Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/24

Tome 3. Chapitre XXIV.

T. 3.                                                                                                FRONT.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 Frontispice
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 Frontispice
AMOURS, GALANTERIES, INTRIGUES,

RUSES ET CRIMES

DES

CAPUCINS ET DES RELIGIEUSES.




CHAPITRE XXIV.

Agnès laisse tomber la lettre. — Elle
est lue par le père Ambrosio.


Après les vêpres, tous les moines s’étaient retirés dans leurs cellules ; le prieur seul était resté dans la chapelle où devaient se rendre les religieuses du couvent voisin. Il n’attendit pas longtemps. À peine avait-il eu le temps de se placer à son confessionnal, lorsque l’abbesse de Sainte-Claire arriva avec sa suite. Chacune des religieuses fut entendue à son tour ; toutes les autres attendaient avec l’abbesse dans la sacristie. Ambrosio écouta attentivement toutes les confessions, fit des remontrances, exhorta, enjoignit des pénitences ; tout se passait, en un mot, comme il est d’usage, lorsqu’un accident vint tout à coup occasionner du trouble parmi le troupeau des pieuses cénobites.

Une jeune religieuse, occupée apparemment à considérer la figure du révérend père, laissa tomber par mégarde, à ses pieds, une lettre qu’elle tenait cachée dans son sein. Sa confession finie, elle se retirait sans s’apercevoir de sa perte. Ambrosio vit le papier, le ramassa, et s’imaginant que c’était quelque lettre écrite à cette jeune personne par ses parents, il s’empressa de la lui rendre.

— Ma sœur, ma sœur, lui cria-t-il, vous avez laissé tomber quelque chose.

Comme le papier se trouvait en ce moment presque tout-à-fait ouvert dans la main d’Ambrosio, son œil lut involontairement, à la lueur d’une petite lampe qui brûlait près de lui, les deux ou trois premiers mots de la lettre. Il tressaillit d’étonnement. La religieuse s’était retournée à sa voix ; elle aperçut sa lettre dans les mains du moine, et poussant un cri d’effroi, elle accourut pour la recevoir.

— Arrêtez, lui dit Ambrosio d’un ton sévère, je dois prendre connaissance de cette lettre.

— Quoi ! vous voulez… ah ciel ! je suis perdue ! s’écria-t-elle douloureusement en joignant ensemble ses deux mains. Pâle et tremblante, elle fut obligée de jeter, pour se soutenir, ses deux bras autour des piliers qui supportaient la voûte de la chapelle, tandis que le prieur lisait la lettre suivante :

« Tout est prêt pour votre évasion, ma chère Agnès ; la nuit prochaine je vous attendrai à minuit à la porte du jardin, dont je me suis procuré la clef, et quelques heures suffiront pour vous conduire en lieu de sûreté. Bannissez les vains scrupules ; il ne vous est pas permis de rejeter les moyens de salut qui vous sont offerts, pour vous et pour l’innocente créature que vous portez dans votre sein. Souvenez-vous que vous aviez promis d’être à moi, longtemps avant l’époque de vos vœux religieux. Songez que bientôt vous ne pourrez plus cacher votre état aux yeux de vos compagnes et que la fuite est le seul moyen qui vous reste pour éviter l’effet de leur malveillance. Adieu, mon Agnès, ma chère, mon unique épouse. Ne manquez pas de vous trouver au jardin demain, à minuit. »

Après avoir lu, Ambrosio jeta sur l’imprudente religieuse un regard de colère et de mépris.

— Mon devoir m’oblige, dit-il, à remettre cette lettre entre les mains de votre abbesse.

Au même instant il se disposa à sortir de la chapelle.

Ces mots furent un coup de foudre pour Agnès. Frappée du danger de sa situation, elle courut après lui, et de toute sa force le retint par la robe.

— Ambrosio, digne Ambrosio, s’écria-t-elle avec l’accent du désespoir, je me jette à vos pieds, je les baigne de mes larmes. Mon père, ayez compassion de ma jeunesse. Regardez d’un œil indulgent la faiblesse d’une femme ; daignez m’aider à cacher ma faute. Je l’expierai, j’en ferai pénitence le reste de ma vie, et votre bonté aura ramené une âme dans les voies du ciel.

— Prétendez-vous que je puisse être confidentiellement le partisan du crime ? Souffrirai-je que le couvent de Sainte-Claire devienne un lieu de prostitution ? que l’église du Christ nourrisse dans son sein la honte et la débauche ? Malheureuse ! l’indulgence ferait de moi votre complice ; votre crime deviendrait le mien. Vous vous êtes livrée aux coupables désirs d’un séducteur ; vous avez, par votre impureté, déshonoré l’habit que vous portez. Vous osez réclamer ma compassion ! Laissez-moi, cessez de me retenir. Où est madame l’abbesse ? ajouta-t-il en élevant la voix.

— Mon père, ô mon père, écoutez-moi un seul moment. Ne m’accusez ni d’impureté, ni de débauche, ni de prostitution. Longtemps avant que je prisse le voile, Raymond était maître de mon cœur ; il m’inspira la tendresse la plus pure, la plus irréprochable. Il était sur le point de devenir mon légitime époux. Je suis coupable d’un seul instant d’égarement, et bientôt je vais devenir mère. Ô mon père ! prenez pitié de moi ; prenez pitié de l’innocente créature dont l’existence est liée à la mienne. Si vous dévoilez mon imprudence à l’abbesse, nous sommes perdus tous deux. Le plus cruel châtiment est prononcé par les lois de Ste-Claire contre mes pareilles. Respectable Ambrosio, que la pureté de votre conscience ne vous rende pas insensible aux peines, au repentir d’un être plus faible que vous ! Quelqu’autre vertu réparera ma faute. N’exigez pas la perfection dans les autres. Ayez pitié de moi, révérend père ; rendez-moi cette lettre et ne me condamnez pas à un malheur éternel.

