Amours, Délices et Orgues/Pénible Malentendu

Amours, Délices et OrguesPaul Ollendorff. (p. 245-250).

PÉNIBLE MALENTENDU

Les petites danseuses causaient en attendant le signal du divertissement :

— Et toi, Juliette ?

— Moi, j’ai un vieux, ma chère, un vieux épatant !

— Ça doit te changer de tes gigolos ?

— Oh ! oui, et je vous prie de croire qu’il n’était pas trop tôt !

— Calé ?

— Nous n’avons pas encore abordé la question, mais je suis bien tranquille : c’est un bonhomme tout ce qu’il y a de plus chic.

— Qu’est-ce qu’il vend ?

— Rien ! Il était préfet sous l’Empire.

— Ça ne le rajeunit pas, ça, surtout si c’était sous le premier Empire.

— Ah ! dame ! ça n’est plus un potache ; mais quoi ! faut bien qu’on s’amuse à tout âge !

— Et toi, est-ce que tu t’amuses avec lui ?

— Je m’amuse… sans m’amuser… C’est un maniaque, ce bonhomme-là, un drôle de maniaque, même !

— Tu nous dégoûtes, Juliette ; mais raconte-nous tout de même la manie de ton bonhomme.

— Eh bien ! il n’a qu’une passion, celle de m’arranger les pieds.

— T’arranger les pieds ?

— Oui, il s’amène tous les matins, après mon tub : « Et ces jolis petons ? » qu’il me dit. Alors, il sort une petite trousse de sa poche, et le voilà qui s’amuse à me tripoter les patoches avec des petits ciseaux, des petites limes, de la poudre et tout… Les premiers jours, j’avais peur qu’il me fasse mal ; mais non, au contraire, il est très adroit, ce vieux bougre !

— Faut peu de chose pour l’amuser, dis donc.

— J’aime autant ça, entre nous.

— Comment l’as-tu connu ?

— C’est un soir, à la brasserie, Alfred qui me l’a présenté… Alors, il m’a dit qu’il m’avait vu danser et que j’avais des jolis petits petons, et patati, et patata, et que si je voulais qu’il vienne le lendemain matin, il aimerait bien les voir au naturel…

— Quoi, tes pieds ?

— Bien sûr, mes pieds.

— Il y en a qui les aiment mieux à la Sainte-Menehould.

— C’est bon pour toi… Alors, pour en revenir à mon vieux, comme il avait vraiment l’air très chic, avec des moustaches cirées, je lui ai donné mon adresse, et voilà huit jours que ça dure. J’attends jusqu’à la fin du mois pour lui causer sérieusement.

Les petites camarades de Juliette semblaient intéressées au plus haut point, et c’était à qui d’elles raconterait les plus étranges perversions génésiques dont elles avaient été témoins ou confidentes.

— Oui, ma chère, j’ai connu un vieux qui ne s’amusait que comme ci, et un autre qui ne s’amusait que comme ça…

Et elles ne manquèrent plus, chaque jour, de s’informer auprès de Juliette :

— Et ton vieux ?

Un soir, Juliette, accueillit l’interpellation avec des sanglots dans la réponse :

— Mon vieux, ah ! mes petites chattes, quel lapin !… J’ai reçu un mot de lui : il me demandait cent francs, vingt visites à cent sous… C’était un pédicure, pauvres petites, un pédicure pour de vrai !

— Tu disais qu’il avait été préfet sous l’Empire ?

— Ça n’empêche pas.