Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses/08

Tome 2. Chapitre VIII.

T. 2.                                                                                                FRONT.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 Frontispice
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 1 Frontispice


AMOURS, GALANTERIES, INTRIGUES,

RUSES ET CRIMES

DES

CAPUCINS ET DES RELIGIEUSES.



CHAPITRE VIII.

Le père Durolet et Joséphine Moreau.


Le père Durolet, n’ayant encore que vingt-quatre ans, et qui n’avait pas encore participé à une semblable entreprise, fut dégoûté pour la vie par celle-là, et il déclara au père Jérôme, avec tout le respect qu’il devait à Sa Révérence, qu’il ne voulait plus courir pareille chance, et que d’ailleurs il lui paraissait peu flatteur d’obtenir les bonnes grâces de femmes qui n’ont nulle idée de sentiment.

Un capucin sentimental, lui répondit le père Jérôme, cela sera réellement très-plaisant ; mais pense donc, mon ami, que notre habit effarouche l’amour. — N’avons-nous pas la faculté d’en changer ? — Bon, mais pour quelques heures, et pas assez fréquemment pour filer une intrigue. Voilà ce qui m’a déterminé à m’en tenir à ces charitables personnes, avec qui un seul mot suffit. D’ailleurs, tout endurci que je suis dans le péché, je tiens à la réputation de l’ordre, et souvent une femme par indiscrétion vous trahit ; au lieu que qui ne sait rien ne dit rien. Cependant, je l’avouerai, je ne voudrais pas répéter souvent des soirées aussi chères ; mais je n’y serai pas repris en mettant peu d’argent dans mes poches et en ne me laissant pas entraîner aux douceurs du sommeil ; je défie bien qu’elles me coûtent plus que je ne voudrai. Au reste, je ne vous contrains pas, nous n’en serons pas moins bons amis. Suivez votre instinct et je suivrai le mien, et le père Séraphin sera très-aise que je l’admette à mes parties. La seule chose que je vous demande, c’est de me rendre compte de tout ce que vous ferez.

Mon révérend père, je sais trop à quoi m’oblige le vœu d’obéissance pour y manquer.

Le père Jérôme ajouta : Je pense bien à faire une fin, et dans quelques années, si je trouve une fille honnête, bien élevée et d’une figure faite pour rappeler à un vieillard de doux souvenirs, je m’occuperai de lui faire un sort ; mais je ne suis pas encore assez vieux ni assez riche ; je vous le répète, mon enfant, quelque carrière que vous couriez, songez à ne pas compromettre votre ordre. Ce ne sont pas les péchés cachés que nous punissons, mais ceux qui causent du scandale ; et vous n’ignorez pas que nous condamnons à rien moins qu’à la perte de la liberté pour toute la vie. — Je le sais, révérence, mais je n’en suis pas moins persuadé que l’on peut avec discrétion se rendre maître d’un jeune cœur, qui a pour le moins autant d’intérêt à voiler son intrigue ; et plus notre habit porte au ridicule, plus les femmes doivent être engagées au silence.

C’est d’après cette opinion que le jeune Durolet chercha fortune.

Il avait remarqué sur la terrasse des Tuileries une jeune personne avec sa mère, qui y venait tous les jours. C’était une grande blonde aux yeux mourants, d’une taille charmante, et qui avait dans toute sa personne un certain air qui lui plaisait fort. Les premiers jours, il passait et repassait devant le banc où madame Moreau et sa fille étaient assises, et il s’apercevait que ce manège fixait l’attention de la petite personne. Un jour il la regarde et elle rougit, ce qui prouve souvent moins de modestie que de trouble dans les sens ; car si une jeune fille n’imagine rien dans les regards d’un homme que la simple action de voir, sa pudeur n’en peut être alarmée. Le père Durolet, qui commençait à s’y connaître, s’imagina donc que cette rougeur lui était favorable, et pour laisser à sa belle tout le temps d’y penser, au moment où elle s’attendait à le voir repasser, il tira de sa poche son passe-partout et rentra par la petite porte qui donnait du jardin du couvent sur la terrasse, mais avant de la fermer il lança à la belle un regard plus significatif, et à ce coup la petite devint pourpre.

Le père Durolet rentra dans sa cellule, réfléchit qu’il pouvait y avoir pour lui un extrême danger à déclarer son goût pour cette jeune personne qui rougissait si imprudemment ; mais comme elle lui plaisait beaucoup, il imagina de concilier la réserve nécessaire à son état et à ses plaisirs.

Le lendemain, il vint s’asseoir sur le banc où la mère et la fille s’arrêtaient toujours ; et peu de moments après il aperçut madame et mademoiselle Moreau, qui parurent d’abord hésiter si elles prendraient leurs places accoutumées ; mais, après l’avoir salué avec la plus grande modestie, elles s’assirent. Comme il ne regardait pas du tout, on feignait de ne point regarder la jeune fille, elle ne rougit pas. Pour cette fois, toutes ses attentions se tournèrent vers la mère, qui avait tiré de son sac, que l’on n’appelait pas alors ridicule, un bas qu’elle tricottait, et dont elle ne tarda pas à laisser tomber une aiguille. Le jeune Durolet la ramassa avec empressement. — Je vous remercie, mon père ; puis, tirant une petite boîte d’écaille : en usez-vous ? — Oui, madame. Et voilà la connaissance faite. — Vous n’êtes pas de Paris ? — Non, madame. — De quel pays ? — De Blaye. — Ah ! mon Dieu, j’y ai été il y a longtemps. Avez-vous connu mademoiselle Dupuis qui a épousé M. Durolet, fermier-général ? — C’est ma mère, madame. — Ah ! mon Dieu, comment, un fils déjà profès ? — Oh ! madame, ma sœur Durolet est bien plus âgée que moi. — Comme cela me vieillit ; il est vrai que mademoiselle Dupuis était prête à se marier que je n’étais encore qu’une enfant. — Il paraît, en effet, madame, que vous êtes bien plus jeune que ma mère.

