Texte établi par J.-R. Constantineau (p. 41-47).

Titre I


HÉSITATIONS DE NINIE


Tous les débuts comportent leurs sacrifices ; mais celui de la jeune fille enthousiaste et ambitieuse, sans autre appui que son propre courage et ses connaissances, est des plus pénibles ; que de privations, que de désirs restreints, doit-elle s’imposer pour atteindre le succès !

Pendant le laps de temps que Ninie passa auprès de ses parents, après sa sortie du couvent, elle réfléchissait sur son avenir ; elle avait réussi le premier de ses rêves : celui d’acquérir les connaissances, de se faire instruire ; il lui restait maintenant à réussir le second : celui de devenir riche et d’être reconnaissante pour ses bons parents.

Un grand vide s’était fait dans son cœur ; elle vivait sans amour ; cependant, son cœur était des plus affectueux ; sa nature rêveuse, idéaliste, ambitieuse même la portait à aimer, à désirer, à espérer ! elle cherchait et appelait le bonheur !

Elle n’avait plus son ami Rogers ; elle ne le voyait même plus ; plus d’une fois, elle avait traversé le lac Témiscamingue qui lui rappelait un souvenir, à la fois, doux par les heures heureuses et à la fois, cruel, par la déception qu’elle trouvait en son premier amour, pour se rendre à Haileybury où elle espérait toujours y rencontrer un jour ou l’autre son ami Rogers ; jamais, il ne lui fut donné même de revoir cette figure qu’elle avait tant aimée et qui lui avait fait le serment de l’aimer toujours !

Je suis en face, maintenant de la vie réelle !

Je suis en face, de ce monde, pensait-elle, dans les longues heures de méditations qu’elle employait à décider de quel côté elle devait diriger ses pas ; de ce monde, avec ses hypocrisies, ses pièges tendus, ses séductions, ses plaisirs, ses enivrements, ses honneurs, dont je ne connais pas à fonds, la nature ni les conséquences, mais qui comme de gros nuages à l’horizon menacent d’assombrir le firmament, jettent dans le ciel de mon âme jusqu’aujourd’hui serein et calme, des brouillards dont l’humidité glace tout mon être.

Ce monde, se disait-elle, on me l’a dépeint et sur les genoux de ma mère, et au couvent, on me l’a dépeint si effrayant que j’ai peur.

Une crainte instinctive me secoue toute entière ; et à l’heure où, toujours poussée par le rêve qui hantait mon esprit en mon bas-âge et qui n’a fait que s’accroître avec les années, de devenir quelque chose, de prendre une place honorable dans la société, à l’heure où tout me sourit, où tout m’invite à faire usage des armes, des connaissances et de l’instruction que je possède maintenant, ma crainte augmente, mon courage semble faiblir et me délaisser et tout mon être chancelle.

Seule, pensive, sur les rivages de cette mer, la vie du monde réel, pour la première fois, je redoute les tempêtes et les orages qu’il me faudra essuyer ; plus je scrute l’avenir, plus je porte ma vue, au loin, plus je me sens faible à lutter, à combattre ! Déjà, mon cœur a essuyé une déception ! Rogers qui était pourtant si bon, si généreux, m’a délaissée, sans même me donner de ses nouvelles ! Mais, se redressant, fière, noble et grande je lutterai ! je combattrai ! et je vaincrai ! dit-elle.

Je vaincrai, au prix des plus durs sacrifices !

Si j’avais, au moins, l’amour de mon ami Rogers, comme appui ! mais non, se disait-elle, je suis seule, délaissée ! je n’ai pas de parents assez riches pour m’aider dans l’exécution de mes desseins, je ne peux confier mes projets aux étrangers de peur qu’on ne les prenne pour des rêves, des châteaux d’Espagne, pourtant je réussirai quand même ! Je vaincrai !

Le temps passé loin de son ami Rogers lui avait paru long ; la déception maintenant qu’elle éprouvait était si cruelle, qu’elle ne pouvait se résigner à essayer de guérir la plaie faite à son cœur, en recueillant les amours qui lui étaient offerts !

Tant de doux moments, tant d’heures agréables passées avec son ami Rogers, étaient encore trop présents à sa mémoire pour qu’elle se décidât à accepter un autre amour.

Elle se rappelait encore comme si c’eut été hier, le dernier baiser de Rogers lorsqu’elle quittait son pays natal pour retourper pour la dernière année, au couvent ; elle avait encore à l’esprit, ses paroles glissées à son oreille : Ninie, aime-moi, aime-moi toujours ! ne m’oublie pas, garde-moi ton cœur !

