Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/26

Tome 3. Chapitre XXVI.



CHAPITRE XXVI.

Don Raymon et Agnès se retrouvent.
Leurs amours.


Il y avait environ huit mois que j’étais de retour à Madrid. Sortant un jour de la Comédie, je revenais seul à pied à mon hôtel ; la nuit était noire. Plongé dans mes réflexions, je ne m’aperçus pas que trois hommes m’avaient suivi depuis le théâtre. Au détour d’une rue peu fréquentée, ils m’attaquèrent tous à la fois avec une excessive furie. Je fis quelques pas en arrière et mis l’épée à la main, tenant mon manteau ployé sous mon bras gauche. L’obscurité de la nuit me fut favorable ; la plupart de leurs coups portèrent dans mon manteau et ne m’atteignirent point. J’eus le bonheur de renverser à mes pieds l’un de mes adversaires. Cependant, j’avais reçu quelques blessures, et les autres me poursuivaient si vivement que j’aurais inévitablement succombé, si un noble cavalier, averti par le bruit des épées, ne fût venu à mon secours ; plusieurs domestiques le suivaient avec des flambeaux. À leur approche, les deux spadassins prirent la fuite et se perdirent dans l’obscurité.

L’inconnu s’adressa à moi avec beaucoup de politesse, et me demanda si j’étais blessé. Déjà affaibli par la perte de mon sang, j’eus à peine la force de le remercier. Je le priai d’ordonner que quelques-uns de ses serviteurs me transportassent à l’hôtel de Las Cisternas. Mais je n’eus pas plus tôt prononcé ce nom que l’inconnu, se disant ami de mon père, ne voulut pas permettre qu’on me transportât si loin avant que mes blessures eussent été examinées. Il ajouta que sa maison était peu éloignée, et me pria de l’y accompagner. Il me fit cette offre d’une manière si obligeante que je ne pus la refuser, et, appuyé sur son bras, il me conduisit dans l’espace de quelques minutes à la porte d’un magnifique hôtel.

En entrant, je remarquai qu’un vieux serviteur à cheveux blancs, qui avait l’air d’attendre mon conducteur, lui demanda si monsieur le duc reviendrait bientôt à Madrid. — Non, répondit-il ; je sais qu’il se propose de rester encore quelques mois à la campagne. — Mon libérateur fit alors appeler le chirurgien de la maison. Je fus conduit dans un fort bel appartement et placé sur un lit de repos. Le chirurgien ayant visité mes blessures, déclara qu’elles étaient fort peu dangereuses ; cependant, il me conseilla de ne pas m’exposer à l’air frais de la nuit, et l’inconnu me pressa de si bonne grâce de prendre un lit dans sa maison, que je consentis à ne retourner chez moi que le lendemain.

Étant resté seul avec lui, je lui fis mes remercîments en termes plus expressifs que je n’avais pu le faire jusqu’alors.

— Ne parlez pas de cela, me dit-il, c’est moi qui dois m’estimer heureux d’avoir pu vous rendre ce petit service, et j’ai des obligations à ma famille de m’avoir retenu si tard à Sainte-Claire. J’ai toujours fait profession de la plus haute estime pour le marquis de Las Cisternas ; et quoique je n’aie pas eu occasion de me lier aussi particulièrement avec lui que je l’aurais désiré, je suis fort aise de pouvoir faire connaissance avec son fils. Croyez, monsieur, que mon frère, dans la maison de qui vous êtes en ce moment, regrettera ne s’y être point trouvé ; mais en l’absence du duc, c’est à moi d’en faire les honneurs, et j’ose vous assurer en son nom que tout ce que contient l’hôtel de Medina est parfaitement à votre disposition.

— Imaginez, s’il se peut, ma surprise, Lorenzo, lorsque je découvris dans la personne de mon libérateur don Gaston de Medina, le père d’Agnès et le vôtre ; lorsque j’appris aussi de sa bouche qu’Agnès habitait le couvent de Sainte-Claire. La joie que me causa cette découverte fut un peu affaiblie, lorsque répondant à quelques questions que je lui faisais d’un air assez indifférent, il me dit que sa fille avait non-seulement pris le voile, mais qu’elle avait aussi prononcé ses vœux. Cependant je ne m’affectai que modérément de cette nouvelle, soutenu par l’idée que le crédit de mon oncle à la cour de Rome aurait bientôt aplani cet obstacle et que j’obtiendrais aisément la résiliation de ses vœux. Je ne laissai donc voir aucune inquiétude et ne parus occupé que du soin de témoigner ma reconnaissance à don Gaston et de gagner son amitié.

