Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 139-144).

Titre I


SURPRISE


C’était un beau jour du mois de septembre ; le givre qui commençait à recouvrir les arbres, le matin, était tout disparu ; le soleil était radieux ; les forêts étaient encore belles et verdoyantes ; la ville de Haileybury revêtait un aspect coquet ; tous les citoyens avaient nettoyé les rues et pavoisé d’oriflammes et de drapeaux, tous les principaux édifices et leurs résidences privées ; il y avait affluence de visiteurs dans la localité ; on célébrait l’arrivée de Mgr Latulippe, après une absence de plusieurs mois en Europe.

Un magnifique banquet lui fut préparé, auquel étaient invités, tous les principaux personnages du clergé, amis de l’évêque, et notables de la localité.

M. Burrage avait invité à cette occasion, Delle Ninie à l’accompagner à ce diner, auquel il était de son devoir de prendre part ; elle accepta avec reconnaissance, l’honneur qu’il lui faisait.

Beaucoup de membres du clergé avaient répondu à l’invitation ; la salle était comble ; Messieurs les députés du Comté, M. le Maire McAuley, M. Le Shérif McMillan, les MM. Timmins, Foster, Gillies étaient aussi présents à cette fête ; de jolies demoiselles et des dames distinguées servaient les convives.

À l’adresse de bienvenue qui lui fut présentée, Mgr Latulippe, dont la santé paraissait encore chancelante quoique meilleure, répondit en remerciant ses ouailles de lui avoir préparé une aussi belle fête, lui prouvant par là, tout leur esprit de soumission et d’attachement ; il témoigna en termes non équivoques, toute sa vive reconnaissance, aux membres du clergé de lui avoir donné, par leur présence, la preuve la plus sincère de l’estime qu’ils lui portaient.

Puis, il élabora un discours de haute envolée qu’il divisa en trois points : l’avenir de Haileybury et le développement des cantons du Témiscamingue ; l’orgueil d’avoir maintenant un temple, une église digne de la richesse des citoyens de cette ville ; la grande gloire de Celui qui conduit tous les événements de la vie du monde, Dieu !

Dans un discours très éloquent, il réussit à être compris ; ce saint homme qui a travaillé avec un dévouement inlassable pour le bien des âmes dont il avait la direction, avait à cœur, aussi, l’intérêt des pauvres et l’instruction de la jeunesse.

Des sommes très considérables en effet, lui furent remises, en pur don, de la part de plusieurs familles, surtout des Messieurs Timmins, Foster et Gillies pour être employées en bonnes œuvres.

Des orateurs éminents portèrent aussi des toasts, à ce banquet ; quelques membres du clergé y répondirent ; M. le Maire, se faisant l’interprète du corps du conseil, tant en son nom qu’au nom de ses collègues, ajouta aux nombreux souhaits de bonne santé et de bonheur, que les orateurs précédents avaient formulés, à l’adresse de leur évêque, de belles paroles dépeignant le caractère noble du citoyen, le cœur dévoué du prêtre, les hautes connaissances et la piété d’un évêque, qualités toutes réunies chez Mgr Latulippe.

La jeune fille prêtait une oreille attentive à tous les discours des orateurs ; M. Burrage était d’une galanterie remarquable, elle ne pouvait cependant, s’empêcher de laisser son âme s’envoler auprès de son Rogers, dont le souvenir lui revint à l’esprit, quand un des brillants orateurs remerciant les demoiselles et les dames de l’assistance, surtout les organisatrices de la fête, leur parla patriotisme, disant qu’elles ne pouvaient être vraiment patriotiques, qu’en aimant leur foyer, leur famille, leur pays natal, et que la base de tous ces amours, était l’Amour du cœur, l’amour noble et pur qui conduit à l’union des cœurs, vers un but idéal, mais pratique, vers un avenir commun.

C’est à ce moment, que Delle Ninie reçut un télégramme ; quelques personnes constatèrent l’émotion qu’elle ressentit lors de la remise qu’on lui en fit.

