Amour de singe/Texte entier

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 11p. 1-64).

AMOUR DE SINGE

i

Prête-moi ton singe



Lorsque la brune Amélie pénétra chez son amie Gisèle, celle-ci, vêtue encore d’un peignoir matinal, était étendue paresseusement sur le divan-lit qui meublait son salon.

La jeune femme jouait avec un étrange petit animal qui sautait autour d’elle, allant du divan sur le sol, ou revenant s’asseoir sur un coussin à côté de sa maîtresse. C’était un singe de petite taille, à l’œil malicieux, qui regarda avec étonnement la visiteuse.

— Oh ! s’écria Amélie, quel amour de singe ! Comme il est gentil !

— N’est-ce pas ? répondit Gisèle. Il est mignon comme tout !

Et la jeune femme caressait l’animal, arrangeait le nœud mauve du ruban qu’elle lui avait passé autour du cou. Le singe se laissait faire, docilement, sans quitter des yeux la nouvelle venue qu’il dévisageait du haut en bas sans doute pour faire connaissance avec elle.

Gisèle et Amélie étaient deux bonnes amies, de ces inséparables, l’une brune, l’autre blonde, que l’on rencontre toujours ensemble.

Elles étaient du même monde, ou plutôt du même demi-monde. Toutes deux avaient un riche protecteur, ami officiel, à qui revenait la charge de les entretenir, charge dont chacun s’acquittait d’ailleurs fort largement.

L’ami de Gisèle, Maurice d’Étalant était un diplomate fortuné, descendant d’une vieille famille noble, appartenant à la carrière de père en fils. Quant au protecteur d’Amélie, Alfred Camus, beaucoup plus âgé, c’était un industriel retiré des affaires, ayant gagné son avoir dans la vente des engrais chimiques.

Il n’y avait pas seulement une différence physique entre les deux jolies jeunes femmes. Elles étaient aussi opposées que possible par le caractère. Amélie était aussi extravagante et romanesque que Gisèle était d’une nature tranquille et ennemie des aventures. En elle-même, Amélie maudissait le hasard et le destin qui avaient procuré à son amie un protecteur occupant dans la société une situation mondaine, alors que le sort l’avait attaché à un prosaïque et terre à-terre commerçant enrichi. Cependant, elle n’aurait pas voulu, pour rien au monde, subtiliser à Gisèle son ambassadeur, considérant comme sacré l’ami d’une camarade.

La blonde protégée de Maurice d’Étalant suppléait à l’insuffisance de celui-ci avec un jeune étudiant, nommé Gustave, qui lui procurait l’amour charnel qu’elle ne goûtait que parcimonieusement auprès du diplomate.

Amélie était, au contraire, momentanément, privée d’amant de cœur, ce qui la rendait encore un peu plus jalouse de la blonde et calme Gisèle.

Pour l’instant, l’amie d’Alfred Camus n’avait d’yeux que pour le petit singe qu’elle considérait curieusement.

— Qui t’en a fait cadeau ? demanda-t-elle.

— Qui ? Mais Maurice, parbleu ! Il lui a été donné par le consul de France à Bornéo, d’où Bijou (je l’appelle Bijou) arrive en droite ligne.

— C’est loin ce Bornéo ?

— Oh oui ! Il paraît que c’est de l’autre côté de la Terre.

— J’aurais voulu vivre dans un pays comme ça, où il y a des singes… et des tas d’animaux bizarres.

— Pas moi. Je me trouve très bien à Paris.

— Tu n’as jamais eu l’envie de visiter des contrées éloignées ?

— Tu sais. Je préfère les voir au cinéma. Ça coûte moins cher que d’y aller et c’est moins dangereux.

— Ne me parle pas du cinéma. Chaque fois que j’y vais, je rêve toujours d’aventures extraordinaires. J’envie les personnages qui défilent à l’écran. Je voudrais connaître pour de vrai les bars de la frontière du Mexique où on se bat à coups de revolver, j’aimerais vivre dans les pays glacés où l’on voyage en traîneau et où l’on est poursuivi par les loups.

« J’aime les émotions fortes, moi ! Et jusqu’ici, je n’en ai pas eu beaucoup… Il ne m’est même jamais arrivé de voir un homme se suicider pour moi ! Ça aussi, ça m’aurait plu !

— Tu es trop romanesque. Tout ça, vois-tu, ça me laisse complètement indifférente. Pourvu que Maurice soit gentil et me paye toutes mes fantaisies, pourvu que Gustave m’aime toujours autant et ne me trompe pas, tout va bien,

— Tu as une âme de bourgeoise. Tu vis entre ton protecteur et ton amant de cœur comme une femme mariée entre son époux et le meilleur ami de celui-ci. C’est trop popote, ça !

— Et toi ? Qu’est-ce que tu fais donc de plus ?

— Rien, hélas ! et c’est ce qui me désole… Tiens, tu as encore plus de chance que moi. Ce n’est pas Alfred qui m’offrirait jamais un joli singe comme le tien.

— Pourquoi ? Demande-le-lui. Il est généreux… Il t’en payera peut-être un.

— Il peut être généreux, à son âge.

— Combien ?

— Soixante-cinq ans.

— Oui. Je reconnais qu’il doit le faire oublier en étant riche et généreux. Aussi je suis certaine que si tu lui réclames un gentil petit singe comme Bijou, il ne te le refusera pas… Au contraire, il courra tout Paris pour en trouver un.

Amélie regarda encore le petit singe blotti contre sa maîtresse, puis, avec une moue, elle dit :

— Ton Bijou, il est bien amusant !… Mais, moi, j’en voudrais un plus grand.

— Plus grand ?… Pourquoi ?… Au contraire, ils sont bien plus mignons quand ils sont petits comme celui-ci. N’est-ce pas Bijou ?

Et Gisèle attrapa le dénommé Bijou, puis l’embrassa sur son front pelé, tandis que le jeune quadrumane la caressait.

Mais Amélie intervint :

— Oh ! Ne l’embrasse pas comme ça ! Tu me donnes des envies d’en faire autant.

Gisèle se mit à rire :

— Si cela te fait plaisir, ne te gêne pas !… Bijou ! va vite embrasser la dame.

Bijou regarda sa maîtresse, puis Amélie.

Celle-ci lui tendaït les mains :

— Allons !… Viens, Bijou… Je ne te ferai pas de mal, tu sais… Moi aussi j’aime bien les petits singes !…

Mais, comme tous ses congénères, Bijou avait un peu l’esprit de contradiction. Il se gratta consciencieusement la cuisse, lança à l’adresse d’Amélie un coup d’œil espiègle… et au lieu de sauter dans les bras qui lui étaient tendus, il bondit du coussin où il se trouvait, sur le dossier de la chaise où Amélie était assise. Il fut en un instant sur l’épaule de la visiteuse, contre laquelle il frottait gentiment son museau en poussant de petits cris qui devaient être certainement des mots d’amitié.

La jeune femme le prit et se mit à le caresser.

— Ta maîtresse a raison, lui fit-elle, Tu es gentil tout plein… mais tu es trop petit !

Pourtant, elle passait sa main doucement dans le poil de l’animal, puis l’embrassait, tout en riant nerveusement.

— Tu es extraordinaire, dit Gisèle à son amie, que voudrais-tu donc en faire, s’il était plus grand.

Amélie fixa ses yeux dans ceux de son interlocutrice ; son regard avait une lueur étrange.

— Tu me le demandes ? Voyons, tu n’as donc jamais entendu raconter qu’en Afrique il y avait des singes qui enlevaient les négresses.

— Si…

— Eh bien ! Je voudrais être à leur place.

— Aux négresses ?

— Oui. À la place des négresses, parfaitement. Combien je serais heureuse, tu ne te l’imagines pas…

— Tu es folle !… Tu voudrais un singe pour…

— Oui, pour… comme tu le dis !…

Gisèle était stupéfaite. Elle considérait avec étonnement son amie qui continuait à prodiguer des baisers et des caresses au jeune singe, lequel ne bougeait plus et semblait goûter, lui aussi, un grand plaisir.

Amélie reprit :

— C’est un désir que j’ai depuis longtemps. Quelle sensation on doit éprouver, hein ! Il me semble qu’on rentre un peu dans l’animalité… Ça doit rudement changer des hommes !…

— Tu as des goûts bizarres.

— Tu sais : Alfred avec ses soixante-cinq ans ou un jeune chimpanzé !… J’aimerais encore mieux le chimpanzé ! La dernière fois que j’en ai vu un, dans une ménagerie, j’ai été à deux doigts de demander au patron de m’enfermer dans sa cage avec lui, pour voir ce que le singe ferait… s’il oserait se jeter sur moi.

— Au besoin même tu l’aurais aidé, s’il avait été trop maladroit.

— Peut-être ! C’est égal, je voudrais avoir un jour cette satisfaction-là !

— C’est amusant ! Je vois Alfred t’achetant un chimpanzé pour que tu le trompes… Ça ne serait pas banal !

— Justement ! J’adore tout ce qui n’est pas banal !

— Enfin ! C’est ton idée. Moi, ça ne me dirait rien, non, vraiment, rien du tout. Bijou, je l’aime bien, comme un petit chien ou un petit chat, pour m’amuser avec… ça s’arrête là !…

— Tu devrais me le prêter tout de même, pour une nuit seulement. Je te le rapporterais demain.

— Tu n’y penses pas. D’abord, qu’est-ce que dirait Maurice, s’il ne voyait plus son singe ici ?

— Que veux-tu qu’il dise ? Tu peux bien me prêter ton singe, pour vingt-quatre heures. Je ne te l’abîmerai pas !

— Je n’en sais rien. Avec tes idées…

— Je ne veux pas lui faire de mal. Je veux le caresser, l’embrasser, le coucher avec moi.

— Peuh ! Il sent fort !

— Ça m’est égal. J’aime son odeur. Quand je vais au Jardin des Plantes (j’y vais exprès d’ailleurs), je reste des heures devant la cage aux singes. Je me figure qu’ils sont amoureux de moi.

— Tu les excites, les pauvres bêtes !

— J’en ai connu un qui accourait tout de suite, dès qu’il me voyait. Il me faisait des signes du plus loin qu’il m’apercevait.

— Mais si je te prête Bijou, tu vas me le fatiguer.

— Oh ! Un tout petit peu seulement ! Regarde comme il se trouve bien avec moi.