On sait que les femmes ne craignent rien tant que de paraître avoir vécu. Semblables aux fleurs elles n’ont d’autre saison que le printemps, elles tâchent d’en prolonger la durée bien avant dans l’automne. Ainsi, rien ne peut plaire autant à une femme que de lui assurer qu’elle est encore loin de sa vieillesse. Madame Moreau fut très-contente du compliment séraphique ; et la voilà à parler de toutes les femmes de Blaye, et Dieu sait le bien qu’elle en disait ! Notre rusé capucin ne répondait qu’avec beaucoup de réserve, et ses discours étaient ceux qu’inspirait la charité chrétienne. La douceur de ses paroles, la modestie de ses manières, jointes à l’ancienne connaissance avec Mme Durolet, lui méritèrent toute l’amitié de madame Moreau, qui l’engagea à venir le lendemain lui demander à dîner. Le père s’excusa sur ce que c’était jour de retraite au couvent, et la partie fut remise au surlendemain. Durolet avait ses raisons pour retarder d’une journée le bonheur qu’il se faisait de passer une journée avec l’objet de ses plus grands désirs. Il avait déjà machiné dans sa tête le plan qu’il voulait suivre, et il lui fallait le temps de tout arranger. Il apprit au gardien sa charmante découverte, et lui dit qu’il espérait bien avant huit jours être maître de cette douce colombe sans qu’elle se doutât que ce fût lui, mais qu’il aurait besoin d’un second. — Prends Séraphin. — Volontiers ; à savoir s’il consentira, reprit Durolet. — Séraphin ne mit d’autres conditions que de partager le butin. — Partager, c’est trop, lui dit Durolet ; mais je te promets un rendez-vous sur huit, et c’est en agir noblement. On chicana un peu sur le plus ou le moins ; mais enfin les articles furent signés ; et Durolet écrivit à madame Moreau qu’il était désespéré de ne pouvoir se rendre chez elle à l’heure convenue, mais que son frère venait d’arriver et qu’il ne pouvait le quitter. La dévote répondit que ce ne pouvait être un obstacle et dit qu’elle serait enchantée de faire connaissance avec M. Durolet. Les deux capucins allèrent dans le cul-de-sac du Coq. Séraphin quitta le froc, et prenant un habit de voyage fort décent, monta en fiacre avec son prétendu frère, et arriva chez madame Moreau. Durolet le présenta à ces dames. La petite personne avait été si piquée du peu d’attention que le bon père avait eu pour elle dans leur dernière rencontre (et au fait il lui avait à peine adressé la parole) qu’elle le reçut très-froidement. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Midi venait de sonner ; on se mit à table. Rien d’aussi propre, d’aussi recherché que le repas offert par l’amitié, disait madame Moreau. Celle qu’elle avait pour le jeune profès était très-vive ; et il y répondait avec une onction et un respect qui désespéraient la veuve. Le frère offrit ses hommages à la jeune fille, qui, selon toute apparence, dans le premier moment, pour chercher à donner de la jalousie au révérend, répondit à ses agaceries avec infiniment de bienveillance. La mère, tout occupée du frère aîné, causait avec lui de tout ce qui l’intéressait. C’était une manière de bel esprit ; elle lui parla de sa bibliothèque, et sans penser que sa fille restait seule avec M. Durolet, elle amena le moine dans un petit cabinet charmant, qui était à côté de sa chambre à coucher. Séraphin profita de cette absence, déclara à Joséphine Moreau la vive impression qu’elle avait faite sur lui, lui assura que ses vues n’avaient rien qu’elle ne pût écouter avec honneur, mais qu’il faudrait qu’elle lui accordât un moment d’entretien, où il put lui développer ses plans. Il lui demanda la permission de lui écrire. — Impossible, dit-elle ; mais pour vous parler, je le puis le matin à huit heures, lorsque je vais chez ma maîtresse de dessin ; je puis me rencontrer avec vous aux Tuileries. — On pourrait nous voir et le dire à votre mère ; venez plutôt dans le cul-de-sac du Coq ; vous demanderez l’appartement de M. Dubuisson, chez qui je loge ; c’est le frère de ma mère ; il sort toujours de chez lui à sept heures ; ainsi vous ne le rencontrerez sûrement pas. Ah ! promettez-le-moi, charmante Joséphine, ou vous me réduirez au désespoir ; pensez que les moments sont chers ; votre mère peut rentrer, et je ne retrouverai jamais l’heureuse occasion qui se présente ; car si vous n’acceptez pas ce que je vous proposerai demain, et dont j’attends le bonheur de ma vie, je partirai dès le soir même pour Blaye, et même je vous préviens que je vais prendre dès ce moment congé de madame Moreau. Joséphine hésitait, non qu’elle ne fût très-curieuse de savoir ce que M. Durolet avait à lui apprendre, mais un reste de pudeur, et surtout la crainte de sa mère, qui la traiterait avec une sévérité extrême, la retenait. Le plaisir de se venger de l’inconstance du père Durolet, qui avait transporté à madame Moreau les sentiments que ses yeux avaient paru lui assurer la première fois qu’elle l’avait vu aux Tuileries, la pressait fort de consentir. Enfin, entendant sa mère qui revenait, elle dit : oui, j’irai, et si bas qu’à peine Séraphin l’entendit ; il saisit sa main, la baisa avec transport, et allant s’asseoir à l’autre bout de la chambre, prit un livre qu’il paraissait lire avec la plus grande attention, tandis que Joséphine semblait n’avoir pas levé les yeux de dessus sa broderie. — Pardon, monsieur, de vous avoir laissé avec cette petite sotte ; mais j’étais bien aise d’avoir l’avis de monsieur votre frère sur le choix de mes livres ; je parie qu’elle ne vous a pas dit un mot. — Oh ! mon Dieu, maman, comment voulez-vous que je fasse ? Quand je parle, je suis une jeune personne sans retenue, sans modestie ; quand je me tais, je suis une bête ; je ne sais quel parti prendre ; d’ailleurs, monsieur était bien le maître de parler, je lui aurais répondu ; mais il s’est mis à lire, il aurait été impoli de l’interrompre. — Allons, taisez-vous, vous ne savez ce que vous dites. — Je suis fâché, madame, dit Séraphin, de ne pouvoir rester plus longtemps ; mais je repars demain, et j’ai beaucoup de devoirs à remplir. Je prendrai vos ordres pour Blaye. Elle le chargea de mille amitiés pour sa mère et de lui dire le plaisir qu’elle aurait à la revoir. Quant à vous, mon père, vous ne partez point ainsi ; j’espère que vous regarderez cette maison comme la vôtre. Le père Durolet lui assura avec quel empressement il profiterait de ses bontés.

T. 2.                                                                                                    P. 14.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 11.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 11.

Joséphine ne dort pas de la nuit, et dès sept heures du matin elle se lève, ce qui surprend fort sa mère, qui était toujours obligée de la réveiller pour qu’elle se rendît chez sa maîtresse de dessin, où sa servante la conduisait et allait la reprendre. Mais la petite personne avait remarqué qu’il y avait une petite porte qui donnait dans une autre rue, et comme Goton la laissait à celle par où elle arrivait, et s’en allait aussitôt, elle traversa d’un pas léger le passage qui donnait sur le quai, prit le Louvre et arrive cul-de-sac du Coq, où elle demanda M. Dubuisson. On lui dit de monter au troisième ; elle trouve la clef à la porte, elle l’ouvre, et entend dans une pièce voisine quelqu’un qui l’appelle ; elle reconnaît la voix de Séraphin, et elle pénètre dans un petit cabinet fort noir, dont la porte se referme aussitôt sur elle. Bien que ce fût Séraphin qui l’eût appelée, il n’y était pas, mais son prétendu frère, qui, sans lui donner le temps de se remettre de l’agitation où elle était, la prend dans ses bras, et… malgré la molle résistance qu’elle lui opposait. Elle veut paraître fâchée, il mérite de plus en plus sa colère ; enfin, quand il crut qu’elle n’aurait plus la force de le quereller, il l’assura de la pureté de ses sentiments.

T. 2.                                                                                                    P. 16.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 16.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 16.

Elle, qui n’y voit pas assez pour distinguer les traits de celui qui lui parle, et qui est toujours persuadée que c’est Durolet, et non le père Durolet, écoute avec satisfaction les promesses qu’il lui fait de l’épouser, lui demande seulement pourquoi elle ne peut le voir. — C’est impossible, lui dit-il, parce que mon oncle a la goutte ; et cette pièce est la seule où personne ne vient jamais ; il veut me marier à sa belle-fille, et s’il savait que je vous aime, il en avertirait madame Moreau. Il est vieux, podagre, il mourra bientôt. Alors je serai riche, libre de mes actions, et vous demandant à votre mère, tout ira le mieux possible. La pauvre enfant le crut ; il n’était plus temps de reculer ; elle promit de venir tous les deux jours savoir des nouvelles de l’oncle. Elle lui demanda s’il viendrait chez sa mère. — Non, mes transports me trahiraient ; elle me croit parti pour Blaye ; mais surtout ne parlez pas à mon frère de mon bonheur ni de mes projets ; il n’a nulle idée de l’amour. — Mais il saura bien que vous n’êtes pas parti. — Je lui dirai que je me suis ennuyé chez madame Moreau, et que je veux, pour éviter d’y retourner, être censé absent. Joséphine approuva tout ce que lui dit son amant, se hâta de se rendre chez sa maîtresse, qui lui dit qu’elle arrivait bien tard. Elle en rejeta la faute sur Goton ; et après avoir assez mal dessiné, car sa main était un peu tremblante des émotions qu’elle avait éprouvées, elle revint chez sa mère, qui la gronda à tort et à travers pour le seul plaisir de lui faire sentir son autorité ; mais elle le supportait en pensant qu’elle verrait Durolet dans deux jours. Notre bon père vint le soir faire une visite à madame Moreau, et vit avec un plaisir extrême les effets que le rendez-vous du matin avait produits. Les couleurs de sa belle étaient moins vives ; ses yeux, un peu abattus, avaient moins d’éclat, mais une douce langueur les rendait plus touchants. L’ajustement modeste, qu’elle était obligée de porter pour plaire à sa mère, ne voilait plus aux regards de son heureux amant des charmes qui auraient été dignes d’un roi. Son imagination les lui retraçait et la certitude que dans moins de deux fois vingt-quatre heures il jouirait de la même félicité lui faisait supporter la contrainte qu’il s’était imposée. Cependant, la pauvre innocente croyait aux promesses de celui qu’elle s’imaginait être libre de les tenir, et qui lui faisaient regarder le père Durolet comme son beau-frère ; elle le traita avec plus d’amitié qu’elle n’avait fait la veille. Madame Moreau, qui le trouvait chaque jour plus aimable, n’était pas jalouse de sa fille, parce que ne désirant avoir avec son ami qu’une union mystique, elle ne craignait pas que Joséphine pût lui disputer les attraits de l’esprit, croyant qu’elle en avait un fort borné, et comptait pour rien les charmes dont la nature avait orné cette pauvre infortunée, puisque les sens ne devaient point entrer dans l’union qu’elle se flattait d’avoir avec lui. Durolet répondait à son jargon platonique de manière à l’enchanter ; ainsi rien ne troublait l’union de cette famille.

