoir pas pris garde à leur mouvement.

— Vous avez bien mal rencontré mon goût, honnête ami, dis-je à Baptiste ; je ne puis jamais boire du champagne sans qu’il ne m’incommode aussitôt ; j’ai avalé plusieurs gorgées de celui-ci avant de reconnaître sa qualité, et je crains de payer mon imprudente précipitation.

Baptiste et Jacques se regardèrent, et ce regard était plein de défiance.

— Peut-être, dit Robert, l’odeur vous en est-elle désagréable ; et il vint prendre mon gobelet. Je m’aperçus qu’il examinait s’il était à peu près vide.

— Il doit en avoir assez bu, dit-il tout bas à son frère en s’asseyant.

Je lus dans les yeux de Marguerite la crainte où elle était que je n’eusse goûté cette liqueur. D’un regard je la rassurai.

J’attendais avec inquiétude l’effet que ce breuvage produirait sur la baronne. Je tremblais que les grains de cette poudre flottante ne fussent du poison, et j’étais au désespoir qu’il m’eût été impossible de l’avertir du danger. Mais à peine s’était-il écoulé quelques minutes que je vis ses yeux s’appesantir, sa tête se renversa sur ses épaules, et elle tomba dans un profond sommeil. Je feignis de n’y pas faire attention, et je continuai de parler à Baptiste avec autant d’aisance que je pus prendre sur moi d’en montrer. Mais bientôt il ne me répondit plus du même ton qu’auparavant ; il me regardait avec surprise et défiance, et je voyais ces bandits chuchoter entre eux. Ma situation devenait à chaque instant plus pénible ; je soutenais mon rôle de confiance et de tranquillité encore plus qu’auparavant. À quoi pouvais-je me déterminer ? Chercher à sortir pour avertir les domestiques ? Si je l’eusse tenté, j’étais sûr d’être assassiné à la porte par les deux brigands. D’ailleurs, je laissais une femme à leur merci. Ayant tout à la fois à craindre de voir arriver leurs complices et de leur laisser croire que je connaissais leur dessein, je ne savais comment dissiper les soupçons qu’ils avaient sur moi. Dans ce terrible embarras, Marguerite vint encore à mon secours. Elle passa derrière ses beaux-fils, s’arrêta un moment devant moi, et inclina sa tête sur son épaule. Ce signe que je compris me tira d’incertitude. C’était me dire qu’il fallait imiter la baronne, et feindre que la liqueur faisait le même effet sur moi. Je suivis ce conseil, et bientôt après je parus enseveli dans un profond sommeil.

— Bien ! bien ! s’écria Baptiste au moment où je me renversais sur ma chaise, à la fin, le voilà endormi ! Je commençais à croire qu’il avait deviné nos projets, et que nous serions forcés de le dépêcher à tout événement.

— Et pourquoi ne pas le dépêcher à tout événement ? répondit le farouche Jacques. Pourquoi lui laisser le pouvoir de trahir notre secret ? Marguerite, donnez-moi un de mes pistolets ; un petit mouvement du doigt nous aura bientôt défait de lui.

— Et supposez, répondit le père, que nos camarades ne puissent pas arriver cette nuit, quelle jolie figure nous ferions quand les domestiques viendraient demain matin nous demander leurs maîtres. Non, non, Jacques, il faut attendre nos associés. S’ils viennent, nous sommes assez forts pour vaincre les domestiques aussi bien que les maîtres, et le butin est à nous. Si Claude ne les trouve pas à la caverne, il faudra prendre patience et souffrir que cette proie nous échappe. Ah ! garçons, garçons, si vous étiez arrivés seulement cinq minutes plus tôt, c’en était fait de l’Espagnol, et les deux mille pistoles étaient à nous. Mais vous ne venez jamais quand vous êtes attendus ; vous êtes les coquins les plus maladroits.

— Bon ! bon ! mon père, répondit Jacques, si vous aviez voulu m’en croire tout cela serait fini à présent. Vous, Robert, Claude et moi, quand ces étrangers auraient été deux fois plus forts, je vous réponds que nous en serions venus à bout. Quoiqu’il en soit, Claude est parti ; il est trop tard pour y penser à présent. Il nous faut attendre patiemment l’arrivée de la troupe, et si les voyageurs nous échappent cette nuit nous saurons bien les retrouver en route demain.

— Sans doute, sans doute, dit Baptiste. Marguerite, avez-vous donné aux deux femmes de chambre de cette drogue assoupissante ?

— Oui.

— Ainsi tout va bien. Courage, garçon, quelque chose qui arrive vous n’aurez pas à vous plaindre. Nul danger à courir, beaucoup à gagner et rien à perdre.

En ce moment j’entendis un grand bruit de chevaux. Oh ! combien ce bruit fut terrible à mon oreille ! Une sueur froide coula sur mon front, et je sentis approcher toute la terreur de la mort.

— Dieu puissant, ils sont perdus ! s’écria la compatissante Marguerite avec l’accent du désespoir ; et cette exclamation n’était pas propre à me rassurer.

Par bonheur, le bûcheron et ses deux fils étaient trop occupés de leurs amis qui arrivaient pour faire attention à moi, autrement la violence de mes agitations leur aurait fait voir que mon sommeil était feint.

— Ouvrez, ouvrez, crièrent plusieurs voix en dehors de la maison.

— Oui, oui, répondit Baptiste avec beaucoup de joie ; ce sont nos amis, pas de doute. À présent le butin est assuré ; et vite, garçons, vite, conduisez-les à la grange, vous savez quelle y doit être votre occupation.

Robert se hâta d’ouvrir la porte.

— Mais avant tout, dit Jacques prenant ses armes, laissez-moi achever ces dormeurs.

— Non, non, répliqua son père ; courez à la grange où l’on vous attend. Je me charge de ceux-ci et des deux femmes qui sont en haut.

Jacques obéit et suivit son frère. Ils causèrent quelques minutes avec les nouveaux venus ; après quoi j’entendis les brigands descendre de cheval et, comme je conjecturai, prendre le chemin de la grange.

— Ils font bien, dit Baptiste, de quitter leurs chevaux pour surprendre les étrangers et tomber sur eux. À présent, mettons-nous à l’ouvrage.

Je l’entendis s’approcher d’une petite armoire qui était au bord de la chambre et l’ouvrir. Aussitôt je me sentis remuer doucement.

— À présent ! c’est à présent ! me dit tout bas Marguerite !

J’ouvris les yeux. Personne autre dans la chambre que Marguerite et la baronne endormie. Le scélérat venait de prendre un poignard dans l’armoire et semblait examiner s’il était assez tranchant. Je n’avais pas eu la précaution de prendre des armes à mon départ, mais je vis que ce moment était le seul qui pût m’être favorable et je résolus de le saisir. Je m’élançai de ma chaise, je me jetai sur Baptiste et lui serrai le col de mes deux mains avec tant de force que je l’empêchai de jeter un seul cri. Surpris, frappé de terreur, ne pouvant plus respirer, ce scélérat n’était en aucune façon en état de me disputer la victoire. Je le jetai par terre, et tandis que je le tenais immobile sous moi, Marguerite lui arracha le poignard, et le lui plongea dans le cœur à plusieurs reprises.

Après cet acte horrible, mais nécessaire : — Ne perdons point de temps, me dit Marguerite, c’est notre unique ressource.

Je n’hésitai point à lui obéir, mais ne voulant point abandonner la baronne à la vengeance des brigands je l’enlevai dans mes bras, quoique toujours endormie, et je me hâtai de suivre Marguerite. Les chevaux des voleurs étaient attachés près de la porte. Ma conductrice sauta sur un de ces chevaux ; je suivis son exemple ; je plaçai la baronne devant moi et je piquai des deux. Notre unique espérance était d’atteindre Strasbourg, dont nous étions moins éloigné que le perfide Claude ne me l’avait dit. Marguerite connaissait fort bien la route et galopait devant moi. Nous fûmes obligés de passer près de la grange où les brigands étaient occupés à massacrer nos domestiques. La porte étant ouverte, nous entendîmes les cris des mourants et les imprécations des meurtriers. Ce que je sentis en ce moment est impossible à exprimer.

Jacques entendit le bruit de nos chevaux à l’instant où nous passions près de la grange. Il courut à la porte avec une torche dans la main et reconnut aisément les fugitifs.

— Trahis, trahis, cria-t-il à ses compagnons.

Aussitôt ils quittèrent leur sanglant ouvrage et coururent à leurs chevaux ; nous ne pûmes en entendre davantage. J’enfonçai mes éperons dans les flancs de mon cheval et Marguerite piqua le sien avec le poignard qui nous avait déjà si bien servis. Nous allions avec la vitesse de l’éclair, et nous eûmes bientôt gagné la plaine. Déjà nous apercevions les clochers de Strasbourg, quand nous entendîmes les voleurs qui nous poursuivaient. Marguerite tourna la tête et les vit qui descendaient une colline à une petite distance. En vain nous pressions nos chevaux ; le bruit devenait plus sensible à chaque instant.

— Nous sommes perdus, cria-t-elle, les misérables nous joignent.

— Avançons, avançons, répliquai-je, j’entends les pas de plusieurs chevaux qui viennent de la ville.

Nous redoublâmes de vitesse et nous vîmes bientôt une nombreuse troupe de cavaliers qui venaient vers nous à toutes brides. Ils allaient même nous passer quand Marguerite s’écria :

— Arrêtez, arrêtez ! sauvez-nous, pour l’amour de Dieu, sauvez-nous !

Le plus avancé, qui semblait guider les autres, s’arrêta aussitôt.

— C’est elle ! c’est elle ! s’écria-t-il en descendant de cheval. Arrêtez, monseigneur, arrêtez, ils sont sains et saufs ! Voici ma mère.

Au même instant Marguerite descendit avec précipitation, serra le jeune homme dans ses bras et le couvrit de baisers. Les autres cavaliers s’arrêtèrent aussi.

— Et la baronne de Lenderberg ? s’écria un autre d’entre eux, où est-elle ? n’est-elle pas avec vous.

Il s’arrêta en la voyant dans mes bras privée de sentiment. Il la prit aussitôt dans les siens. Le profond sommeil où elle était plongée lui fit d’abord craindre pour sa vie ; mais le battement de son cœur le rassura bientôt.

— Grâce à Dieu ! dit-il, elle vit, elle est échappée.

J’interrompis ces transports de joie en lui montrant les brigands qui avançaient. Aussitôt la plus grande partie de la troupe, presque toute composée de dragons, se hâta d’aller à eux. Les bandits ne les attendirent pas. Dès qu’ils s’aperçurent qu’à leur tour ils étaient menacés, ils tournèrent bride et s’enfuirent dans le bois, où ils furent poursuivis par nos libérateurs.

Cependant, l’étranger que j’avais deviné être le baron de Lenderberg, après m’avoir remercié du soin que j’avais pris de son épouse, nous proposa de retourner en toute diligence à la ville. La baronne, sur qui les effets du breuvage n’avaient pas cessé d’opérer, fut placée devant nous. Marguerite et son fils remontèrent à cheval. Les domestiques du baron suivirent, et nous arrivâmes bientôt à l’auberge où le baron avait pris son logement.

C’était à l’Aigle d’Autriche, où mon banquier, à qui j’avais écrit le dessein que j’avais de voir Strasbourg, m’avait aussi retenu un appartement. Je fus enchanté de demeurer si près du baron et d’être à portée de cultiver sa connaissance, que je prévoyais m’être très-utile en Allemagne. À notre arrivée dans l’auberge, la baronne fut mise au lit. On appela un médecin, qui prescrivit une potion propre à combattre le breuvage assoupissant, et qu’il lui fit verser dans la gorge. Le baron, après avoir confié sa femme aux soins de l’hôtesse, me pria de lui raconter les détails de notre aventure ; je satisfis aussitôt à sa demande, car il m’eût été impossible de me livrer au sommeil, dans l’inquiétude où j’étais sur le sort de Stephano, que j’avais été forcé d’abandonner à la furie des brigands. Je ne fus pas longtemps sans apprendre que ce fidèle domestique avait péri. Les dragons qui avaient poursuivi la bande revinrent, tandis que je faisais au baron le récit qu’il m’avait demandé. D’après le rapport du commandant, nous n’eûmes plus à douter de la défaite des brigands. Le crime et le vrai courage sont incompatibles. Ils s’étaient jetés aux pieds des soldats et s’étaient rendus sans faire la moindre résistance. Ils avaient renseigné leur retraite, indiqué le mot d’ordre qui livrait le reste de la troupe ; en un mot, ils avaient donné toutes les marques possibles de bassesse et de lâcheté. De cette manière toute la bande, composée d’environ soixante scélérats, avait été prise, garrottée et conduite à Strasbourg. Quelques soldats, ayant un des bandits pour guide, allèrent à la maison de Baptiste ; leur premier soin fut de visiter la fatale grange, où ils furent assez heureux pour trouver deux des gens de la baronne encore en vie, quoique dangereusement blessés. Le reste avait péri sous les coups des brigands, et de ce nombre était mon infortuné Stephano.

Alarmés de notre fuite, les scélérats s’étaient hâtés de nous poursuivre, et n’étaient pas entrés dans la maison de Baptiste ; aussi les soldats y trouvèrent-ils les deux femmes de chambre sans aucune blessure et dormant du même sommeil que leur maîtresse. Il n’y avait nulle autre personne dans la chaumière, si ce n’est un enfant de quatre ans, que les dragons emmenèrent avec eux. Nous étions à chercher quel pouvait être ce petit infortuné, quand Marguerite se précipita dans la chambre où nous étions, prenant cet enfant dans ses bras. Elle se jeta aux pieds du commandant et le bénit mille fois pour avoir sauvé son fils.

Après les premiers transports de la tendresse maternelle, je la priai de nous dire comment elle avait pu être unie à un homme dont les principes me semblaient si différents des siens. Elle baissa les yeux et versa quelques larmes.

— Messieurs, dit-elle après un moment de silence, j’ai une grâce à vous demander. Vous avez le droit de connaître quelle est celle à qui vous pouvez être utile ; je ne chercherai donc pas à me soustraire à l’aveu que vous désirez, quoiqu’il doive me couvrir de honte ; permettez-moi d’abréger autant qu’il me sera possible ce triste récit.