Et Amélie se mit à parler au singe :

— N’est-ce pas, Monsieur Bijou, que vous voulez bien venir avec moi ! Vous verrez comme je vous caresserai, petit amour !…

Gisèle haussa les épaules, puis elle dit :

— Après tout, passe ton envie. Emmène-le… pour une fois !

Et Gisèle consentit à prêter Bijou à Amélie, qui emporta le petit animal, en le cajolant et en le couvrant de baisers.

Comme la jeune femme sortait de chez son amie, elle croisa sur le seuil de la maison Gustave, l’amant de cœur de Gisèle.

Le jeune étudiant était accompagné d’un camarade, Gaston, lequel avait déjà rencontré Amélie et convoitait la jolie brune, dont il aurait volontiers apaisé les ardeurs amoureuses.

Les deux jeunes gens s’arrêtèrent pour saluer l’amie de Gisèle.

— Oh ! Le gentil petit singe ! dit Gustave. Il est à vous ?

— Il est à moi jusqu’à demain. C’est Gisèle qui me l’a prêté.

— Il est amusant, fit Gaston. Il se tient serré tout contre vous. Oh ! Le petit monstre, voyez où il se cache !… Il en a de la chance !

De fait, Bijou s’était blotti entre les seins de sa maîtresse d’un jour. Et l’on comprend pourquoi Gaston trouvait que le petit animal avait de la chance.

Amélie regarda le jeune homme :

— Vous êtes jaloux de lui, Monsieur Gaston ?

— Dame ! Je donnerais beaucoup pour être à sa place en ce moment, et vous sentir tout contre moi.

— Taisez-vous ! Il ne faut pas être jaloux de mon singe, Je vous le défends !… N’est-ce pas, Bijou ?…

En disant cela, Amélie regardait Gaston d’une étrange façon, tout en passant la main dans la fourrure de l’animal, qui, lui-même, considérait déjà les deux hommes d’une manière plutôt hostile,

La conversation prit fin d’ailleurs et la jeune femme s’éloigna, tandis que Gustave et Gaston montaient chez Gisèle.

ii

Un rival inattendu.


Amélie rentra chez elle, ne pensant pas à autre chose qu’au plaisir qu’elle allait se procurer avec son nouveau pensionnaire.

— Petit mignon, lui disait-elle, je te garderai… Tant pis pour Gisèle. Tu seras bien plus heureux chez moi qu’avec elle qui ne te considère pas plus qu’un chien, ou un chat !… Non, mais, voyez-vous ça…

La femme de chambre n’accueillit pas le nouveau venu avec des transports de joie.

Au contraire, lorsqu’elle vit sa patronne arriver avec cet animal, elle s’écria :

— En voilà une sale bête !… Où Madame est-elle allée chercher ça ?…

Mais Amélie la reprit tout de suite :

— Voulez-vous parler mieux que cela de mon singe. Apprenez que je veux que vous le traitiez très gentiment. Ce n’est pas une sale bête, c’est un gentil petit Bijou… Vous allez mettre son couvert, à table, à côté du mien.

La camériste haussa les épaules.

— Il ne manquerait plus que ça ! Il va tout casser ! Les singes, c’est des animaux malfaïsants, d’abord… Ah bien ! Je vous promets de l’agrément ! Madame en sera vite dégoûtée !

Bijou n’était pas, depuis assez longtemps, arrivé de Bornéo pour avoir encore acquis des manières civilisées et il ne sut pas se tenir à table aussi bien que sa maîtresse le croyait. Il se livra même à quelques facéties, de son cru, s’emparant des fruits qui se trouvaient dans une coupe et les mangeant à lui tout seul, sans en laisser un à Amélie. Celle-ci le lui pardonna d’ailleurs, trouvant charmant tout ce qu’il faisait.

Lorsque vint l’heure de se retirer dans sa chambre, la servante demanda :

— Où voulez-vous qu’on le couche ?… Si on l’enferme dans la cuisine, il va sûrement tout abîmer…

— Comment, dans la cuisine ! fit Amélie indignée… Mais je le garde avec moi, dans ma chambre…

— Avec Madame ?… Dans sa chambre ?…

— Bien sûr !…

Amélie passa dans son cabinet de toilette. Bijou la regardait faire sa toilette de nuit. Et naturellement, il voulut toucher à tous les flacons, si bien qu’il renversa sur lui une bouteille d’eau de Cologne, ce qui mit sa maîtresse momentanée dans une joie folle…

Il était furieux et sautait de tous les côtés. Amélie eut beaucoup de peine à s’emparer de lui.

Pourtant, il se calma lorsqu’elle le caressa. Évidemment, il goûtait une joie au moins égale à celle de sa maîtresse au contact de la main fine et blanche qui passait doucement sur son corps velu.

Elle lui parlait gentiment :

— Voyons, petit Bijou. De quoi te plains-tu ?… D’être inondé d’eau de Cologne ! Eh mais ! Ce n’est pas une catastrophe, au contraire. Tu sens bon comme tout, maintenant, petit monstre…

« Qu’est-ce qui va venir se coucher avec sa maîtresse dans le beau lit bien moelleux, là ?… C’est le petit Bijou !… Qui est-ce qui va être bien cajolé ? C’est encore le petit


…il se renversa une bouteille d’eau de cologne (page 8).

Bijou !… Tu ne te doutes pas de ton bonheur, sacripant !… Sais-tu bien qu’il y a des hommes qui t’envieraient ce bonheur…

Et Amélie se dirigea vers le lit, tenant Bijou dans ses bras nus.

Mais à ce moment, on frappa discrètement à la porte de la chambre.

— Qu’y a-t-il ? demanda Amélie.

— C’est Monsieur qui vient d’arriver et qui veut voir Madame.

Monsieur, c’était, on s’en doute, Alfred Camus.

Contre-temps fâcheux, mais qu’il fallait accepter. Amélie ne pouvait renvoyer son protecteur.

— Comment, c’est toi, mon ami, dit-elle. Quelle bonne surprise ?

Et, se composant une mine souriante, elle ouvrit la porte.

Alfred Camus s’élança :

— Chère amie, dit-il… déjà couchée ?…

— Oui… J’avais la migraine…

— Et moi qui venais te chercher pour sortir.

— C’est bien ennuyeux !

— Mais non ! Mais non !… Puisque tu es déshabillée, je vais rest er au contraire.

Et, coulant un œil vers le lit, Alfred ajouta :

— On se couchera tous les deux…

En même temps, il s’avança vers Amélie et l’embrassa.

Geste bien naturel. Si quelqu’un croyait avoir le droit d’embrasser Amélie, c’était évidemment son ami…

Mais il avait compté sans Bijou… d’autant plus qu’il ignorait complètement l’existence de cet intrus qu’il n’avait pas aperçu. Amélie, en effet, avait fourré le singe sous son édredon, où Bijou était resté jusque-là bien sagement, se cachant, plein de méfiance’envers l’inconnu qui survenaïit.

Pourtant, le singe avait sorti à demi sa tête pour voir ce qui se passait

Et ce qui se passait le plongea dans une violente colère…

En apercevant Amélie dans les bras d’Alfred, il poussa un petit cri guttural qui devait être l’indice d’une grande excitation… et il bondit… Il bondit sur la toilette, saisit la bouteille d’eau de Cologne à demi-vide et sautant sur les épaules de la jeune femme, il se mit à asperger Alfred… lequel recula, effaré…

Bijou maintenant crachait vers l’insolent qui avait osé embrasser sa maîtresse… Celle-ci avait la plus grande peine à le retenir et à l’empêcher de sauter sur Alfred pour le mordre… Bijou était jaloux !…

Revenu de sa stupeur, Alfred s’écria :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?… D’où sort cet animal ?

Amélie calmait le singe en le caressant.

— C’est une amie qui me l’a confié. Il n’est pas méchant du tout…

— Il n’est pas méchant !… Tu le dis… mais il n’en a pas l’air.

— Bijou, fit Amélie, dis bonjour au Monsieur !…

Mais Bijou ne voulait rien entendre. Et chaque fois qu’Alfred s’approchait, il se dressait menaçant vers son rival…

— Il faut l’enfermer !… s’écria Alfred.

Et appelant la femme de chambre, il lui dit :

— Emmenez donc cet animal…

— Voyons, mon ami, implora Amélie, puisque je te dis qu’il n’est pas méchant. Il va être sage maintenant. N’est-ce pas, Bijou !

Mais Alfred n’était pas rassuré :

— Il pourrait me mordre !… Tu sais, la morsure d’un singe, c’est quelquefois mortel… C’est arrivé à un roi…

Amélie comprit qu’il ne fallait pas mécontenter son ami :

— C’est parce qu’il ne te connaît pas encore… dit-elle… Tu vois, Bijou… ce que c’est que de ne pas être convenable… Tu vas être enfermé…

— À moins qu’on ne le reporte tout de suite à cette amie à qui il appartient, proposa Alfred.

Amélie se dit qu’après tout, c’était provisoirement la meilleure solution. Elle en serait quitte pour demander à Gisèle de lui prêter son singe une autre fois.

Elle poussa un soupir et confia Bijou à la femme de chambre avec mission de le reconduire chez son amie. Ce ne fut pas sans peine ; le petit singe se débattait tant qu’il pouvait ; il ne voulait pas abandonner la femme qui savait si bien le caresser et il roulait des yeux furibonds vers Alfred.

Pourtant il dut se soumettre et abandonner le terrain à son rival.

Ledit rival n’était pas très content.

— Par exemple ! dit-il. En voilà une aventure. Ton amie aurait mieux fait de garder son animal. J’espère que tu ne le ramèneras plus ici… D’abord, le singe, c’est une bête qui me dégoûte !…

— Si tu lui fais peur, parbleu !

— Comment ! je lui fais peur ? Imagine-t-on cela, ce sale macaque qui voulait m’empêcher de t’embrasser… me priver des baisers de ma petite Amélie… Il ferait beau voir qu’il revînt ici !… Je lui tordrais le cou comme à un poulet…

— Si tu pouvais !… Tu avais plutôt l’air d’en avoir peur ! Et pourtant, il est tout petit…

— Ma chérie, si tu veux bien, ne parlons plus de cet animal !…

« Couchons-nous, ça vaudra mieux !

