Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 105-108).

Titre I


LA RIVALE


L’amour le plus sincère a toujours ses épreuves ; plus l’amour est sincère, plus les épreuves qu’il lui faut subir, sont grandes !

Harry n’avait pas vu Miss Baker, depuis quelques temps déjà ; (il s’était abstenu de la fréquenter), par fidélité pour son amie Ninie, dont l’absence lui causait beaucoup de peine ; aussi Miss Baker qui aimait Harry et espérait gagner et son amour et son cœur, lui écrivait pour lui déclarer tout le chagrin, qu’elle ressentait de le voir si indifférent, et ne lui ménageait pas les reproches, pour avoir osé se faire une autre amie quand elle était depuis si longtemps connue dans sa ville, et de ses parents et de ses amis de New York, comme la fiancée de Harry, au dire de ses prétentions. Harry était silencieux ; il n’osait répondre d’aucune manière à Anita, de peur que son amie Ninie ne lui envoyât de bonnes nouvelles.

À chaque jour, pendant plusieurs jours, après le départ de Ninie, Harry allait méditer dans son jardin, à la tombée du jour ; il devenait de plus en plus inquiet et anxieux ! Ce jeune homme qui malgré ses trente années, ne paraissait n’être âgé que de vingt-cinq ans, quelques semaines, auparavant, était devenu maigre, chétif, la figure triste, continuellement absorbé par la pensée de son amie. L’ennui et le chagrin qu’il éprouvait du silence de sa Ninie, qui lui avait pourtant promis de lui écrire aussitôt qu’elle serait rendue chez ses parents, le rendaient comme troublé !

Ses amis s’inquiétaient du sort de sa santé chancelante, et ne sachant trop à quoi attribuer ce changement si subit, lui conseillaient toutes sortes de remèdes.

Quand Harry était sur sa Vérandah, fumant son cigare, conversant avec sa vieille mère qui, elle, se doutait bien de la cause des profonds ennuis de son fils, il apparaissait souffrant, jongleur, malade même.

Le gazouillement des oiseaux, le parfum s’exhalant des arbres en fleurs, la vue des promeneurs joyeux, l’aspect gai de la nature, n’avaient plus l’influence de le ramener à la joie, à la santé, au bonheur : toujours, sa figure était triste ; aussi, en peu de mois, il devint un tout autre homme ; sa vieille mère ne l’entendait plus parler de projets d’excursions.

Harry revint un jour, de son ouvrage, de son magasin, la tête bouleversée, et exprima, à sa mère, le désir de faire un voyage à Montréal ; il était tout-à-fait mécontent de l’attitude de celle qui lui avait manifesté tant d’amour, et qui avait promis de lui écrire.

Sa mère chercha à le dissuader de ses desseins, lui conseillant la modération, la résignation et lui affirma que si Dieu lui avait destiné cette jeune fille comme son épouse, tôt ou tard, il saurait bien la lui faire rencontrer de nouveau.

À ce moment, le facteur remettait à Harry la malle de la famille ; il ne fut pas peu surpris de reconnaître l’écriture de son ancienne amie, sur cette lettre au timbre de Montréal ; que me dit-elle ? se disait-il ? Il ouvrit et lut :



À M…

New York.


Mon cher Harry,

Des heures, des jours, des semaines, des mois même, se sont passés, depuis que je vous ai quitté.

La maladie m’a visitée juste au moment où je me proposais de vous écrire ; j’ai été clouée à un lit de douleurs et de souffrances atroces !

C’est ma première sortie, aujourd’hui. J’ai pensé à vous, très souvent ; j’ai pensé au chagrin que vous éprouveriez et à la mauvaise opinion que vous seriez tenté d’avoir de moi, vu que vous ne receviez pas de nouvelles !

Mais, je n’ai pu faire autrement !

Ma mère qui m’a accompagnée à Montréal, au retour de congé de deux jours que j’ai pris au milieu de ma famille, a bien eu soin de moi ; mais dois-je vous le dire ? Après que ma mère eut été au courant de tous les sentiments de mon cœur, de tout ce qui s’est passé entre nous, et de l’état précaire de ma santé, elle ne voulut point entendre parler de notre union, de notre mariage !

Je regrette d’être obligée de vous faire part, de la situation dans laquelle je me trouve, mais j’espère que vous, comme vous me l’avez promis, prendrez les choses en homme, espérant que si notre destinée est de nous voir réunis, elle s’accomplira, car je vous promets que de mon côté, je n’y mettrai aucun obstacle. Veuillez, cher ami, compter sur ma profonde gratitude, et croire que votre Amie Ninie aura toujours pour son bon Harry, dans le cœur, les meilleurs souhaits pour son bonheur, et sur les lèvres, de doux baisers pour égayer sa figure intelligente.

D’une Amie affectueuse
NINIE


Harry fut comme foudroyé de cette nouvelle qui lui signifiait l’impossibilité de l’exécution de ses rêves, de ses projets d’avenir.

Il en conçut une peine mortelle ; mais, en face d’une déclaration si nette, si longuement réfléchie et mûrie de la part de Ninie, Harry éprouva pour elle, une haine qu’il dissimula autant que possible, mais qu’il nourrit dans son cœur.

Miss Anita Baker, qui n’avait eu aucune réponse aux lettres qu’elle avait adressées à Harry, résolut un jour, d’aller rendre visite à sa vieille mère, alors qu’elle avait appris qu’il était absent pour un voyage d’une couple de jours ; elle apprit de Mde Mitchell que ses amours avec la jeune Canadienne, avaient été de peu de durée, qu’il parlait de reprendre ses fréquentations auprès d’elle, qu’il lui avait exprimé tout le regret d’avoir changé ses amours ; la mère de Harry qui comprenait qu’il ne pouvait vivre heureux, en demeurant sans distractions, invita Miss Anita Baker pour le retour de Harry, à titre de cousin ; « je vous assure, dit-elle, à Anita, que je serais heureuse si mon fils pouvait avoir la chance d’épouser une aussi gentille demoiselle que vous » !

Anita, se sentit fière du succès qu’elle crut être sur le point de remporter ; elle crut que la lettre qu’elle avait adressée à la jeune Canadienne, avait eu son effet, et avait déterminé une séparation définitive entre elle et lui ! Poussée par sa mère, Anita dont l’amour pour Harry n’avait pas diminué, renouvela ses démarches, redoubla tous ses efforts pour reconquérir l’estime et l’attention de Harry qui se résigna peu à peu à reprendre ses fréquentations ; il recouvrit peu à peu la santé ; Anita par toutes sortes de réflexions malignes sur le compte de la jeune Ninie auprès de son ami, chercha à lui inspirer du mépris pour celle qu’elle détestait tant.