Un domestique entrant en ce moment dans la chambre m’annonça que le spadassin que j’avais blessé donnait encore quelques signes de vie et même qu’il recommençait à parler. Je priai qu’on le fît porter à l’hôtel de mon père, désirant l’interroger moi-même et savoir de lui quel motif l’avait porté à attenter à ma vie. Don Gaston, curieux aussi de les connaître, me pressa d’interroger l’assassin en sa présence ; mais il me trouva peu disposé pour deux raisons, à satisfaire ma curiosité ; la première c’est que, soupçonnant déjà d’où partait le coup, je ne crus pas devoir exposer ainsi sous ses yeux le crime de sa sœur ; la seconde c’est que je craignais que, me reconnaissant pour Alphonso d’Alvarado, il ne prît des précautions extraordinaires pour m’empêcher de voir Agnès. Lui faire l’aveu de ma passion pour sa fille, entreprendre de lui faire goûter mes projets, ce que je connaissais du caractère de don Gaston suffisait pour me faire connaître que cette démarche eût été imprudente. Je lui donnai donc à entendre que, soupçonnant une certaine dame d’être mêlée dans cette affaire, et ayant quelques raisons de désirer que son nom restât inconnu, je croyais devoir interroger cet homme en particulier. La délicatesse de don Gaston ne lui permit point d’insister sur ce point, et l’assassin fut transporté à mon hôtel.

Le lendemain matin je pris congé de mon hôte, qui devait le même jour retourner auprès du duc. Mes blessures avaient été légères. Le chirurgien qui examina celle du spadassin la déclara mortelle. Il mourut en effet quelques minutes après avoir avoué que dona Rodolphe avait été l’instigatrice du complot.

Je n’eus plus alors d’autre affaire que celle de retrouver Agnès, de la revoir. Je ne vous ferai point mystère, Lorenzo, des moyens que j’employai pour y parvenir. Je corrompis à prix d’argent le vieux jardinier, qui m’introduisit dans le couvent de Sainte-Claire, déguisé sous un habit de paysan. Je fus même présenté à l’abbesse et accepté par elle en qualité de garçon jardinier. Je revis Agnès, je la vis plusieurs fois avant qu’elle pût me reconnaître. Plusieurs fois j’entendis sa vieille et austère abbesse, se promenant avec elle, la réprimander avec aigreur sur sa continuelle mélancolie, lui reprocher que, dans sa situation, pleurer la perte d’un amant était un crime et qu’en toute situation pleurer celle d’un infidèle était une folie. Agnès enfin me reconnut ; et c’est ici, Lorenzo, que j’ai besoin d’en appeler pour ma justification à notre longue amitié, à la connaissance que vous avez de mon inaltérable honneur ; c’est ici que je dois implorer votre indulgence ; je supprime d’inutiles détails. Agnès m’aimait. Lorsque j’eus trouvé l’occasion favorable de lui parler sans témoin, obéissante aux volontés de son père, fidèle à ses vœux, elle refusa de m’écouter ; elle m’entendit cependant, pressé par mes sollicitations. Je me justifiai pleinement à ses yeux ; je lui exposai tous mes motifs d’espérance ; je la fis consentir à seconder mes projets. Chaque nuit elle se rendait dans un réduit écarté que m’avait procuré le jardinier. Là, plus libre qu’au milieu du monde, je lui jurai une éternelle tendresse. Rappelez-vous, Lorenzo, notre amour, si violemment contrarié, mes souffrances, la pureté de mes intentions, ma ferme résolution de n’avoir jamais qu’Agnès pour épouse ; rappelez-vous sa candeur, la violence faite à ses sentiments. Que vous dirai-je enfin ? Dans un moment de délire nous ne reconnûmes le danger auquel nous exposait notre mutuelle tendresse qu’en nous apercevant que l’amour nous avait égarés l’un et l’autre, que les vœux d’Agnès étaient déjà enfreints et qu’elle était déjà mon épouse.