Ce disant, Alfred caressait Amélie qui se laissa entraîner vers le lit en soupirant. Soupir qu’Alfred ne comprit pas, heureusement pour lui, car il signifiait : « J’aurais préféré le singe ! »

Ah oui ! Elle aurait préféré le singe ! Cette nuit s’achevait pour elle d’une toute autre façon qu’elle l’avait escomptée.

Pourtant, elle voulut se donner encore l’illusion qui lui tenait tant au cœur. Et elle ferma les yeux en se figurant qu’Alfred était un chimpanzé, voire un gorille qui l’avait enlevée et entraînée au fond d’une forêt vierge pour en faire sa compagne.

Mais Alfred ne remplit pas à la satisfaction de sa maîtresse le rôle du chimpanzé et Amélie fut complètement désenchantée.

Pendant ce temps, Bijou que la femme de chambre avait attaché afin qu’il se tint tranquille, Bijou qui continuait à être furieux, était embarqué dans un taxi et reconduit chez Gisèle.

Nous avons laissé celle-ci au moment où Gustave arrivait chez elle en compagnie de son ami Gaston.

Le jeune étudiant, après avoir échangé les baisers coutumiers avec sa maîtresse, lui dit :

— C’est à toi le petit singe qu’Amélie emportait ?

— Oui, c’est à moi. Je l’ai depuis hier.

— Et pourquoi l’as-tu donné à ton amie ?

— Je ne le lui ai pas donné, C’est elle qui me l’a demandé jusqu’à demain.

— Caprice de femme !… Figure-toi que Gaston en était jaloux.

— Oh ! Jaloux ! fit Gaston en riant.

Mais Gisèle l’arrêta :

— Ne riez pas, monsieur Gaston, ne riez pas. Si vous êtes amoureux d’Amélie, vous avez toutes les raisons d’être jaloux de Bijou… et même des singes du Jardin des Plantes !

— Que me dites-vous là ? Je ne comprends pas.

— Amélie à la passion des singes. Vous ne savez pas ce qu’elle me disait tout à l’heure, avant que vous n’arriviez ?

— Non.

— Elle me disait qu’elle avait envie d’un chimpanzé…

— Un chimpanzé, c’est plus embarrassant que votre petit singe. Elle ne le porterait pas dans ses bras…

— Oui, mais lui la porterait peut-être dans les siens. Et c’est ce qui la tente…

— C’est monstrueux ! Vous plaisantez…

— Je ne plaisante pas. Amélie veut absolument un singe, un grand singe pour… parfaitement, comme elle l’affirmait il n’y a qu’un instant.

— Et vous lui avez prêté le vôtre… mais vous êtes aussi coupable qu’elle… Je vais courir chez elle le reprendre, lui dire que vous regrettez de le lui avoir confié… Vous ne pouvez pas laisser faire une chose pareille.

— Oh ! Avec Bijou il n’y a pas de danger… Il est trop petit !…

Gaston ne tenait plus en place.

— C’est inconcevable, disait-il… Une femme comme elle avoir des goûts pareils !…

— Tous les goûts sont dans la nature ! déclara Gisèle en riant.

— Ne dites pas ça, vous me faites mal…

— Vous êtes donc si amoureux d’elle ?

— Oui, j’en suis amoureux, vous le savez bien. Quoique jusqu’ici je n’aie pas obtenu grand chose.

— Mon vieux, à ta place, tu sais, j’y renoncerais… Une femme qui a la passion des singes, ça ne me tenterait pas…

Mais Gaston interrompit son ami :

— Ne me parle pas ainsi. C’est une aberration qu’elle regrettera elle-même. Il faut l’en guérir…

— Ce sera difficile, dit Gisèle… C’est une romanesque qui a des idées extraordinaires.

— Ça ne prouve rien, on peut la préserver d’elle-même… à Je vais aller la trouver… Je lui parlerai.

— Laisse-la donc tranquille, déclara Gustave, tu n’y gagnerais rien. Elle serait furieuse après toi, et voilà tout.

— Si j’avais su, reprit Gaston, je l’aurais tué, ce singe !…

— Merci ! s’écria Gisèle… Tuer Bijou ! Mais je ne veux pas, moi… C’est un petit animal très amusant. Ce n’est pas de sa faute si Amélie est amoureuse de lui…

— Écoute, dit Gustave, calme-toi… Viens plutôt dîner avec nous. Après, si le cœur t’en dit, tu iras faire une scène à Amélie, bien que, comme tu le disais tout à l’heure, tu n’aies encore aucun droit pour cela.

Cédant aux instances de son camarade et de l’amie de celui-ci, Gaston consentit à ne pas aller troubler le tête-à-tête d’Amélie avec Bijou. Et tous trois s’en furent dîner.

Mais Gisèle et son amant essayèrent en vain de distraire leur compagnon. Il était maussade et ne pensait qu’à cette fantaisie extraordinaire de la femme dont il était épris et qui le dédaignait pour un singe…

Il monologuait tout seul :

— Je la sauverai ! disait-il… Je l’empêcherai de faire une chose pareille !…

Le dîner terminé, tous trois revenaient, Gaston ayant accepté de reconduire Gustave et Gisèle jusqu’à la porte de cette dernière.

Les deux amants étaient très gais. Ils savouraient égoïstement le plaisir de se trouver ensemble, et, dans l’auto qui les ramenait tous les trois, tandis que Gaston seul était absorbé dans ses pensées, Gustave et Gisèle se tenaient enlacés, échangeant des baisers.

De temps en temps, Gisèle, compatissante, essayait encore d’arracher le jeune homme à son obsession.

— Vous avez tort de vous entêter, lui disait-elle. Laissez donc Amélie à ses singes. Vous trouverez bien une autre petite femme qui vous plaira et qui vous aimera mieux.

Mais Gaston ne voulait pas se laisser consoler. Il ne voulait pas céder la place à Bijou ni à aucun autre de ses congénères.

Comme ils arrivaient, une auto s’arrêtait devant la maison en même temps que la leur. C’était celle dans laquelle avait pris place la servante qui ramenait Bijou au bercail.

Apercevant sa maîtresse véritable, le petit singe sauta sur elle avec de grandes démonstrations de joie. Sans doute essayait-il de lui raconter à sa manière les évènements extraordinaires qui lui étaient arrivés.

— Bijou ! s’écriait Gisèle… Bijou ! Par exemple ! Comment se fait-il qu’Amélie l’a renvoyé…

— Ah ! Madame, ne m’en parlez pas ! dit la femme de chambre. Il a causé toute une révolution !

— Une révolution ! Lui qui est doux comme un mouton !

— Ah bien ! Si Madame l’avait vu, tout à l’heure, comme il était en colère, elle ne dirait pas ça !…

Et la camériste mit Gisèle au courant de ce qui s’était passé.

Les deux jeunes gens et la femme s’amusèrent beaucoup en se représentant Alfred Camus aspergé d’eau de Cologne par Bijou…

— Heureusement que ce n’était pas autre chose, dit Gustave en riant… Pour un peu, il l’aurait vitriolé.

Quant à Gaston, il était rasséréné,

— Cette histoire me réjouit, dit-il, au moins il n’y a rien eu de grave encore entre Bijou et Amélie… Mais surtout ne lui prêtez plus votre singe… Je vous en conjure !…

— Non ! insista la femme de chambre, ne le prêtez plus à Madame. M. Alfred a dit que s’il le revoyait, il l’étranglerait.

— C’est bon, dit Gisèle, Je le garderai. Je ne tiens pas du tout à ce qu’on me l’étrangle.

Gaston était rentré chez lui plus à son aise. Il méditait sur la façon qu’il employerait pour guérir Amélie de son goût dépravé pour les singes.

Bijou n’empêcha nullement Gustave et Gisèle de s’embrasser… Tandis qu’ils se déshabillaient pour se coucher le singe s’était perché sur le haut d’une armoire, et il les regardait sans bouger…

— Il a tout de même un drôle d’air ! fit Gisèle.

— Bah ! répondit Gustave, ne t’en inquiète pas… il n’est pas encore remis de son aventure.

Gisèle ne s’en inquiéta pas. D’ailleurs Gisèle n’avait pas de passion amoureuse pour son singe. Elle préférait les joies sensuelles qu’elle goûtait entre les bras de son amant, et elle fut bientôt couchée dans le lit à côté de Gustave…

Un instant après, les deux jeunes gens s’aimaient sans plus se soucier de la présence de Bijou. Ils étaient en pleine folie amoureuse, lorsqu’un petit cri plaintif se fit entendre… Revenu à lui, Gustave tourna le commutateur pour faire de la lumière. Alors ils virent le singe, assis devant le lit et qui les regardait… Il avait un air triste qui les surprit.

— Bijou, appela Gisèle…

Mais, au lieu de venir, Bijou s’alla cacher dans un coin, d’où il ne voulait plus sortir. Bijou, encore une fois, était jaloux… Mais il n’osait pas troubler les épanchements de Gisèle ; il comprenait qu’elle ne lui en avait pas donné le droit. Peut-être, après tout, pensait-il de son côté, à la brune Amélie !

iii

Un chimpanzé d’occasion.


Le professeur Valentin Troubelot était plongé dans une étude captivante sur les différentes variétés de la faune africaine lorsque sa gouvernante vint le prévenir qu’un jeune homme, un étudiant, demandait à le voir :

— Il ne fallait pas dire que j’étais là, dit l’éminent zoologiste… Il ne le fallait pas. Vous savez bien que je ne veux pas être dérangé quand je travaille.

— Je sais bien, Monsieur, mais ce jeune homme a tellement, tellement insisté !

— Comment s’appelle-t-il ?

— Gaston Raboulet. Il dit qu’il est un de vos élèves et a une très importante communication à vous faire…

— Le diable l’emporte !… Mais puisqu’il est là, qu’il entre !

Et Gaston Raboulet, le même qui aimait sans espoir la brune Amélie, pénétra dans le sanctuaire du maître Valentin Troubelot, lequel était un vieillard bourru, mais bon enfant.

— Mon cher Maître, dit le visiteur, vous m’excuserez de venir vous déranger.
Eurêka !
(page 18).

— Ça va bien, mon ami. Ne perdez pas de temps en inutiles préambules. Vous avez une communication importante à me faire, paraît-il. Parlez, je vous écoute.

Alors, Gaston parla.