Une seule chose inquiétait le disciple de saint François, c’était le huitième rendez-vous ; il y avait mis ce terme, parce qu’il croyait qu’il était plus que suffisant pour éteindre la passion que cet objet lui avait inspirée ; mais il vit, au contraire, qu’il s’y attachait de jour en jour. Enfin, il n’avait plus essayé à jouir de ce bien suprême, lorsqu’une ordonnance du général le délivra de son rival en l’éloignant de Madrid. Séraphin fit l’impossible pour avancer un jour qui devait le combler de bonheur ; mais le père Durolet fut inflexible et prétendit que l’on ne pouvait rien exiger de lui avant le huitième moment que l’amour lui donnait ; que ce n’était pas sa faute si Séraphin partait deux jours avant, que c’était partie remise à son retour. Il fallut en passer par là. Avec quelle volupté Durolet vit-il naître le huitième jour qui devait être pour lui si cruel. Il lui sembla que ce n’était que de cet instant qu’il était vraiment possesseur de Joséphine, qui le comblait tour à tour de témoignages d’amour comme son amant et de marques d’amitié comme son beau-frère. Tout allait le mieux du monde, jusqu’au moment où la pauvre petite éprouva des malaises qui l’inquiétèrent. Elle en parla à son ami, qui ne put lui dissimuler qu’elle serait bientôt mère ; alors elle éclata en reproches et dit qu’elle voulait absolument en instruire son frère. — Il le saura, j’en jure par ce qu’il y a de plus sacré. — Mais ne lui en parlez pas, je vous en supplie, il est si rigide ; ses mœurs sont si pures qu’il ne serait pas peut-être maître de ne pas vous faire envisager la grandeur de notre faute d’une manière terrible. Peut-être, comme je vous l’ai dit, irait-il jusqu’à en parler à votre mère, au lieu que je l’instruirai de nos engagements, des suites qu’ils ont eues, sans vous nommer. — Eh bien, dit-elle, je veux voir votre oncle. — À quoi vous exposeriez-vous et moi aussi ? Pourquoi provoquer la colère d’un moribond qui n’a plus que quelques heures à vivre, et qu’il emploiera à me déshériter ? — Que je suis malheureuse ! s’écria la pauvre dupe ; on aurait pu la dire bien plus imprudente. Mais à quoi bon les tardives jérémiades ; le mal était fait, si c’est un mal que de donner la vie à son semblable. Enfin, la pauvrette demanda ce qu’elle pouvait espérer. — Tout de mon honneur, de ma loyauté, et je ferai sans restriction ce que je puis faire. Je vous en donne ma parole. — Mais si ma mère s’aperçoit ? — Eh bien, pour lui répondre avec assurance je vais vous donner une promesse de mariage dans les meilleures formes, que j’ai tenue prête en cas d’événement. Attendez-moi ici un moment. En effet, Durolet avait fait faire par un autre fripon de ses amis une promesse de mariage au nom de Henri-Pierre Durolet fils, demeurant à Blaye, et à présent à Paris, cul-de-sac du Coq, chez M. Dubuisson, son oncle maternel ; il le lui remit. Malgré le charme qui retenait Joséphine auprès de son amant, elle était si empressée de lire cette pièce, qui lui paraissait le seul moyen d’échapper à la colère de sa mère, qu’elle le quitta plus tôt qu’à l’ordinaire, et elle n’était pas dans la rue qu’elle lut avec la plus grande attention cet écrit important, qui lui parut valoir tous les contrats de mariage. Elle le cache dans son sein et se rend chez sa maîtresse de dessin, qui est chaque jour plus étonnée de son changement. — Mais vous êtes sûrement malade, mademoiselle Moreau ? — Moi ! mademoiselle, pas du tout, je me porte très-bien. — Mais vous êtes d’une pâleur extrême et votre physionomie porte une tristesse qui m’afflige. — Vous êtes bien bonne, mademoiselle, mais vous savez que ma mère me rend si malheureuse. — Ah ! je le sais, mais enfin vous êtes riche, il faut penser à vous marier. Joséphine soupira. Aimeriez-vous quelqu’un ? — Tenez, mademoiselle Précieux (c’était le nom de la maîtresse de dessin ; et on peut dire que son nom ne donnait pas une idée juste de son talent, car ses tableaux n’étaient rien moins que précieux ; maison ne pouvait lui reprocher d’autre défaut ; c’était ce qu’il y avait de meilleur sur la terre) ; vous me dites-là des choses qui me chagrinent encore ; je sais que ma mère ne veut pas que je me marie ; ainsi il faut bien que je m’y résigne. — Mais, chère demoiselle, vous avez le bien de votre père, qui est au moins de quatre-vingt mille livres ; avec cela il me semble que vous pourriez trouver un parti avantageux. Ah ! je crois pouvoir vous tirer de l’esclavage où vous êtes. — Je ne refuse point vos bons offices, mais attendez encore quelque temps.

Durolet était au désespoir de savoir sa maîtresse grosse, et voyait bien qu’il fallait prendre le parti d’y renoncer ou courir les dangers d’une aventure scandaleuse. Joséphine pouvait être conseillée par quelqu’un, venir avec des témoins le surprendre dans ce cabinet, faire valoir la fausse promesse de mariage ; il aurait eu beau le nier comme n’étant point de son écriture, on ne le trouverait pas moins en flagrant délit avec une jeune fille, et lorsqu’on viendrait à savoir qu’il était capucin, il irait pour lui de la corde ou du feu ; et si son ordre avait le crédit par celui des révérends pères jésuites de le tirer des pattes de la justice, il n’en faudrait pas moins rester enfermé dans un cachot pour le reste de ses jours, au pain et à l’eau. Il prit donc le parti d’en prévenir le gardien ; il fut convenu que la première fois que son imprudente maîtresse viendrait le trouver il lui dirait qu’il avait réfléchi au danger qu’elle courait, et qu’il voulait le faire cesser ; qu’il allait partir pour Blaye et qu’il obtiendrait de ses parents de venir demander Joséphine en mariage à l’ancienne amie de sa mère. — Ah ! mon cher Durolet, lui dit-elle en se jetant à son cou, que je t’en aurais d’obligation, d’autant plus que j’ai appris par mademoiselle Précieux que tes parents ne pourraient qu’être flattés de mon alliance, car je suis riche ; mon père, me dit-elle, m’a laissé cent mille francs ; ainsi, mon bon ami, je ferai ta fortune.

Ce fut à cet instant que Durolet regretta les vœux qui l’attachaient au cloître. Sans cette maudite robe, j’aurais une jolie femme avec une dot considérable ; je pourrais avoir un état honorable ; l’innocente créature qu’elle porte dans son sein aurait son nom, et au lieu de ce tableau, qui ne peut manquer de me faire éprouver des regrets, il faut que je renonce aux doux plaisirs dont je jouis avec Joséphine, que je la livre à la colère de sa mère, que j’abandonne mon enfant, et que je reste toute ma vie capucin indigne. Au moins, tâchons d’adoucir autant qu’il me sera possible la position de cette pauvre petite ; et quant à l’être infortuné à qui j’ai si imprudemment donné la vie, il sera élevé, comme ceux de nos pères, aux dépens de la maison. Allons, dissipons les noires pensées que me donnerait cette désagréable position. Le père Jérôme donne congé de son logement, et il en cherche un autre dans un quartier aussi sûr. Cependant, avant de se séparer de sa jolie maîtresse il tâcha de réunir en quelques heures assez de jouissances, afin d’éprouver moins de regrets pendant les quelques jours qui lui paraissaient nécessaires pour trouver une autre conquête.

Joséphine lui fit promettre de lui écrire aussitôt qu’il serait arrivé à Blaye, et rien ne lui coûtait de le lui assurer, pourvu qu’il n’en fit rien. Il la revit le soir chez sa mère, et ne put se défendre d’une certaine émotion ; mais se rappelant l’honneur de l’ordre et les dangers qu’il aurait courus en prolongeant cette intrigue, il bannit l’amour de son cœur et n’y laissa plus de place qu’à la pitié pour les malheurs dont il était cause, et qu’il voulait au moins adoucir.

Quinze jours se passèrent ; point de nouvelles de Durolet ; la pauvre petite va dans le cul-de-sac du Coq, s’informe de M. Dubuisson. Il est parti, et l’appartement est à louer. Elle revient chez la demoiselle Précieux, qui la trouve encore plus triste ; elle la presse, et enfin la pauvre enfant lui raconte le sujet de ses chagrins, lui montre la promesse de mariage de Durolet, et lui demande ce qu’elle doit faire. — Tout apprendre à votre mère. Vous dites que le frère de votre amant vient tous les jours chez vous, qu’il est l’ami le plus intime de madame Moreau. Il arrangera promptement votre affaire ; on écrira à Blaye ; le jeune Durolet reviendra vous épouser. Il achètera avec votre dot une belle charge, et vous aurez une existence très-agréable. Allons, mademoiselle Moreau, du courage, tout ira bien. — Oh ! ma bonne amie, comment dire cela à maman ; elle me tuera, moi et mon enfant. — Non, elle ne vous tuera pas ; je m’en charge ; dites-lui que je lui demande à dîner pour dimanche ; elle ne manquera pas d’engager le père Durolet ; on vous enverra aux vêpres, et pendant ce temps je lui conterai votre malheureuse aventure, et tout le feu de la première colère sera passé quand vous reviendrez. Ainsi fut dit, ainsi fut fait.