Je suis née à Strasbourg, de parents respectables ; leur nom, je dois le cacher en ce moment. Mon père vit encore et ne mérite pas d’être enveloppé dans mon ignominie. Si vous m’accordez la faveur que je désire, vous saurez mon nom de famille. Un misérable s’était rendu maître de mes affections, et pour le suivre je quittai la maison paternelle. Cependant, quoique dans mon cœur les passions eussent fait taire la vertu, je ne tombai pas dans cet abandon de tout sentiment d’honneur qui n’est que trop communément le partage des femmes qui ont fait le premier pas dans la vie. J’aimais mon séducteur, je l’aimais passionnément ; hélas ! cet enfant, et son aîné, qui a été à Strasbourg vous avertir, monsieur le baron, du danger de votre épouse, ne sont que des gages évidents de mon amour pour lui ; et même, en ce moment, je gémis encore de l’avoir perdu, quoique je lui doive tous les malheurs de mon existence.

Il était d’une noble origine ; mais il avait dissipé tout son patrimoine. Ses parents le regardaient comme l’opprobre de leur nom ; ils ne voulurent plus le voir. Ses excès attirèrent sur lui l’indignation de la police ; il fut obligé de fuir de Strasbourg et ne trouva d’autre ressource contre la misère que de s’unir aux brigands qui infestaient la forêt voisine, et qui étaient presque tous des gens de famille comme lui, ruinés par leur inconduite. J’étais résolue à ne pas l’abandonner. Je le suivis dans la retraite des brigands et je partageai avec lui les misères inséparables de la vie qu’il menait. Mais quoiqu’il ne me fût pas possible d’ignorer que notre existence était uniquement soutenue par le pillage, je ne connaissais pas toutes les horreurs attachées à la profession de mon amant ; il me les cachait avec le plus grand soin. Il savait que mon âme n’était pas assez dépravée pour que je pusse voir de sang-froid le carnage et l’assassinat. Il supposait avec raison que j’aurais fui loin des bras d’un meurtrier. Huit ans passés ensemble n’avaient pas diminué son amour pour moi ; et il dérobait scrupuleusement de ma connaissance tout ce qui aurait pu me conduire à soupçonner la nature des crimes auxquels il ne participait que trop souvent. Je ne découvris qu’après la mort de mon séducteur que ses mains avaient été rougies du sang de l’innocent.

Une nuit il fut reporté à la caverne couvert de blessures ; il les avait reçues en attaquant un voyageur anglais, que les autres avaient bientôt après sacrifié à leur vengeance. Il n’eut que le temps de me demander pardon pour tous les malheurs où il m’avait entraînée ; il pressa mes mains sur ses lèvres et il expira. Mon chagrin fut inexprimable. Lorsque le temps m’eut un peu calmée, je résolus de retourner à Strasbourg, de me jeter avec mes deux enfants aux pieds de mon père et d’implorer son pardon, quoiqu’il me restât bien peu d’espoir de l’obtenir. Quelle fut ma consternation quand les brigands me dirent qu’une fois entrée dans la caverne il me m’était plus permis de la quitter, que jamais ils ne me laisseraient rentrer dans le monde avec le secret de leur retraite, et qu’il fallait à l’instant même accepter un d’entre eux pour mari. Mes prières et mes remontrances furent vaines. Ils tirèrent ma main au sort et je devins le partage de l’infâme Baptiste. Un d’entre eux, qui jadis avait été moine, nous maria par je ne sais quelle cérémonie, plutôt burlesque que religieuse ; moi et mes enfants nous fûmes livrés à mon nouvel époux, qui nous emmena aussitôt à sa maison.

Il m’assura qu’il m’aimait depuis longtemps, mais que par égard et par amitié pour mon premier amant il avait su contenir ses désirs ; il tâcha de me concilier avec ma destinée, et pendant quelque temps il me traita avec douceur. À la fin, voyant que mon aversion pour lui ne faisait qu’augmenter, il obtint par la violence les faveurs que je persistais à lui refuser. Il ne me restait plus d’autre moyen que de supporter mes peines avec patience ; ma conscience me criait sans cesse que je les avais trop méritées. La fuite était impossible ; mes enfants étaient au pouvoir de Baptiste, et il avait juré que si je tentais de m’échapper de ses mains il se vengerait sur eux. La cruauté de son caractère m’était trop bien connue pour me laisser douter qu’il ne remplît ses serments. Depuis que j’étais avec lui, une triste expérience m’avait convaincue de l’horreur de ma situation. Bien différent de mon premier amant, Baptiste se faisait un barbare plaisir de me rendre témoin, malgré moi, des plus affreuses exécutions, et il s’efforçait de familiariser mes yeux et mes oreilles avec le sang et les cris des victimes.

Mes passions étaient ardentes, mais mon âme n’était pas cruelle ; les principes d’une bonne éducation n’en étaient pas effacés. Jugez quel a dû être chaque jour mon supplice à la vue des crimes les plus horribles et les plus révoltants. Jugez combien je devais gémir d’être unie à un homme qui recevait le voyageur confiant avec l’air de la franchise et de l’amitié au moment même qu’il méditait sa perte ! Le chagrin altéra ma constitution ; le peu de charmes que m’avait donnés la nature se flétrit entièrement, et l’abattement de ma figure attestait les souffrances de mon cœur. Cent fois je fus tentée de mettre fin à mon existence, mais le souvenir de mes enfants retenait mon bras. Je tremblais de laisser mes enfants au pouvoir du tyran, et je tremblais encore plus pour leur éducation que pour leur vie. Le cadet était trop jeune pour profiter de mes leçons ; mais dans la cœur de l’aîné je travaillais sans relâche à enraciner les principes de la vertu capables de lui faire éviter les crimes de ses parents, il m’écoutait avec tranquillité et même avec avidité. Dans un âge si tendre, il laissait déjà voir qu’il n’était pas fait pour vivre avec des brigands ; et ma seule consolation au milieu de tant de peines était de voir se développer les naissantes vertus de mon cher Théodore.

Telle était ma situation, lorsque don Alphonso fut conduit à la chaumière par son perfide postillon. Son air, sa jeunesse, ses manières m’intéressèrent vivement à lui. L’absence des deux fils de Baptiste me fournit une occasion que depuis longtemps je désirais trouver, et je résolus de tout risquer pour sauver don Alphonso. La vigilance de Baptiste ne me permettait pas de l’avertir des dangers qui l’entouraient. Je savais que le moindre mot échappé eût été suivi de ma mort, et quelque pénible et douloureuse que fût ma vie, je n’avais pas assez de courage pour sauver celle d’un autre à mes dépens. Ma seule espérance était de nous procurer du secours de la ville ; c’est ce que je résolus de tenter, bien décidée en même temps à prévenir don Alphonso du piège qu’on lui tendait, si j’en pouvais trouver l’occasion. Sur l’ordre de Baptiste de préparer un lit, j’y mis des draps encore teints du sang d’un voyageur égorgé quelques nuits auparavant. J’espérai qu’à cette vue don Alphonso ouvrirait les yeux sur les funestes projets de Baptiste. Je ne m’en tins pas là. Théodore était retenu au lit par une indisposition ; je me glissai dans sa chambre sans être vue de mon tyran, et l’instruisis de mon dessein, dans lequel il entra avec beaucoup d’ardeur. Il se leva sur-le-champ, quoique malade, et s’habilla très-vite. Je lui attachai un de ses draps sous les aisselles et le descendis par la fenêtre. Il courut à l’étable, prit le cheval de Claude et partit pour Strasbourg. Il devait dire aux brigands, s’il en rencontrait, que Baptiste l’avait chargé d’une commission ; mais par bonheur il arriva à la ville sans trouver aucun obstacle. Sans perdre de temps, il se rendit chez le magistrat et implora son assistance ; bientôt le récit fait par Théodore passa de bouche en bouche et parvint à monsieur le baron. Inquiet pour son épouse qu’il savait être en route, il trembla qu’elle fût dans les mains des voleurs. Il accompagna Théodore, qui servait de guide aux soldats, et il arriva à temps pour nous empêcher de retomber au pouvoir de nos ennemis.

J’interrompis Marguerite et lui demandai pourquoi l’on m’avait présenté un breuvage assoupissant. Elle me répondit que Baptiste supposait que j’avais des armes, et qu’il voulait me mettre hors d’état de faire résistance. C’était une précaution qu’il prenait toujours, dans la crainte que le désespoir ou l’impossibilité de fuir ne portassent les voyageurs à vendre chèrement leur vie.

Le baron pria Marguerite de l’instruire du parti auquel elle comptait s’arrêter. Je me joignis au baron et j’assurai Marguerite de tout mon empressement à lui prouver ma reconnaissance pour la vie qu’elle m’avait conservée.

— Dégoûtée du monde, dans lequel je n’ai trouvé que des malheurs, nous répondit-elle, mon projet est de me retirer dans un couvent ; mais avant tout je dois songer à mes enfants. Ma mère n’est plus et je crains bien que ma fuite n’ait avancé le terme de ses jours. Mon père vit ; ce n’est pas un homme insensible. Peut-être, messieurs, malgré ma faute et mon ingratitude, votre entremise en ma faveur pourrait-elle l’engager à me pardonner et à prendre soin de ses malheureux petits-fils. Si vous m’obtenez cette faveur de mon père, vous me rendrez service bien au-delà de celui que je vous ai rendu.

Nous protestâmes à Marguerite que nous ferions tous nos efforts pour fléchir son père ; et que, dût-il rester inflexible, elle pouvait être tranquille sur le sort de ses enfants. Je m’engageai à prendre soin de Théodore et le baron se chargea du plus jeune. Cette mère reconnaissante nous remercia, les larmes aux yeux, de ce qu’elle appelait notre générosité, quoiqu’au fond ce fût une dette bien légitimement contractée envers elle. Elle nous quitta pour coucher son enfant, excédé de fatigue et de sommeil.

La baronne, en reprenant l’usage de ses sens et en apprenant de quel péril je l’avais sauvée, ne trouva point de termes assez forts pour me témoigner sa reconnaissance. Son mari se joignit à elle avec tant d’ardeur pour me prier de les accompagner en Bavière, à leur château, qu’il me fut impossible de ne pas céder à leurs instances. Pendant les huit jours que nous passâmes encore à Strasbourg, les intérêts de Marguerite ne furent pas oubliés. Nos démarches auprès de son père eurent tout le succès que nous pouvions désirer. Ce bon vieillard avait perdu sa femme ; il n’avait pas d’autre enfant que cette fille infortunée, dont il n’avait point reçu de nouvelles depuis près de quatorze ans. Il était entouré de parents éloignés, qui attendaient sa mort avec impatience pour jouir de sa succession. Aussi, dès que Marguerite, qu’il s’attendait si peu à revoir jamais, parut devant lui, il la reçut, elle et ses enfants, les bras ouverts et voulut absolument qu’à l’instant même elle s’établit avec eux dans sa maison. Les cousins frustrés dans leur attente durent céder la place. Le vieillard ne voulut jamais entendre à ce que sa fille se retirât dans un cloître ; il dit qu’elle était trop nécessaire à son bonheur, et il obtint d’elle aisément qu’elle abandonnerait ce dessein. Mais rien ne put engager Théodore à renoncer au plan que j’avais d’abord formé pour lui. Il s’était sincèrement attaché à moi, pendant mon séjour à Strasbourg, et quand je fus au moment de partir, il me conjura les larmes aux yeux de le prendre à mon service, il fit valoir de son mieux tous les petits talents qu’il possédait, et n’oublia rien pour me persuader qu’il serait très-utile en route. J’étais peu disposé à me charger d’un enfant de treize ans, qui ne pouvait guère que m’embarrasser dans mes voyages ; mais je ne pus résister aux instances et à l’attachement de ce jeune homme, réellement pourvu de mille qualités estimables. Ce n’est pas sans peine qu’il amena ses parents à lui permettre de me suivre ; enfin la permission obtenue, il fut décoré du titre de mon page, et après une semaine de séjour en Alsace Théodore et moi nous accompagnâmes en Bavière le baron et son épouse. Nous avions tous les trois forcé Marguerite d’accepter quelques présents assez considérables pour elle et l’enfant que nous lui laissions. En la quittant, je promis à cette tendre mère de lui rendre Théodore au bout d’un an.

Telles sont, Lorenzo, les circonstances qui m’ont introduit dans le château de votre tante, la baronne de Lenderberg.

Nous voyageâmes désormais sans rencontrer d’obstacles et assez agréablement. Le baron connaissait peu le monde ; il avait passé une grande partie de sa vie dans l’enceinte de ses domaines. Sa plus grande passion était la chasse. Il s’en faisait une passion sérieuse. Assez versé moi-même dans cet exercice, j’eus le bonheur, peu de temps après mon arrivée à Lenderberg, de lui donner quelques preuves de ma dextérité ; alors je fus à ses yeux un grand homme, et il me voua une amitié éternelle.

Cette particularité ne fut pas pour moi une chose indifférente. J’avais vu, pour la première fois, au château de Lenderberg, la jeune Agnès, votre aimable sœur. Je n’aimais point encore et je déplorais en secret la froide tranquillité de mon âme ; j’aimai bientôt en la voyant ; je trouvai dans Agnès tout ce que mon cœur avait longtemps désiré. Elle avait à peine seize ans ; mais elle était déjà formée, grande et jolie ; elle possédait divers talents, et particulièrement la musique et le dessin ; elle était d’un caractère ouvert, d’une humeur enjouée, et l’aimable simplicité de sa parure et de ses manières contrastait à son avantage avec les grâces artificielles et la coquetterie étudiée des femmes de Paris que je venais de quitter. Je fis sur ce qui la concernait beaucoup de questions à la baronne.

— Elle est ma nièce, répondit cette dame ; vous ignorez, don Alphonso, que je suis votre compatriote, sœur du duc de Medina Cœli ; Agnès est fille de mon second frère, don Gaston ; elle est destinée dès le berceau à la vie religieuse et doit aller incessamment prendre le voile à Madrid.

— Ah ! Lorenzo, interrompit le marquis par une exclamation de surprise. Destinée dès le berceau, dit-il, à la vie religieuse ! Par le ciel, c’est la première fois que j’entends parler de ce projet.

— Je le crois, mon cher Lorenzo, répondit don Raymond ; mais écoutez-moi patiemment. Vous ne serez pas moins surpris quand je vous aurai rapporté quelques particularités de votre famille qui vous sont encore inconnues et que je tiens de la bouche d’Agnès elle-même.

Il reprit ainsi son récit :

Vous ne pouvez ignorer que vos parents ont été malheureusement esclaves de la plus grossière superstition. Toutes les fois qu’une terreur religieuse s’est fait sentir au fond de leur cœur, elle y a étouffé tout autre sentiment. Votre mère, portant Agnès dans son sein, fut attaquée d’une maladie dangereuse, et abandonnée par les médecins. Dans cette situation, dona Guésilla fit vœu, si elle en revenait et si l’enfant qu’elle portait était une fille, de la consacrer à sainte Claire, ou si c’était un garçon, d’en offrir l’hommage à saint Benoît. Ses prières furent exaucées ; elle guérit. Agnès vint au monde et fut aussitôt destinée au service de sainte Claire.