M. Burrage n’attendit pas qu’elle demandât la permission d’ouvrir ce message, et lui dit : « vous pouvez lire mademoiselle et si vous désirez vous retirer, je me ferai un plaisir de vous être agréable. »

D’une main nerveuse et tremblante, Ninie ouvrit et lut secrètement : « Votre ami, Rogers, où est-il ? Goûtez-vous encore ses baisers ? »

Ce message était signé d’un nom inconnu !

M. Burrage vit tout le trouble de l’âme de Ninie et redoutant qu’elle s’affaissât, sous le coup de la surprise : « Sortons lui dit-il votre embarras me cause un malaise, et je vois que l’assistance semble inquiète à votre sort : allons, courage, le grand air vous fera du bien. »

Ninie regagna la demeure de ses parents ; tout le long du trajet, à toutes les questions qu’il lui fit, elle ne répondit simplement que ces mots : « Oh ! laissez-moi, voulez-vous ? laissez-moi pleurer, je me sens faible ! »

Sa mère, accourut au devant d’elle, toute joyeuse, comme d’habitude, mais changea vite son empressement gai, quand elle vit M. Burrage l’aidant à marcher, et qu’elle constata avec surprise les joues pâles de sa fille, grelottante et tremblante sous un frisson terrible ! mais qu’as-tu, ma chère enfant ? Es-tu malade ? Elle l’aida à se dévêtir, et la conduisit à sa chambre. Ninie ne pouvait répondre autrement que par des soupirs et un regard des plus tristes.

M. Burrage expliqua ce qui était arrivé, et se retira, silencieux et grave…

Seule, avec sa mère, à qui elle ne cachait rien, Ninie lui révéla la cause de son chagrin.

Oh ! mon enfant, ce n’est peut-être que l’œuvre d’une rivale ? il n’y a rien qui puisse t’alarmer !

D’ailleurs, n’as-tu pas décidé de le quitter cet ami Rogers ? Serait-il marié que tu devrais t’estimer heureuse, de ne pas l’avoir pour époux, car bien qu’il paraisse bon, sympathique, je ne l’aime plus, car il t’a délaissée, dans un moment où tu avais raison de compter sur lui ; il t’a délaissée d’une manière qui prouve qu’il est égoïste ; il a peut-être changé avec les années ! viens, courage, mon enfant, viens prendre une tasse de café, cela te fera du bien !

Ninie comprit que sa mère n’interprétait pas le télégramme de la même manière qu’elle le faisait. Son esprit repassait toutes les scènes dont elle avait été témoin depuis deux années ; en effet, se disait-elle, il se peut que ce soit un méchant qui pour me taquiner, m’envoie ce message avec l’intention de savoir si je l’aime encore ! Serait-ce là, l’œuvre d’une des parentes de M. Burrage, qui aurait pris ce moyen pour s’assurer si j’aime encore Rogers ? Serait-ce là l’œuvre d’une jeune fille courtisée par Rogers, et qui, certaine d’elle, se moquerait de moi aussi ouvertement ? Serait-ce là, l’œuvre de cette jalouse Anita Baker, qui de passage à Montréal, aurait appris le mariage de Rogers, et voudrait ainsi me faire de la peine ? Ne serait-ce pas plutôt, l’œuvre de Harry et de ses complices, qui aurait entrepris de mener à bonne fin, l’exécution du complot qu’ils ont tramé depuis longtemps contre mon bon ami ?

Cette idée était bien celle qu’elle eut, en ouvrant le message, mais les paroles échangées avec sa mère, l’avaient mise dans le doute, et alors, elle repassait dans sa tête, toutes les causes qui avaient pu motiver ce télégramme ; après avoir pesé le pour et le contre de toutes ces questions, elle en vint à la conclusion que sa première idée était la meilleure. Que de méditations ! Que de réflexions ! Durant toute la nuit, elle n’eut d’autres préoccupations que de penser à ce qu’elle devait faire. Retourner à Montréal ? si c’était l’œuvre de M. Burrage, c’était s’exposer au ridicule ; si c’était l’œuvre d’une rivale, c’était donner dans le piège tendu ; mais, se disait-elle, si c’était d’un méchant qui aurait comploté contre Rogers et qu’il eut besoin de moi ! Comme je me repentirais de ne pas aller à Montréal !