T. 3.                                                                                                  P. 116.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 3 P. 116.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 3 P. 116.

Ici Lorenzo donna des marques visibles de mécontentement. Le marquis l’apaisa, en le nommant son ami, son frère, et continua :

Après les premiers instants de délire passés, cet accident fit frémir Agnès. L’amour cédant tout-à-coup aux regrets et à la crainte, elle me fit des reproches amers. Frappée de terreur, elle s’échappa de mes bras et s’enfuit dans sa cellule. Depuis ce moment je n’ai pu la revoir qu’une seule fois, et c’était en plein jour, comme elle se promenait appuyée sur le bras d’une de ses compagnes, qui paraissait être son amie, et avec laquelle je l’avais déjà vue plusieurs fois. Elle jeta sur moi un triste regard et détourna la tête.

Dès le soir de ce jour même, le jardinier me notifia qu’il ne pouvait plus me servir. — La jeune sœur, dit-il, m’a déclaré que si je continuais à vous admettre dans le jardin, elle-même découvrirait tout à madame l’abbesse. Elle m’a dit encore que votre présence désormais lui était pénible, et que si vous conserviez quelque respect pour elle, vous ne deviez plus chercher à la voir. Excusez-moi donc si je vous dis qu’il ne m’est plus possible de favoriser votre déguisement. Si l’abbesse venait à savoir ce que j’ai fait pour vous, non contente de me renvoyer, elle m’accuserait d’avoir profané son couvent et me ferait jeter dans les prisons de l’Inquisition.

Je combattis vainement sa résolution ; il me refusa toute entrée dans le jardin, et Agnès persévéra à ne vouloir plus ni me voir ni m’entendre.

Environ quinze jours après, une maladie violente dont mon père fut attaqué m’obligea de partir pour l’Andalousie. Je m’y rendis et trouvai le marquis à l’article de la mort. Quoique dès les premiers symptômes sa maladie eût été déclarée mortelle, elle traîna pendant plusieurs mois. Ensuite la nécessité où je me trouvai de mettre ordre à mes affaires après son décès ne me permit pas de quitter l’Andalousie. Mais de retour à Madrid depuis quatre jours, j’ai trouvé en arrivant à mon hôtel la lettre que voici. Ici le marquis ouvrit le tiroir de son secrétaire, et en tira un papier qu’il présenta à Lorenzo ; celui-ci l’ouvrit, reconnut la main de sa sœur et lut :

« Dans quel abîme de maux vous m’avez plongée, Raymond ; vous m’avez rendue aussi criminelle que vous. J’avais résolu de ne vous revoir de ma vie, de vous oublier s’il était possible et même de vous haïr. Un être pour lequel je sens déjà une tendresse maternelle me sollicite de pardonner à mon séducteur et de réclamer son amour. Raymond, votre enfant vit déjà dans mon sein. Je redoute la vengeance de l’abbesse ; je tremble pour moi-même et plus encore pour l’innocente créature dont l’innocence dépend de la mienne. Nous serions perdus l’un et l’autre si l’on venait à découvrir mon état ; conseillez-moi, dites-moi ce que je dois faire, mais ne cherchez pas à me voir. Le jardinier qui s’est chargé de vous remettre cette lettre est renvoyé ; celui qui le remplace est d’une fidélité incorruptible. L’unique moyen de me faire passer votre réponse est de la cacher sous la grande statue de saint Dominique, dans l’église des Dominicains, où je vais à confesse tous les jeudis. Je pourrai aisément la prendre là sans être aperçue. Je sais que vous êtes absent de Madrid ; est-il nécessaire que je vous prie de m’écrire aussitôt après votre retour ? je ne le pense pas. Ah ! Raymond, ma situation est cruelle. Forcée d’embrasser une profession dont je me sens peu propre à remplir les devoirs, pénétrée de la sainteté de ces devoirs, et séduite, hélas ! par l’homme que j’aimais le plus, je me vois réduite à opter entre la mort et le parjure. Ma faiblesse, l’affection maternelle, ne me permettent pas d’hésiter. La mort de mon pauvre père, arrivée depuis notre séparation, écarte un des plus grands obstacles à notre union. Mon père repose dans le tombeau, et je n’ai plus à redouter sa colère. Mais la colère de Dieu, Raymond, qui pourra m’y soustraire ? Qui me protégera contre le cri de ma propre conscience ? Je n’ose m’appesantir sur ces réflexions ; elles me rendraient folle. Ma résolution est prise ; obtenez la résiliation de mes vœux ; je suis prête à vous suivre ; écrivez-moi, ô mon époux ! dites-moi que l’absence n’a point diminué votre amour ; dites-moi que vous allez sauver de la mort votre innocent enfant et sa malheureuse mère. Je suis en proie à toutes les angoisses de la terreur. Il me semble que tous les yeux qui se fixent sur moi lisent sur mon visage mon secret et ma honte. Vous êtes la cause, Raymond, de toutes ces souffrances. Oh ! que j’étais loin de soupçonner, quand mon cœur commença à vous aimer, les tristes effets de l’amour ! Agnès. »

