Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/10

Tome 2. Chapitre X.



CHAPITRE X.

Le père Jérôme et Adélaïde.


Le père Jérôme venait de temps en temps chez son pénitent, M. Fontaine, et continuait de mériter sa vénération par les exhortations pieuses qu’il lui faisait, d’autant plus qu’il se gardait bien de les diriger contre l’avarice, son péché mignon. Il ne put s’empêcher de trouver Adélaïde la plus gentille créature que jamais il eût rencontrée. Il se dégoûtait des parties des filles ; et pressé par l’âge de se réformer, il pensait très-sérieusement à se borner à une seule inclination. Pouvait-on demander plus au père Jérôme ? Cependant, il connaissait le père Durolet assez chatouilleux. Il lui avait fait la confidence de son démêlé avec Séraphin. Ainsi il ne pensa pas à le mettre dans sa confidence, et compta bien plus sur les bons offices de Joséphine.

Toute femme perdue de mœurs n’aime pas que sa compagne en ait de sévères. C’est un reproche continuel dont elle tâche de se débarrasser en la corrompant, si elle est encore vertueuse ; en l’entraînant dans de nouveaux désordres, si elle a commencé à s’égarer.

Le père Jérôme parut donc s’occuper plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors d’obtenir l’amitié de madame Fontaine. Durolet n’en était pas jaloux. Il savait bien que sa maîtresse ne lui préférerait pas un homme de soixante ans ; ainsi il était sans inquiétude. Mais un jour, ayant surpris les regards du père Jérôme enflammés par les charmes d’Adélaïde, il se repentit de l’avoir emmenée à Paris, et résolut d’en parler librement au béni père, ayant été nommé procureur-général de tous les capucins de France. Il remit à quelque temps cette explication, voulant être bien sûr que ses soupçons étaient fondés, avant de lui déclarer ses intentions, et se contenta de prier Joséphine de ne jamais laisser le père Jérôme seul avec sa sœur. — Je ne connais personne, disait-il à madame Fontaine, de mœurs si dépravées que ce coquin de moine, malgré son air confit en dévotion. J’ai été obligé de renoncer aux parties où il m’entraînait malgré moi. Il faillit à une, où il m’avait emmené malgré moi, nous faire arrêter par la garde et conduire en prison ; et il lui raconta l’histoire des dévotes dont Joséphine rit de bon cœur.

Cependant, le procureur-général ruminait toujours les moyens de plaire à Adélaïde. Elle était si gaie et si folle qu’il en aurait presque désespéré, s’il n’eût lu autrefois dans le tendre Ovide l’aventure de Danaé. Mais comment Durolet y consentirait-il ? C’est ce qu’il ne pouvait se persuader, connaissant son caractère ; ou comment lui déroberait-il cette intrigue ? Cependant, il était plus épris que jamais des charmes d’Adélaïde, et ses inquiétudes le rendaient si malheureux qu’il chercha à se dissiper en passant, avec des amis, quelques moments agréables.

Mais las de la contrainte qu’il s’imposait, il résolut de déclarer sa passion à l’objet de ses vœux. Il alla chez madame Fontaine et trouva les deux amies qui l’engagèrent à dîner. Fontaine était reparti pour son commerce, et Durolet avait un sermon d’apparat au Val-de-Grâce. Le vieux pécheur accepta avec joie et fit clairement des propositions qui consistaient en une pension de six mille livres, des bijoux, des robes, des dentelles, un fort beau mobilier. Madame Fontaine trouva que ces offres n’étaient pas à dédaigner. Adélaïde était accoutumée à la robe ; et quoique Séraphin fût plus jeune que le père Jérôme, celui-ci paraissait encore propre aux doux ébats, et Adélaïde, qui s’y connaissait, ne se défendait d’accepter ces propositions qu’autant qu’il convenait à une fille bien élevée. Le père Jérôme, enchanté, ne craignait plus pour l’exécution de ses projets que la présence du frère. Il se détermina, quoiqu’avec quelques regrets, à écrire en sa faveur au général qui l’appela à Rome en qualité d’assistant.

Joséphine en eut une mortelle douleur et lui jura une fidélité à toute épreuve. Il lui recommanda sa sœur en pleurant et partit. Il n’était pas à Lyon que le père Jérôme conduisit mademoiselle Durolet, qui, depuis qu’elle était à Paris, l’appelait son oncle, dans un charmant appartement, rue de l’Arbre Sec, qui était meublé avec autant d’élégance que de recherche, lui paya un quartier d’avance de sa pension, déjeuna en tête-à-tête avec elle et lui promit de passer peu de jours sans venir jouir des charmes de sa société.

Joséphine, perdant à la fois son amant et son amie, s’ennuyait à mourir ; elle chercha à se distraire, le chagrin étant contraire aux jolies femmes, du moins d’après ce que j’ai entendu dire par une que j’ai beaucoup connue ; elle le pensait sans doute aussi, et ne se livra point à des regrets qui n’auraient rien changé à sa situation.