— Maître, dit-il, il s’agit d’un cas extraordinaire qui relève absolument de votre compétence. Je sais que vous n’êtes pas seulement un savant biologiste, mais aussi un médecin, et c’est à ce double titre que je viens vous trouver. Vous possédez la plus curieuse et la plus complète collection de singes… vivants et empaillés…

« Je voudrais m’offrir à vous pour une expérience…

— Une expérience, jeune homme ?… Laquelle donc ?

— Voici : Pouvez-vous me donner la peau d’un singe pour moi…

— Pour vous ?

— Oui, Je voudrais entrer dans la peau d’un singe, d’un chimpanzé par exemple. Naturellement, ce ne serait qu’un vêtement que je retirerais quand je le désirerais… Mais il faudrait que tous s’y trompassent et surtout une certaine personne.

— Hem !… C’est bien difficile… ce que vous me demandez là… Comment parvenir à donner l’illusion de la vie ?…

— Cela est votre affaire !… Si vous êtes réellement le grand savant que tout le monde affirme…

— Comment, si je suis… Mais jeune homme… votre doute m’offense !… |

— Alors… je me confie à vous… Il s’agit de soigner un cas pathologique spécial, et cela concerne le médecin… Je vous demande de me faire confectionner sur mesure une peau de singe qui donne l’illusion.

— Cela regarde un naturaliste… un empailleur…

— Oui, mais auquel vous devez donner des indications que votre connaissance parfaite de la zoologie vous permet à vous seul de trouver !…

— Mais dans quel but ?

— Dans le but de guérir une jeune femme d’une passion hors nature.

Et Gaston raconta l’histoire d’Amélie sans nommer celle-ci.

— J’ai bien réfléchi, dit-il en terminant. Il n’y a qu’un moyen de la guérir : l’homéopathie…

— En lui faisant croire qu’elle a un singe pour amant. Et vous désirez entrer pour cela dans la peau du personnage… simiesque.

— Vous avez deviné juste, maître.

— Eh bien !… Je vais y réfléchir… Revenez me voir après-demain.

Lorsque Gaston fut parti, Valentin Troubelot se prit la tête dans les mains. Il resta longtemps, longtemps à méditer, en oublia de manger, de boire et de dormir…

Et, comme les premiers rayons du soleil levant venaient éclairer la fenêtre de son cabinet de travail, il se leva, s’écriant comme feu Archimède :

Eurêka ! J’ai trouvé !… Ce sera le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre.

Lorsque le surlendemain, Gaston Raboulet revint chez l’illustre professeur, celui-ci lui frappa sur l’épaule en lui disant :

— Soyez heureux, jeune homme, soyez heureux, vous serez un chimpanzé parfait !… Tout le monde s’y trompera…

Gaston n’était pas moins radieux que Valentin Troubelot. Il sortit joyeux ; il marchait dans la rue avec un petit air conquérant qui semblait dire :

— L’Univers est à moi !

En réalité, il pensait :

— Amélie est à moi !… Il ne faut pas contrarier la femme qu’on aime. Puisque celle-ci a du goût pour les chimpanzés, nous lui en présenterons un de derrière les fagots.

Et il se rendit chez Gisèle pour avoir des nouvelles de la dame de son cœur.

Or, les nouvelles qu’il allait apprendre étaient sensationnelles.

Bijou avait disparu !

Le petit singe, le lendemain du jour où il avait assisté aux démonstrations d’amour de Gisèle et de Gustave, était devenu subitement très triste. Il ne bondissait plus joyeusement sur les genoux de sa maîtresse, ne se pendait plus après les rideaux et ne lançait plus les coussins à travers la pièce. Rien ne l’intéressait. Il avait pris une attitude morose, mangeait à peine et se cachait dans les coins les plus reculés… d’où il ne sortait que s’il entendait sonner à la porte… Alors il accourait, mais rebroussait chemin dès qu’il avait vu le visiteur ; il s’attardait davantage seulement s’il s’agissait d’une femme, tournait autour d’elle, puis s’allait cacher de nouveau. Évidemment Bijou attendait le retour d’Amélie dont il était éperdument amoureux…

Et, le troisième jour, le petit singe, profitant de ce qu’une fenêtre était ouverte, s’était enfui sans qu’on pût le rejoindre. Il avait escaladé les gouttières, gagné les toits et s’était réfugié on ne savait où.

Bijou était certainement parti pour essayer de retrouver celle dont il avait été si brutalement séparé par l’arrivée inopinée de M. Alfred Camus, lequel eût, soyez-en persuadé, passé un vilain quart d’heure, si Bijou l’avait rencontré sur son chemin.

Mais ni M. Alfred Camus, ni personne n’avait rencontré Bijou sur son chemin. Bijou avait dû être recueilli par quelqu’un qui le retenait prisonnier, car on le rechercha en vain.

Gisèle était contrariée, mais en prenait son parti. Quant à Amélie, insouciante du trouble qu’elle avait causé dans le cœur de ce petit singe, elle n’avait déploré sa perte, lorsqu’elle l’apprit, que juste ce qu’il fallait. Nous connaissons son opinion : elle trouvait Bijou trop petit. Mais de l’avoir rencontré, sa passion pour les singes n’en était devenue que plus vive et elle se demandait comment elle ferait pour s’en procurer un qui fût de taille convenable…

Gaston apprit tout cela en rendant visite à la maîtresse de son ami,

Lorsqu’il sut que, plus que jamais, Amélie désirait un singe, il dit à Gisèle :

— Tout va bien !… Dites-lui seulement que vous savez où en trouver un et prévenez-moi… ou du moins prévenez Gustave… Il vous amènera le chimpanzé demandé.

— Comment, s’écria la jeune femme, c’est vous qui étiez si scandalisé l’autre jour, vous-même qui, à présent, voulez lui donner la possibilité de satisfaire son vice.

— Que voulez-vous ? Il le faut. J’ai consulté les plus grands médecins. Ils sont tous d’accord… il n’y a qu’un remède, l’homéopathie ! Alors, je préfère procurer moi-même le singe à votre amie… Au moins je le choisirai sain de corps et doux de caractère…

« Seulement, je ne paraîtrai pas. C’est mon ami Gustave qui fera tout. Moi, j’aime mieux ne pas la voir… pendant qu’elle aura le singe… Je reviendrai après, quand elle sera guérie…

— Ça, c’est vraiment épatant ! dit Gisèle… Vous me stupéfiez… Enfin… je ferai ce que vous me demandez.

— Oui, je compte sur vous. Vous n’avez qu’à prévenir Gustave…

Ayant accompli cette première démarche, Gaston alla trouver son ami afin qu’il pût jouer en connaissance de cause, le rôle qui allait lui échoir.

L’idée de Gaston de se transformer en chimpanzé pour devenir l’amant d’Amélie enthousiasma Gustave. Il jugea la trouvaille admirable.

— Bien joué mon vieux ! lui dit-il… On va rigoler !… Je me vois présentant à la brune Amélie le chimpanzé fabriqué par Valentin Troubelot.

— Surtout, ajouta-t-il, si tu te trouves nez à nez avec M. Alfred Camus, n’oublie pas de l’arroser d’eau de Cologne…

Gaston se mit à rire.

— D’eau de Cologne… ou d’autre chose… Ça dépendra de la bouteille qui tombera à portée de ma main… de singe !…

Deux jours plus tard, comme Amélie se trouvait chez son amie, celle-ci lui dit :

— Tu sais, j’ai ce qu’il te faut ! Gustave a trouvé un chimpanzé d’occasion.

— Vrai ? s’écria la jeune femme en battant des mains.

— Il paraît même que c’est un phénomène très bien dressé et très intelligent, un spécimen unique qui appartenait à une famille américaine.

— Et comment Gustave se l’est-il procuré ?

— Les Américains voulaient en faire cadeau au Jardin des Plantes. Mais il leur a dit qu’il serait malheureux et que s’ils voulaient le lui donner, il se chargeait de faire son bonheur.

— Il a eu raison ! Seulement c’est moi qui ferai son bonheur.

— Je n’en doute pas. Alors je peux dire à Gustave qu’il te l’amène.

— Ici ?… Chez toi… ?

— Oui.

— Quand ça ?

— Demain, si tu veux ?

— Oh oui ! Demain ! J’ai hâte de le voir ! Comme tu es gentille d’avoir pensé à moi ! Il faut que je t’embrasse !

Et Amélie, remplie d’allégresse, embrassa son amie Gisèle, qui ne se doutait pas, la pauvre, de la mystification dont elle se faisait complice.

iv

Loulou, le Singe amoureux.


Gaston et Gustave s’étaient retrouvés chez le professeur Troubelot afin de prendre livraison de la dépouille du chimpanzé apprêtée spécialement pour le jeune étudiant.

Valentin les emmena tous deux dans la galerie qu’il possédait et où il avait réuni et naturalisé, toutes les espèces de singes connues, depuis les plus petits macaques jusqu’aux gibbons et aux gorilles géants.

— Il y a le choix, fit Gustave, si notre amie était là, elle pourrait se payer un amoureux.

— Elle le pourrait d’autant plus, dit Valentin Troubelot, que j’ai également une collection de singes vivants.

« Même, voyez-vous, je regrette beaucoup de ne pas connaître la personne dont vous parlez

— Pourquoi donc ? demanda Gaston.

— Parce que j’aurais fait l’expérience moi-même, avec un vrai singe…

— Vous n’y pensez pas.

— J’y pense beaucoup, au contraire… et depuis longtemps. Mais jusqu’ici je n’avais pas encore trouvé de femme qui voulût y consentir. Le malheur est que vous connaissiez la seule qui soit disposée…

« Ah ! Jeune homme, ajouta Valentin Troubelot en frappant sur l’épaule de Gaston, jeune homme, vous auriez dû céder votre place à un de mes pensionnaires… Je possède un superbe orang-outang qui aurait certainement plu à votre amoureuse de singes…

Mais Gaston regarda sévèrement le professeur :

— Maître ! dit-il… Vous ne pouvez vouloir ainsi vous associer à la déchéance d’un être humain… Non, croyez-moi, ma méthode est la meilleure pour guérir cette femme.

— Eh ! Qui vous parle de la guérir !… Ce que je voulais moi, c’était voir ce qu’il résulterait de l’accouplement…

— Vous m’épouvantez !