Après avoir lu cette lettre, Lorenzo la rendit en silence. Le marquis la plaça dans son secrétaire et continua.

Cette nouvelle si peu attendue mais si ardemment désirée me combla de joie. Mon plan fut aussitôt arrêté.

Lorsque j’appris la retraite d’Agnès, ne doutant pas qu’elle ne fut disposée à quitter le couvent, j’avais déjà fait confidence de toute l’affaire au cardinal duc de Lerme, qui aussitôt s’était occupé d’obtenir la bulle nécessaire. J’ai heureusement négligé d’arrêter les démarches ; une lettre que je viens de recevoir de lui m’annonce qu’il attend tous les jours l’ordre de la cour de Rome. J’étais assez d’avis d’attendre patiemment cet ordre ; mais le cardinal me conseilla de faire sortir, s’il est possible, Agnès du couvent, à l’insu de la supérieure, ne doutant point que celle-ci ne voie avec un extrême déplaisir sortir de sa maison une jeune personne d’un rang si distingué, et qu’elle ne regarde son abjuration comme une insulte faite au couvent de Sainte-Claire. Il me représente cette abbesse comme une femme d’un caractère violent et vindicatif. J’ai à craindre qu’en enfermant Agnès dans son couvent elle ne frustre toutes mes espérances, et ne rende vaines les lettres du pape. D’après cette considération, j’ai résolu d’enlever Agnès et de la tenir cachée dans une des terres du cardinal-duc jusqu’à l’arrivée de la bulle ; il approuve mon dessein et m’assure qu’il est prêt à donner asile à la belle fugitive. J’ai donc fait pour opération première arrêter sûrement et transporter à mon hôtel le nouveau jardinier de Sainte-Claire. Par ce moyen je tiens en ma possession la clef de la porte du jardin ; il ne me restait plus qu’à préparer Agnès à son évasion, et c’est ce que je faisais par la lettre que vous m’avez vu placer à l’endroit qu’elle m’avait indiqué. Cette lettre lui annonce que je serai prêt à la recevoir demain, à minuit, et que tout est préparé pour sa prompte et infaillible délivrance.

Vous connaissez maintenant, Lorenzo, toute l’histoire de mes amours ; vous êtes à même de juger ma conduite et de reconnaître la fausseté des récits qui vous ont été faits. Je vous répète ici que mes intentions relativement à votre sœur ont toujours été pures et honorables ; que mon dessein et mon unique désir ont toujours été et sont toujours de l’avoir pour femme. J’espère qu’en faveur de ces dispositions vous me pardonnerez l’erreur d’un moment ; que vous-même m’aiderez à réparer mes torts envers elle et à m’assurer un titre légitime à la possession de sa personne et de son cœur.

Après que le marquis eût ainsi terminé le récit de ses aventures, Lorenzo garda quelques instants le silence ; il le rompit enfin.