Comme le cœur de Joséphine battait pendant le dîner ; quels douloureux regards elle lançait sur mademoiselle Précieux ! Durolet, qui ne se doutait de rien, ne concevait point d’où venaient les gestes d’intelligence qu’il apercevait entre elle et celle qui fut sa maîtresse et qui était en outre la mère de son enfant. À peine était-on au dessert que madame Moreau dit à sa fille, avec le ton agréable dont elle lui parlait toujours : Eh bien, est-ce que vous n’entendez pas ? le dernier coup du sermon est sonné ; faut-il toujours vous faire dire la même chose ? Gotton, êtes-vous prête ? — Madame, répond la servante la bouche pleine, j’achève de dîner. — Vous dînerez tantôt ; vous ne trouveriez plus de place. — Joséphine s’était levée pour prendre son mantelet, ses gants, son Paroissien et son éventail ; elle fit une profonde révérence et sortit. Elle avait l’air si inquiet, si troublé, que Durolet, quelque fortifié qu’il fût par le père gardien, ne put s’empêcher de soupirer en pensant aux maux qu’il lui faisait souffrir ; mais se rappelant avec quelle facilité elle avait donné dans le piége, il trouva qu’il y avait autant de sa propre faute que de la sienne, et reprit la gaieté que la bonne chère sans excès inspire toujours. Mais mademoiselle Précieux donna bientôt un tour plus grave à la conversation, en parlant à madame Moreau de l’établissement de sa fille. — Ah ! quelle idée ! marier une petite sotte comme elle ; mais elle serait incapable de tenir sa maison ; elle est sans esprit, sans instruction ; jamais elle n’a voulu s’appliquer, et il n’est pas possible de la marier avant cinq à six ans. — C’est très-bien, madame, mais il y a des circonstances. — Mademoiselle, des circonstances, y pensez-vous ? Ma fille, savez-vous que je l’étranglerais si elle avait seulement la plus petite particularité avec un homme ?

Durolet, qui vit bien où l’on voulait en venir, aurait voulu être à cent pieds sous terre, surtout lorsque mademoiselle Précieux répondit : Étranglez donc, madame, car non-seulement elle a eu de petites particularités avec un homme, mais même de très-grandes, si bien qu’elle est grosse de six mois. Madame Moreau, immobile de fureur, la laisse achever sans l’interrompre. — Comment, mademoiselle, vous avez l’audace… ma fille… ah ! grand Dieu !… et vous dites cette horreur devant le père Durolet. — Je le fais bien exprès, madame, parce qu’il peut seul vous aider à réparer le tort que son frère a fait à votre honneur. — Mon frère, dit le père Durolet avec l’air d’une extrême surprise, vous dites que mademoiselle Moreau est grosse de six mois ; voilà un an que mon frère est à Blaye ; il n’a vu mademoiselle Moreau qu’un jour à dîner avec sa mère. Pendant ce temps, madame Moreau se promenait à grands pas dans sa chambre, se frappait le front à grands coups de poings ; les yeux lui sortaient de la tête, les veines de son cou étaient grosses comme le doigt ; elle était pâle et tremblante, et tout annonçait le dernier degré du désespoir, qui croissait à mesure que Durolet rejetait l’accusation contre son frère. Enfin, elle revint se remettre à table, les coudes posés dessus et les poings appuyés contre la lèvre inférieure ; et lançant les regards les plus terribles contre mademoiselle Précieux, elle lui dit : Eh bien, il ne suffit pas d’avancer un fait, il faut le prouver. Comment, en quel temps la malheureuse s’est-elle laissée séduire, et où sont les preuves que le frère du révérend père soit le séducteur ? — Alors mademoiselle Précieux raconta tout ce qui s’était passé entre le faux Durolet et mademoiselle Moreau. À chaque article, l’audacieux capucin levait les épaules et répondait par un sourire de pitié. Quand mademoiselle Précieux eut achevé son récit, elle tira de son portefeuille la promesse de mariage. — Niez-vous aussi cette pièce signée de votre frère ? — Ah ! pour le coup, si vous n’avez que cet écrit contre lui, il ne peut avoir aucune force, et pour le détruire je n’ai qu’à y opposer vingt lettres, toutes écrites et signées d’Henri, pour prouver qu’elle n’est pas de lui ; ce n’est nullement son écriture. Madame Moreau confronta, puis rejetant avec indignation cet instrument de la honte de sa fille, elle adressa ces mots terribles à la pauvre demoiselle Précieux, qui ne remplissait dans tout cela que le rôle d’une amie : Vous voyez, mademoiselle, quelle est l’imbécile que vous protégez, et comment elle a été la dupe de je ne sais quel aventurier. Mais puisque vous l’aimez, garantissez-la de ma fureur et moi-même d’un crime, car je sens que si je la voyais dans ce moment, comme je vous l’ai dit, je pourrais bien, dans le premier mouvement, l’étrangler ; j’en serais fâchée après ; mais elle n’en serait pas moins morte et son enfant damné. Allez donc sur-le-champ à St-Roch, empêchez-la de revenir ici ; prenez-la en pension chez vous jusqu’au temps où elle pourra ensevelir sa honte.

Je suis désespéré, dit le capucin du ton le plus pénétré, madame, qu’on se soit servi du nom de mon frère pour vous faire un si sanglant affront, et je vous demande si c’est un garçon dont votre fille accouche de l’élever moi-même dans notre couvent, et si c’est une fille, de payer sa pension chez mademoiselle Précieux, jusqu’à ce que, par son talent, elle puisse gagner sa vie. Mademoiselle Moreau a cru me donner un neveu, et je l’adopte pour tel. — Ah ! faites en tout ce que vous voudrez, pourvu que je ne le voie jamais ; et pour la mère, signifiez-lui qu’aussitôt rétablie je la mets dans un couvent, où je ne lui pardonnerai que le jour qu’elle prononcera ses vœux.

Mademoiselle Précieux courut à toute jambe, dans la crainte que Joséphine ne revînt chez sa mère. Elle la trouva encore à Saint-Roch, dans la plus vive émotion ; elle lui dit qu’elle a bien des choses à lui raconter, et qu’il vaut mieux qu’elle revienne d’abord chez elle. Joséphine la questionna sur tout ce qui s’était passé. La bonne demoiselle Précieux lui répondit que les objets dont elle avait à l’entretenir ne demandaient pas à être traités dans un lieu public ; que dès qu’elles seront arrivées dans sa maison elle lui contera tout dans le plus grand détail ; et elle avait l’air si calme que mademoiselle Moreau ne se doutait pas qu’elle eût des nouvelles si désastreuses à lui apprendre.

À peine entrées, mademoiselle Précieux ferma la porte ; et serrant son élève dans ses bras, elle l’engage à mettre du courage dans un malheur irréparable. La pauvre petite ne douta plus alors que sa mère ne soit inflexible. Elle s’y était attendue ; mais quand elle apprend que la promesse de mariage n’est point écrite de la main de Durolet, et qu’il y a un an qu’il est à Blaye, sa douleur ne peut se concevoir. Elle était bien sûre que c’était bien lui qui l’avait engagée à venir cul-de-sac du Coq ; elle avait reconnu sa voix le premier jour, lorsqu’il l’avait appelée pour entrer dans le cabinet. Il est vrai que depuis il lui avait toujours parlé bas. Mais si ce n’était pas lui, qui pouvait-ce être ? Il avait donc eu la bassesse de la livrer à un autre, et l’enfant qu’elle portait ne pourrait connaître son père. Ces pensées la déchiraient. — Mais enfin que vais-je devenir ? — Vous resterez chez moi, mon enfant, jusqu’après vos couches ; votre mère paiera votre pension et les frais nécessaires. Quant à votre enfant, n’en soyez point inquiète ; l’honnête père Durolet, pour réparer autant qu’il est en lui le tort de son frère, quoiqu’il ait assuré à votre mère qu’il n’en avait point, se charge du nouveau-né et l’adopte pour son fils. — Ainsi, il ne faut plus penser qu’à vous tranquilliser et oublier un scélérat qui s’est joué de votre innocence. La pauvre petite pleura beaucoup. Mais il n’appartient qu’aux âmes énergiques d’avoir des douleurs inconsolables, et celle de mademoiselle Moreau n’était nullement de cette trempe, ou du moins rien ne l’avait développée. Elle prit donc son mal en patience et resta tranquille, renfermée chez son amie, les trois derniers mois de sa grossesse. Enfin son terme arriva. Elle mit au monde un garçon, que mademoiselle Précieux tint sur les fonts du baptême, avec un fils d’une de ses amies, nommé Fontaine. Il se faisait nommer chevalier et avait un brevet de lieutenant de milice, qui lui donnait le droit de porter un plumet et une épée, ce que les bourgeois de ce temps-là ne se permettaient pas. Il faisait sa cour à mademoiselle Précieux, qui, malgré ses médiocres talents, était fort à son aise, et comptait réparer avec elle tout ce qu’il avait perdu au jeu et mangé avec ses maîtresses. Les femmes sages, en général, ne haïssent pas les hommes qui ont une certaine réputation de galanterie ; elles pensent qu’ils leur tiendront lieu d’expérience. Ainsi l’honnête mademoiselle Précieux n’éloignait pas absolument les propositions que madame Fontaine lui faisait pour son fils, quoiqu’il eût bien dix ans de moins qu’elle. Sa bienveillance à son égard le mettait dans une assez grande intimité dans la maison ; et pour n’être pas privée du plaisir de le voir, elle l’instruisit des malheurs de sa jeune amie, auxquels il parut ne prendre que l’intérêt de l’amitié. Mais le chevalier Fontaine n’était pas homme à voir de si beaux yeux que ceux de la petite Moreau sans concevoir le dessein de se les rendre favorables. Il la consolait donc de concert avec sa future, et la délaissée se laissait consoler. Il fut le parrain du petit capucin, et se chargea de le remettre à son prétendu oncle, qui l’envoya en nourrice.