Sans oublier Durolet, qu’elle comptait bien reprendre à son retour, elle pensa qu’elle pouvait sans lui nuire écouter les offres brillantes de Dolman. Et pendant que Durolet était à Rome, sa sœur Adélaïde passait d’agréables moments avec le père Jérôme, en même temps que Joséphine se dédommageait de l’absence de son ancien amant par les belles parties de plaisir qu’elle faisait avec Dolman. On empêcha Fontaine d’écrire à son amie. On se chargeait de regarder à toutes les lettres que celui-ci lui écrivait, ce qui commença à élever quelques doutes dans son esprit, et saisissant l’occasion d’un marchand vénitien qui allait à Paris, il lui confia ses inquiétudes pour sa sœur, et le pria de se présenter chez madame Fontaine et de lui écrire avec la plus grande exactitude tout ce qu’il verrait dans cette maison, sans parler en aucune manière de lui, afin qu’on ne se doutât pas qu’ils eussent aucun rapport ; qu’il pourrait même dire à ces dames qu’il avait entièrement quitté son pays pour se fixer en France ; que surtout il ne précipitât pas son jugement et qu’il se donnât le temps de bien observer ; qu’en récompense du service qu’il lui rendrait, il lui promettait la protection du cardinal de *** avec lequel il était très-lié.

Thomassini (c’est le nom de ce marchand), arrivé à Paris, alla se loger à l’hôtel du Soleil d’or, près des écuries du roi, suivant les instructions de Durolet ; il s’informa s’il n’y avait pas de marchand avec qui il pourrait échanger des marchandises contre d’autres. L’hôtesse lui indiqua sur-le-champ l’ami Fontaine. C’est ainsi que par les liaisons que Thomassini eut avec Fontaine il parvint à savoir les relations amoureuses de madame Fontaine avec Dolman et celles d’Adélaïde avec le père Jérôme. Une fois qu’il eut acquis des faits positifs, il écrivit à son ami Durolet la lettre suivante :

Paris, le 15 mai 17…

Ô trois fois malheureux, mon révérend père, celui qui se confie à la vertu d’une femme ! Votre sœur, mon cher ami, est une… ; le père Jérôme, son oncle, qui n’est pas le vôtre, le plus grand vaurien que je connaisse, malgré sa barbe grise et sa mine austère ; Fontaine, un nigaud à qui sa femme fait voir des étoiles en plein midi, avec son ami Dolman, qui est, dit-il, son associé : je le crois et pour plus d’une affaire, car il n’est pas douteux qu’il est du dernier bien avec cette belle femme. J’arrive d’une maison de campagne qu’ils ont achetée à Boulogne, où tout respire l’abondance et le plaisir. Joséphine est mise avec la dernière élégance, servie par les gens de Dolman, qui paraît fort riche. Son carrosse est à ses ordres et à celui de son benêt de mari. Nous nous en sommes servis pour aller à la campagne, et nous avons été prendre votre sœur dans un bel appartement, rue de l’Arbre Sec, que le bon oncle a meublé en damas cramoisi, avec des baguettes dorées. Son portrait, peint par Latour, est dans le salon, et le vôtre dans l’antichambre. Jusque-là, s’il est vrai qu’il est son oncle, il n’y a rien à dire ; mais ce que je vous écris avec regret, et seulement parce que vous m’avez fait donner ma parole de ne rien vous cacher, c’est que le père Jérôme, dont la raison était altérée par les liqueurs, engagea Adélaïde à aller faire un tour de promenade. Je les suivis. Les voyant entrer dans un cabinet de verdure, je suis resté derrière la charmille, et je vous jure que jamais oncle ne donna de plus grandes preuves de tendresse à sa nièce. Choqué de voir une si gentille colombe dans les serres d’un pareil épervier, je me suis retiré en plaignant le sort de la sœur de mon meilleur ami, qui ne devait pas, connaissant la fragilité de l’humaine nature, la confier à un moine et à une femme galante. Mais enfin la faute est faite, et il ne faut plus que la réparer. Je compte, mon cher ami, vous rejoindre d’ici à quelques semaines, ayant fait d’assez bonnes affaires avec Fontaine pour presser mon retour. Je suis fâché d’avoir de si mauvaises nouvelles à vous apprendre ; mais j’espère que tous les recevrez comme venant d’un ami qui vous gardera le plus profond secret, et est avec les sentiments, etc.

Rien n’est comparable à la colère et au désespoir que Durolet éprouva en recevant cette lettre. Il jura de se venger de son infidèle et de faire payer chèrement au père Jérôme sa conduite avec sa sœur, et prétextant l’état de sa santé, que ces nouvelles avaient rendue très-mauvaise, il obtint du général de repasser en France pour respirer son air natal. Il rencontra à Lyon Thomassini, qui lui confirma tout ce qu’il avait écrit, et y ajouta quelques détails qui ne lui laissèrent aucun doute sur la perfidie de sa maîtresse.