Prends mon serment, mon amour te restera fidèle : Ninie n’osait pas le croire méchant ; elle l’excusait, se disant tantôt à elle-même : le pauvre Rogers, peut-être a-t-il dû quitter Haileybury sur les ordres de son père qui lui aurait préparé un avenir meilleur, dans une autre grande ville ? peut-être aurait-il été pris de découragement, en constatant que c’était peine perdue de m’attendre pour se faire un avenir ?

Mais, au moins quelle est la cause de son éloignement ? Si je pouvais le savoir, se disait-elle, je serais plus forte pour faire ma décision et affronter les dangers qui seront inévitablement sur ma route !

Pourquoi les lettres qu’elle lui avait fait parvenir si ingénieusement, au prix de sacrifices, s’exposant même à des pensums, étaient-elles restées sans réponse, alors qu’elle suivait ses cours au couvent ? Après tant de protestations d’amour, de cet amour qu’elle mesurait jusqu’à l’infini, qu’elle croyait inépuisable, sans bornes, pourquoi, hélas, cet abandon ? pourquoi ce délaissement ? pourquoi ce silence si prolongé ?

Une mélancolie indicible se traduisait sur cette figure rose et fraîche ; ses grands yeux d’habitude si pleins de vie et de gaieté, devinrent tristes et langoureux ; ils ne disaient plus le courage et la fermeté, comme ils le faisaient autrefois.

Lorsqu’un soir, se berçant, seule dans le parterre, occupée à contempler la nature sauvage et la beauté pittoresque des environs de Guigues, et ce lac du Témiscamingue qui lui rappelait ce doux souvenir, changé en une cruelle déception, elle vit passer plusieurs jeunes filles accompagnées de leurs amis qui, le cœur rempli de joie et d’espérance, se dirigeant du côté de Haileybury où devait avoir lieu un spectacle annoncé depuis plusieurs jours.

Ninie devint alors plus chagrine ; une larme et une autre, puis des larmes s’échappèrent de ses yeux, roulèrent sur ses joues un peu amaigries par ses hésitations, et vinrent mouiller le livre de lecture qu’elle tenait dans ses mains.

C’étaient ses premières larmes de peine causées par la déception en amour.

C’étaient ses premières larmes, versées au souvenir des heures si douces passées avec Rogers sur le lac Témiscamingue.

C’était sa première déception ! C’était le premier obstacle que heurtait sa barque !

C’était son premier chagrin ! Elle eut honte de sa faiblesse, et de nouveau, répéta en elle-même : je vaincrai.

Malgré ses vingt ans, Ninie que ses travaux d’institutrice, ses chagrins d’amour, ses réflexions sérieuses sur l’avenir avaient mûrie, avait l’apparence d’une jeune fille, plus âgée qu’elle ne l’était en réalité ; elle prit alors la décision de se diriger vers Montréal où elle pourrait trouver une situation qui lui permettrait de mettre en activité, toutes les connaissances qu’elle possédait ; car la carrière de l’enseignement qu’elle avait d’abord embrassée, ne lui permettait pas d’espérer de devenir riche, l’enseignement étant à peine suffisant, pour permettre à une jeune fille, de vivre bien.

Que de craintes, que de soucis, elle éprouva en arrivant dans cette grande ville de Montréal ! privée des joies du foyer, privée des conseils de sa bonne mère, laissée, seule à elle-même, n’ayant d’autres appuis que son courage et sa volonté, d’autres consolations, que les joies qu’elle éprouvait dans les prières qu’elle adressait à la Vierge Marie, Ninie entreprit de se chercher une situation.

Elle se retira dans l’une de ces maisons de bienfaisance, fondées par les Révds Pères Sulpiciens, le Saint Nom de Marie dont le Revd Père De Bray était le Directeur Spirituel des jeunes filles qui s’y retiraient.

Après plusieurs jours de démarches, elle trouva un emploi peu lucratif, au début, mais qui lui permettait d’espérer une augmentation de salaire et un avancement dans la carrière qu’elle choisissait

Sa chambrette était modeste et simple ; un petit lit blanc et une table en formaient tous les ornements et mobiliers.

Que de lettres écrites sur cette petite table, et adressées à sa mère lui rappelant le souvenir toujours vivace de son ami Rogers !