— Raymond, dit-il en lui prenant la main, les lois strictes de l’honneur exigeraient que je vengeasse dans votre sang l’outrage que vous avez fait à ma famille ; mais d’après les circonstances particulières que vous venez de me raconter, je ne puis voir en vous un ennemi. Je conçois que la tentation a été trop forte et qu’il aurait fallu une sorte de vertu plus qu’humaine pour la surmonter. La superstition de mes parents est la seule cause de tous ces malheurs ; ils sont plus répréhensibles qu’Agnès et que vous-même. Le passé ne peut être rappelé, mais il peut être réparé par votre union avec ma sœur. Vous avez été, vous continuerez d’être mon meilleur et unique ami. J’ai pour Agnès la plus tendre affection ; et si j’avais eu à faire choix d’un époux pour elle, c’est vous-même que j’aurais choisi. Poursuivez donc votre entreprise. Je vous accompagnerai demain au soir et conduirai moi-même Agnès à la maison du cardinal. Ma présence légitimera sa conduite et mettra à l’abri de toute censure sa fuite du couvent.

Le marquis lui témoigna sa vive reconnaissance. Lorenzo lui apprit qu’il n’avait plus rien à craindre de l’inimitié de dona Rodolphe, car elle était morte depuis cinq mois. Les deux amis se séparèrent ensuite.

Tout était prêt pour le second enlèvement d’Agnès ; Raymond et Lorenzo se rendirent le lendemain, à minuit, avec un carrosse à quatre chevaux, sous les murs du couvent. Don Raymond, possesseur de la clef du jardin, en ouvrit la porte ; ils entrèrent et attendirent pendant quelque temps qu’Agnès vînt les rejoindre. Le marquis, impatient et craignant que la seconde tentative ne fût pas plus heureuse que la première, proposa d’aller de plus près reconnaître le couvent. Les deux amis s’approchèrent ; tout était tranquille et dans l’obscurité. Mais en vain attendirent-ils ; l’abbesse, quoiqu’instruite du dessein de l’amant d’Agnès, s’était contentée de la renfermer étroitement, laissant à don Raymond la liberté de poursuivre l’accomplissement de son projet. Le marquis et Lorenzo, ayant attendu jusqu’au point du jour, se retirèrent sans bruit, alarmés de voir ainsi leur projet découvert et ne pouvant en deviner la cause.

Le lendemain matin, Lorenzo courut au couvent et demanda sa sœur. L’abbesse parut à la grille et lui annonça que depuis plusieurs jours Agnès avait paru fort agitée ; et qu’enfin jeudi au soir elle était tombée malade et gardait le lit en ce moment.

Lorenzo ne crut pas un mot de cette histoire et demanda à être introduit dans la cellule d’Agnès.

L’abbesse fit le signe de la croix, choquée de la seule idée que l’œil profane d’un homme pût parcourir l’intérieur de la sainte maison. Elle refusa à Lorenzo d’acquiescer à sa demande. Celui ci s’en retourna et raconta au marquis ce qui s’était passé. Ils ne doutèrent plus que leurs projets n’eussent été découverts.

Ils étaient dans les plus cuisants chagrins. Raymond tomba malade ; mais sur ces entrefaites il reçut une lettre du cardinal-duc de Lerme. Cette lettre renfermait la bulle du pape qui relevait Agnès de ses vœux, et ordonnait qu’elle fut rendue à ses parents. L’arrivée de ce papier essentiel détermina la marche qu’ils suivraient désormais. Ils convinrent que Lorenzo irait porter dès le lendemain une expédition de la bulle du pape à l’abbesse, qui, pour se dispenser d’obéir, ne pourrait alors alléguer la maladie d’Agnès ; qu’il exigerait que sa sœur lui fût remise à l’instant même et qu’il la conduirait au palais de Medina.

Le lendemain, dès le point du jour, Lorenzo était, au couvent de Sainte-Claire, muni d’une copie en bonne forme des ordres du Saint-Père. Les nonnes étaient encore à matines ; il en attendit impatiemment la fin. L’abbesse enfin parut à la grille ; il demanda à voir Agnès. — Hélas ! répondit la vieille dame, la situation de cette chère enfant devient à chaque instant plus dangereuse. Les médecins en désespèrent et ont défendu qu’elle reçût aucune espèce de visite. Lorenzo répondit à ces douloureuses exclamations en présentant à l’abbesse l’ordre exprès de Sa Sainteté et exigea que, malade ou non, sa sœur lui fût remise à l’instant.