Arrivé à Paris, il entra dans la chambre du père Jérôme au moment où il s’y attendait le moins, et fermant les portes aux verrous, il lui posa un pistolet sur le front. L’autre, étourdi de cette action, veut crier au secours. — Si vous dites un mot, lui dit-il, vous êtes mort ; j’irai à l’échafaud, mais au moins j’aurai purgé la terre d’un scélérat. — Que voulez-vous donc ? — Ce que je veux, je vais te l’apprendre ; tu as déshonoré ma sœur, ou plutôt tu as empêché que les mesures que j’avais prises pour réparer son honneur déjà flétri par un moine, pussent réparer cette faute. Je ne puis à présent espérer un mariage honnête ; mais l’argent peut tout. Compte-moi tout-à-l’heure soixante mille livres pour sa dot. Ne crois pas cependant que je regarde cet argent comme le prix de ton infamie, mais parce que je ne puis la marier qu’avec cette somme. — Je ne demande pas mieux, dit le père Jérôme, qu’à cela ne tienne. Et tirant de son secrétaire vingt mille écus en traites sur les meilleures maisons de l’Europe, il les remit à son terrible confrère. — Ce n’est pas tout, lui dit-il, je n’entends pas que ma sœur croupisse dans le désordre ; ainsi, sans que vous la voyiez une seule fois, partez pour Rome, où vous appelle à ma place l’ordre du général que voici. Vous ne me l’aviez fait obtenir que pour vous livrer à vos infâmes projets sur ma sœur ; et moi je l’ai demandé pour vous afin de la tirer de vos griffes. — Mais pensez donc. — Voulez-vous répliquer, dit-il en lui montrant toujours la raison du plus fort ; cela sera bientôt fait. Partez pour votre sûreté temporelle, et tâchez d’en tirer parti pour votre réconciliation avec celui qui vous demandera compte de vos dérèglements. Un moine vieux capable d’une pareille conduite est odieux à la terre et au ciel. — Est-il possible, mon cher Durolet, que vous me traitiez avec une semblable rigueur ? Mais pensez donc que je puis vous perdre. — Je vous en défie, je n’ai jamais donné prise sur moi ; et si je disais un mot à la police, si je prouvais, comme il m’est très-facile, qu’Adélaïde n’est point votre nièce, je vous ferais pourrir dans un cul de basse-fosse. Le père Jérôme vit bien qu’il n’y avait pas à balancer ; il assembla le chapitre, lut l’obédience du général qui le nommait assistant à Rome, et Durolet procureur-général à sa place, et partit dès le soir par la diligence de Lyon. Son confrère, sous prétexte de lui rendre les soins de l’amitié ne le quitta point qu’il ne fut en voiture.

Durolet ayant fait partir l’amant suranné de sa sœur, il ne lui restait plus qu’à la marier et à punir Joséphine ; mais il crut devoir dissimuler ses projets et donner à ses aimables friponnes le plaisir de croire qu’elles le trompaient facilement. Le séjour qu’il avait fait en Italie avait ajouté à la passion de la vengeance qui existait dans son cœur le raffinement et la patience qu’ont les peuples qui l’habitent pour punir les offenses qu’on leur fait.

S’étant composé le visage il arriva chez Joséphine, qui poussa un cri en l’apercevant. — Pardon, ma charmante, lui dit-il, de vous surprendre, mais je voulais jouir du premier moment de joie que vous causerait mon retour. Après trois ans d’absence je vous retrouve embellie et toujours plus tendre ; et notre enfant ? — M. Fontaine l’a mis au collège où il fait les plus grands progrès. Il est charmant et sa tendresse m’a seule fait supporter ton absence. — Ah ! j’en suis bien persuadé, ma douce amie, mais où est ma sœur ? — À Boulogne, reprit-elle avec une présence d’esprit dont il ne l’aurait pas cru capable. — À Boulogne ! vous voulez dire à Passy ? — Non, mon ami, est-ce que je ne vous ai pas mandé que M. Fontaine avait acheté une maison dans ce village ? — Non, vous ne m’en avez rien écrit. — Oh ! c’est une lettre qui se sera perdue, car je suis bien sûre de vous l’avoir marqué. — Cela est possible, et ma sœur y est ? — Oui, mon ami, et nous devons y aller dîner aujourd’hui. Heureusement vous serez des nôtres, et je ne vous laisserai pas retourner au couvent avant huit jours. — Cette contrainte est bien douce. — Avez-vous vu M. Fontaine ? — Non, pas encore, vous savez bien que ce n’est pas lui que je cherche le premier. — Cependant, dites-moi s’il se conduit bien — Pas mal, depuis que ses affaires ont prospéré par son association avec M. Dolman. — Ah ! il est associé avec M. Dolman ? — Oui, c’est un fort galant homme et fort riche. — C’est un très-bon parti que vous avez pris là, je vous en félicite.

Fontaine, lorsqu’il sut que son ami était de retour, vint avec empressement s’informer de l’état de sa santé et lui faire cent questions sur son voyage.