— Tant de hardiesse me confond, reprit Ambrosio. Que je cèle votre crime, moi, chef d’un ordre respectable ! moi que vous avez trompé par une fausse confession ! Non, ma fille, non. Je veux vous rendre un meilleur office. Je veux, en dépit de vous-même, vous détourner de la voie de perdition. La pénitence et la mortification peuvent encore expier votre offense, et la sévérité sauvera peut-être votre âme. Holà, mère Sainte-Agathe !

— Mon père, par tout ce qu’il y a de plus sacré, par tout ce qui vous est cher, je vous supplie, je vous conjure…

— Cessez, vous dis-je, je ne vous écoute plus. Où est madame l’abbesse ? mère Sainte-Agathe, où êtes-vous ?

La porte de la sacristie s’ouvrit et la mère Sainte-Agathe parut suivie de ses religieuses.

— Homme cruel, s’écria Agnès en cessant de le retenir.

Agnès, désolée, se frappa la poitrine, déchira son voile et se précipita la face contre terre avec tout le délire du désespoir. Les religieuses, en la voyant en cet état, demeurèrent muettes d’étonnement. Le moine présenta à l’abbesse le papier fatal, en l’informant de quelle manière il était tombé dans ses mains. — C’est à vous, ajouta-t-il, à décider quelle peine mérite la coupable.

À mesure que l’abbesse lisait la lettre, la colère se peignit sur son visage. Un crime de cette nature, commis dans son couvent et découvert par Ambrosio lui-même, par l’homme le plus respecté de tout Madrid ! Quelle idée allait-il se former de la régularité de sa maison ! Des paroles auraient mal exprimé la fureur de l’abbesse ; elle gardait le silence et se contentait de jeter sur la malheureuse Agnès des regards menaçants.

— Qu’on l’emmène au couvent, dit-elle à quelques-unes de ses religieuses.

Deux des plus anciennes s’approchèrent d’Agnès, la relevèrent de vive force, et se disposèrent à sortir avec elle de la chapelle ; mais en ce moment, retrouvant son courage, Agnès se dégagea de leurs mains.

— Quoi ! s’écria-t-elle avec l’accent de la plus profonde douleur, tout espoir est donc perdu pour moi ! Déjà vous me traînez au supplice ! Oh ! Raymond, Raymond, où êtes-vous ? Jetant alors sur le moine un regard terrible : Écoutez-moi, lui dit-elle, homme vain, orgueilleux, insensible ; écoutez-moi, cœur de fer. Vous auriez pu me sauver, me rendre au bonheur et à la vertu, vous ne l’avez pas voulu. Vous êtes le destructeur de mon âme ; vous êtes mon meurtrier, et ma mort et celle de mon enfant retomberont sur votre vertu. Insolent dans votre facile vertu, vous avez dédaigné les prières d’un cœur pénitent ; mais Dieu sera ce que n’avez point été, miséricordieux envers moi. Où est donc le mérite de cette vertu si vantée ? Quelles tentations avez-vous surmontées ? Lâche, vous ne devez votre salut qu’à la fuite ; vous n’avez jamais vu en face la séduction. Mais le jour de l’épreuve arrivera ; laissez venir les passions impétueuses ; vous sentirez alors que la faiblesse est l’apanage de l’humanité ; vous frémirez en jetant un coup-d’œil rétrograde sur vos crimes ; vous implorerez avec terreur la miséricorde de Dieu. Oh ! pensez à moi dans ce terrible moment, pensez à votre cruauté ; souvenez-vous de la malheureuse Agnès et désespérez du pardon.

L’énergie avec laquelle elle proféra ces derniers mots ayant épuisé ses forces, elle tomba sans connaissance dans les bras d’une de ses compagnes qui se trouvait près d’elle. Elle fut à l’instant transportée hors de la chapelle, et suivie par toutes les autres.

Ambrosio n’avait point écouté ces reproches sans émotion. Une voix secrète lui disait qu’il avait traité cette jeune fille avec trop de sévérité ; il retint donc l’abbesse pendant quelques instants.

— La violence de son désespoir, dit-il, prouve au moins qu’elle n’est pas familiarisée avec le vice. Peut-être qu’en y mettant un peu moins de rigueur, qu’en mitigeant pour elle la pénitence usitée, l’on pourrait…

— Mitiger, mon père ? c’est ce que je ne ferai pas, vous pouvez en être assuré. Les lois de notre ordre sont strictes ; elles sont un peu tombées en désuétude ; le crime d’Agnès me fait voir la nécessité de les faire revivre. Je vais notifier à toute la communauté mes intentions, et Agnès sentira pleinement toute la rigueur de ces lois ; je prétends m’y conformer à la lettre. Adieu, mon père.

En disant ces mots, elle sortit précipitamment de la chapelle.

— J’ai fait mon devoir, dit en lui-même Ambrosio ; et après quelques instants passés en méditation, il se rendit au réfectoire, où la cloche l’appelait.