Mademoiselle Précieux n’avait rien négligé pour fléchir la colère de madame Moreau, mais rien ne put la faire changer de résolution, et elle chargea cette amie de notifier ses intentions à sa fille, dès qu’elle le pourrait sans danger pour son état.

Peu de temps après son accouchement, Joséphine se laissa enlever dans le bois de Boulogne par M. Fontaine, que mademoiselle Précieux croyait être sur le point d’épouser. Joséphine Moreau, Fontaine, son ami Vergeac et mademoiselle Précieux s’étaient rendus dans le bois, pour aller de là au couvent de Longchamp ; mais avant d’arriver, mademoiselle Moreau feignit une grave indisposition. On descendit de voiture, et les deux jeunes gens, prenant Joséphine par les bras et faisant semblant de s’amuser, coururent dans les allées du bois, et bientôt mademoiselle Précieux les perdit de vue ; en vain les chercha-t-elle partout, les appela, attendit longtemps, passa même la nuit dans le bois, et le lendemain elle alla au couvent ; tout fut inutile ; elle n’en découvrit plus les traces.

Désespérée, elle revint à Paris ; elle ne savait comment annoncer cette nouvelle à la mère de la jeune personne ; enfin, après de mures réflexions, elle se décide à écrire au révérend père Durolet de la venir trouver, afin de le charger d’apprendre cette triste nouvelle à madame Moreau.

Le père Durolet, fort surpris du message de mademoiselle Précieux, hésitait à se rendre à son invitation. Il craignait que ce ne fût la petite personne qui voulût lui parler de son frère, et comme il l’aimait encore (car il faut en convenir, l’éclat de ses charmes faisait oublier son apparente bêtise), il craignait de se trahir dans un tête-à-tête. Ne trouvant cependant aucun prétexte pour se dispenser d’aller chez une personne si intéressante que mademoiselle Précieux, il dit à Catherine qu’il allait la suivre ; en effet, il arriva presqu’en même temps qu’elle chez sa maîtresse. Il fut frappé en entrant de l’air de tristesse de cette digne fille ; la mauvaise nuit qu’elle avait passée et les inquiétudes qu’elle avait depuis près de vingt-quatre heures, l’avaient aussi changée que la plus longue maladie. — Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? vous paraissez bien souffrante. — Ma santé serait bonne, mon père, si je n’avais pas la plus extrême douleur. Elle lui raconta tout ce qui s’était passé, et finit en le suppliant d’en instruire madame Moreau. — Vous avez sa confiance, son amitié ; elle ne peut qu’être reconnaissante des soins que vous avez pour son petit-fils, quoiqu’elle ne veuille pas en convenir. Elle vous écoutera avec plus de modération que moi. Je ne me sens pas le courage de m’exposer aux premiers mouvements de sa colère. Mon cœur est pur et je sens que je ne supporterais pas les reproches peu mérités qu’elle me ferait peut-être ; j’ai besoin de me distraire des idées chagrinantes que cette malheureuse aventure m’a données pour mon propre compte ; ainsi je vais partir à l’instant pour me rendre dans ma famille, qui me presse depuis longtemps de l’aller voir, bien décidée à ne plus me mêler des affaires qui ne me regardent pas. — Mais d’après cette résolution, que je trouve très-sage, je devrais aussi refuser d’apprendre à madame Moreau l’enlèvement de sa fille, qui me regarde encore moins. — C’est bien différent, mon père ; votre état vous oblige à être le consolateur des affligés ; et on ne peut jamais trouver mauvais que vous vous employez comme médiateur dans les familles ; vous ferez ce que vous voudrez ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je ne reverrai point madame Moreau, et qu’alors elle n’apprendra l’évasion de la petite personne que lorsqu’il n’y aura plus moyen de réparer la faute qu’elle a faite, au lieu qu’en s’entendant avec madame Fontaine, qui est la meilleure femme du monde, un mariage peut encore tout raccommoder, surtout que Fontaine sait bien ce qui en est, et que la fortune de mademoiselle Moreau le fera passer sur l’irrégularité de sa conduite ; mais il faut profiter de la première chaleur de sa passion pour l’obliger à l’épouser, car sans cela il pourrait bien en arriver comme de l’autre, que, selon toute apparence, son peu d’instruction a rebuté. — Durolet convint que tout ce que disait mademoiselle Précieux était raisonnable, et lui promit de se charger de cette désagréable commission ; il ne pouvait en conscience s’en dispenser, car enfin c’étaient bien ses séductions qui l’avaient égarée ; mais il avait un motif moins louable et plus digne d’une âme si abandonnée à ses passions. La belle fugitive lui tenait encore au cœur, et la jalousie réveillant son amour pour elle, il avait un grand intérêt à la faire retrouver. Déjà le diable lui disait à l’oreille : Après tant de courses, elle ne rougira plus, et une fois mariée, je lui ferai connaître le père de son enfant, et sûrement elle trouvera fort doux de renouveler avec moi les séances du cabinet noir avec mon prétendu frère, sans inquiétude des suites ; du reste je n’aurai pas l’imprudence de lui écrire, ainsi il n’y aura jamais de preuves ; de plus la mystique intimité qui existe entre sa mère et moi rendra simples les visites que je rendrai à la fille ; et il serait bien étonnant qu’elles ne m’offrissent pas des occasions favorables ; au reste, point de rendez-vous ; la plus sévère retenue en public, et par les menaces de ne pas mettre les pieds chez elle si elle fait la moindre extravagance, je la forcerai bien à la discrétion. Oui, mais elle aime ce Fontaine. Bah ! ces femmes-là n’aiment que le plaisir. Allons trouver la dévote et tâchons de la faire consentir à ce mariage ; car enfin à chose faite, conseil pris ; elle aura beau crier, tempêter, sa fille n’en est pas moins enlevée, et il n’y a plus qu’à la marier.