— Rassurez-vous, Je n’ai qu’une parole. J’en ferai mon deuil jusqu’à ce que je retrouve un autre sujet féminin. Et venez voir votre peau de singe, elle est parfaite.

Le savant entraîna ses visiteurs dans une pièce voisine de son cabinet où se trouvait son naturaliste habituel, un maître de l’art, nommé Anatole Samuel.

Le vêtement, si l’on peut dire, qu’il avait confectionné pour Gaston, lequel d’ailleurs, lui avait communiqué toutes ses mesures, ce vêtement était parfait. La peau du chimpanzé, travaillée spécialement, s’adaptait parfaitement au corps du jeune homme. Et la tête seule était une merveille. C’était là, en effet, que résidait la difficulté. Il fallait que les muscles de la face s’adaptassent parfaitement pour que l’homme enfermé dans la bête pût rendre au besoin des expressions. Il fallait que la bouche fut agencée mécaniquement pour permettre au sujet… de faire semblant de manger. Il fallait enfin que les orbites fussent comprises de façon à ce que les yeux de l’homme s’y emboîtassent tout en donnant l’illusion du regard de la bête.

Ce chef-d’œuvre avait été réalisé.

Anatole Samuel en était très fier… Et Valentin Troubelot encore davantage, tout en regrettant de ne pouvoir unir la femme dont il s’agissait avec un vrai singe. Mais il ne laissa pas percer ce regret, et goûta la satisfaction de voir son œuvre admirée par les deux étudiants.

Gaston, après s’être dévêtu, s’était introduit dans la peau du chimpanzé.

Il marchait sur les mains naturellement, puisque ses pieds étaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, chaussés des mains postérieures du singe. Il faisait manœuvrer la mâchoire de l’animal…

— C’est parfait, déclara Gustave. À toi maintenant de bien jouer ton rôle. N’oublie pas surtout que tu es devenu muet et qu’il ne doit sortir de ta bouche. — ou du moins de ta gueule de singe que des cris inarticulés…

— Nous allons faire une expérience décisive, dit Valentin Troubelot. Je vais vous mettre en présence de mes singes vivants.

Cette épreuve fut des plus concluantes. Dès qu’ils aperçurent leur congénère de contrebande, les pensionnaires du vieux savant manifestèrent leur impression par des gestes et des sauts qui auraient certainement eu une signification pour un autre chimpanzé que Gaston, mais auxquels celui-ci ne comprit rien du tout. Même une guenon s’approcha des barreaux de la cage et se livra à l’égard du nouveau venu à une mimique sur laquelle il n’y avait aucun doute à avoir. Mais l’homme-singe resta complètement indifférent à ces avances. Il ne s’était pas métamorphosé ainsi pour plaire à une guenon ! Et toutes ses pensées allaient vers la femme qui l’attendait.

En quittant le vieux professeur, Gustave dit à son ami :

— C’est épatant ! Tu me donnes presque envie de me faire confectionner un complet de singe semblable au tien !… C’est ça qui serait une surprise pour Gisèle.

— Oui, mais elle ne la goûterait pas de la même manière que son amie.

— Non, aussi ne m’y risquerai-je pas !

L’après-midi du même jour, les deux étudiants revenaient et Gaston sortait de la maison de Valentin Troubelot, mué en chimpanzé.

Amélie était chez Gisèle, où elle attendait impatiemment qu’on lui amenât son futur amant simiesque.

La servante, lorsqu’elle vit apparaître l’ami de sa maîtresse ainsi accompagné, poussa un cri d’effroi :

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle… Monsieur Gustave qui amène un singe aussi grand que lui…

— N’ayez pas peur, Hortense, dit Gustave. Loulou est fort, mais il est aussi doux que feu Bijou.

Loulou était le nom dont le pseudo-chimpanzé avait été baptisé d’un commun accord par les deux amis.

Ceux-ci pénétrèrent dans le salon où se tenaient les deux femmes.

Gisèle n’était guère plus rassurée que sa bonne, à la vue de l’animal.

— Tu es sûr qu’il ne va pas nous faire du mal ? demanda-t-elle à son amant.

— Rassure-toi, cet animal est aussi docile qu’on peut le souhaiter.

« Tiens, regarde !

Et Gustave se mit à caresser le faux chimpanzé qui répondit par des grognements d’amitié.

Gustave ajouta, en se tournant vers Amélie :

— Voici le singe que Gisèle vous a promis. Seulement, il faudra que vous me le rameniez tous les jours. Il est habitué à moi et je tiens à le soigner moi-même, car il a besoin d’une nourriture spéciale.

— Pourquoi ? se récria Amélie, Vous n’avez qu’à me donner les indications nécessaires. Vous pouvez être tranquille, j’en aurai bien soin…

— Non… non… D’abord il ne voudrait pas.

Comme s’il approuvait, Loulou hocha la tête de haut en bas et s’appuya sur le bras du jeune homme.

Amélie cependant ne détachait pas son regard du singe :


Celle-ci riait (page 29).

— Il est superbe, dit-elle. Vous voulez me le laisser caresser… ?

— S’il y consent… Demandez-lui d’abord la permission.

La jeune femme s’approcha :

— Dis que tu veux bien de moi pour maîtresse !… Allons, soyez gentil…

Et avançant la main elle la tendit vers Gaston.

Celui-ci tendit sa main à son tour et serra celle de la jeune femme vigoureusement… Il la serra même d’une façon toute particulière si bien qu’Amélie s’écria :

— Il donne une poignée de main comme un homme.

— C’est presque un homme aussi, dit Gustave. Il appartient à une espèce très rare, qui est celle qui se rapproche le plus de l’homme. Examinez-le bien.

Gustave n’avait pas besoin de dire cela. Amélie contemplait le pseudo-chimpanzé… sans le quitter des yeux.

— Je vais lui donner un gâteau, dit-elle, pour l’apprivoiser.

Et elle sortit de son sac un biscuit qu’elle tendit au prétendu Loulou.

Il fallut que Gaston fit des grâces, prit le biscuit avec la main et le grignotât à la manière des singes…

— Je vais l’emmener tout de suite, dit-elle… mais pas chez moi. Si Alfred le voyait, il y aurait encore un drame.

« Seulement, cette fois, j’ai pris mes précautions. J’ai loué un rez-de-chaussée exprès pour le recevoir. Ce sera son appartement…

— Au moins y avez-vous fait mettre un cocotier ? demanda Gustave… Il aime beaucoup grimper après les cocotiers…

— Comment voulez-vous que j’aie trouvé un cocotier… et surtout que j’aie pu le placer dans un rez-de-chaussée ?

— Loulou, tu n’auras pas de cocotier ! fit Gustave… Tu vas être bien malheureux…

Gaston poussa son ami du coude ; prisonnier de son enveloppe simiesque, il ne pouvait rien dire, mais il trouvait la plaisanterie de mauvais goût.

Cependant, Amélie s’approchait et le caressaïit :

— Il est beau, Loulou, disait-elle… C’est le mignon petit Loulou à sa mémère… Il va être bien heureux avec elle… Je suis sûre qu’il ne voudra plus la quitter, moi !…

« Il faut que je l’embrasse…

Et, sans pudeur aucune, la jolie fille se mit à embrasser le singe. Elle le sentait trembler à son contact…

— Oh ! dit-elle… On dirait que ça lui fait de l’effet !… Il a l’air tout troublé.

Le pauvre Gaston était au supplice. Il était obligé de se retenir pour ne pas prendre Amélie dans ses bras et lui rendre ses baisers. Mais comment l’aurait-il fait à travers sa peau de singe !… Il lui aurait fallu « enlever sa tête », ce qui était impossible,

Il dut se contenter de passer sa main — ou du moins la main du singe — sur le bras et l’épaule nus d’Amélie, ce qui le mettait en joie et en rage en même temps.

— Je vais lui mettre un ruban de soie autour du cou, avec un nœud bouffant !

Gaston dut se laisser parer ainsi par les mains de la jeune femme qui dit :

— Regardez donc comme il est gentil !… Loulou, tu es beau ! Ta maîtresse t’aime !…

— Hélas ! pensait Gaston, elle ne me dirait pas cela, si je n’étais pas habillé en singe !…

— Tu vas bien vouloir venir avec moi, n’est-ce pas ?… Ton maître le permet.

Loulou-Gaston regarda Gustave comme s’il lui demandait l’autorisation…

Gustave, qui s’amusait follement, le caressa, disant :

— Va Loulou ! Va avec la dame !… Et surtout sois gentil avec elle… Sois bien caressant, n’est-ce pas… Et ne lui fais pas de mal… Si tu es gentil, je te donnerai des noisettes…

— Il aime les noisettes ?

— Il en raffole…

— Vous faites bien de me le dire. Je vais en acheter en sortant… Qu’est-ce que je lui donnerai à dîner ce soir ?

— Ne vous inquiétez pas… Pour une fois, vous lui ferez partager votre repas… Il sait très bien se tenir à table, vous verrez… mais ne lui donnez ni vin, ni liqueurs… vous l’enivreriez et il vous ferait des bêtises… Faites-lui boire du lait !

Gaston pestait… Du lait !… Et il le détestait !… Il se demandait si son ami allait bientôt finir de le taquiner ainsi…

— Enfin, pensait-il… Le dîner au lait sera compensé par la soirée qui suivra.

— Je vous accompagne pour le mettre en voiture, fit Gustave.

Et un quart d’heure plus tard, un taxi emmenait Amélie et son singe.

Elle ne se lassait pas de le caresser… Elle se couchait sur lui, lui parlait tout le temps :

— Au moins, à la bonne heure, toi, tu es un vrai singe, comme j’en voulais un ! Tu n’es pas trop petit, toi… Je vais pouvoir me donner toutes les illusions dont j’ai rêvé… Loulou ! regarde-moi… Fais voir tes yeux de singe… On dirait presque des yeux humains !…

« Dire qu’il y a des gens qui prétendent que les singes sont laids. Moi, je ne trouve pas…

Elle lui prit doucement la main :

— Passe ton bras autour de ma taille et serre-moi contre toi…

Gaston se laissait faire. Il s’essayait de temps en temps à pousser un grognement, et se contenait avec peine pour ne pas parler.

Il prenait sa revanche en serrant contre lui Amélie qui se renversait sur le corps velu, répétant :

— Oh ! quelle sensation j’éprouve !… C’est pourtant vrai que je suis amoureuse.