L’abbesse reçut le papier avec l’air de la plus profonde humilité ; mais quand elle eut d’un coup d’œil vu ce qu’il contenait, sa colère parut à travers les efforts de son hypocrisie. Son visage devint pourpre, et les regards qu’elle lança à Lorenzo exprimaient la fureur et la menace.

— Cet ordre est positif, dit-elle en s’efforçant de paraître calme, et je voudrais qu’il fut en mon pouvoir de m’y conformer.

Lorenzo poussa un cri de surprise.

— Je vous le répète, monsieur, je m’empresserais d’obéir à cet ordre ; mais malheureusement cela n’est plus en mon pouvoir. J’ai voulu, par égard pour vos sentiments fraternels, vous annoncer par degrés un malheureux événement, vous préparer à en recevoir courageusement la nouvelle. Cet ordre exprès rompt toutes mes mesures. Vous demandez Agnès, votre sœur ; je suis obligée de vous annoncer sans retour qu’elle est morte samedi dernier.

Lorenzo pâlit.

— Vous me trompez, dit-il après un moment de réflexion. Il n’y a pas encore cinq minutes que vous me disiez qu’elle était malade mais toujours vivante. Produisez-moi ma sœur à l’instant même ; je dois, je veux la voir.

— Vous vous oubliez, monsieur ; vous devez le respect à mon âge ainsi qu’à ma profession. Votre sœur n’est plus. Je ne vous ai caché jusqu’à présent sa mort que pour vous épargner un coup trop violent. En vérité, je suis bien mal payée de mes bonnes intentions. Et quel intérêt, je vous prie, aurais-je à la retenir ? Il m’eût suffi de connaître qu’elle désirait quitter notre communauté pour souhaiter moi-même son absence. Son séjour ici ne pouvait être d’ailleurs qu’un opprobre pour le couvent de Sainte-Claire. Votre sœur, monsieur, a trompé ma tendre affection ; elle est bien criminelle, et quand vous connaîtrez la cause de sa mort, vous vous en réjouirez. Elle tomba malade jeudi dernier, au sortir du tribunal de la pénitence. Sa maladie était accompagnée des plus étranges symptômes ; cependant, elle persistait à n’en point avouer la cause. Nous sommes toutes, grâces au ciel, trop innocentes pour en avoir eu le moindre soupçon. Imaginez quelle fut notre consternation, notre horreur, lorsqu’on nous apprit le lendemain qu’elle avait mis au monde un enfant mort en naissant, et qu’elle suivit immédiatement au tombeau. Quoi ! monsieur, je ne vois sur votre visage ni surprise, ni indignation ? Est-il possible que l’infamie de votre sœur n’excite en vous aucun mouvement d’insensibilité ? En ce cas, je vous retire ma compassion, il n’est plus, je vous le répète, en mon pouvoir d’obéir aux ordres de Sa Sainteté, et je vous jure, par notre divin Sauveur, qu’elle est en terre depuis trois jours.

Lorenzo désespéré sortit ; mais don Raymond, en apprenant cette nouvelle, devint presque fou ; il ne pouvait se figurer qu’Agnès fût morte et persistait à dire qu’elle était toujours dans l’enceinte des murs du couvent. Il n’était point de raisonnement qui pût lui faire abandonner ses espérances ; chaque jour il inventait, mais sans succès, un nouvel artifice pour en obtenir quelque nouvelle.

Medina, de son côté, avait renoncé à l’espoir de la revoir ; mais il encourageait les recherches de don Raymond, bien persuadé qu’on avait employé contre la vie de sa sœur des moyens violents, et brûlant de tirer une vengeance éclatante des procédés qu’il attribuait à l’insensible abbesse.

Medina et le marquis décidèrent qu’ils devaient livrer à la justice les assassins d’Agnès. Lorenzo fut obligé de signifier au grand inquisiteur l’ordre du cardinal duc, formalité essentielle dans le cas où il était question d’arrêter un membre de l’Église, de communiquer son projet à son oncle et d’assembler une suite assez nombreuse pour n’avoir à craindre aucune résistance ; il n’eut pas un instant à perdre pendant le peu d’instants qui lui restaient jusqu’à minuit.

Le marquis n’était pas à beaucoup près hors de danger. L’existence lui était devenue odieuse ; il ne voyait rien dans le monde qui méritât de l’occuper. Le seul espoir qui lui restât était d’apprendre en même temps qu’Agnès était vengée et que lui-même était condamné à mourir.