Fortifié par ces vertueuses réflexions, il se rend chez madame Moreau, qui est fort étonnée et charmée de le voir. — Dieu ! de si bonne heure ! (car ordinairement il n’arrivait chez elle que sur les six heures, pour faire son quadrille). Eh ! mon Dieu, mon révérend père, qui me procure la satisfaction de vous voir deux heures plus tôt qu’à l’ordinaire ? — Ma respectable amie, ma vive amitié. Je voudrais bien que vous me permissiez de traiter avec vous un sujet sur lequel vous m’imposez silence depuis longtemps. — La dévote devint rouge, son sein palpita ; et croyant que son chaste ami avait de mauvaises pensées, elle lui dit d’un ton de voix atterré : Épargnez-moi, de grâce, trop cher séducteur, et ne troublez pas la paix de ma conscience en me laissant apercevoir que l’union des âmes n’est pas suffisante pour votre bonheur. Le père Durolet, qui n’avait nulle envie de commettre un inceste avec madame Moreau, dont les charmes flétris n’avaient rien qui pût le tenter, mais qui pourtant ne voulait pas blesser sa vanité en répondant à de telles avances, se précipita à ses genoux. — Que faites-vous, mon père ? — Non, laissez-moi vous protester que mon respect égale mon amour, et que je suis trop heureux d’avoir rencontré un cœur comme le vôtre, qui réponde à la sensibilité du mien, sans me faire manquer aux devoirs sacrés de mon état… non, ne craignez jamais que je me prive des biens que je possède dans une union digne des anges, par les tourrestres désirs d’une passion charnelle ; non, dit-il en se levant (et voyant que la dévote était pénétrée de ses hautes vertus), ce n’est pas de moi que je veux vous parler, mais d’une infortunée qui gémit sous le poids d’un injuste ressentiment. — Ah ! ne m’en parlez pas, ne m’en parlez pas, c’est me tuer que de prononcer son nom. Qu’elle aille au couvent, qu’elle y prononce ses vœux, et je la reverrai ; mais avant je veux ignorer qu’elle existe ? — Enfin, madame, si elle n’a pas de vocation. — Et vous, mon père, en aviez-vous, lorsque vos cruels parents vous ont forcé de prendre un état si peu fait pour votre âme sensible et délicate ? vous, dont l’esprit, les agréments vous eussent fait briller dans le monde ?… — Et c’est, madame, parce que je sens le malheur d’être engagé dans un état qui ne nous convient pas, que je vous supplie de ne pas y condamner votre fille unique. — Mais n’en remplissez-vous pas les devoirs avec la plus grande exactitude ? N’êtes-vous pas l’édification de tout le quartier ? Et qui sait mieux que moi les nobles victoires que vous remportez sur le démon de la chair ?… — Ah ! madame, quelle différence d’un homme qui a appris de bonne heure, comme moi, à vaincre ses passions, et une jeune fille séduite, qui a goûté les charmes de la volupté… il n’y a pour elle, je vous le jure, que l’état de mariage qui puisse la préserver de la damnation éternelle ; et j’ose vous le dire, avec l’autorité que me donne mon ministère, vous répondez de son âme devant Dieu, si vous ne la mariez pas ; et comme je craindrais de partager avec vous la punition qui vous serait réservée, si, par ma condescendance, je vous laissais suivre en cela vos idées, je vous déclare que je me priverai du plaisir extrême de vous voir, le seul que je goûte en ce monde, jusqu’à ce que vous ayez consenti à marier votre fille. — Ah ! mon père, quelle menace ! Mais la marier, c’est bientôt dit. Qui en voudra ? Vous voyez que celui qui l’a séduite l’a abandonnée, et qui pourrait en effet vouloir passer sa vie avec une femme si stupide ? — Si votre unique inquiétude est de trouver quelqu’un qui veuille d’elle, je puis vous assurer qu’elle a fait une conquête, et que l’homme dont je vous parle s’estimera heureux et très-heureux de l’épouser. — Et qui est ce benêt ? — C’est un fort joli garçon que vous avez vu chez mademoiselle Précieux, le chevalier Fontaine. — Bon, c’est mademoiselle Précieux avec qui il se marie. — Elle m’a chargé de vous dire de sa part qu’elle avait réfléchi qu’il était trop jeune pour elle, et qu’il conviendrait bien mieux à sa pupille, pour qui elle s’était aperçue qu’il avait beaucoup d’inclination, quoiqu’il sût bien son accident ; car c’est lui qui a été parrain de mon petit neveu manqué. — Vous m’étonnez beaucoup. Enfin, s’il est bien vrai qu’ils s’aiment, et d’après les raisons que vous m’avez dites, et surtout pour vous prouver ma docilité à vos ordres, j’y consentirai. Il faut que je sois bien sûre qu’il a réellement le dessein de l’épouser. — On n’en peut pas douter, si cela n’est déjà fait. — Comment ! — Rien de plus certain, car il l’a enlevée hier… — Que dites-vous là, ma fille enlevée !… ah ! la malheureuse, elle a juré de me faire mourir de chagrin… Et où est-elle ? — Je n’en sais rien, mais nous le saurons bientôt ; tranquillisez-vous ; laissez-moi le soin de cette affaire. — Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ma fille enlevée ! et comment mademoiselle Précieux a-t-elle pu se prêter ?… oh ! qu’elle ne pense pas s’en tirer de cette manière-là ; je vais la dénoncer à la police. — Non, madame, vous n’en ferez rien. — Et pourquoi ? — Parce que je ne veux pas, ou je romps avec vous. Allez-vous faire un éclat, tandis que tout peut se passer à l’amiable ? Le chevalier Fontaine n’a d’autre but que de vous contraindre à consentir à leur mariage. Dès qu’il apprendra que vous ne vous y opposez pas, il sera facile de savoir ce qu’ils sont devenus. Donnez-moi votre parole de demeurer tranquille, et je me charge de tout. Je vais de ce pas chez madame Fontaine ; elle saura bien où est son fils. — Oh ! la malheureuse ! s’écriait madame Moreau, que ne l’ai-je étranglée comme je le voulais. — Encore de la colère, de la fureur ! Si vous saviez, mon amie, comme cela vous défigure, vraiment, vous ne sortiriez pas de votre aimable caractère. — Mais voyez cette jeune barbe, reprit la dévote en passant la main sous le menton du père, il me morigène. Eh bien, homme de Dieu, je m’abandonne à vous ; faites tout ce que vous voudrez… — Ah ! si je faisais tout ce que je voudrais… Mais loin de nous tout désir terrestre, ne pensons qu’à sauver cette pauvre petite ; je ne me reposerai point que je ne la ramène ici mariée avec Fontaine. — Et pendant tout ce temps je ne vous verrai donc point ? — J’espère que cela sera très-court. — Je suis bien sûre qu’ils sont dans Paris, peut-être chez la mère ; mais en tout cas, la police les aura bientôt découverts.

Pendant que tout cela se passait, nos trois aventuriers s’étaient rendus à Rouen en chaise de poste ; ils s’introduisent dans les meilleures sociétés et y gagnèrent des sommes énormes, au moyen d’une préparation dans toutes les cartes de la ville, que Vergeac était parvenu à faire pendant une nuit.

Mais la troisième soirée qu’ils passèrent chez le cardinal-archevêque de Rouen, celui-ci les découvrit, instruisit la justice de leurs escroqueries ; mais Fontaine, qui, le soir, s’était aperçu que le cardinal se doutait fort qu’ils n’étaient pas ce qu’ils voulaient qu’on crût qu’ils étaient, crut sage de partir au point du jour. Voilà donc Fontaine et Joséphine en chemin pour se rendre au Havre ; mais une roue de leur voiture vint à casser dans l’avenue d’un château d’une assez belle apparence, à quinze lieues de Rouen. On alla demander du secours pour la petite personne, que la chute de la voiture avait fait se frapper le front assez rudement. Le maître du logis vint lui-même. En voyant une jeune dame de la plus agréable figure, il lui offrit de venir se reposer chez lui pendant qu’on raccommoderait leur chaise. Fontaine accepta, et bientôt on fut en pays connaissance. C’était monsieur Moreau qui avait fait bâtir cette maison, et le comte de Vernon, à qui cette maison appartenait, avait vu sa fille plusieurs fois à Paris. Notre chevalier d’industrie ne crut pas devoir nier que c’était elle, et dit seulement qu’ils étaient mariés. Le comte les engagea à passer quelques jours chez lui et les combla d’amitiés. Joséphine se trouvait très à son aise chez ce galant homme, qui était veuf depuis plusieurs années, et n’avait chez lui que sa sœur, beaucoup plus âgée que lui, qui n’était jamais sortie du château de Vernon, et qui n’avait pas beaucoup plus de connaissance du monde que Joséphine. Le comte chassait avec Fontaine, qui ne recevant aucune nouvelle de Rouen s’imagina que l’affaire avait mieux tourné qu’il ne l’avait craint.

Pendant que tout cela se passait en Normandie, le père Durolet avait été à la police pour tâcher de découvrir les traces de Fontaine. Le quatrième jour on lui dit qu’il était à Rouen. Il en fit part à monsieur et à madame Fontaine et à madame Moreau, qui lui donna son consentement et sa procuration pour le contrat. Monsieur Fontaine, le père, partit avec Durolet, bien déterminé à obliger son fils à réparer l’honneur de la petite personne, dont il ignorait la première aventure ; ils arrivèrent à Rouen le surlendemain que les jeunes gens en étaient partis.

Quelle fut la douleur du père Fontaine d’apprendre que son fils est impliqué dans une très-mauvaise affaire, que sa disparition seule avait empêché qu’il ne fût arrêté ! Le père, qui se ressouvenait que le cardinal avait des bontés pour un de ses oncles qui avait été valet-de-chambre du grand De…, alla trouver Son Éminence, voulant se jeter à ses pieds. Le cardinal, qui le reconnut, le traita avec sa bonté ordinaire, et lui promit qu’il ferait assoupir l’affaire, mais qu’il fallait absolument faire partir son fils pour les îles, ainsi que son cousin. J’en suis fâché, ajouta-t-il, pour sa femme, qui est fort jolie, quoique peu formée. — Ils ne sont pas mariés, monseigneur. — Tant mieux, je m’en étais douté ; mais vous avouerez que c’est une grande insolence de me présenter une fille. — Je conviens, monseigneur, de toute l’énormité de ses fautes ; cependant la jeune personne appartient à de très-honnêtes gens. Il l’avait enlevée et j’étais venu ici pour les marier. Je n’abuserai point de la confiance de sa mère, qui ne me pardonnerait pas d’avoir uni sa fille à un si mauvais sujet ; mais encore faut-il les trouver. — On les croit, m’a-t-on dit, ajouta le cardinal, chez le comte de Vernon ; mais nous en saurons bien davantage.