Don Gaston se joignit avec empressement au vœu de son épouse ; mais sachant quels étaient les sentiments du duc, son frère, sur la vie monastique, ils convinrent ensemble de lui cacher soigneusement la destination de votre sœur.

Pour tenir ce secret plus en sûreté, il fut résolu qu’Agnès accompagnerait sa tante, dona Rodolphe, en Allemagne, où cette dame était sur le point de se rendre avec l’époux auquel elle venait d’être unie, le baron de Lenderberg. À son arrivée, la jeune Agnès fut mise dans un couvent qui se trouvait à quelques lieues du château de votre oncle. Les religieuses auxquelles son éducation fut confiée remplirent exactement leur tâche ; elles lui firent acquérir à un haut degré de perfection plusieurs talents, et ne négligèrent aucun moyen de lui inspirer le goût de la retraite et des tranquilles plaisirs d’un couvent ; mais un secret instinct faisait sentir au cœur de la jeune fille qu’elle n’était pas née pour la solitude. Avec toute la liberté de la jeunesse et de l’enjouement, elle traitait de momeries ridicules la plupart des cérémonies si révérencieusement pratiquées par les nonnes, et tout son plaisir était d’inventer quelque bon tour qui fit pester la mère abbesse.

Quoiqu’elle ne déclarât pas hautement sa répugnance pour la vie monastique, elle la laissait assez voir ; don Gaston en fut informé. Craignant que votre affection pour votre sœur, Lorenzo, ne s’opposât à son éternel malheur, il eut soin de vous cacher, ainsi qu’au duc, toute l’affaire, jusqu’à ce que le sacrifice fût consommé. On lui a fait prendre le voile durant votre absence ; on n’a pas dit un mot du vœu de dona Guesilla ; on ne laissa jamais à votre sœur, durant son séjour en Allemagne, la faculté de vous adresser une lettre. Toutes celles que vous lui écriviez étaient lues avant de lui être remises ; on en effaçait sans ménagement tout ce qui pouvait lui inspirer des idées mondaines. Toutes ses réponses étaient dictées ou par sa tante, ou par la dame Cunégonde, sa gouvernante. J’ai appris une de ces particularités d’Agnès, l’autre de la baronne.

Je me déterminai sur-le-champ à sauver, s’il était possible, cette aimable fille du sort affreux dont elle était menacée. Je cherchai à me concilier son affection. Je fis valoir auprès d’elle l’amitié intime qui m’unit à vous. Elle m’écoutait si attentivement ; elle prenait tant de plaisir à faire votre éloge ! Ses yeux me remerciaient avec une affection si tendre de mon amitié pour son frère. Enfin mon attention constante à la consoler, à lui plaire, parvint à gagner son cœur, et je la contraignis, non sans difficulté, à avouer naïvement qu’elle m’aimait. Cependant, lorsque je lui proposai de quitter le château de Lenderberg, elle refusa formellement de souscrire à ma proposition.

— Soyez généreux, Alphonso, me dit-elle, je vous ai donné mon cœur ; n’abusez point de ma tendresse ; n’employez pas votre ascendant sur mes sentiments pour m’entraîner à une démarche dont j’aurais à rougir. Je suis jeune et sans appui ; mon frère, qui est mon seul ami, est séparé de moi, et mes autres parents me traitent en ennemis. Que ma situation vous inspire de la pitié ; ne cherchez pas à me séduire ; au lieu de me pousser à une action qui me couvrirait de honte, tâchez plutôt de vous concilier l’affection de ceux dont je dépens. Le baron vous estime ; ma tante, impérieuse et hautaine envers tout autre, n’oublie point qu’elle vous doit la vie, et pour vous seul elle est affable et bonne. Essayez donc votre pouvoir sur leur esprit ; s’ils consentent à notre union, ma main est à vous. Ami de mon frère, vous obtiendrez, je n’en doute point, son approbation ; et quand mes parents verront l’impossibilité d’exécuter leur projet, j’ose espérer qu’ils excuseront ma désobéissance, et qu’ils sauront, par quelqu’autre sacrifice, dégager ma mère du vœu fatal dont on attend l’accomplissement.

Autorisé par l’aveu d’Agnès et par cette déclaration naïve de ses pensées et de ses vues, je redoublais d’attention envers ses parents et crus devoir diriger mes principales batteries du côté de la baronne. J’avais pu apercevoir que chacune de ses paroles avait dans le château force de loi, et que son mari, qui la regardait comme un être supérieur, déférait sans réserve à toutes ses volontés.

La baronne était âgée d’environ quarante ans ; elle avait été belle dans sa jeunesse, mais ses charmes avaient pu être rangés dans la nombreuse catégorie de ceux qui ne soutiennent pas le choc des années. Cependant, il lui restait encore quelques traits de beauté. Son jugement était sain et fort, quand il n’était pas obscurci par le préjugé ; mais ce cas était malheureusement fort rare. Ses passions étaient vives ; elle n’épargnait ni soins ni peines pour les satisfaire, et quiconque s’opposait à ses volontés devait redouter sa vengeance. Amie ardente ou implacable ennemie, telle était la baronne de Lenderberg.

Je mis tout en usage pour lui plaire, et je ne réussis que trop complètement ; elle parut flattée de mes soins et me traita avec tant de distinction que j’en fus parfois alarmé. J’y consumais des heures entières, des heures que j’aurais pu passer avec Agnès. Cependant, toujours persuadé que ma complaisance envers sa tante avançait l’heureux instant de notre union, je me soumettais de bonne grâce à la tâche qui m’était imposée. La bibliothèque de dona Rodolphe était principalement composée de vieux romans espagnols ; et régulièrement chaque jour un de ces volumes était remis en mes mains. C’étaient les longues aventures de Perce-Forêt, de Palmerin d’Angleterre et du chevalier du Soleil. Je les lisais jusqu’à ce que l’ennui me fit tomber le livre des mains ; cependant le plaisir toujours croissant que la baronne semblait prendre à ma société m’encourageait, et je persévérais. Elle me donna même un jour une preuve d’affection si marquée, qu’Agnès pensa qu’il était temps de déclarer à sa tante notre affection mutuelle.

Un soir que j’étais seul avec dona Rodolphe dans son appartement (comme nos lectures ne roulaient guère que sur l’amour, Agnès n’y était jamais admise) ; je me félicitais de voir arriver enfin le terme des amours de Tristan et de la reine Iseult.

— Ah ! les infortunés, s’écria la baronne ; qu’en dites-vous, Alphonso ? Croyez-vous qu’il puisse exister un homme capable d’un attachement si sincère et si désintéressé ?

— Je n’en doute point, madame ; car mon propre cœur m’en fournit un exemple. Ah ! dona Rodolphe, puis-je espérer que vous approuverez mon amour ? Puis-je nommer celle que j’aime sans craindre d’encourir votre ressentiment ?

— Si je vous épargnais un aveu, dit-elle en m’interrompant, si je vous disais que l’objet de vos désirs m’est connu, si je vous disais que votre affection est payée de retour, et que celle que vous aimez déplore aussi sincèrement que vous-même le malheureux engagement qui la sépare de vous.

— Ah ! dona Rodolphe, m’écriai-je en me jetant à ses pieds et pressant sa main contre mes lèvres, vous avez découvert mon secret ; prononcez l’arrêt de mon sort. Puis-je compter sur votre faveur ou dois-je me livrer au désespoir ?

Elle voulut détourner sa main ; je la retins ; de l’autre elle se couvrit les yeux en détournant la tête.

— Comment pourrais-je vous refuser ? dit-elle. Ah ! Alphonso, j’aperçois depuis longtemps vos attentions ; j’ignorais jusqu’à ce moment la force de l’impression qu’elles faisaient sur mon cœur, mais je ne puis désormais dissimuler ma faiblesse ni à moi-même ni à vous. Je cède à la violence de ma passion ; Alphonso, je vous adore. Pendant trois mois entiers, j’ai tâché vainement d’étouffer ma tendresse ; elle est trop forte, je ne résiste plus à son impétuosité. Orgueil, crainte, honneur, respect pour moi-même, mes engagements pour le baron, elle a tout surmonté ; je sacrifie tout à mon amour pour vous, bien assurée que ce n’est point encore payer assez cher la possession de votre cœur.

Elle attendait pendant quelques instants ma réponse ; imaginez, Lorenzo, quelle dut être ma confusion. Je sentis tout-à-coup la force de l’obstacle que moi-même j’avais imprudemment élevé entre Agnès et moi. La baronne avait pris pour son compte les attentions dont j’attendais d’Agnès seule la récompense. L’énergie de ses expressions, les regards qui les accompagnaient et la connaissance que j’avais de ses dispositions vindicatives, tout me fit trembler pour moi-même et pour celle que j’aimais. Ne sachant comment répondre à sa déclaration, tout ce que me fournit en ce moment mon imagination fut la résolution de la détromper à l’instant même, sans cependant lui nommer Agnès. La vive tendresse qu’un moment auparavant on aurait pu lire dans tous mes traits avait fait place à la consternation. J’abandonnai sa main et me levai ; ce changement subit n’échappa point à son observation.

— Que veut dire ce silence ? reprit-elle d’une voix tremblante ; où sont ces transports auxquels j’ai cru devoir m’attendre ?

— Pardon, madame, répondis-je, l’honneur m’oblige à vous dire que vous êtes dans l’erreur. Vous avez pris pour les sollicitudes de l’amour ce qui n’était que l’empressement attentif de l’amitié ; ce dernier sentiment est le seul que j’aie désiré vous inspirer. Mon respect pour vous, ma reconnaissance envers le baron, n’auraient pas été peut-être des obstacles suffisants contre le pouvoir de vos charmes ; ils sont faits, madame, pour captiver le cœur le plus insensible, s’il n’est point rempli d’un autre objet ; mais le mien, et c’est sans doute un bonheur pour moi, depuis longtemps n’est plus à ma disposition. Si j’en eusse été le maître, j’aurais eu inévitablement à me reprocher toute ma vie d’avoir violé les lois de l’hospitalité. Rappelez-vous, noble signora, ce que vous-même devez à l’honneur, ce que je dois au baron, et daignez m’accorder, au lieu de ces sentiments que je ne puis jamais payer de retour, votre estime et votre amitié.

Cette déclaration formelle et inattendue fit pâlir la baronne.

— Que veut dire ce silence ? reprit-elle d’une voix tremblante ; où sont ces transports auxquels j’ai cru devoir m’attendre ?

— Pardon, madame, répondis-je, l’honneur m’oblige à vous dire que vous êtes dans l’erreur. Vous avez pris pour les sollicitudes de l’amour ce qui n’était que l’empressement attentif de l’amitié ; ce dernier sentiment est le seul que j’aie désiré vous inspirer. Mon respect pour vous, ma reconnaissance envers le baron, n’auraient pas été peut-être des obstacles suffisants contre le pouvoir de vos charmes ; ils sont faits, madame, pour captiver le cœur le plus insensible, s’il n’est point rempli d’un autre objet ; mais le mien, et c’est sans doute un bonheur pour moi, depuis longtemps n’est plus à ma disposition. Si j’en eusse été le maître, j’aurais eu inévitablement à me reprocher toute ma vie d’avoir violé les lois de l’hospitalité. Rappelez-vous, noble signora, ce que vous-même devez à l’honneur, ce que je dois au baron, et daignez m’accorder, au lieu de ces sentiments que je ne puis jamais payer de retour, votre estime et votre amitié.

Cette déclaration formelle et inattendue fit pâlir la baronne. soustraire à ma vengeance ; de fidèles agents vont épier vos démarches, vos actions, vos regards ; oui, vos yeux mêmes me découvriront ma rivale ; et quand je la connaîtrai, tremblez, Alphonso, et pour elle et pour vous.

Elle prononça ces derniers mots d’un ton si furieux, qu’à peine elle pouvait respirer ; elle palpita, gémit et tomba évanouie ; je la soutins dans mes bras et la plaçai sur un sopha. Courant alors vers la porte, j’appelai ses femmes à son secours, et l’ayant confiée à leurs soins, je me hâtai de sortir.

Agité et confus au-delà de toute expression, j’entrai dans le jardin. À quoi devais-je me décider ? Quel parti prendre ? Cette malheureuse passion de la tante, l’inexorable superstition des parents d’Agnès, offraient des obstacles presqu’insurmontables à notre union. Devais-je lui faire part de cette aventure ou ne devais-je pas plutôt partir sans la voir, sauf à employer d’autres moyens pour la préserver du sort qui la menaçait ?

Je me promenais à grands pas dans cette cruelle indécision, lorsque venant à passer devant une salle basse dont les fenêtres donnaient sur le jardin, j’aperçus Agnès assise à une table. Trouvant la porte entr’ouverte, j’entrai ; elle était occupée a dessiner, et plusieurs esquisses imparfaites étaient éparses autour d’elle.

— Oh ! ce n’est que vous, dit-elle en levant les yeux, je puis continuer mon occupation sans cérémonie ; prenez une chaise et asseyez-vous à côté de moi.

J’obéis ; je me plaçai auprès de la table, et ne sachant trop ce que je faisais, je me mis examiner quelques-uns des dessins qui se trouvaient sous mes yeux. Un de ces sujets me frappa par sa singularité. L’esquisse représentait la grande salle du château de Lenderberg ; dans le fond on voyait une porte à demi ouverte, conduisant à un escalier étroit ; sur l’avant-scène était un groupe de figures dans des attitudes grotesques ; toutes exprimaient la terreur. Ici l’on voyait un homme priant dévotement, à genoux et les yeux élevés vers le ciel ; là, un autre marchait à quatre pieds ; quelques-uns cachaient leurs visages dans leur vêtement ou dans le sein de leurs compagnons ; quelques autres s’étaient blottis sous la table, où l’on voyait les restes d’un bon souper ; d’autres encore avec des yeux effarés et la bouche béante regardaient fixement un objet qu’on devinait être seul la cause de ce désordre. Cet objet était une femme d’une haute stature et d’une taille assez svelte, sous l’habit de quelqu’un de nos ordres religieux. Son visage était voilé ; à son bras était pendu un chapelet ; son vêtement était en plusieurs endroits parsemé de gouttes de sang qui coulaient d’une large blessure qu’on voyait à son côté. D’une main elle tenait une lampe, et de l’autre un énorme couteau ; elle semblait s’avancer vers les grilles de fer de la salle.