À peine le jour était-il apparu le lendemain, que Ninie, fière de la conclusion de toutes ses pensées, décida de retourner à Montréal, pour se rendre compte de la nature de ce télégramme.

Ses parents étaient anxieux de son bonheur.

Ils ne portèrent pas obstacle à la décision qu’elle avait prise. Elle retourna à Montréal.

Les adieux qu’elle fit à sa famille furent affectueux mais très significatifs.

En arrivant à Montréal, elle prit ses appartements au Queen’s Hotel, où elle se remit des fatigues de ce long voyage.

Elle se mit en communications avec ses amies, ses relations d’affaires, avec son ancien patron ; elle apprit malheureusement, que son Rogers était en prison, à Bordeaux, depuis sept semaines !

Son âme en proie à la douleur, cherchait des moyens d’être utile à son ami.

Comment se fait-il, se disait-elle à elle-même, que mon ami Rogers ait été condamné par les tribunaux ? Il faut donc croire que Harry ait continué promptement ses procédures contre lui.

Pourtant Rogers, lui qui n’avait jamais eu que deux foyers dans sa vie ; lui qui était fier, noble, honnête, était en prison !

Indicible, la douleur que ressentit Ninie.

Il n’avait aimé que son pays natal, son Alma Mater et sa fiancée. Et pourtant il était à Bordeaux.

Ninie comprit que Harry avait continué l’œuvre de sa vengeance, contre Rogers.

Tous les amis et les hommes d’affaires qu’elle rencontrait, lui montraient les lettres et cartes postales qu’ils avaient reçus leur annonçant l’arrestation de Rogers et les invitant à assister à sa condamnation.

Plus elle lisait, plus elle se rendait compte qu’un complot avait été tramé contre cet honnête jeune homme !

La vie, se disait-elle à elle-même, consiste-t-elle en un concours de ceux qui peuvent le plus amasser, acquérir d’argent ? Si c’était, réellement là, le but de la vie, avec ceux-là pourtant Rogers pourrait rivaliser !

La vie consiste-t-elle, en un concours de ceux qui cherchent à se montrer aimables et affectueux ? pourtant, Rogers, pourrait démontrer au public, qu’il est digne d’amour, d’affection.

La vie consiste-t-elle en un concours de ceux qui se croient capables, de faire valoir et leur importance personnelle, et l’appui de leurs amis ? pourtant, Rogers, il me semble, remporterait la palme des concurrents.

La vie consiste-t-elle en un concours de ceux qui, se croyant assez puissants avec leur argent, de pouvoir dire, je domine, je subjugue, je réduis à néant tous mes ennemis ? pourtant, répétait-elle, en elle-même, Rogers pourrait se défendre !

La vie consiste-t-elle en un cours de ceux qui, se croyant invincibles et intelligents, ont la prétention, de ne jamais avoir à lutter, à combattre contre ceux-là mêmes qu’ils abaissent et humilient ? Pourtant, Rogers, figurerait bien, en ce concours. Mais, réfléchissait-elle, Rogers ne voit pas dans la vie ces concours d’êtres plus ou moins intelligents, n’ayant d’autre but que de faire valoir leurs talents et leurs personnalités, mais Rogers sobre, intelligent, occupé que de ses affaires, ne voit dans la vie que la loyauté et l’honnêteté.

Si ses ennemis ont trouvé le secret de le faire tomber dans un piège, et de le classer sous le rang des criminels, je le défendrai, au péril de ma vie tout comme il m’a défendu des basses attaques de Harry.