Que d’heures passées en sa chambrette, à rappeler à sa mémoire, le souvenir des petits billets que lui avait écrits Rogers, et des promesses de toujours l’aimer !

Rencontrerait-elle Rogers, à Montréal ? se demandait-elle ? Sa présence, son sourire, son amitié lui auraient tant valu pour lui aider à supporter les ennuis qu’elle éprouvait ; ses conseils l’auraient fortifiée contre les craintes qu’elle avait de se sentir en face de tous les dangers que court une jeune fille délaissée, sans parents, dans une grande ville ?

Les vingt printemps avaient à peine ouvert ses yeux sur les dangers des villes ; ouvert son intelligence sur l’expérience qu’il lui fallait avoir pour bien réussir ; elle eut à combattre ; elle dut mettre à l’essai, et sa constance, sa persévérance et son application au travail.

Car gagner sa vie est déjà chose difficile, à une jeune fille ; mais se frayer un chemin dans la bonne société, obtenir l’estime et la confiance des hommes d’affaires, acquérir des connaissances commerciales et pratiques assez vastes pour occuper une position enviable et de confiance, voilà qui est plus difficile ; la jalousie, la concurrence sont des obstacles que souvent la jeune fille doit surmonter ; il arrive même parfois, qu’elle reçoit de l’opposition et des difficultés de la part de ceux même qui, à plus d’un titre devraient lui accorder leur appui et leurs sympathies les plus cordiales.

C’est dans cette petite chambre que Ninie formula tous ses rêves de succès dans les lettres qu’elle adressait à ses bons parents ; c’est dans cette petite chambre que Ninie donnait libre cours à son imagination, qu’elle complétait le travail de la journée, et préparait celui du lendemain ; les opérations financières étaient le genre d’affaires de son patron ; aussi, comme les mathématiques n’avaient pas de secret pour elle, cette carrière lui plut beaucoup et elle s’y livra avec ardeur et obtint succès ; c’est dans cette chambre qu’elle passa de longues heures à rêver ; elle croyait au bonheur ; peu à peu, son cœur recouvrit de l’espérance, au fur et à mesure qu’elle gagnait beaucoup d’argent ; le souvenir de Rogers dont elle n’avait jamais pu s’expliquer la disparition ni le silence lui revenait à l’esprit ! Pourquoi, se disait-elle, ne m’écrit-il pas ? Il doit savoir maintenant que je suis à Montréal ! Si je pouvais seulement applaudir à ses débuts ! Car se disait-elle à elle-même, Rogers, lui, ce jeune homme de talent, a dû réussir ! Et comme Ninie avait appris récemment qu’il n’était pas marié, par l’une de ses amies qui fréquentait la famille de Rogers, à Haileybury, elle était anxieuse de savoir où était Rogers.

À ce moment, réfléchissait-elle, où je suis seule, dans ma modeste chambre, revenue fatiguée de mon ouvrage, qu’il me serait doux de pouvoir lui écrire un mot, l’assurer que je l’aime encore !

Mes fatigues seraient disparues ! Mes doutes, mes craintes seraient dissipées ! je serais si heureuse.

C’est là, que Ninie, avec le poète, Desbordes-Valmore écrivait ces mots qui traduisaient bien ses pensées et ses sentiments :


Mon saint amour ! mon cher devoir !
Si Dieu m’accordait de te voir,
Ton logis fut-il pauvre et noir,
Trop tendre pour être peureuse,
Emportant ma chaîne amoureuse.
Sais-tu bien qui serait heureuse ?
C’est moi ! Pardonnant aux méchants,
Vois-tu ! les mille oiseaux des champs
N’auraient mes ailes ni mes chants !

Pour te rapprendre le bonheur
Sans guide, sans haine, sans peur,
J’irais m’abattre sur ton cœur,
Ou mourir de joie à ta porte.
Ah ! si vers toi, Dieu me remporte,
Vivre ou mourir pour toi, qu’importe ?
Mais non ! rendue à ton amour,

Vois-tu ! je ne perdrais le jour.
Qu’après l’étreinte du retour.

C’est un rêve ! il en faut ainsi
Pour traverser un long souci.
C’est mon cœur qui bat : le voici.
Il monte à toi comme une flamme !
Partage ce rêve, ô mon âme !
C’est une prière de femme,
C’est mon souffle en ce triste lieu,
C’est le ciel depuis notre adieu !
Prends ! car c’est ma croyance en Dieu !