— Que signifie ceci, ma chère Agnès ? lui dis-je ; est-ce quelque sujet de votre invention ?

Elle jeta les yeux sur le dessin. — De mon invention ? non vraiment, dit-elle. Ce sujet est sorti de quelque tête beaucoup meilleure que la mienne. Comment ! il est possible que vous ayez résidé trois mois au château de Lenderberg sans entendre parler de la nonne sanglante ?

— Voilà la première fois que j’entends prononcer ces mots ; et quelle est, je vous prie, cette aimable personne ?

— C’est ce que je ne puis vous dire bien précisément. Tout ce que j’en connais n’est que le résultat d’une vieille tradition qui s’est perpétuée dans cette famille de père en fils, et à laquelle on croit fermement dans toute l’étendue des domaines du baron. Celui-ci y croit lui-même, et quant à ma tante, dont l’esprit est naturellement porté au merveilleux, elle révoquerait plutôt en doute les vérités de la Bible que l’admirable histoire de la nonne sanglante. Voulez-vous que je vous la raconte ?

— Oui, répondis-je, vous m’obligerez beaucoup.

Alors, plaçant devant elle son dessin :


Histoire de la Nonne sanglante.


Vous saurez, dit-elle d’un ton comiquement grave, qu’il n’est pas une des chroniques des siècles passés qui fasse mention de ce remarquable personnage. Chose étonnante ! je voudrais bien vous raconter sa vie, mais malheureusement elle n’a été connue qu’après sa mort. Ce n’est qu’alors qu’elle a jugé à propos de faire du bruit dans le monde, et c’est le château de Lenderberg qu’elle a choisi pour le théâtre de ses exploits ; ce qui fait du moins honneur à son bon goût. Elle s’y établit donc dans un des plus beaux appartements, et le commencement de ses opérations ou de ses amusements fut de faire danser dans le milieu de la nuit les chaises et les tables. Peut-être était-elle somnambule ; mais c’est ce que je ne saurais positivement assurer. Cet amusement commença, dit la tradition, il y a environ cent ans ; il était toujours accompagné de cris, de hurlements, de gémissements, de jurements et d’autres semblables gentillesses. Mais quoiqu’un des appartements fût plus particulièrement honoré de ses visites, les autres n’en étaient pas totalement privés. Elle venait de temps en temps se promener dans les antiques galeries et dans les salles spacieuses du château ; d’autres fois elle s’arrêtait devant toutes les portes, et là, pleurait, se lamentait et remplissait de terreur ceux qui l’entendaient. Dans ses excursions nocturnes elle a été vue par plusieurs personnes qui décrivent toutes son costume tel que vous le voyez ici représenté par la main de sa très-humble et très-fidèle historiographe.

La singularité de ce récit excitait singulièrement mon attention.

— Et dites moi, parle-t-elle à ceux qui la rencontrent ?

— Non, jamais. Ce que l’on connaît de son caractère et de ses talents nocturnes n’invite point du tout à lier conversation avec elle. Quelquefois tout le château retentit de ses serments, de ses exécrations ; un moment après elle récite des paternotres. Après avoir proféré en hurlant les plus horribles blasphèmes, tout-à-coup elle chante le de profundis aussi méthodiquement que si elle était encore au chœur. C’est, en un mot, une dame fort capricieuse ; mais soit qu’elle prie, soit qu’elle maudisse, qu’elle se montre impie ou dévote, elle épouvante également ses auditeurs. Le château devint presqu’inhabitable, et celui qui en était possesseur fut tellement effrayé de ces visites nocturnes, qu’un beau matin on le trouva mort dans son lit. Ce succès parut faire beaucoup de plaisir à la nonne ; car elle fit alors plus de tapage que jamais. Mais le nouveau baron, successeur du défunt, se montra un peu trop fin pour elle ; il ne parut au château qu’accompagné d’un célèbre exorciseur de ses amis, qui osa s’enfermer lui-même une nuit entière dans la chambre habitée par l’effrayante religieuse. Il paraît qu’il y eut entre elle et lui de vifs débats ; il paraît même que l’exorciseur eut beaucoup d’ascendant sur elle ; que si elle montra de l’obstination, son antagoniste en montra encore plus ; car il obtint par accommodement que, si on laissait à sa disposition le logement qu’elle occupait dans le château, elle laisserait du moins dormir en repos les autres habitants. Pendant quelque temps, après cette convention, on n’en eut plus de nouvelles ; mais cinq ans après l’exorciseur vint à mourir, et la nonne se hasarda à reparaître ; cependant elle était devenue beaucoup plus traitable ; elle se promenait en silence et ne paraissait jamais qu’une fois en cinq ans, usage qu’elle a conservé jusqu’à ce jour, si l’on en croit le baron. Il est très-intimement persuadé que tous les cinq ans, au cinq du mois de mai, aussitôt que l’horloge du château a sonné minuit, la porte de la chambre habitée par la nonne s’ouvre (notez que cette porte est condamnée depuis plus de cent ans); le spectre en sort avec sa lampe et son poignard, descend l’escalier de la tour de l’est et traverse la grande salle. Cette nuit là le portier, par respect pour l’apparition, laisse toujours les portes du château ouvertes ; ce n’est pas que l’on croie cette précaution nécessaire, car on sait bien que la nonne pourrait fort aisément passer par le trou de la serrure si elle le jugeait à propos (quoiqu’elle paraisse, au moins en quelques circonstances, être véritablement un corps, puisqu’elle fait, dit-on, du bruit en marchant) ; mais on veut ici lui faire politesse et ne pas la laisser sortir d’une manière peu conforme à la dignité de sa seigneurie.

— Et où va-t-elle après qu’elle est sortie du château ?

— Au ciel, à ce que je pense ; cependant il ne paraît pas que ce séjour soit fort de son goût, car elle en revient régulièrement après une heure d’absence. La dame rentre alors dans sa chambre, où elle reste de nouveau tranquille pendant l’espace de cinq autres années.

— Et vous croyez à tout cela, Agnès ?

— Pouvez-vous me faire une pareille question ? Non, Alphonso, je n’y crois pas. J’ai trop lieu de déplorer pour mon propre compte les effets de la superstition pour pouvoir en être entichée moi-même. Cependant je ne dois pas laisser voir à la baronne mon incrédulité ; elle n’a pas le plus léger doute sur la réalité de cette histoire. Quant à la dame Cunégonde, ma gouvernante, elle affirme avoir vu le spectre de ses deux yeux, il y a quinze ans. Elle m’a raconté un de ces soirs comment elle et plusieurs autres domestiques avaient été interrompus dans un souper et épouvantés par l’apparition de la nonne sanglante. C’est le nom qu’on lui donne dans tout le château, et c’est d’après ce récit que j’ai tracé cette esquisse, où vous pouvez croire que je n’ai pas manqué de placer ma vénérable gouvernante. Je n’oublierai jamais dans quel excès de colère elle est entrée et combien elle m’a paru laide, lorsqu’en voyant ce dessin elle m’a querellé pour l’avoir faite ressemblante.

Ici elle montra une figure grotesque de vieille femme dans une attitude de terreur.

En dépit de la mélancolie qui pesait sur mon âme, je ne pus m’empêcher de rire en apercevant ce fruit de l’inspiration vive et gaie d’Agnès. Elle avait parfaitement saisi la ressemblance de Cunégonde, mais elle avait ingénieusement exagéré les défauts de son visage et rendu chaque trait si ridicule que je conçus sans peine quelle avait dû être la colère de la duègne.

— La figure est admirable, ma chère Agnès ; je ne savais pas que vous possédassiez à ce point le talent de saisir le ridicule.

Un moment, dit-elle en se levant, je veux vous montrer une figure encore plus ridicule, et dont vous pourrez disposer à votre gré. Venez avec moi.

Elle entra alors dans un cabinet un peu écarté, ouvrit un tiroir, ensuite une boîte, et en tira un médaillon contenant un dessin couvert d’un cristal.

— Connaissez-vous l’original de ce portrait ? dit-elle en souriant.

— C’est vous-même ! m’écriai-je, et vous me le donnez, ma chère Agnès !…

Transporté de joie, je le pressai contre mes lèvres, et me jetai à ses pieds. Je lui témoignai avec les expressions les plus tendres ma reconnaissance. Elle m’écoutait avec bonté, et m’assurait qu’elle partageait mes sentiments, lorsque je fus tout-à-coup réveillé par un cri perçant qu’elle poussa en retirant ses mains que je pressais dans les miennes et en se sauvant par une porte qui donnait dans le jardin. Étonné de ce mouvement, je me relève, et j’aperçus près de moi la baronne, presque suffoquée par l’excès de sa fureur jalouse. Au sortir de son évanouissement, elle avait mis son imagination à la torture pour deviner quelle pouvait être sa rivale. Agnès était la première sur qui elle devait naturellement porter ses conjectures, qui se changèrent alors en certitude. Se proposant d’interroger Agnès, elle était entrée à petit bruit, précisément au moment où celle-ci me donnait son portrait ; elle avait entendu mes tendres protestations et m’avait vu à ses genoux.

— Mes soupçons étaient donc justes, dit-elle après quelques moments de silence ; la coquetterie de ma nièce a triomphé, et c’est à elle que je suis sacrifiée. Cependant, j’ai dans mon malheur quelques motifs de consolation ; je ne serai pas seule trompée dans mon attente, et vous aussi vous connaîtrez ce que c’est que l’amour sans espoir. J’attends tous les jours pour Agnès l’ordre de se rendre près de ses parents. Aussitôt après son arrivée elle prendra le voile, et vous pourrez, monsieur, porter votre tendresse ailleurs. Épargnez-vous de grâce des sollicitations, ajouta-t-elle sans me permettre de parler ; ma résolution est inébranlable. Votre amante restera jusqu’à son départ prisonnière dans sa chambre. Quant à vous, don Alphonso, je vous annoncerai que votre présence ne peut plus être agréable ni au baron, ni à son épouse. Ce n’est pas pour conter des douceurs à ma nièce que vos parents vous ont envoyé en Allemagne, c’est pour y voyager ; et je me reprocherais de mettre plus longtemps obstacle à un si louable dessein. Adieu, monsieur ; souvenez-vous que demain, dans la matinée, vous devez nous voir pour la dernière fois.

Quand elle m’eut ainsi donné mon congé en bonne forme, elle me lança un regard à la fois méprisant et malicieux et sortit. Je me retirai dans ma chambre et je passai la nuit à songer au moyen de soustraire Agnès au pouvoir tyrannique de sa tante.

Après la déclaration formelle de la baronne, il m’était impossible de faire un plus long séjour au château de Lenderberg ; j’annonçai donc dès le lendemain matin mon intention de partir sur-le-champ. Cette résolution parut sincèrement faire de la peine au baron ; il me montra même à cette occasion un attachement si vif, que je crus devoir le mettre, s’il était possible, dans mes intérêts ; mais à peine eus-je prononcé le nom d’Agnès qu’il m’interrompit brusquement en me déclarant qu’il lui était entièrement impossible de se mêler de cette affaire. Je vis que je perdrais mes représentations ; la baronne le gouvernait despotiquement, et la réponse du baron m’annonçait qu’elle avait déjà parlé.

Agnès ne parut point ; je demandai la permission de prendre congé d’elle ; ma demande fut rejetée. Je fus forcé de partir sans la voir.

Le baron en me quittant me prit la main affectueusement, et m’assura qu’aussitôt que sa nièce serait partie, je pouvais regarder sa maison comme la mienne.

— Adieu, don Alphonso, me dit la baronne en me tendant la main.

Je pris cette main, je la portai à mes lèvres ; elle ne le permit pas. Voyant son mari à l’autre bout de l’appartement :

— Prenez soin de vous-même, continua-t-elle ; mon amour s’est changé en haine, et ma vanité blessée ne restera pas oisive. Allez où vous voudrez, ma vengeance vous suivra. Adieu.

Ces mots furent accompagnés d’un regard foudroyant. Je ne répondis point ; je me hâtai de quitter le château.

En sortant de la cour, dans ma chaise de poste, je regardai aux fenêtres de votre sœur ; elle n’y était pas. Je m’enfonçai désespéré dans la voiture.

J’avais alors pour toute suite un domestique français, que j’avais pris à Strasbourg à la place de Stephano, et le petit page dont je vous ai parlé. La fidélité, l’intelligence et la bonne humeur de Théodore me l’avaient déjà rendu cher ; mais en ce moment il me rendait, à mon insu, un service bien plus propre à me le faire aimer davantage. À peine avions-nous fait une demi-lieue, au sortir du château, qu’après avoir couru à toute bride, il nous rejoignit, et s’approchant de ma chaise :

— Prenez courage, me dit-il en langue espagnole, qu’il commençait à parler très-couramment ; tandis que vous étiez avec le baron, j’ai épié le moment où la dame Cunégonde était descendue, et suis monté à la chambre au-dessus de celle de mademoiselle Agnès. Je me suis mis à chanter aussi haut que je l’ai pu un air allemand qu’elle chante souvent, espérant qu’elle reconnaîtrait ma voix. Elle l’a reconnue en effet ; sa fenêtre s’est ouverte ; j’ai laissé tomber un cordon dont je m’étais pourvu. Ayant entendu après quelques instants sa fenêtre se refermer, j’ai retiré doucement, et sans me laisser voir, le cordon, autour duquel j’ai trouvé ce petit billet attaché.

Il me présenta alors un papier à mon adresse. Je l’ouvris avec impatience ; il contenait les mots suivants, écrits au crayon :

« Cachez-vous dans quelque village voisin pendant une quinzaine. Ma tante croira que vous avez quitté Lenderberg et me rendra la liberté. Dans la nuit du trente de ce mois, je serai à minuit au pavillon de l’Ouest. Ne manquez pas de vous y trouver, et nous pourrons concerter ensemble nos plans pour l’avenir. Agnès. »

La lecture de ce billet me causa la joie la plus vive ; je ne trouvai point de mots pour témoigner à Théodore l’excès de ma reconnaissance. Son attention et son adresse méritaient véritablement les plus grands éloges. Vous croirez aisément que je ne lui avais pas fait confidence de ma passion pour Agnès ; mais son coup-d’œil était fort juste ; il avait deviné mon secret ; et aussi discret qu’il était clairvoyant, il avait gardé pour lui seul ses remarques. Notez encore qu’ayant observé en silence tout le progrès de cette affaire, il ne s’en était mêlé qu’à l’instant même où mon intérêt avait exigé son intervention. J’admirai également son bon sens, sa pénétration, son adresse et sa fidélité. Ce n’était pas la première preuve qu’il me donnait de sa promptitude et de sa capacité. Durant mon séjour à Strasbourg, il avait appris en très-peu de temps et avec beaucoup de succès les éléments de la langue espagnole ; il passait la plus grande partie de son temps à lire ; il était fort instruit pour son âge, et réunissait aux avantages d’une jolie tournure, d’une figure agréable, ceux d’un jugement fort sain et d’un excellent cœur. Son âge est à présent quinze ans. Il est toujours à mon service, et quand vous le verrez, je suis sûr qu’il vous plaira. Excusez cette digression, je reviens à mon sujet.