« Et toi… es-tu amoureux de moi, dis ?

Pour un peu, Gaston allait crier un « oui » qui eût tout compromis. Il se retint heureusement, et manifesta son amour seulement en serrant plus fort le beau corps de femme qui s’offrait ainsi à lui…

Amélie était ravie.

— On dirait qu’il me comprend ! pensait-elle…

Ils arrivaient.

La jeune femme introduisit son étrange compagnon dans le logis qu’elle avait aménagé à son intention :

— Monsieur Loulou ! Vous voilà chez vous, lui dit-elle. Trouvez-vous le logis à votre goût ?

Gaston ne répondit pas… et pour cause… Il regardait autour de lui, tâchant de se donner « des airs de singe ». Et il alla tout de suite s’asseoir sur le lit, pensant qu’un chimpanzé ne ferait pas autrement.

— Déjà sur le lit ! fit Amélie en riant. Espêce de beau vilain singe !… Vous êtes paresseux… Regardez-moi un peu…

Elle avait enlevé son chapeau et ses gants :

— Singe adoré à moi, lui dit-elle… Crois-tu que tu vas être heureux, dis… Le crois-tu ?… Tu ne t’en doutes pas…

Que si, qu’il s’en doutait… Mais il lui était impossible de le faire savoir… Il était d’ailleurs assez embarrassé, ne sachant trop quelle contenance un chimpanzé véritable eût tenue à sa place… Il fallait pourtant avoir l’air et il se grattait — sans aucune conviction — essayait de faire des grimaces, voire même de sauter du lit sur le sol… et du sol sur le lit, ce qui était beaucoup moins aisé…

— C’est ça, fit Amélie, amuse-toi en m’attendant !

Elle se déshabillait devant lui. Il la voyait ôter tranquillement sa robe, son corset, sa combinaison… arranger les plis de sa chemise…

Elle ne se pressait pas, ne pensant pas que son compagnon fût au supplice…

Elle se retourna, mutine :

— Tiens, lui dit-elle. Je vais me parfumer en ton honneur !… Pour toi seul…

Il la vit prendre un flacon d’odeur et s’en vaporiser…

Alors une rage s’empara de lui :

— Faisons le singe ! se dit-il.

Bondissant, il arracha le flacon des mains d’Amélie… en dévissa la partie supérieure, puis voulut inonder du liquide odorant la jeune femme qui s’enfuit devant lui, Il la poursuivait, aspergeant au hasard… sans trop tout de même atteindre sa pseudo-maîtresse… Celle-ci riait, criant :

— Veux-tu finir ! Loulou… arrête-toi !… Il est enragé… Arrête-toi, voyons !…

Il était tout près d’elle… Il la saisit par la taille et l’appuya contre sa poitrine…

Amélie avait bien un peu peur de se sentir ainsi prise par un singe aussi grand et aussi fort… Il lui sembla que les yeux de l’animal la fixaient étrangement…

— Oh !… Il va me faire mal ! dit-elle…

Pourtant, à son grand étonnement, l’étreinte se fit soudain moins brutale. Il lui semblait que le singe la retenait beaucoup plus doucement contre lui.

Elle eut un petit rire nerveux :

— Ça y est… dit-elle… Il est amoureux !…

Et, mutine, provocante, elle ajouta :

— Brigand !… Tu n’en as pas vu souvent, dans tes cocotiers, des singesses comme moi !

Elle avait dit « singesses », car « guenon » lui répugnait…

« Loulou » répondit par un grognement, un grognement qui cachait toute une phrase retenue dans la bouche de l’homme par un effort considérable.

En revanche, il se fit plus violent, et sa main plus experte certes que ne l’aurait dû être celle d’un singe — s’enfonça dans la chevelure de la femme, défaisant la coiffure.

Amélie ne se plaignait pas.

— On dirait un fauve ! pensait-elle. Oh ! c’est bien comme je me l’étais figurée.

Elle ne résistait pas… elle laissait les mains velues et audacieuses la caresser, et elle frissonnait sous cette caresse nouvelle pour elle. Tous ses sens étaient exaspérés.

Elle allait se donner entièrement à la bête sans un sursaut, sans une révolte.

Il l’étendit sur le lit. Il se couchait contre elle, frottant son corps contre le sien.

À travers la dépouille de l’animal l’homme sentait tous les frissons voluptueux de la femme transformée et redevenue la femelle… se replongeant, comme elle le disait elle-même, dans l’animalité.

Elle regardait cette face de brute… et il lui semblait qu’elle s’animait, il lui semblait qu’elle se faisait, au moment de la posséder, moins bestiale, que l’œil, tout brillant qu’il fût, devenait plus humain.

Elle s’enlaçait au singe ; c’était elle à présent qui le serrait tant qu’elle pouvait, pour éprouver au paroxysme l’impression que lui causait cette peau velue contre sa chair nue…

— Mords-moi un peu, Loulou… un tout petit peu !… dit-elle.

Elle avait peur et elle désirait qu’il la mordit…

Gaston pensa :

— La mordre ! Oui… je devrais… un mâle en rut doit mordre sa femelle !

Mais il ne le pouvait pas ! La mâchoire du singe était bien agencée. Troubelot avait composé un mécanisme parfait… mais il n’avait pas prévu que la femme aurait envie d’être mordue !…

— Serre-moi !… répétait-elle… serre-moi !… Loulou… Prends-moi !… Prends-la, ta femelle de singe…

Et elle ferma les yeux avides de sensation, pleine d’un désir fou, tandis que son étrange amant la possédait…

— Oh ! Loulou, criait-elle… Loulou… Mords-moi ! Mords-moi !… Je le veux !

Loulou ne la mordit pas… et pour cause !

Mais, d’un geste brusque, il ramena la couverture sur sa maîtresse, de son bras velu lui boucha les yeux…

La pièce était plongée dans une obscurité presque complète ; avant de se coucher, Amélie avait fermé soigneusement les rideaux…

Et la femme, pâmée dans les bras de la bête, reçut cette caresse inattendue et incroyable : Elle sentit des lèvres gloutonnes s’appuyer sur les siennes, et elle dit, dans un souffle :

— Un baiser !… Oh ! un baiser de singe !…

Gaston n’avait pu résister ; la tentation était trop forte… de sa main restée libre, profitant des ténèbres, il avait dégagé sa bouche pour embrasser sa maîtresse…

Celle-ci avait éprouvé une émotion considérable.

Ses nerfs étaient tendus excessivement… elle s’évanouit…

Gaston la considérait inanimée.

— Elle va se réveiller, dit-il… Lorsqu’elle reviendra à elle, il faut qu’elle retrouve le singe.

Mais dans sa précipitation, il avait dérangé le mécanisme savant imaginé par Valentin Troubelot. Il sentait sa tête de singe mal assurée sur ses épaules.

Il ne pouvait rester ainsi, sous peine d’être deviné.

Que faire ? La situation devenait périlleuse. Le jeune homme prit le seul parti qui lui restait : fuir !

Sautant sur le sol, il courut à la fenêtre, l’ouvrit et bondit dans la rue !

v

La Chasse au Singe


Bondir dans la rue était chose aisée. L’appartement où Amélie avait conduit Gaston était, on le sait, situé au rez-de-chaussée, et le faux chimpanzé n’eut pas de mal à retomber sur ses mains.

Heureusement la rue n’était pas très fréquentée. Il ne s’y trouvait personne à ce moment. Sans réfléchir, le jeune homme se mit à courir.

Il n’avait pas fait cent mètres qu’il se trouvait nez à nez avec une vieille femme, laquelle poussà des cris désespérés… s’affaissa sur le sol en appelant :

— Au secours ! Au secours !…

Un gamin accourut, puis des concierges des maisons riveraines.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-on.

— Un singe !…

— Comment, un singe !

— Oui… un singe énorme. Il a voulu me tuer ! Il s’est échappé par là… Courez vite après lui !

Et l’on courut après le pauvre Gaston.

Une poursuite folle commença. Le fugitif avait beau tourner dans les rues pour dépister les poursuivants, ceux-ci ne le lâchaient pas.

Des gardiens de la paix s’étaient joints à la foule et couraient eux aussi.

— Mon Dieu ! se disait Gaston. Comment vais-je me tirer de là ?… Je vais sûrement être rattrapé !… Que pourrai-je dire ?… Je ne peux pourtant pas me laisser traiter comme un singe…

Il se voyait déjà emmené à la fourrière comme tous les animaux « trouvés errants sur la voie publique », Car, pour l’instant il n’était pas autre chose !…

Il ne pouvait trouver de salut que dans la fuite, et il continuait à courir…

Il s’engouffra, — pourquoi ? il ne le savait pas lui-même — dans une maison, espérant se cacher dans un réduit quelconque… où il pourrait quitter sa peau de singe. Mais à peine avait-il pénétré dans ce logis inconnu qu’il se souvint qu’il n’avait pas de vêtements… Il était nu sous l’enveloppe du chimpanzé… et il lui eût été aussi difficile de s’évader dans cet état que sous l’aspect d’un animal…

Les poursuivants s’étaient arrêtés devant l’entrée de l’immeuble,

— Ça va ! dit un agent… On le tient…

Puis il alla informer la concierge.

Lorsque celle-ci apprit qu’un singe géant s’était réfugié dans sa maison, elle leva les bras au ciel :

— Mon Dieu ! dit-elle… Qu’est-ce que vous me dites là !… Et le propriétaire qui ne veut pas d’animaux !…

— Il ne s’agit pas du propriétaire !… Aidez-nous à rechercher cet animal sauvage, qui a dû certainement se cacher quelque part.


— Rassurez-vous, madame (page 35).

Et la concierge, effarée, guida les agents dans l’escalier, supposant que le singe avait dû s’enfuir de ce côté.

Cette idée sauva Gaston.

Celui-ci s’était réfugié dans la cour de la maison… Or, cette cour était vaste et spacieuse, et, dans le fond se trouvait un garage d’automobiles, un garage dont l’entrée donnait sur une rue voisine…

— Voilà mon affaire, dit le jeune homme. Heureusement que je suis un chauffeur expérimenté.

Pénétrer dans le garage fut facile pour lui.

Il n’y avait là qu’un homme, chargé de la surveillance des voitures et qui dormait dans un coin.