Durolet n’était pas moins chagriné de tout ce qu’il entendait ; il craignait d’avoir perdu sa maîtresse, et voyait beaucoup de difficultés à remplir sa promesse de la marier à Fontaine, car le père ne l’aurait pas voulu, quand des ordres supérieurs ne s’y seraient pas opposés. Il ne savait quel parti prendre, lorsqu’il fit rencontre sur la place d’un de ses camarades de collège, qui se nommait Fontaine ; c’était le plus borné des hommes, excepté pour son commerce, qu’il faisait très-bien. Il lui vint aussitôt dans l’esprit d’en faire le mari de mademoiselle Moreau, si on pouvait la rejoindre. — Eh ! bonjour, mon cher ami, comment te portes-tu ? — Bien, révérence, et toi ? — Es-tu ici pour longtemps ? — J’attends la diligence pour me rendre à Paris. — Eh bien, nous partirons ensemble. — À quelle heure ? — À midi précis. — Je te rejoins au Grand Cerf, à onze heures ; va nous faire préparer à déjeuner. — Le bon Fontaine, enchanté de faire route avec son ami, retourne à l’auberge pour l’attendre. Durolet va chez le père de l’autre Fontaine, et lui dit de ne pas perdre une minute pour retrouver la petite Moreau et de la ramener chez lui ; qu’il espère l’en débarrasser bientôt et lui explique en peu de mots son projet. M. Fontaine l’approuve, et voulant réparer autant qu’il était possible l’étourderie de son fils, promet de tout employer pour la rendre à sa mère.

Durolet retourne à l’auberge, voit que ce Fontaine ne sait rien des aventures de l’autre, parce qu’il ne s’occupait que des objets mercantiles, et se propose de ne le pas quitter qu’il ne lui ait fait dire oui. Fontaine avait une petite maison à Passy, qui lui servait de dépôt pour les marchandises prohibées qu’il vendait en secret. Il proposa à son ami Durolet d’y venir passer quelques jours. C’était entrer dans ses vues ; aussi il accepta.

Monsieur Fontaine, le père, eut enfin la certitude que son fils était à Vernon ; il s’y rendit muni de la lettre de cachet qu’il avait obtenue pour l’envoyer à Sainte-Lucie avec son cher cousin, qui était toujours dans les prisons. Arrivé à Vernon, M. Fontaine, le père, fit demander son fils au tourne-bride. On juge de la surprise du jeune homme en le voyant ; mais elle redoubla lorsqu’il sut parfaitement tout ce qui s’était passé à Rouen. Nous ne rappellerons pas tout ce que ce digne père dit à son fripon de fils, tous les détails de son arrestation ; qu’il nous suffise de savoir que Fontaine, le fils, fut emmené avec Vergeac à Sainte-Lucie ; que l’or qu’avait gagné Fontaine fut rendu ; et que Joséphine fut ramenée à Paris, chez monsieur Fontaine, le père.

T. 2.                                                                                                    P. 49.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 49.
Amours, galanteries, intrigues, ruses et crimes des capucins et des religieuses, 1788, Figure Tome 2 P. 49.

Durolet s’était entièrement emparé de l’esprit de son camarade, qui l’avait toujours aimé. Il lui avait parlé de l’avantage d’avoir une femme douce et jolie, qu’il serait bien plus heureux qu’en menant la vie de garçon ; et c’était dans ces bonnes dispositions qu’un hasard fait exprès lui fit rencontrer monsieur et madame Fontaine et la jolie mademoiselle Moreau. — Ah ! mon Dieu, que je suis enchanté, madame, de vous rencontrer, dit le capucin à madame Fontaine, qu’il avait vue chez madame Moreau, où il allait quelquefois. Voulez-vous bien que je vous présente mon ami, mon camarade… Celui-ci offrit à ces dames une collation ; et l’imagination échauffée du bonheur conjugal, dont son saint ami lui faisait tous les jours une peinture si touchante, il devint éperdument amoureux de mademoiselle Moreau et de sa dot, dont Durolet trouva le moyen de l’instruire dès qu’il vit qu’elle lui plaisait. — Voila, mon ami, lui dit-il, en le tirant à l’écart, qui vous conviendrait ; et cent mille livres qu’on lui donne en mariage ne gâteraient rien à votre commerce. — Sûrement, répondit Fontaine, mais comment espérer qu’on me la donne ? — Ah ! je m’en fais fort si vous la trouvez à votre gré. — Il faudrait être difficile pour n’en être pas enchanté. — Eh bien, je vous dirai que je suis ami intime de la mère, et si voulez, demain nous en ferons la demande. — Eh ! je serais le plus heureux du monde si je l’obtiens. — Il vint reprendre sa place auprès de sa dulcinée, à qui il dit mille douceurs. La petite répondit avec beaucoup de froideur à Fontaine, car il ne lui plaisait pas beaucoup ; et elle aurait bien voulu dire un mot en particulier au capucin, pour qui elle avait beaucoup d’amitié, et dont la présence lui rappelait son premier amant, qu’elle croyait toujours son frère. Après le goûter, on se promena dans le bois, puis chacun reprit le chemin de son logis.

Dès que la petite Moreau fut seule avec monsieur Fontaine, le père, elle lui demanda si c’était le mari qu’elle lui destinait. — Oui, répondit-il. — Ah ! il est bien laid. Quelle différence avec votre fils. — La figure fait peu de chose ; on le dit fort doux. — C’est bien quelque chose ; mais comme il est maigre, efflanqué ; comme il traîne ses mots les uns après les autres. Je suis bête, j’en conviens ; mais j’aime les gens d’esprit. Si ma mère ne m’avait pas laissée avec Goton, je saurais mieux parler ; je ne dirais pas des choses que j’ai bien vu qui faisaient rire les belles dames de Rouen. Mais enfin je suis jeune, je pourrai me former. Votre fils me le disait ; et avec celui-ci il faudra rester imbécile toute la vie ? — Voulez-vous que je vous parle de l’intérêt que votre beauté et votre inexpérience m’inspirent ? Je crois que vous ne devez pas être fâchée dans la position où vous êtes de rencontrer un homme qui n’ait pas beaucoup d’esprit ; il vous sera plus aisé de cacher certaines choses qu’il est essentiel qu’un mari ignore ; et si vous voulez m’en croire, vous prendrez celui-là plutôt qu’un autre ; d’ailleurs, il faut ou vous marier, ou vous faire religieuse. — Oh ! j’aime mieux me marier ; mais vous ne pouvez pas m’empêcher de dire que j’aimerais mieux être la femme de votre fils, quoiqu’il me maltraitât quand il était dans ses accès de jalousie ; mais il m’en dédommageait si bien… — Il faut l’oublier, mon enfant ; vous en avez bien oublié un autre. Votre mari effacera dans votre cœur un mauvais sujet… — Non, monsieur, je sens qu’il n’y aurait que mon premier amant qui me consolât du second ; mais j’épouserai ce monsieur, puisqu’il n’y a que ce moyen pour ne pas aller au couvent.

Durolet n’avait pu revoir sa maîtresse sans la plus vive émotion. Il l’avait trouvée singulièrement embellie et l’air beaucoup moins gauche ; il ne désespéra pas d’en faire une femme passable. D’ailleurs, quelle différence de vivre dans une société bourgeoise ou dans celle où Fontaine l’avait lancée ; et puis, elle était si jolie… Il faut en convenir, se disait-il à lui-même, c’est encore trop bon pour un capucin. Mais il fallait la marier, et assez promptement pour que Fontaine ne pût rien savoir de sa prétendue. Il amena donc son confiant ami dès le lendemain à madame Moreau, qu’il en avait fait prévenir par un billet que M. Fontaine avait remis à sa porte. Elle reçut très bien ce mari qui se chargeait avec tant de bonhomie de cette vierge folle. Il demanda s’il ne pouvait pas avoir l’honneur de la voir. La mère répondit qu’elle était sortie avec madame Fontaine. — Mais savez-vous, mon ami, répondit le bon père, qui s’aperçut que Fontaine avait l’air tout chagrin, le moyen de voir cette belle personne tant que vous voudrez ? c’est de supplier madame de tous la donner très-promptement en mariage. — Ah ! que cela ne se peut-il être demain ! — Demain, monsieur, vous êtes bien pressé, dit madame Moreau en minaudant, et comme si elle ne l’eût pas été au moins autant que lui. — Voilà, madame, comme je suis quand une fois je suis amoureux. — Eh bien, monsieur, puisque vous êtes si épris, je m’en rapporte au révérend père, c’est lui qui fixera le jour. — Nous sommes, reprit Durolet, aujourd’hui samedi, on peut se marier lundi. Je me charge de toutes les dispenses ; et pour éviter tout embarras de noce qui entraîne des frais inutiles, afin qu’on ne sache rien dans le voisinage, on pourrait passer le contrat chez M. Fontaine. — Chez moi ! dit d’un air étonné l’ami du capucin. — Non pas chez vous, chez l’autre. — Eh ! oui, oui, c’est que nos noms se ressemblent : Fontaine et Fontaine… mais, comme on dit, il y a bien des ânes à la foire qui s’appellent Martin ; et il se remit encore à rire. Le capucin rit aussi ; et la prude ne put s’empêcher de tirer les coins de sa bouche. On convint que le notaire serait averti pour le soir même ; que le dimanche on publierait un seul ban ; et que, dès le lundi, à six heures du matin, la petite Moreau serait réellement madame Fontaine.