Fort empressé de suivre exactement les instructions d’Agnès, je fis route jusqu’à Munich. Là, je laissai ma chaise sous la garde de Lucas, mon domestique français, et revins à cheval jusqu’à un petit village éloigné de deux lieues tout au plus du château de Lenderberg. Après avoir retenu dans une auberge l’appartement le plus isolé, je fis à l’aubergiste une histoire imaginaire, afin qu’il ne s’étonnât point de notre long séjour dans sa maison. Le bonhomme était heureusement crédule et pas curieux ; il crut tout ce que je lui dis et ne chercha point à en savoir plus. Théodore seul était avec moi ; nous étions tous deux déguisés et sortant rarement l’un et l’autre de notre appartement, nous n’excitâmes aucun soupçon ; la quinzaine se passa de cette manière. Cependant, j’eus dans cette quinzaine l’occasion de me convaincre par moi-même qu’Agnès était rendue à la liberté ; je la vis passer dans le village accompagnée de la vieille Cunégonde.

— Quelles sont ces dames ? dis-je à mon hôte, comme la voiture passait.

— La nièce du baron de Lenderberg, répondit-il, avec sa gouvernante ; elle va régulièrement tous les vendredis au couvent de Sainte-Catherine, où elle a été élevée, et qui n’est qu’à un quart de lieue d’ici.

Vous imaginez assez aisément avec quelle impatience j’attendis le vendredi suivant. Je vis de nouveau ma chère Agnès ; elle-même m’aperçut comme elle passait devant la porte de l’auberge. La rougeur qui couvrit tout-à-coup ses joues m’annonça qu’elle m’avait reconnu à travers mon déguisement. Je la saluai profondément ; elle ne répondit que par un léger mouvement de tête, comme on rend le salut à un inférieur, et regarda de l’autre côté jusqu’à ce que la voiture fût passée.

Cette soirée si longtemps attendue, si longtemps désirée, arriva. Elle était calme et la lune brillait de tout son éclat. Aussitôt qu’il fut onze heures, je partis pour le rendez-vous. Théodore s’était pourvu d’une mule. J’escaladai sans difficulté les murs du jardin ; le page me suivit et tira l’échelle après lui. Je gagnai alors le pavillon de l’Ouest, et là j’attendis impatiemment l’arrivée d’Agnès. À chaque léger souffle dont le vent agitait les arbres, à chaque feuille qu’il faisait tomber, je croyais entendre son pas et me levais pour aller au-devant d’elle. Ainsi je passai une heure entière, dont les moments me parurent autant de siècles. L’horloge du château sonna enfin minuit, et après un quart-d’heure passé dans les mêmes transes, j’entendis enfin le pied léger d’Agnès qui s’approchait avec beaucoup de précaution. Elle parut ; je la conduisis à un siége, et là, me jetant à ses pieds, je lui exprimai toute ma reconnaissance.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, Alphonso, dit-elle en m’interrompant, les moments sont précieux ; je ne suis plus à la vérité consignée dans ma chambre, mais Cunégonde épie toutes mes démarches. Un express est arrivé de la part de mon père ; je dois partir incessamment pour Madrid, et c’est avec beaucoup de peine que j’ai obtenu une semaine de délai. La superstition de mes parents, soutenue par les représentations de ma cruelle tante, ne me laisse aucun espoir de parvenir à les fléchir. J’ai donc résolu dans cette alternative de me confier à votre honneur ; fasse le ciel que je n’aie jamais lieu de me repentir de ma résolution ! La fuite est mon unique ressource pour me sauver des horreurs de l’esclavage monastique, et l’imminence du danger doit faire excuser mon imprudence.

— Oh ! partons, lui dis-je, partons dès ce soir même, chère Agnès !…

— Non, répondit-elle, les mesures ne sont pas prises pour une prompte fuite. Il y a d’ici à Munich au moins deux journées de chemin ; les émissaires actifs de ma tante nous auraient arrêtés peut-être avant que nous fussions sortis des dépendances du baron. D’ailleurs, mon absence du château ne souffrirait qu’une seule interprétation et il n’y aurait point de doute sur le motif de ma disparition. Pour ne rien confier au hasard et pour égarer plus sûrement l’attention des surveillants, j’ai conçu un autre projet qui vous paraîtra peut-être bizarre, mais que je regarde comme infaillible et que j’aurai le courage d’exécuter. Écoutez-moi.

Nous sommes aujourd’hui au trente avril. C’est dans la nuit du cinq mai, c’est-à-dire dans cinq jours, que doit avoir lieu l’apparition de cette religieuse fantastique. Dans ma dernière visite au couvent, je me suis procuré un habit convenable pour jouer ce rôle ; une amie que j’y ai laissée et à qui je n’ai pas fait scrupule de confier mon secret, a consenti à me prêter un de ses habits religieux ; j’ai trouvé ailleurs le reste de l’accoutrement, et ma taille et ma stature répondent assez bien à ce que l’on rapporte de la nonne.

Cette idée me réjouit infiniment.

— Dans cet intervalle, continue Agnès, vous aurez le temps de vous procurer une voiture bien attelée, avec laquelle vous m’attendrez à peu de distance de la grande porte du château. Aussitôt que l’horloge sonnera une heure, je sortirai de ma chambre dans mon attirail de spectre ; tous ceux que je pourrai rencontrer seront trop effrayés pour s’opposer à ma sortie. J’atteindrai aisément la porte principale et me mettrai alors sous votre protection. Ainsi notre fuite sera plus prompte et plus sûre ; dans le trouble on s’apercevra moins de ma disparition ; les soupçons du moins se partageront ; peut-être même la regardera-t on comme un événement surnaturel. Je ne doute pas du succès. Mais s’il était possible, Alphonso, que vous me trompassiez : si vous ne voyez qu’avec mépris mon imprudente confiance, si elle n’était payée par vous que d’ingratitude, jamais, non, jamais le monde n’aurait vu un être plus malheureux que moi. Je sens tout le danger auquel je m’expose ; je sens que je vous donne le droit de me traiter avec légèreté ; mais je me confie à votre amour, à votre honneur. La démarche que je vais faire allumera contre moi la colère de mes parents. Si vous m’abandonniez, si vous me trahissiez, je n’aurais point d’ami pour prendre ma défense. Sur vous seul repose toute mon espérance.

Elle prononça ces derniers mots d’un ton si touchant, que malgré la joie que me causait en ce moment sa promesse de me suivre, j’en fus profondément affecté. Elle laissait tomber languissamment la tête sur mon épaule. Je vis, à la clarté de la lune, que des larmes coulaient de ses yeux. Après lui avoir dit que j’allais employer tous mes moyens pour seconder l’exécution de son projet, qui me paraissait fort bien conçu, je lui jurai dans les termes les plus solennels que sa vertu et son innocence seraient toujours en sûreté sous ma garde ; que, jusqu’au moment où le don libre et légal de sa main m’aurait fait son heureux époux, son honneur serait aussi sacré pour moi que celui d’une sœur ; que mon premier soin serait de vous chercher, Lorenzo, et de vous intéresser à notre union. Je continuais à lui faire ces tendres et sincères protestations, lorsqu’un bruit venant du dehors excita notre attention. La porte du pavillon s’ouvrit tout d’un coup, et nous aperçûmes Cunégonde. Ayant entendu Agnès sortir de sa chambre, elle l’avait suivie dans le jardin et l’avait vue entrer dans le pavillon, où elle n’avait rien perdu de notre conversation.

— Fort bien, s’écria-t-elle d’une voix presqu’étouffée par la colère ; admirable, mademoiselle ! Par sainte Barbe, vous avez d’excellentes intentions ! Vous voulez contrefaire la nonne sanglante ! Quelle impiété ! quelle incrédulité ! Je suis en vérité tentée de vous laisser poursuivre votre projet pour voir comment la vraie nonne vous arrangera si elle vous rencontre. Et vous, don Alphonso, n’êtes-vous pas honteux de séduire une jeune fille sans expérience, de l’exciter à quitter ses amis ? Pour cette fois du moins je renverserai vos projets ambitieux ; la bonne dame sera informée de toute cette affaire, et mademoiselle Agnès sera obligée d’attendre pour jouer la religieuse une meilleure occasion. Adieu, monsieur. Allons, très-chère sœur, dona Agnès, voulez-vous me permettre de vous reconduire à l’instant à votre cellule ?

En disant ces mots, elle prit Agnès par la main et se prépara à l’emmener avec elle hors du pavillon.

Je la retins ; j’employai, pour la gagner, sollicitations, flatteries, promesses ; tout fut inutile. Après avoir épuisé ma rhétorique, je renonçai aux moyens de douceur.

— Eh bien, lui dis-je, las de sa résistance, votre obstination trouvera sa punition. Il me reste un seul moyen de sauver Agnès, de me sauver moi-même ; vous m’y forcez et je n’hésiterai pas à l’employer.

Épouvantée de cette menace, Cunégonde fit de nouveaux efforts pour sortir du pavillon ; mais alors je la saisis par le milieu du corps et la retins de force. Au même instant Théodore étant entré, je pris le voile d’Agnès et me hâtai d’entortiller la tête de la duègne, qui poussait des cris ; nous la mîmes dans l’impossibilité de se faire entendre. J’invitai Agnès à se retirer dans sa chambre, lui assurant que la duègne n’aurait point de mal, et l’engageant à ne pas manquer d’exécuter son plan à l’époque convenue.

Nous emmenâmes ainsi la vieille Cunégonde, et je la retins prisonnière pendant cinq jours dans mon auberge. Pendant ce temps-là je fis dire à Lucas de m’envoyer au plus tôt une voiture attelée de quatre chevaux, en sorte qu’elle arrivât à dix heures du soir au plus tard, le cinq de mai, au village de Rosenvald. Lucas exécuta ponctuellement mes ordres. La voiture arriva à l’heure fixée.

Enfin le cinq mai arriva ; cette époque ne sortira jamais de ma mémoire. Minuit n’était pas encore sonné que j’étais au rendez-vous. Théodore m’accompagnait à cheval. Je cachai la voiture dans une caverne qui se trouve sur le côté de la montagne où le château de Lenderberg est situé. Cette caverne est spacieuse et profonde. Les paysans la nomment Caverne de Lenden.

J’attends avec la plus vive impatience ; minuit sonne, puis la demie, puis une heure ; enfin deux heures sonnent et personne ne vient. Je désespérai alors de voir arriver mon Agnès.

Je retournai au village, et le lendemain, ayant emballé la vieille duègne dans la voiture, je m’éloignai de Rosenvald ; et lorsque nous fûmes à deux lieues de ce village, sur la route de Munich, je rendis la liberté à Cunégonde.

Je rêvais cependant toujours au moyen de tirer Agnès de l’esclavage où elle était, dont les chaînes allaient être d’autant plus rivées qu’elle allait être plongée pour toujours dans le fond d’un cloître. Je fis déguiser Théodore en marchand colporteur, et il retourna ainsi au château de Lenderberg pour découvrir ce qui s’y passait. Il apprit d’une femme de chambre que mademoiselle Agnès était partie au commencement du mois de mai avec son père, pour se rendre à Madrid. Cela m’expliqua pourquoi elle ne s’était pas rendue au rendez-vous. Je ne pensai plus dès lors qu’à retourner en Espagne. Je repartis en effet et me rendis directement chez ma famille.




CHAPITRE XXVI.

Don Raymon et Agnès se retrouvent.
Leurs amours.


Il y avait environ huit mois que j’étais de retour à Madrid. Sortant un jour de la Comédie, je revenais seul à pied à mon hôtel ; la nuit était noire. Plongé dans mes réflexions, je ne m’aperçus pas que trois hommes m’avaient suivi depuis le théâtre. Au détour d’une rue peu fréquentée, ils m’attaquèrent tous à la fois avec une excessive furie. Je fis quelques pas en arrière et mis l’épée à la main, tenant mon manteau ployé sous mon bras gauche. L’obscurité de la nuit me fut favorable ; la plupart de leurs coups portèrent dans mon manteau et ne m’atteignirent point. J’eus le bonheur de renverser à mes pieds l’un de mes adversaires. Cependant, j’avais reçu quelques blessures, et les autres me poursuivaient si vivement que j’aurais inévitablement succombé, si un noble cavalier, averti par le bruit des épées, ne fût venu à mon secours ; plusieurs domestiques le suivaient avec des flambeaux. À leur approche, les deux spadassins prirent la fuite et se perdirent dans l’obscurité.

L’inconnu s’adressa à moi avec beaucoup de politesse, et me demanda si j’étais blessé. Déjà affaibli par la perte de mon sang, j’eus à peine la force de le remercier. Je le priai d’ordonner que quelques-uns de ses serviteurs me transportassent à l’hôtel de Las Cisternas. Mais je n’eus pas plus tôt prononcé ce nom que l’inconnu, se disant ami de mon père, ne voulut pas permettre qu’on me transportât si loin avant que mes blessures eussent été examinées. Il ajouta que sa maison était peu éloignée, et me pria de l’y accompagner. Il me fit cette offre d’une manière si obligeante que je ne pus la refuser, et, appuyé sur son bras, il me conduisit dans l’espace de quelques minutes à la porte d’un magnifique hôtel.

En entrant, je remarquai qu’un vieux serviteur à cheveux blancs, qui avait l’air d’attendre mon conducteur, lui demanda si monsieur le duc reviendrait bientôt à Madrid. — Non, répondit-il ; je sais qu’il se propose de rester encore quelques mois à la campagne. — Mon libérateur fit alors appeler le chirurgien de la maison. Je fus conduit dans un fort bel appartement et placé sur un lit de repos. Le chirurgien ayant visité mes blessures, déclara qu’elles étaient fort peu dangereuses ; cependant, il me conseilla de ne pas m’exposer à l’air frais de la nuit, et l’inconnu me pressa de si bonne grâce de prendre un lit dans sa maison, que je consentis à ne retourner chez moi que le lendemain.

Étant resté seul avec lui, je lui fis mes remercîments en termes plus expressifs que je n’avais pu le faire jusqu’alors.