Accompagné de tous les vœux de don Raymond, Lorenzo était à la porte de Sainte-Claire à l’heure indiquée par les agents de la justice. Il avait avec lui son oncle, don Ramirez de Mello, et une petite troupe d’archers choisis. Quoique leur nombre fût assez considérable, il n’étonna personne. Il y avait déjà devant la porte du couvent une grande foule qui s’y était rassemblée pour voir la procession. Il était naturel de supposer que Lorenzo et sa suite y étaient pour le même objet. Le peuple ayant reconnu le duc de Medina, se retira, et laissa passer son groupe sur le devant. Lorenzo se plaça en face de la grande porte. Convaincu que la prieure ne pourrait lui échapper, il attendit patiemment qu’elle parût. On l’attendait à minuit précis.

Les religieuses étaient occupées à remplir les cérémonies en l’honneur de sainte Claire et auxquelles aucun profane n’était admis. Les fenêtres de la chapelle étaient fort éclairées. On entendait du dehors les sons harmonieux de l’orgue, qui, mêlés à quelques voix de femmes, perçaient le silence de la nuit. Ce chœur cessa et l’on entendit une voix seule ; c’était celle de la personne destinée à remplir dans la procession le rôle de sainte Claire. On choisissait toujours pour cet emploi la plus belle femme de Madrid, et celle sur qui ce choix tombait le regardait comme un honneur insigne. Le peuple, attentif à la musique dont les sons éloignés n’étaient que plus doux, gardait un silence religieux. Un recueillement profond régnait dans toute la foule. Tous les cœurs étaient pénétrés de respect pour les saints mystères.

Le couvent des Dominicains n’était séparé de celui de Sainte-Claire que par le lieu de la sépulture et par le jardin. Les moines avaient été invités à assister à la procession. Ils arrivèrent alors marchant deux à deux, tenant à la main des cierges allumés, et chantant des hymnes en l’honneur de sainte Claire. Le peuple fit place à la troupe sainte, et les moines se placèrent sur deux lignes, aux deux côtés de la grande porte. Quelques minutes suffirent pour arranger l’ordre de la procession. Les portes du couvent s’ouvrirent, et l’on entendit de nouveau les religieuses chantant en plein chœur.

D’abord parut une troupe de chantres ; aussitôt qu’ils furent passés, les moines sortirent deux à deux, et suivirent à pas lents et mesures. Les novices venaient ensuite ; elles ne portaient pas de cierges comme les professes. Elles marchaient les yeux baissés et paraissaient occupées à dire leur chapelet. À celles ci succédait une jeune et aimable fille qui représentait sainte Lucie. Elle tenait un bassin d’or. Ses yeux étaient couverts d’un bandeau de velours et elle était conduite par une autre religieuse vêtue en ange. Suivait une sainte Catherine, tenant d’une main une branche de palmier, et de l’autre une épée ; elle était vêtue de blanc et son front était orné d’un diadème éclatant. Après elle paraissait sainte Geneviève, entourée d’une foule de petits diablotins qui, prenant mille figures grotesques, la tiraient par la robe et faisaient autour d’elle toutes sortes de bouffonneries, pour tâcher de distraire son attention d’un livre sur lequel ses yeux étaient constamment. attachés. Entre chacune de ces saintes était un groupe de chanteuses qui, dans des hymnes, célébraient leurs louanges respectives et élevaient leurs mérites, qu’elles déclaraient toutefois être inférieurs à ceux de sainte Claire, patronne principale du couvent. Après cela parut une longue suite de religieuses, à la suite desquelles venaient les reliques de sainte Claire, que renfermaient des vases aussi précieux par leur travail que par leur matière.