L’homme-singe évita de le déranger. Il avisa une des autos, la mit en marche, sauta sur le siège… et le surveillant, réveillé par le ronflement du moteur, n’eût que le temps de voir la voiture sortir… avec un singe à la place du chauffeur !

Il se frotta les yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, mais avant qu’il ait donné l’alarme, l’auto était déjà loin !

Gaston avait pris tout de suite la quatrième vitesse.

— Maintenant, dit-il, ma peau de singe va me servir !… Tout le monde s’écartera devant moi !…

Ce fut une fantastique randonnée à travers les rues et les avenues. Les piétons se sauvaient, effrayés devant l’auto du singe qui courait sans s’arrêter, comme s’il avait voulu s’amuser…

Les agents avaient beau lever leurs bâtons… Gaston n’y prenait pas garde. Il passait à toute allure… devant les gens stupéfaits et les chauffeurs médusés qui le voyaient prendre des virages savants pour éviter les accidents…

Il arriva enfin dans les parages du logis de Gisèle…

Il avait d’abord pensé à se rendre chez Gustave, mais il savait que son ami n’était pas chez lui et qu’il le trouverait plus aisément en compagnie de sa maîtresse.

Il abandonna son auto au coin d’une rue voisine et gagna à pied, en courant, la maison où logeait la jeune femme. La concierge le vit passer en trombe et gravir quatre à quatre l’escalier. Il tira la sonnette d’une main nerveuse.

La bonne vint lui ouvrir ; elle poussa une exclamation :

— Revoilà le singe ! Il s’est échappé !

— Taisez-vous ! dit Gaston… Et fermez la porte !

— Ah !… Ah !… Le singe qui parle à présent ! s’écria la pauvre fille… et elle s’enfuit épouvantée dans l’appartement…

Gaston referma vivement la porte d’entrée, puis sans être autrement annoncé, il entra :

Il ne s’était pas trompé. Gisèle et Gustave étaient bien là ; ils ne se préoccupaient pas le moins du monde de ce qui pouvait se passer entre Amélie et son chimpanzé. Et Gustave, qui n’avait pas besoin de se travestir en singe pour cela, était en train de prouver son amour à sa blonde amie lorsque Gaston fit brusquement irruption dans la pièce où ils se trouvaient…

En singe bien élevé, il se tourna immédiatement pour ne pas voir… du côté du mur… ou du moins se mit à regarder à la fenêtre…

Ce qu’il vit d’ailleurs n’était pas fait pour le rassurer, Devant la maison s’était formé un fort rassemblement au milieu duquel se tenaient des agents… Il n’y avait pas de doute, c’était toujours le singe qu’on cherchait.

D’autre part, Gisèle, en voyant réapparaître celui qu’elle prenait pour un véritable chimpanzé, n’avait pas été moins surprise.

— Gustave, s’écria-t-elle… Gustave ! Ton singe qui est revenu !… Pourvu qu’il n’ait pas fait de mal à Amélie !…

Le singe, à ces mots, se retourna, et, au grand ébahissement de la jeune femme, il enleva sa tête !…

— Rassurez-vous, madame, fit-il… Rassurez-vous ! Le singe n’a pas fait de mal à votre amie !

L’ébahissement de Gisèle devint de la stupeur !…

Elle resta muette un moment, puis, reprenant ses sens :

— Monsieur Gaston !… Vous… fit-elle… Vous !…

— Oui, moi… Mais je n’ai pas le temps de vous raconter des histoires… Dites-moi où je pourrais me cacher tout de suite… car la police est à mes trousses…

— La police ? fit Gustave…

À ce moment on entendit l’appel bien connu des pompiers…

Gustave se précipita à la fenêtre.

— Voici même les pompiers… dit-il… Et ils se mettent en devoir de dresser une échelle contre la maison… Cache-toi dans le cabinet de toilette… et enlève ta peau de singe bien vite !

— Mais je ne peux pas, répondit Gaston… Je ne peux pas… Je n’ai pas de vêtement en dessous…

— Sapristi !…

Gisèle le regardait. Elle était rassurée à présent :

— Vous êtes amusant comme tout, fit-elle en riant… Ça vous apprendra à faire le chimpanzé…

— Mais je ne veux pas qu’on me découvre ainsi !…

— Allez dans mon cabinet de toilette…

— Avez-vous des vêtements à me donner ?

— Ma foi non. À moins que vous ne consentiez à prendre un de mes peignoirs…

— Si vous me le permettez. Je préférerai cela provisoirement à une peau de singe…

On frappait à la porte.

Gustave poussa son ami dans le cabinet de toilette :

— Va, fit-il… et dépouille-toi du chimpanzé.

En même temps, la femme de chambre entrait :

— Madame, dit-elle, c’est la police qui cherche le singe…

Derrière la servante, un agent s’avançait :

— L’animal est chez vous, Madame ? N’ayez pas peur, nous allons nous en rendre maîtres et le conduire à la fourrière.

— Mais il n’est pas là… Monsieur l’agent, je vous assure.

— Si… un grand singe !… On l’a vu entrer. La bonne elle-même l’affirme…

Gustave eut alors l’inspiration qu’il fallait pour éloigner le policier indiscret :

— Vous avez raison. Il est entré ici, mais il est reparti.

— Par où ? On ne l’a pas vu sortir…

— Il est parti par la cheminée… Sans doute court-il à cette heure sur les toits. |

— Bon, fit l’agent. On va prendre les mesures nécessaires…

Et il sortit, se confondant en excuses.

La bonne regardait Gustave sans comprendre :

— Mais, Monsieur, dit-elle… Je ne suis pas folle. C’était bien votre singe ? Dieu me damne ! Il m’a même semblé qu’il parlait !

— Vous ne savez pas ce que vous dites, ma pauvre fille ! Mon singe ne parle pas. En tout cas, il s’est sauvé par la cheminée… Et vous feriez bien d’aller voir dans votre chambre au sixième si par hasard il n’y serait pas.

— Je n’oserai jamais.

— Allez-y toujours… Vous vous ferez accompagner d’un agent !… Allez vite ! J’ai besoin d’être renseigné !…

— Mais oui ! dit Amélie… Dépêchez-vous |

Elle comprit, elle aussi, qu’il fallait éloigner la servante. Lorsque celle-ci fut sortie, Gaston reparut… revêtu d’un peignoir bleu ciel emprunté à la garde-robe de Gisèle…

— Tu es mieux comme ça qu’en singe… lui dit Gustave…

— Oui, mais je ne suis pas plus avancé… mes vêtements sont chez toi.

— Eh bien ! Allons-y… Gisèle va te prêter un manteau et même un chapeau. Avec une fourrure qui te dissimulera le visage, on te prendra pour une femme. Nous sauterons dans un taxi et nous irons chez moi…

Cette proposition fut acceptée par Gaston qui fit un paquet de la dépouille du chimpanzé et, quelques instants plus tard, Gustave sortait tranquillement ayant au bras une compagne très emmitouflée. Personne n’y prit garde. Les curieux suivaient avec une émotion palpitante les exercices des agents et des pompiers qui recherchaient à travers les gouttières et les cheminées le chimpanzé voleur d’auto.

— C’est égal, disait Gustave à son ami… Il faut rudement être amoureux pour se prêter à de tels avatars… Raconte-moi donc maintenant ton odyssée. J’ai hâte de savoir ce qui s’est passé entre le singe et sa belle amie.

Gaston relata toutes les péripéties par lesquelles il avait passé.

— Eh bien ! mon vieux, lui déclara son camarade, tu as dû en avoir des sensations, hein ?

— Oui… mais si tu veux m’en croire… J’étais jaloux…

— Jaloux de qui ? puisque c’était toi.

— C’était moi qui possédais Amélie… mais c’était au singe qu’elle se donnait… Tu ne comprends donc pas… J’étais jaloux de cet animal…

— Bah ! fit l’autre en haussant les épaules. Lorsqu’elle saura que c’était toi, que ne pourra pas faire autrement que de t’aimer…

— Le plus ennuyeux, c’est qu’il faut porter la tête du singe à Troubelot pour qu’il la fasse remettre au point !

— C’est un petit détail. Il aura vite fait… Et cela nous donnera le temps de faire semblant de procéder à des recherches pour retrouver ce Loulou de malheur qui à mis tout Paris en émoi.

Une fois chez Gustave, Gaston reprit ses vêtements et les deux jeunes gens se rendirent auprès du professeur Troubelot, lequel promit de faire remettre en état par Anatole Samuel la défroque du chimpanzé pour le surlendemain.

Il demanda beaucoup de détails, le professeur Troubelot… et il conclut :

— Vous devez continuer l’expérience… Je vais faire apporter au mécanisme une petite modification pour que le singe puisse mordre un peu sa fantasque amie… et que vous puissiez, vous, l’embrasser… sans vous casser la tête !

Il riait en prononçant ces derniers mots.

vi

Le désespoir d’Amélie


Pompiers et agents n’avaient naturellement pas retrouvé la trace du singe fugitif. Après avoir fouillé toutes les maisons du quartier, exploré tous les toits, après être descendus inutilement dans toutes les cheminées, les représentants de l’ordre abandonnèrent leurs recherches, et le calme était revenu autour de la maison habitée par la blonde Gisèle, lorsque celle-ci vit arriver Amélie.

Cette dernière était toute nerveuse et inquiète :

— Qu’as-tu donc ? lui demanda son amie…

— Ah !… J’étais trop heureuse… J’ai à peine eu le temps de goûter aux caresses de Loulou… et il a disparu.

— Vraiment ? fit hypocritement l’amie de Gustave.

— Je ne comprends pas exactement ce qui s’est passé…

« Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai éprouvé des impressions extraordinaires. Tu ne t’imagine pas ça, ma chère amie…

Gisèle souriait en elle-même.

— Non ! continuait Amélie… Non. Aucun homme ne m’a communiqué pareil frisson… J’étais transportée… anéantie.

« Crois-tu qu’il m’a embrassée ?

— Le singe !

— Oui… moi je croyais qu’il allait me mordre ! Eh bien ! Pas du tout ! Au moment où je m’attendais à être brutalisée, il est soudain redevenu doux… mais d’une douceur que tu ne t’imagines pas… Et il m’a donné des baisers… des vrais baisers…

« Qu’est-ce qui a dû se passer alors dans sa cervelle de singe ? Je n’en sais rien.