— Ne parlez pas de cela, me dit-il, c’est moi qui dois m’estimer heureux d’avoir pu vous rendre ce petit service, et j’ai des obligations à ma famille de m’avoir retenu si tard à Sainte-Claire. J’ai toujours fait profession de la plus haute estime pour le marquis de Las Cisternas ; et quoique je n’aie pas eu occasion de me lier aussi particulièrement avec lui que je l’aurais désiré, je suis fort aise de pouvoir faire connaissance avec son fils. Croyez, monsieur, que mon frère, dans la maison de qui vous êtes en ce moment, regrettera ne s’y être point trouvé ; mais en l’absence du duc, c’est à moi d’en faire les honneurs, et j’ose vous assurer en son nom que tout ce que contient l’hôtel de Medina est parfaitement à votre disposition.

— Imaginez, s’il se peut, ma surprise, Lorenzo, lorsque je découvris dans la personne de mon libérateur don Gaston de Medina, le père d’Agnès et le vôtre ; lorsque j’appris aussi de sa bouche qu’Agnès habitait le couvent de Sainte-Claire. La joie que me causa cette découverte fut un peu affaiblie, lorsque répondant à quelques questions que je lui faisais d’un air assez indifférent, il me dit que sa fille avait non-seulement pris le voile, mais qu’elle avait aussi prononcé ses vœux. Cependant je ne m’affectai que modérément de cette nouvelle, soutenu par l’idée que le crédit de mon oncle à la cour de Rome aurait bientôt aplani cet obstacle et que j’obtiendrais aisément la résiliation de ses vœux. Je ne laissai donc voir aucune inquiétude et ne parus occupé que du soin de témoigner ma reconnaissance à don Gaston et de gagner son amitié.

Un domestique entrant en ce moment dans la chambre m’annonça que le spadassin que j’avais blessé donnait encore quelques signes de vie et même qu’il recommençait à parler. Je priai qu’on le fît porter à l’hôtel de mon père, désirant l’interroger moi-même et savoir de lui quel motif l’avait porté à attenter à ma vie. Don Gaston, curieux aussi de les connaître, me pressa d’interroger l’assassin en sa présence ; mais il me trouva peu disposé pour deux raisons, à satisfaire ma curiosité ; la première c’est que, soupçonnant déjà d’où partait le coup, je ne crus pas devoir exposer ainsi sous ses yeux le crime de sa sœur ; la seconde c’est que je craignais que, me reconnaissant pour Alphonso d’Alvarado, il ne prît des précautions extraordinaires pour m’empêcher de voir Agnès. Lui faire l’aveu de ma passion pour sa fille, entreprendre de lui faire goûter mes projets, ce que je connaissais du caractère de don Gaston suffisait pour me faire connaître que cette démarche eût été imprudente. Je lui donnai donc à entendre que, soupçonnant une certaine dame d’être mêlée dans cette affaire, et ayant quelques raisons de désirer que son nom restât inconnu, je croyais devoir interroger cet homme en particulier. La délicatesse de don Gaston ne lui permit point d’insister sur ce point, et l’assassin fut transporté à mon hôtel.

Le lendemain matin je pris congé de mon hôte, qui devait le même jour retourner auprès du duc. Mes blessures avaient été légères. Le chirurgien qui examina celle du spadassin la déclara mortelle. Il mourut en effet quelques minutes après avoir avoué que dona Rodolphe avait été l’instigatrice du complot.

Je n’eus plus alors d’autre affaire que celle de retrouver Agnès, de la revoir. Je ne vous ferai point mystère, Lorenzo, des moyens que j’employai pour y parvenir. Je corrompis à prix d’argent le vieux jardinier, qui m’introduisit dans le couvent de Sainte-Claire, déguisé sous un habit de paysan. Je fus même présenté à l’abbesse et accepté par elle en qualité de garçon jardinier. Je revis Agnès, je la vis plusieurs fois avant qu’elle pût me reconnaître. Plusieurs fois j’entendis sa vieille et austère abbesse, se promenant avec elle, la réprimander avec aigreur sur sa continuelle mélancolie, lui reprocher que, dans sa situation, pleurer la perte d’un amant était un crime et qu’en toute situation pleurer celle d’un infidèle était une folie. Agnès enfin me reconnut ; et c’est ici, Lorenzo, que j’ai besoin d’en appeler pour ma justification à notre longue amitié, à la connaissance que vous avez de mon inaltérable honneur ; c’est ici que je dois implorer votre indulgence ; je supprime d’inutiles détails. Agnès m’aimait. Lorsque j’eus trouvé l’occasion favorable de lui parler sans témoin, obéissante aux volontés de son père, fidèle à ses vœux, elle refusa de m’écouter ; elle m’entendit cependant, pressé par mes sollicitations. Je me justifiai pleinement à ses yeux ; je lui exposai tous mes motifs d’espérance ; je la fis consentir à seconder mes projets. Chaque nuit elle se rendait dans un réduit écarté que m’avait procuré le jardinier. Là, plus libre qu’au milieu du monde, je lui jurai une éternelle tendresse. Rappelez-vous, Lorenzo, notre amour, si violemment contrarié, mes souffrances, la pureté de mes intentions, ma ferme résolution de n’avoir jamais qu’Agnès pour épouse ; rappelez-vous sa candeur, la violence faite à ses sentiments. Que vous dirai-je enfin ? Dans un moment de délire nous ne reconnûmes le danger auquel nous exposait notre mutuelle tendresse qu’en nous apercevant que l’amour nous avait égarés l’un et l’autre, que les vœux d’Agnès étaient déjà enfreints et qu’elle était déjà mon épouse.

T. 3.                                                                                                  P. 116.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 3 P. 116.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 3 P. 116.

Ici Lorenzo donna des marques visibles de mécontentement. Le marquis l’apaisa, en le nommant son ami, son frère, et continua :

Après les premiers instants de délire passés, cet accident fit frémir Agnès. L’amour cédant tout-à-coup aux regrets et à la crainte, elle me fit des reproches amers. Frappée de terreur, elle s’échappa de mes bras et s’enfuit dans sa cellule. Depuis ce moment je n’ai pu la revoir qu’une seule fois, et c’était en plein jour, comme elle se promenait appuyée sur le bras d’une de ses compagnes, qui paraissait être son amie, et avec laquelle je l’avais déjà vue plusieurs fois. Elle jeta sur moi un triste regard et détourna la tête.

Dès le soir de ce jour même, le jardinier me notifia qu’il ne pouvait plus me servir. — La jeune sœur, dit-il, m’a déclaré que si je continuais à vous admettre dans le jardin, elle-même découvrirait tout à madame l’abbesse. Elle m’a dit encore que votre présence désormais lui était pénible, et que si vous conserviez quelque respect pour elle, vous ne deviez plus chercher à la voir. Excusez-moi donc si je vous dis qu’il ne m’est plus possible de favoriser votre déguisement. Si l’abbesse venait à savoir ce que j’ai fait pour vous, non contente de me renvoyer, elle m’accuserait d’avoir profané son couvent et me ferait jeter dans les prisons de l’Inquisition.

Je combattis vainement sa résolution ; il me refusa toute entrée dans le jardin, et Agnès persévéra à ne vouloir plus ni me voir ni m’entendre.

Environ quinze jours après, une maladie violente dont mon père fut attaqué m’obligea de partir pour l’Andalousie. Je m’y rendis et trouvai le marquis à l’article de la mort. Quoique dès les premiers symptômes sa maladie eût été déclarée mortelle, elle traîna pendant plusieurs mois. Ensuite la nécessité où je me trouvai de mettre ordre à mes affaires après son décès ne me permit pas de quitter l’Andalousie. Mais de retour à Madrid depuis quatre jours, j’ai trouvé en arrivant à mon hôtel la lettre que voici. Ici le marquis ouvrit le tiroir de son secrétaire, et en tira un papier qu’il présenta à Lorenzo ; celui-ci l’ouvrit, reconnut la main de sa sœur et lut :

« Dans quel abîme de maux vous m’avez plongée, Raymond ; vous m’avez rendue aussi criminelle que vous. J’avais résolu de ne vous revoir de ma vie, de vous oublier s’il était possible et même de vous haïr. Un être pour lequel je sens déjà une tendresse maternelle me sollicite de pardonner à mon séducteur et de réclamer son amour. Raymond, votre enfant vit déjà dans mon sein. Je redoute la vengeance de l’abbesse ; je tremble pour moi-même et plus encore pour l’innocente créature dont l’innocence dépend de la mienne. Nous serions perdus l’un et l’autre si l’on venait à découvrir mon état ; conseillez-moi, dites-moi ce que je dois faire, mais ne cherchez pas à me voir. Le jardinier qui s’est chargé de vous remettre cette lettre est renvoyé ; celui qui le remplace est d’une fidélité incorruptible. L’unique moyen de me faire passer votre réponse est de la cacher sous la grande statue de saint Dominique, dans l’église des Dominicains, où je vais à confesse tous les jeudis. Je pourrai aisément la prendre là sans être aperçue. Je sais que vous êtes absent de Madrid ; est-il nécessaire que je vous prie de m’écrire aussitôt après votre retour ? je ne le pense pas. Ah ! Raymond, ma situation est cruelle. Forcée d’embrasser une profession dont je me sens peu propre à remplir les devoirs, pénétrée de la sainteté de ces devoirs, et séduite, hélas ! par l’homme que j’aimais le plus, je me vois réduite à opter entre la mort et le parjure. Ma faiblesse, l’affection maternelle, ne me permettent pas d’hésiter. La mort de mon pauvre père, arrivée depuis notre séparation, écarte un des plus grands obstacles à notre union. Mon père repose dans le tombeau, et je n’ai plus à redouter sa colère. Mais la colère de Dieu, Raymond, qui pourra m’y soustraire ? Qui me protégera contre le cri de ma propre conscience ? Je n’ose m’appesantir sur ces réflexions ; elles me rendraient folle. Ma résolution est prise ; obtenez la résiliation de mes vœux ; je suis prête à vous suivre ; écrivez-moi, ô mon époux ! dites-moi que l’absence n’a point diminué votre amour ; dites-moi que vous allez sauver de la mort votre innocent enfant et sa malheureuse mère. Je suis en proie à toutes les angoisses de la terreur. Il me semble que tous les yeux qui se fixent sur moi lisent sur mon visage mon secret et ma honte. Vous êtes la cause, Raymond, de toutes ces souffrances. Oh ! que j’étais loin de soupçonner, quand mon cœur commença à vous aimer, les tristes effets de l’amour ! Agnès. »

Après avoir lu cette lettre, Lorenzo la rendit en silence. Le marquis la plaça dans son secrétaire et continua.

Cette nouvelle si peu attendue mais si ardemment désirée me combla de joie. Mon plan fut aussitôt arrêté.

Lorsque j’appris la retraite d’Agnès, ne doutant pas qu’elle ne fut disposée à quitter le couvent, j’avais déjà fait confidence de toute l’affaire au cardinal duc de Lerme, qui aussitôt s’était occupé d’obtenir la bulle nécessaire. J’ai heureusement négligé d’arrêter les démarches ; une lettre que je viens de recevoir de lui m’annonce qu’il attend tous les jours l’ordre de la cour de Rome. J’étais assez d’avis d’attendre patiemment cet ordre ; mais le cardinal me conseilla de faire sortir, s’il est possible, Agnès du couvent, à l’insu de la supérieure, ne doutant point que celle-ci ne voie avec un extrême déplaisir sortir de sa maison une jeune personne d’un rang si distingué, et qu’elle ne regarde son abjuration comme une insulte faite au couvent de Sainte-Claire. Il me représente cette abbesse comme une femme d’un caractère violent et vindicatif. J’ai à craindre qu’en enfermant Agnès dans son couvent elle ne frustre toutes mes espérances, et ne rende vaines les lettres du pape. D’après cette considération, j’ai résolu d’enlever Agnès et de la tenir cachée dans une des terres du cardinal-duc jusqu’à l’arrivée de la bulle ; il approuve mon dessein et m’assure qu’il est prêt à donner asile à la belle fugitive. J’ai donc fait pour opération première arrêter sûrement et transporter à mon hôtel le nouveau jardinier de Sainte-Claire. Par ce moyen je tiens en ma possession la clef de la porte du jardin ; il ne me restait plus qu’à préparer Agnès à son évasion, et c’est ce que je faisais par la lettre que vous m’avez vu placer à l’endroit qu’elle m’avait indiqué. Cette lettre lui annonce que je serai prêt à la recevoir demain, à minuit, et que tout est préparé pour sa prompte et infaillible délivrance.

Vous connaissez maintenant, Lorenzo, toute l’histoire de mes amours ; vous êtes à même de juger ma conduite et de reconnaître la fausseté des récits qui vous ont été faits. Je vous répète ici que mes intentions relativement à votre sœur ont toujours été pures et honorables ; que mon dessein et mon unique désir ont toujours été et sont toujours de l’avoir pour femme. J’espère qu’en faveur de ces dispositions vous me pardonnerez l’erreur d’un moment ; que vous-même m’aiderez à réparer mes torts envers elle et à m’assurer un titre légitime à la possession de sa personne et de son cœur.

Après que le marquis eût ainsi terminé le récit de ses aventures, Lorenzo garda quelques instants le silence ; il le rompit enfin.

— Raymond, dit-il en lui prenant la main, les lois strictes de l’honneur exigeraient que je vengeasse dans votre sang l’outrage que vous avez fait à ma famille ; mais d’après les circonstances particulières que vous venez de me raconter, je ne puis voir en vous un ennemi. Je conçois que la tentation a été trop forte et qu’il aurait fallu une sorte de vertu plus qu’humaine pour la surmonter. La superstition de mes parents est la seule cause de tous ces malheurs ; ils sont plus répréhensibles qu’Agnès et que vous-même. Le passé ne peut être rappelé, mais il peut être réparé par votre union avec ma sœur. Vous avez été, vous continuerez d’être mon meilleur et unique ami. J’ai pour Agnès la plus tendre affection ; et si j’avais eu à faire choix d’un époux pour elle, c’est vous-même que j’aurais choisi. Poursuivez donc votre entreprise. Je vous accompagnerai demain au soir et conduirai moi-même Agnès à la maison du cardinal. Ma présence légitimera sa conduite et mettra à l’abri de toute censure sa fuite du couvent.

Le marquis lui témoigna sa vive reconnaissance. Lorenzo lui apprit qu’il n’avait plus rien à craindre de l’inimitié de dona Rodolphe, car elle était morte depuis cinq mois. Les deux amis se séparèrent ensuite.