Toutes ces merveilles attiraient peu les yeux de Lorenzo ; enfin parut ce qui faisait le plus bel ornement de la cérémonie. C’était une machine faite en forme de trône, enrichie de pierreries et éblouissante de lumières. Elle s’avançait sur des roues cachées et paraissait conduite par d’aimables enfants vêtus en séraphins. Le sommet était couvert de nuages argentés sur lesquels reposait la plus belle figure qu’on eût jamais vue. C’était une jeune personne qui représentait sainte Claire. Son habit était d’un prix inestimable ; une guirlande de diamants formait autour de sa tête une gloire artificielle. Mais l’éclat de tous ces ornements le cédait à celui de ses charmes. À mesure qu’elle avançait un murmure d’étonnement parcourait les rangs de la foule. Lorenzo lui-même s’avoua en secret qu’il n’avait jamais vu une beauté plus parfaite, mais dans l’état où se trouvait son âme, il ne la considéra que comme une belle statue. Elle n’obtint de lui que le tribut d’une admiration insensible, et lorsqu’elle fut passée il n’y pensa plus.

— Qui est-elle ? demanda un spectateur assez près de Lorenzo pour que celui-ci pût l’entendre.

— C’est, répondit quelqu’un, une jeune personne dont vous avez souvent entendu vanter la beauté. Elle s’appelle Virginie de Villa-Franca. C’est une pensionnaire du couvent de Sainte-Claire. Elle est parente de l’abbesse, et on l’a choisie avec raison pour faire l’ornement de la procession.

L’abbesse suivait le trône avec un air dévot et un maintien recueilli ; elle marchait à la tête des autres religieuses qui fermaient la procession. Sa marche était grave, ses yeux étaient levés au ciel ; sa figure calme et tranquille annonçait le détachement de toutes les choses de ce monde. Aucun de ses traits ne trahissait l’orgueil secret avec lequel elle étalait la pompe et l’opulence de sa maison. Les prières du peuple la précédaient ; elle était suivie de ses bénédictions. Mais quelle fut sa surprise, quelle fut la confusion générale, lorsque don Ramirez, s’avançant vers elle, lui déclara qu’elle était sa prisonnière.

Immobile et muette d’étonnement, l’abbesse après le premier moment revint à elle-même, et criant au sacrilége, à l’iniquité, invita le peuple à venir au secours des filles du Seigneur. On se préparait à lui obéir, lorsque don Ramirez, opposant ses archers à leur fureur, commanda aux plus avancés de s’arrêter et les menaça de toutes les vengeances de l’Inquisition. À ce nom redouté tous les bras tombèrent, toutes les épées furent remises dans le fourreau. L’abbesse elle-même, pâlissant, commença à trembler. Le silence général la convainquit qu’elle n’avait rien à espérer que de son innocence ; et d’une voix troublée elle pria don Ramirez de lui apprendre de quel crime elle était accusée.

— Vous le saurez, dit-il, quand il en sera temps. Mais d’abord je dois m’assurer de la mère sainte Ursule.

— De la mère sainte Ursule ! répéta l’abbesse, d’un ton troublé.

Et jetant alors les yeux autour de don Ramirez, elle vit Lorenzo et le duc qui avaient suivi cet officier.

— Grand Dieu ! s’écria t-elle, en joignant les mains de désespoir, je suis trahie !

— Trahie ! reprit la mère sainte Ursule, qui arriva alors conduite par quelques-uns des archers et suivie de la religieuse qui l’accompagnait à la procession, non pas trahie mais dénoncée. Reconnaissez en moi votre accusatrice. Vous ne savez pas jusqu’à quel point je suis instruite de vos crimes. Seigneur, continua-t-elle, en s’adressant à don Ramirez, je me remets sous votre garde. J’accuse d’assassinat l’abbesse de Sainte-Claire, et je réponds de la vérité de mon accusation.

Un cri général de surprise s’éleva parmi tous les assistants. On demanda hautement une explication. Les religieuses, tremblantes, effrayées du bruit et du désordre, se dispersèrent et s’enfuirent d’un côté et d’autre. Quelques-unes regagnèrent le couvent ; d’autres cherchèrent un asile dans la demeure de leurs parents. Plusieurs, uniquement occupées du danger actuel, et ne songeant qu’à éviter le tumulte, couraient au travers des rues sans savoir où elles allaient. L’aimable Virginie fut une des premières à s’enfuir. Elle avait laissé son trône vacant ; et le peuple, pour mieux entendre la mère sainte Ursule, voulut absolument qu’elle montât dessus pour le haranguer. La religieuse y consentît ; elle monta sur la brillante machine, et s’adressa en ces termes à la foule qui l’entourait.