Sa mère, qui n’avait pas vu son tendre ami depuis huit jours un seul instant (car il ne quittait pas Fontaine plus que son ombre), aurait bien voulu qu’on lui accordât un moment ; mais il trouva moyen de lui dire, pendant que Fontaine inventoriait les meubles de la mère de sa future, et que surtout il était en extase devant un buffet d’argenterie, qui, suivant l’usage de ce temps, était en parade dans la salle à manger, qu’il fallait attendre à lundi, après la cérémonie, pour se dédommager de cette cruelle absence dont son cœur, ajoutait-t-il avec un tendre soupir, souffrait encore plus que celui de sa douce colombe ; mais que la moindre indiscrétion pourrait tout déranger ; qu’ainsi il était résolu à ne pas perdre de vue Fontaine un seul instant, jusqu’à ce qu’il eût dit oui. La dévote ne put que remercier affectueusement son ami, et ils se séparèrent.

Durolet emmena son ami dîner aux capucins. Il voulait raconter au gardien toute cette histoire. Ne fallait-il pas que le marié aille à confesse ? Et pourrait-il trouver un directeur plus respectable que le père Jérôme ? Quand il le vit dans le couvent, il ne craignit plus qu’il apprît là aucune particularité de la vie secrète de sa future. Il le laissa dans le jardin et alla chez le gardien, à qui il raconta le succès de son voyage. — Je l’ai ramenée, disait-il, au père Jérôme ; madame Moreau m’en a les plus grandes obligations, ainsi que du mariage. Mais je l’en dispense, car je n’ai rien fait que pour moi. C’est une enfant ; elle me plaît ; je n’ai rien rencontré qui m’en dédommageât, et je suis décidé à lui consacrer ma vie. Prenez-y garde, point d’indiscrétion ; tout se borne, reprit-il, à bien endoctriner le mari, et c’est vous, père Jérôme, que j’en charge ; ce sera à vous qu’il s’adressera pour son billet de confession. — C’est bon, laissez-moi faire, il ne tiendra pas à moi que vous n’ayez contentement. Le dîner fut gai, mais avec la plus grande décence, et à six heures l’impatient Fontaine se rendit avec son fidèle ami chez la mère de son Sosie. Madame Moreau y était déjà avec son notaire. L’entrevue entre la mère et la fille avait été assez froide ; cependant Fontaine ne se douta pas qu’il y eût eu mésintelligence entre elles.

On ne fut pas difficile de part ni d’autre pour les conventions. Ce qu’il y avait de plus clair dans toute cette affaire était le bien de Joséphine. Il consistait en une bonne maison et des contrats sur la ville, que l’on regardait alors comme de l’or en barres. Fontaine obtint que la maison serait vendue pour en jeter les fonds dans son commerce, dont il enfla les gains et passa sous silence les pertes, de sorte que madame Moreau crut que sa fille épousait un homme beaucoup plus riche qu’il ne l’était en effet ; mais n’aurait-il eu que l’habit qu’il portait, elle se serait estimée heureuse qu’il la débarrassât de sa fille.

Tout ce que Fontaine put tirer de son étroite cervelle, pour prouver à mademoiselle Moreau l’excès de son amour, il le dit sans parvenir à toucher le cœur de l’insensible ; mais il ne mit son silence que sur le compte de sa modestie, et l’en aima davantage. Il retourna le soir à Passy, où il invita ces dames à venir le lendemain, qui était le dimanche, comme nous l’avons déjà dit. Fontaine était au comble du bonheur. Il s’était fait beau comme un soleil ; il ne doutait pas qu’il ne charmât sa belle, quoiqu’elle ne lui en dit rien. On alla goûter à Madrid, où il faillit arriver une aventure faite pour tout découvrir, si l’on n’avait pas eu affaire avec un homme aussi borné que Fontaine ; car Joséphine fut reconnue par M. Dolman, banquier de Rouen, qui s’était trouvé à la soirée du jeu chez l’archevêque.

Madame Moreau et Durolet craignirent tant que Fontaine découvrît quelque chose par les propos de M. Dolman, qu’ils dirent qu’il fallait se retirer de bonne heure à cause de la cérémonie du lendemain. D’ailleurs, il restait encore des préparatifs, et Fontaine n’avait pas son billet de confession. Durolet lui proposa de venir coucher aux capucins, qu’il aurait une conversation d’un quart d’heure avec le père gardien, et que dès cinq heures du matin il sortirait du couvent pour se rendre à l’église, et que de là il ramènerait sa chaste moitié chez lui.

Fontaine, qui était avare, était fort aise qu’on l’eût dispensé de toutes les dépenses qu’entraînait, même parmi les bourgeois, une noce d’apparat, et ne voyait que des raisons d’économie dans le mystère que l’on mettait dans ce bizarre mariage. Pendant le chemin de passer aux capucins de la rue St-Honoré, Fontaine ouvrit son cœur à son tendre ami Durolet.

Je ne vous cache point, lui dit-il, que cette confession me chagrine ; car on dit que pour avoir son absolution il faut promettre de renoncer à ses habitudes, et j’avoue que je n’en ai nullement la volonté. Depuis quinze ans, je fais la contrebande, je m’en trouve bien, et je n’ai nulle envie de quitter la partie la plus lucrative de mon commerce. — Cela ne me regarde pas, mon ami, et le père Jérôme vous dira ce qu’il en pense. Cependant, comme se mentir à soi-même et à Dieu sont deux choses fort criminelles, je crois que vous pourriez vous borner à demander au père Jérôme, comme le font tous les gens bien nés qui se marient, qu’il vous donne un billet comme vous vous êtes présenté à son tribunal, sans vous donner la peine de mentir pour avoir une absolution, que les lois de l’Église n’exigent point. Le moins qu’on peut se jouer avec les choses saintes est toujours le mieux. Bornez-vous donc, comme je vous l’ai déjà dit, à un quart-d’heure de conversation avec le père Jérôme, qui vous fera une exhortation sur les devoirs du nouvel état que vous allez embrasser, et il vous donnera votre billet. — Ah ! mon ami, que vous me faites de plaisir. — Et Fontaine fut tout joyeux de n’être pas forcé de renoncer à l’honnête état de fraudeur, et arriva aux capucins, où un très-bon souper l’attendait dans la cellule du père Jérôme, qui, sous prétexte d’un gros rhume, n’avait pas mangé au réfectoire. Un moment avant de se mettre à table, un jeune novice entra dans la première place où l’on n’avait pas mis la table et vint s’informer de la santé de sa révérence. Avec le jeûne et la patience, mon fils, répondit le gardien, il n’est point de maux qui ne se guérissent. Il ajouta qu’on ne vînt pas le troubler davantage, parce qu’il avait des affaires importantes pour la maison à traiter avec le père Durolet et son ami. Le novice se retira avec le plus profond respect, et notre moine ferma la porte aux verrous.

On se mit à table ; un jambon, une dinde aux truffes et du vin de Champagne furent le remède que notre séraphique s’était fait préparer. On ne parla que de la belle Joséphine, du bonheur d’avoir pour sa femme une fille si bien élevée, dont la mère était un modèle de vertu et de piété. Fontaine ne se lassait pas de remercier son cher ami Durolet. Qui aurait dit, lorsque j’étais en seconde à Bordeaux, que ce joli espiègle, qui était en quatrième, me servirait de père pour me donner une femme, et une femme comme il n’y en a pas ? — Je suis sûr que vous serez heureux avec mademoiselle Moreau, dit le père Jérôme avec cet air de dévot qu’il savait si bien prendre quand il voulait, et que sa figure, qui, selon toute apparence, était destinée à être l’empreinte d’une belle âme, rendait respectable à ceux qui ne le connaissaient pas.

Le souper fut parfait, et le lendemain le mariage eut lieu.