Tout était prêt pour le second enlèvement d’Agnès ; Raymond et Lorenzo se rendirent le lendemain, à minuit, avec un carrosse à quatre chevaux, sous les murs du couvent. Don Raymond, possesseur de la clef du jardin, en ouvrit la porte ; ils entrèrent et attendirent pendant quelque temps qu’Agnès vînt les rejoindre. Le marquis, impatient et craignant que la seconde tentative ne fût pas plus heureuse que la première, proposa d’aller de plus près reconnaître le couvent. Les deux amis s’approchèrent ; tout était tranquille et dans l’obscurité. Mais en vain attendirent-ils ; l’abbesse, quoiqu’instruite du dessein de l’amant d’Agnès, s’était contentée de la renfermer étroitement, laissant à don Raymond la liberté de poursuivre l’accomplissement de son projet. Le marquis et Lorenzo, ayant attendu jusqu’au point du jour, se retirèrent sans bruit, alarmés de voir ainsi leur projet découvert et ne pouvant en deviner la cause.

Le lendemain matin, Lorenzo courut au couvent et demanda sa sœur. L’abbesse parut à la grille et lui annonça que depuis plusieurs jours Agnès avait paru fort agitée ; et qu’enfin jeudi au soir elle était tombée malade et gardait le lit en ce moment.

Lorenzo ne crut pas un mot de cette histoire et demanda à être introduit dans la cellule d’Agnès.

L’abbesse fit le signe de la croix, choquée de la seule idée que l’œil profane d’un homme pût parcourir l’intérieur de la sainte maison. Elle refusa à Lorenzo d’acquiescer à sa demande. Celui ci s’en retourna et raconta au marquis ce qui s’était passé. Ils ne doutèrent plus que leurs projets n’eussent été découverts.

Ils étaient dans les plus cuisants chagrins. Raymond tomba malade ; mais sur ces entrefaites il reçut une lettre du cardinal-duc de Lerme. Cette lettre renfermait la bulle du pape qui relevait Agnès de ses vœux, et ordonnait qu’elle fut rendue à ses parents. L’arrivée de ce papier essentiel détermina la marche qu’ils suivraient désormais. Ils convinrent que Lorenzo irait porter dès le lendemain une expédition de la bulle du pape à l’abbesse, qui, pour se dispenser d’obéir, ne pourrait alors alléguer la maladie d’Agnès ; qu’il exigerait que sa sœur lui fût remise à l’instant même et qu’il la conduirait au palais de Medina.

Le lendemain, dès le point du jour, Lorenzo était, au couvent de Sainte-Claire, muni d’une copie en bonne forme des ordres du Saint-Père. Les nonnes étaient encore à matines ; il en attendit impatiemment la fin. L’abbesse enfin parut à la grille ; il demanda à voir Agnès. — Hélas ! répondit la vieille dame, la situation de cette chère enfant devient à chaque instant plus dangereuse. Les médecins en désespèrent et ont défendu qu’elle reçût aucune espèce de visite. Lorenzo répondit à ces douloureuses exclamations en présentant à l’abbesse l’ordre exprès de Sa Sainteté et exigea que, malade ou non, sa sœur lui fût remise à l’instant.

L’abbesse reçut le papier avec l’air de la plus profonde humilité ; mais quand elle eut d’un coup d’œil vu ce qu’il contenait, sa colère parut à travers les efforts de son hypocrisie. Son visage devint pourpre, et les regards qu’elle lança à Lorenzo exprimaient la fureur et la menace.

— Cet ordre est positif, dit-elle en s’efforçant de paraître calme, et je voudrais qu’il fut en mon pouvoir de m’y conformer.

Lorenzo poussa un cri de surprise.

— Je vous le répète, monsieur, je m’empresserais d’obéir à cet ordre ; mais malheureusement cela n’est plus en mon pouvoir. J’ai voulu, par égard pour vos sentiments fraternels, vous annoncer par degrés un malheureux événement, vous préparer à en recevoir courageusement la nouvelle. Cet ordre exprès rompt toutes mes mesures. Vous demandez Agnès, votre sœur ; je suis obligée de vous annoncer sans retour qu’elle est morte samedi dernier.

Lorenzo pâlit.

— Vous me trompez, dit-il après un moment de réflexion. Il n’y a pas encore cinq minutes que vous me disiez qu’elle était malade mais toujours vivante. Produisez-moi ma sœur à l’instant même ; je dois, je veux la voir.

— Vous vous oubliez, monsieur ; vous devez le respect à mon âge ainsi qu’à ma profession. Votre sœur n’est plus. Je ne vous ai caché jusqu’à présent sa mort que pour vous épargner un coup trop violent. En vérité, je suis bien mal payée de mes bonnes intentions. Et quel intérêt, je vous prie, aurais-je à la retenir ? Il m’eût suffi de connaître qu’elle désirait quitter notre communauté pour souhaiter moi-même son absence. Son séjour ici ne pouvait être d’ailleurs qu’un opprobre pour le couvent de Sainte-Claire. Votre sœur, monsieur, a trompé ma tendre affection ; elle est bien criminelle, et quand vous connaîtrez la cause de sa mort, vous vous en réjouirez. Elle tomba malade jeudi dernier, au sortir du tribunal de la pénitence. Sa maladie était accompagnée des plus étranges symptômes ; cependant, elle persistait à n’en point avouer la cause. Nous sommes toutes, grâces au ciel, trop innocentes pour en avoir eu le moindre soupçon. Imaginez quelle fut notre consternation, notre horreur, lorsqu’on nous apprit le lendemain qu’elle avait mis au monde un enfant mort en naissant, et qu’elle suivit immédiatement au tombeau. Quoi ! monsieur, je ne vois sur votre visage ni surprise, ni indignation ? Est-il possible que l’infamie de votre sœur n’excite en vous aucun mouvement d’insensibilité ? En ce cas, je vous retire ma compassion, il n’est plus, je vous le répète, en mon pouvoir d’obéir aux ordres de Sa Sainteté, et je vous jure, par notre divin Sauveur, qu’elle est en terre depuis trois jours.

Lorenzo désespéré sortit ; mais don Raymond, en apprenant cette nouvelle, devint presque fou ; il ne pouvait se figurer qu’Agnès fût morte et persistait à dire qu’elle était toujours dans l’enceinte des murs du couvent. Il n’était point de raisonnement qui pût lui faire abandonner ses espérances ; chaque jour il inventait, mais sans succès, un nouvel artifice pour en obtenir quelque nouvelle.

Medina, de son côté, avait renoncé à l’espoir de la revoir ; mais il encourageait les recherches de don Raymond, bien persuadé qu’on avait employé contre la vie de sa sœur des moyens violents, et brûlant de tirer une vengeance éclatante des procédés qu’il attribuait à l’insensible abbesse.

Medina et le marquis décidèrent qu’ils devaient livrer à la justice les assassins d’Agnès. Lorenzo fut obligé de signifier au grand inquisiteur l’ordre du cardinal duc, formalité essentielle dans le cas où il était question d’arrêter un membre de l’Église, de communiquer son projet à son oncle et d’assembler une suite assez nombreuse pour n’avoir à craindre aucune résistance ; il n’eut pas un instant à perdre pendant le peu d’instants qui lui restaient jusqu’à minuit.

Le marquis n’était pas à beaucoup près hors de danger. L’existence lui était devenue odieuse ; il ne voyait rien dans le monde qui méritât de l’occuper. Le seul espoir qui lui restât était d’apprendre en même temps qu’Agnès était vengée et que lui-même était condamné à mourir.

Accompagné de tous les vœux de don Raymond, Lorenzo était à la porte de Sainte-Claire à l’heure indiquée par les agents de la justice. Il avait avec lui son oncle, don Ramirez de Mello, et une petite troupe d’archers choisis. Quoique leur nombre fût assez considérable, il n’étonna personne. Il y avait déjà devant la porte du couvent une grande foule qui s’y était rassemblée pour voir la procession. Il était naturel de supposer que Lorenzo et sa suite y étaient pour le même objet. Le peuple ayant reconnu le duc de Medina, se retira, et laissa passer son groupe sur le devant. Lorenzo se plaça en face de la grande porte. Convaincu que la prieure ne pourrait lui échapper, il attendit patiemment qu’elle parût. On l’attendait à minuit précis.

Les religieuses étaient occupées à remplir les cérémonies en l’honneur de sainte Claire et auxquelles aucun profane n’était admis. Les fenêtres de la chapelle étaient fort éclairées. On entendait du dehors les sons harmonieux de l’orgue, qui, mêlés à quelques voix de femmes, perçaient le silence de la nuit. Ce chœur cessa et l’on entendit une voix seule ; c’était celle de la personne destinée à remplir dans la procession le rôle de sainte Claire. On choisissait toujours pour cet emploi la plus belle femme de Madrid, et celle sur qui ce choix tombait le regardait comme un honneur insigne. Le peuple, attentif à la musique dont les sons éloignés n’étaient que plus doux, gardait un silence religieux. Un recueillement profond régnait dans toute la foule. Tous les cœurs étaient pénétrés de respect pour les saints mystères.

Le couvent des Dominicains n’était séparé de celui de Sainte-Claire que par le lieu de la sépulture et par le jardin. Les moines avaient été invités à assister à la procession. Ils arrivèrent alors marchant deux à deux, tenant à la main des cierges allumés, et chantant des hymnes en l’honneur de sainte Claire. Le peuple fit place à la troupe sainte, et les moines se placèrent sur deux lignes, aux deux côtés de la grande porte. Quelques minutes suffirent pour arranger l’ordre de la procession. Les portes du couvent s’ouvrirent, et l’on entendit de nouveau les religieuses chantant en plein chœur.

D’abord parut une troupe de chantres ; aussitôt qu’ils furent passés, les moines sortirent deux à deux, et suivirent à pas lents et mesures. Les novices venaient ensuite ; elles ne portaient pas de cierges comme les professes. Elles marchaient les yeux baissés et paraissaient occupées à dire leur chapelet. À celles ci succédait une jeune et aimable fille qui représentait sainte Lucie. Elle tenait un bassin d’or. Ses yeux étaient couverts d’un bandeau de velours et elle était conduite par une autre religieuse vêtue en ange. Suivait une sainte Catherine, tenant d’une main une branche de palmier, et de l’autre une épée ; elle était vêtue de blanc et son front était orné d’un diadème éclatant. Après elle paraissait sainte Geneviève, entourée d’une foule de petits diablotins qui, prenant mille figures grotesques, la tiraient par la robe et faisaient autour d’elle toutes sortes de bouffonneries, pour tâcher de distraire son attention d’un livre sur lequel ses yeux étaient constamment. attachés. Entre chacune de ces saintes était un groupe de chanteuses qui, dans des hymnes, célébraient leurs louanges respectives et élevaient leurs mérites, qu’elles déclaraient toutefois être inférieurs à ceux de sainte Claire, patronne principale du couvent. Après cela parut une longue suite de religieuses, à la suite desquelles venaient les reliques de sainte Claire, que renfermaient des vases aussi précieux par leur travail que par leur matière.

Toutes ces merveilles attiraient peu les yeux de Lorenzo ; enfin parut ce qui faisait le plus bel ornement de la cérémonie. C’était une machine faite en forme de trône, enrichie de pierreries et éblouissante de lumières. Elle s’avançait sur des roues cachées et paraissait conduite par d’aimables enfants vêtus en séraphins. Le sommet était couvert de nuages argentés sur lesquels reposait la plus belle figure qu’on eût jamais vue. C’était une jeune personne qui représentait sainte Claire. Son habit était d’un prix inestimable ; une guirlande de diamants formait autour de sa tête une gloire artificielle. Mais l’éclat de tous ces ornements le cédait à celui de ses charmes. À mesure qu’elle avançait un murmure d’étonnement parcourait les rangs de la foule. Lorenzo lui-même s’avoua en secret qu’il n’avait jamais vu une beauté plus parfaite, mais dans l’état où se trouvait son âme, il ne la considéra que comme une belle statue. Elle n’obtint de lui que le tribut d’une admiration insensible, et lorsqu’elle fut passée il n’y pensa plus.

— Qui est-elle ? demanda un spectateur assez près de Lorenzo pour que celui-ci pût l’entendre.

— C’est, répondit quelqu’un, une jeune personne dont vous avez souvent entendu vanter la beauté. Elle s’appelle Virginie de Villa-Franca. C’est une pensionnaire du couvent de Sainte-Claire. Elle est parente de l’abbesse, et on l’a choisie avec raison pour faire l’ornement de la procession.

L’abbesse suivait le trône avec un air dévot et un maintien recueilli ; elle marchait à la tête des autres religieuses qui fermaient la procession. Sa marche était grave, ses yeux étaient levés au ciel ; sa figure calme et tranquille annonçait le détachement de toutes les choses de ce monde. Aucun de ses traits ne trahissait l’orgueil secret avec lequel elle étalait la pompe et l’opulence de sa maison. Les prières du peuple la précédaient ; elle était suivie de ses bénédictions. Mais quelle fut sa surprise, quelle fut la confusion générale, lorsque don Ramirez, s’avançant vers elle, lui déclara qu’elle était sa prisonnière.

Immobile et muette d’étonnement, l’abbesse après le premier moment revint à elle-même, et criant au sacrilége, à l’iniquité, invita le peuple à venir au secours des filles du Seigneur. On se préparait à lui obéir, lorsque don Ramirez, opposant ses archers à leur fureur, commanda aux plus avancés de s’arrêter et les menaça de toutes les vengeances de l’Inquisition. À ce nom redouté tous les bras tombèrent, toutes les épées furent remises dans le fourreau. L’abbesse elle-même, pâlissant, commença à trembler. Le silence général la convainquit qu’elle n’avait rien à espérer que de son innocence ; et d’une voix troublée elle pria don Ramirez de lui apprendre de quel crime elle était accusée.

— Vous le saurez, dit-il, quand il en sera temps. Mais d’abord je dois m’assurer de la mère sainte Ursule.

— De la mère sainte Ursule ! répéta l’abbesse, d’un ton troublé.

Et jetant alors les yeux autour de don Ramirez, elle vit Lorenzo et le duc qui avaient suivi cet officier.

— Grand Dieu ! s’écria t-elle, en joignant les mains de désespoir, je suis trahie !

— Trahie ! reprit la mère sainte Ursule, qui arriva alors conduite par quelques-uns des archers et suivie de la religieuse qui l’accompagnait à la procession, non pas trahie mais dénoncée. Reconnaissez en moi votre accusatrice. Vous ne savez pas jusqu’à quel point je suis instruite de vos crimes. Seigneur, continua-t-elle, en s’adressant à don Ramirez, je me remets sous votre garde. J’accuse d’assassinat l’abbesse de Sainte-Claire, et je réponds de la vérité de mon accusation.

Un cri général de surprise s’éleva parmi tous les assistants. On demanda hautement une explication. Les religieuses, tremblantes, effrayées du bruit et du désordre, se dispersèrent et s’enfuirent d’un côté et d’autre. Quelques-unes regagnèrent le couvent ; d’autres cherchèrent un asile dans la demeure de leurs parents. Plusieurs, uniquement occupées du danger actuel, et ne songeant qu’à éviter le tumulte, couraient au travers des rues sans savoir où elles allaient. L’aimable Virginie fut une des premières à s’enfuir. Elle avait laissé son trône vacant ; et le peuple, pour mieux entendre la mère sainte Ursule, voulut absolument qu’elle montât dessus pour le haranguer. La religieuse y consentît ; elle monta sur la brillante machine, et s’adressa en ces termes à la foule qui l’entourait.




CHAPITRE XXVII.

Mort d’Agnès et de l’abbesse.


Quelque étrange, quelque peu convenable que puisse paraître ma conduite dans une femme, et surtout dans une religieuse, la nécessité me servira d’excuse. Un secret, un horrible secret, pèse sur mon âme. Je ne puis jouir d’aucun repos que je ne l’aie révélé au monde entier et que je n’aie apaisé le sang innocent qui me crie vengeance du fond du tombeau. J’ai beaucoup risqué pour me procurer cette occasion de soulager ma conscience. Si j’avais échoué dans mes efforts pour déceler le crime, si l’abbesse avait seulement soupçonné que ce mystère d’iniquité me fût connu, ma perte était inévitable. Les anges de lumière qui veillent sans cesse sur ceux qui méritent leur faveur m’ont aidée à cacher mon projet. Il m’est donc permis de faire un récit dont les circonstances glaceront d’horreur toutes les âmes sensibles. Je prends à tâche de déchirer le voile de l’hypocrisie et d’apprendre aux parents égarés à quels dangers est exposée la malheureuse femme qu’ils ont une fois soumise à l’empire de la tyrannie monastique.

Parmi les religieuses de Sainte-Claire, aucune n’était plus aimable, aucune n’était plus douce qu’Agnès de Medina ; je la connaissais parfaitement ; j’étais son amie, sa confidente ; je n’étais pas la seule qui eût pour elle une tendre amitié ; sa piété vraie, son empressement à obliger, son caractère angélique, la faisaient chérir de tout ce qu’il y avait d’estimable dans la communauté. L’abbesse elle-même, vaine, sévère et scrupuleuse, ne pouvait refuser à Agnès une approbation qu’elle n’accordait à personne. Chacun a quelque défaut. Hélas ! Agnès eut une faiblesse ; elle viola les lois de notre ordre, et encourut la haine de l’implacable abbesse. Les règles de Sainte-Claire sont sévères, mais antiques et négligées ; plusieurs, depuis quelques armées, étaient restées dans l’oubli, ou, par un consentement général, avaient été remplacées par des dispositions plus douces. La peine attachée au crime d’Agnès était cruelle, était barbare. La loi était depuis longtemps tombée en désuétude. Hélas ! elle existait encore, et la vindicative abbesse voulut la faire revivre. Cette loi ordonnait que la coupable fût plongée dans un cachot secret, spécialement destiné à cacher éternellement au monde la victime d’une superstitieuse tyrannie. Dans cette triste demeure, elle devait être en proie à une solitude perpétuelle et crue morte de tous ceux que des liaisons de famille ou d’amitié auraient pu engager à tâcher de la secourir. Ainsi devait-elle languir le reste de ses jours, sans autre nourriture que du pain et de l’eau, sans autre consolation que la facilité de donner un libre cours à ses larmes.

L’indignation élevée par ce récit fut si violente que pendant quelques moments elle interrompit la narration de la mère sainte Ursule. Lorsque l’agitation eut cessé et que le silence eut recommencé à régner dans l’auditoire, elle reprit son discours, pendant lequel, à chaque phrase, les terreurs de l’abbesse paraissaient augmenter.

On assembla un conseil de douze anciennes religieuses ; j’étais du nombre. La prieure peignit de couleurs exagérées les torts d’Agnès, et n’eut pas de scrupule de remettre en vigueur cette loi presqu’oubliée. Je dois le dire à la honte de notre sexe : le pouvoir de l’abbesse était si absolu dans le couvent, et le malheur, la solitude et les austérités avaient tellement endurci les cœurs de nos anciennes et aigri leur caractère, que cette barbare proposition obtint neuf voix sur douze. Je n’étais pas une des neuf ; j’avais eu de fréquentes occasions de me convaincre des vertus d’Agnès ; j’avais pour elle un tendre attachement ; je compatissais à sa faiblesse et j’avais pitié de son malheur. Les mères Berthe et Concilie se mirent de mon côté ; nous fîmes la plus forte opposition, et la supérieure se trouva forcée de changer de projet ; quoique la majorité fût de son avis, elle craignit de braver le nôtre ouvertement ; elle savait que, soutenues par la famille de Medina, nous serions assez fortes pour l’emporter ; elle n’ignorait pas non plus que c’en serait fait d’elle si Agnès, une fois enfermée et crue morte, venait à être découverte ; elle renonça donc, quoiqu’avec beaucoup de répugnance, à son dessein. Elle demanda quelques jours pour trouver un genre de pénitence qui pût être approuvé de toute la communauté, et promit aussitôt qu’elle aurait pris une résolution de rassembler le même conseil. Deux jours se passèrent. Le soir du troisième, on annonça que le lendemain Agnès serait interrogée, et que, suivant la conduite qu’elle tiendrait en cette occasion, sa peine serait augmentée ou mitigée.

Dans la nuit qui précéda cet examen, indignée, je me glissai dans la cellule d’Agnès à une heure où je supposais les autres religieuses endormies. Je la consolai autant qu’il m’était possible ; je l’invitai à prendre courage ; je lui dis de compter sur l’appui de ses amis, et je convins avec elle de certains signes par lesquels je m’engageais à répondre par oui ou par non aux questions de l’abbesse ; sachant que son ennemie chercherait à l’effrayer, à l’embarrasser, je craignais qu’on ne lui surprît quelqu’aveu préjudiciable à ses intérêts. Je voulais tenir ma visite secrète, et je restai peu de temps avec Agnès. Je la pressai de ne point se laisser abattre ; mêlant mes larmes à celles qui inondaient son visage, je l’embrassai tendrement, et j’étais sur le point de me retirer, lorsque j’entendis marcher quelqu’un qui s’approchait de la cellule ; je m’éloignai vite de la porte. Un rideau qui couvrait un grand crucifix m’offrit une retraite ; je courus me cacher derrière. La porte s’ouvrit, et l’abbesse entra suivie de quatre autres religieuses ; elles s’approchèrent du lit d’Agnès. L’abbesse lui reprocha sa faiblesse dans les termes les plus durs. Elle lui dit qu’elle déshonorait la maison, qu’un monstre comme elle ne méritait pas de vivre. Puis elle lui ordonna de boire une liqueur contenue dans un vase que lui présentait une des religieuses. Inquiète sur les effets de ce breuvage, et craignant de se trouver sur le bord de l’éternité, la malheureuse enfant tâcha par les prières les plus touchantes d’exciter la pitié de l’abbesse. Elle demanda la vie dans des termes qui auraient attendri le cœur d’un tigre ; elle promit de se soumettre à toutes les punitions qu’on voudrait lui infliger, la honte, la prison, les tourments ; elle supporterait tout, pourvu qu’on lui laissât la vie, qu’on lui accordât seulement un mois, une semaine, un jour. Son impitoyable ennemie écouta sans se laisser émouvoir ses instantes prières. Elle lui dit que d’abord elle s’était proposée de la laisser vivre, et que si elle avait changé d’avis, elle n’avait à s’en prendre qu’aux amies qui l’avaient défendue. Elle continua d’insister pour qu’elle avalât le poison, lui dit d’implorer la miséricorde de Dieu, et non la sienne, et lui assura que dans une heure elle ne serait plus au nombre des vivants. Voyant qu’il n’y avait aucun espoir de toucher cette femme insensible, Agnès essaya de se jeter à bas de son lit et de demander du secours. Elle se flattait, si elle ne pouvait échapper au danger qui la menaçait, d’avoir au moins des témoins de la violence qu’on lui voulait faire. L’abbesse devina son intention ; elle la saisit avec force par le bras et la rejeta sur son oreiller. En même temps, tirant un poignard et en mettant la pointe sur le sein de la malheureuse Agnès, elle lui déclara que si elle jetait un seul cri ou si elle tardait encore un instant à boire le poison, elle allait le lui enfoncer dans le cœur. Déjà à demi-morte de frayeur, elle ne put résister plus longtemps ; la religieuse approcha avec le funeste vase. L’abbesse força Agnès de le prendre et d’avaler le breuvage. La malheureuse enfant le but et le crime fut consommé. Les religieuses s’assirent près du lit ; aux gémissements de l’infortunée elles répondirent par des reproches. Elles interrompaient par des sarcasmes les prières par lesquelles elle se recommandait à la miséricorde divine ; elles la menaçaient de la colère de Dieu et de la damnation éternelle ; elles lui disaient qu’il n’y avait pour elle aucun espoir de pardon et jonchaient ainsi d’épines la couche douloureuse de la mort. Telles furent les souffrances de cette malheureuse infortunée, jusqu’au moment où la mort vint la soustraire à la malice de ses persécutrices. Elle expira entre l’horreur du passé et la crainte de l’avenir ; et ses derniers moments furent si terribles qu’ils durent amplement satisfaire la haine et la vengeance de ses ennemis.

L’abbesse, aussitôt que sa victime eut cessé de respirer, sortit de la chambre ; ses complices la suivirent.

Ce ne fut qu’alors que j’osai sortir de mon asile. Je n’avais point défendu ma malheureuse amie, sachant bien que, sans pouvoir la sauver, j’aurais subi le même sort. Frappée d’horreur et d’effroi, j’eus à peine la force de regagner ma cellule. Avant de passer la porte de celle d’Agnès, je jetai un dernier regard sur le lieu où gisait sans vie cette fille naguère si aimable et si belle ; je fis du fond de mon cœur une prière pour le repos de son âme, et je jurai de venger sa mort par la honte et le châtiment de ses assassins ; ce n’est qu’avec bien de la peine et des dangers que j’ai tenu ma promesse. À l’enterrement d’Agnès, égarée par la douleur, j’eus l’imprudence de laisser tomber quelques mots qui alarmèrent la conscience coupable de l’abbesse. Je devins l’objet de ses soupçons ; on observa toutes mes démarches, on suivit tous mes pas ; je fus environnée d’espions. Il s’écoula bien du temps avant que je pusse instruire les parents d’Agnès de mon fatal secret. On fit courir le bruit que cette infortunée était morte subitement. Cette fable fut crue, non-seulement par ses amis, dans la ville, mais même par les personnes qui, dans le couvent, s’intéressaient à elle. Le poison n’avait laissé sur son corps aucune trace. Personne ne soupçonna la véritable cause de sa mort ; elle resta inconnue à tout le monde, excepté à ses assassins et à moi.

Je n’ai rien à ajouter ; je réponds sur la vie de la vérité de tout ce que j’ai dit. Je répète que l’abbesse est un assassin ; qu’elle a ôté du monde et peut-être du ciel une infortunée dont la faute était légère et pardonnable ; qu’elle a abusé du pouvoir qui lui était confié ; qu’elle a agi en tyran et en hypocrite. J’accuse aussi comme ses complices les quatre religieuses Violette, Camille, Alix et Marianne. Elles sont aussi coupables que l’abbesse.

La mère sainte Ursule finit ainsi son récit. D’un bout à l’autre, il avait excité l’horreur et l’étonnement. Mais lorsqu’elle en fut à l’assassinat d’Agnès, l’indignation du peuple s’exprima si haut qu’on eut bien de la peine à l’entendre jusqu’à la fin ; le murmure augmentait d’un instant à l’autre. Enfin des cris s’élevèrent de toutes parts, demandant qu’on livrât l’abbesse à la fureur de la multitude. Don Ramirez s’y refusa avec courage. Lorenzo lui-même observa au peuple que l’accusée n’était point jugée, et l’engagea à laisser à l’Inquisition le soin de la punir. Toutes les représentations furent inutiles ; le tumulte devint plus violent et la populace plus irritée. Ramirez tâcha vainement d’emmener sa prisonnière hors de la foule ; de quelque côté qu’il passât, un attroupement lui fermait le passage et demandait à grands cris l’abbesse. Ramirez ordonna à sa suite de se faire un chemin à travers la multitude. Pressés par la foule, ses soldats ne purent pas même tirer leurs épées. Il menaça les plus avancés de la vengeance de l’Inquisition ; mais l’effervescence était telle que ce nom terrible ne produisait plus aucun effet. Lorenzo, malgré l’horreur que lui donnait pour l’abbesse le souvenir de sa sœur, ne pouvait sans pitié voir une femme dans une position si terrible. Mais en dépit de ses efforts et de ceux du duc, malgré ceux de don Ramirez et de ses archers, le peuple continuait à les serrer de près ; enfin il se fit jour au travers des gardes qui protégeaient sa proie, l’arracha de cet asile et se disposa à en faire une justice aussi prompte que terrible. Tremblante, égarée, sachant à peine ce qu’elle disait, la malheureuse femme demandait un moment de répit. Mais le peuple, tout entier à sa vengeance, ne l’écouta point. On lui fit toutes sortes d’insultes, on la couvrit de boue et d’ordure, on lui prodigua les noms les plus odieux ; des hommes furieux se l’arrachaient les uns aux autres, et le dernier était toujours plus barbare que celui qui venait de la quitter ; ils étouffaient par leurs cris de rage la faible voix dont les accents plaintifs imploraient leur pitié. Traînée au travers des rues, foulée aux pieds, accablée de coups, elle subit tous les tourments que peuvent inventer la fureur et la vengeance. Enfin un pavé lancé par une main vigoureuse vint la frapper à la tempe ; elle tomba baignée dans son sang, et quelques minutes après elle termina son sort et son supplice. Quoique devenue insensible aux insultes de la multitude, elle continua à en recevoir les outrages. La rage impuissante de ses meurtriers s’exerça sur son cadavre, et ne s’arrêta qu’après l’avoir mutilée, défigurée, de manière à lui ôter jusqu’à la forme d’une créature humaine.


FIN DU TROISIÈME VOLUME.