« Sans doute a-t-il eu peur ?… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il s’est sauvé en sautant par la fenêtre.

« Je ne m’en suis pas aperçue… J’étais évanouie… c’est quand je suis revenue à moi que je me suis rendu compte de sa disparition.

« Je l’ai appelé d’abord : « Loulou ! Loulou ! » Je lui donnais des petits noms d’amitié comme une maîtresse à son amant

— Oui, tu l’appelais ta cocotte en sucre… ton bébé rose… ton chou mignon… Ton loup en or !

— Absolument !… Mais il ne répondait pas.

— Et pour cause… puisqu’il était parti !

— Je le sais… Il est venu rôder de ce côté, car les agents qui le pourchassaient sont montés me demander si je l’avais vu.

— Les agents le pourchassaient ?

— Dame ! Un singe ne peut pas se promener comme ça tout seul dans les rues… sans qu’on l’envoie à la fourrière…

— À la fourrière… Loulou… non ce n’est pas possible… Mais je ne veux pas, moi !… Je ne veux pas !

« D’abord il faut que Gustave me le donne complètement !…

— Sais-tu seulement si Gustave l’a retrouvé. S’il a fait comme Bijou dont personne n’a plus jamais entendu parler.

— Il ne s’agit pas de Bijou, qui était un petit singe de rien du tout… mais de Loulou… Vois-tu, à présent, je ne pourrais plus me passer de lui. C’est fini !…

Gisèle se retenait à quatre pour ne pas révéler la vérité à son amie. Pourtant, elle ne le fit pas, dans la crainte de mécontenter Gustave. Elle lui demanda ironiquement :

— Alors, vraiment… tu préfères ton Loulou à un homme. je n’aurais jamais cru cela.

— Peuh !… Les hommes ne savent pas aimer de cette façon-là… Je te conseille d’y goûter et tu verras !

— Tu me prêterais ton chimpanzé pour cela.

— Tu es folle !… Te prêter Loulou !… Ah non ! par exemple… Celui-là est à moi… je te défends d’y toucher !

— Ne sois pas jalouse… je ne te le disputerai pas… Moi, je n’ai pas de caprice pour les singes.

— Parce que tu ne sais pas ce que c’est… Je te plains !

Au fond Gisèle s’amusait beaucoup…

— C’est malheureux que je ne puisse pas lui dire ce qu’il en est. Elle serait rudement vexée tout de même !

On comprend qu’il fallut à la maîtresse de Gustave un grand courage pour résister au plaisir de vexer sa meilleure amie.

Elle eut ce courage si rare chez une femme.

Les circonstances d’ailleurs l’y aidèrent, car si les deux amies étaient encore restées seules longtemps, il est fort probable que Gisèle eût fini par dévoiler la supercherie de Gaston.

Mais Gaston lui-même, accompagné de Gustave, survint pour la tirer d’embarras.

Les deux jeunes gens furent surpris de trouver là Amélie.

Gaston était quelque peu gêné, et ne savait pas trop quelle contenance tenir. Il avait bien tort d’ailleurs, car sa maîtresse n’eut même pas l’air de le voir. Ce jeune homme, qui lui faisait pourtant la cour, était loin de ses pensées. Elle le salua courtoisement, mais c’est vers Gustave qu’elle courut tout de suite :

— Et Loulou, lui dit-elle… Avez-vous retrouvé Loulou ?

— Oui, je l’ai retrouvé.

— Ah ! soupira la jeune femme. Comme cette parole me rend heureuse ! Vous ne vous l’imaginez pas.

— Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, ajouta le jeune étudiant, mais il est rentré très malade chez moi, et il devra garder le lit pendant deux jours, ordre du médecin.

— Oh ! Vraiment ? fit Amélie… Votre médecin est-il bon au moins ?

— Soyez sans inquiétudes. C’est un spécialiste pour les singes.

— Menez-moi vite le voir, ce pauvre chéri.

— C’est défendu par la Faculté ! On ne doit pas l’exciter.

— Vous me donnerez des nouvelles. Je ne vais pas vivre pendant ces deux jours.

— Mâtin ! Quel attachement vous avez pour mon singe…

— Ne dites pas « mon singe ». Je le voudrais pour moi seule… Combien demandez-vous pour me le céder ?

— Mais je ne veux pas vous le céder… D’abord, je l’ai promis à Gaston. Demandez-le lui…

Gaston était fort mécontent. Son ami, en effet, le plongeait dans un grand embarras,

— Oh ! dit Amélie d’un ton enjoué, Monsieur Gaston ne
Amélie enleva son peignoir (page 49).
fera certainement pas de difficulté…

Et, se tournant vers son amant, Amélie lui dit en riant :

— Ce n’est pas comme pour Bijou. Vous n’êtes pas jaloux de Loulou ?

— Si, fit Gaston. Puisqu’il faut tout vous dire, j’en suis jaloux… Comment ne serais-je pas jaloux quand je vous entends dire « mon pauvre chéri » à propos d’un vilain singe comme tout…

— Un vilain singe ! Qu’en savez-vous, vous ne le connaissez pas !…

« Moi je le trouve très bien… Il a des yeux si expressifs… Si vous voyiez ses yeux… !

Gaston sourit tristement :

— Enfin il est très bien… malgré que ce soit un singe… sans plus. Il à tout pour plaire.

— Oui, Monsieur, fit Amélie, il a tout pour plaire… mieux qu’un homme. D’abord votre ami Gustave vous le dira, lui aussi, c’est un singe très apprivoisé…

— Il sait même conduire des autos… et il n’a pas son pareil pour dépister la police quand elle est à ses trousses…

« Enfin, consolez-vous, belle dame, après-demain je vous ramènerai Loulou, un Loulou bien gentil et bien obéissant, dont vous pourrez faire tout ce que vous voudrez, et qui ne se sauvera plus des maisons, ni par les fenêtres, ni par les cheminées.

— Ce qui m’ennuie le plus, déclara encore Amélie, c’est qu’il va me falloir attendre deux jours avant de le revoir… Je vais m’ennuyer mortellement pendant ces deux journées-là.

« Enfin, il faut me résigner… puisqu’il est malade !

Et Amélie prit congé, en recommandant à Gustave de lui donner des nouvelles et de lui amener Loulou dès qu’il serait rétabli.

— Je suis désespérée, dit la jeune femme en partant.

Lorsque les deux jeunes gens furent seuls avec Gisèle, celle-ci dit à Gaston :

— Tous mes compliments ! Il paraît que vous avez été très brillant ?

Mais Gaston n’était pas de bonne humeur. Il répondit d’un ton bourru :

— Ne plaisantez pas, je vous en prie… Ne vous moquez pas de moi…

— Je ne me moque pas. Je crois que vous avez réussi ; Amélie est amoureuse de vous à la folie…

— Ce n’est pas de moi qu’elle est amoureuse, c’est du singe ! Et je n’en suis pas flatté…

— C’est à vous de savoir vous y prendre pour que l’amour donné au singe vous revienne finalement à vous !…

« Si vous saviez ce qu’elle m’a dit…

— Que vous a-t-elle dit ? demanda vivement Gaston…

— Vous allez être trop fier… Elle a dit que jamais aucun homme ne lui avait procuré pareille sensation…

— Parce qu’elle croyait avoir affaire au chimpanzé… C’est l’illusion.

— Plaignez-vous donc… Vous êtes déjà un beau donneur d’illusions. Sans compter que vous en avez profité, et, qu’elle le veuille ou non, Amélie a été votre maîtresse.

— Oui… mais elle n’a pas l’air de s’en douter. C’est à peine si elle faisait attention à moi tout à l’heure.

— Aie de la patience, dit Gustave. Elle se lassera bien un jour de Loulou, et tu pourras redevenir toi-même. Je suis persuadé qu’alors, elle te remerciera de l’avoir mystifiée.

— Sûrement, reprit Gisèle. Et si vous avez besoin de moi à ce moment-là pour la convaincre, je ne demande pas mieux que de m’y employer.

Malgré les paroles de consolation de ses amis, Gaston gardait en lui un profond dépit. Cela, néanmoins ne le fit pas renoncer à son projet et il se préparait à jouer de nouveau le surlendemain le rôle du chimpanzé amoureux.

Lorsqu’il fut parti, Gisèle commença à faire des reproches à son amant :

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? lui déclara-t-elle. Tu croyais donc que je préviendrais Amélie. Au contraire, ça me faisait quelque chose de voir cette petite s’embarquer dans une telle aventure et je préfère savoir que c’est une blague que vous lui avez faite.

« Je la connais. Quand elle sera dégoûtée du chimpanzé, elle viendra me dire que c’est de ma faute,

Elle prit un temps, puis ajouta :

— Dis-donc, mon chéri… tu ne sais pas ?… Tu devrais t’habiller en singe, toi aussi, j’ai envie de voir l’effet que ça me ferait !

— Tu es folle !… Voyons.

— Tu pourrais bien faire ça pour moi… Tu n’es donc pas aussi amoureux que ton ami Gaston.

— Il n’y a pas de comparaison à faire. D’abord, ça n’aurait aucune saveur, puisque tu le saurais.

— Ça, c’est un peu vrai.

— Et puis, je n’ai pas besoin de me déguiser… Si ça te dit, tu n’as que te figurer que je suis un singe, moi aussi.

— Non, c’était pour rire. Mon chéri, moi je n’ai pas d’idées extravagantes en amour. Je t’aime comme tu es, tu préfères que ce soit comme ça, n’est-ce pas !

— Oh ! oui !… Je le préfère… Tiens… viens nous aimer… Tu verras que c’est aussi bon que si je faisais le chimpanzé !

— C’est bien meilleur, mon loup adoré !

— Tu vois, je suis déjà un loup… ça doit te suffire.

— Tu es bête, mon coco…

Et Gisèle se jeta dans les bras de son amant, sans faire de manière. Elle n’exigea que des baisers et autre chose qu’il lui accorda sur-le-champ, sans se faire aucunement prier.

vii

M. Valentin Troubelot poursuit son idée


Le lendemain, Gaston était encore chez lui, lorsqu’on frappa vers neuf heures du matin à sa porte.

Il se demandait qui venait lui rendre visite, à cette heure et ne fut pas peu étonné de se trouver en présence de M. Anatole Samuel, qui était, on se le rappelle, le naturaliste chargé d’empailler les sujets du professeur Valentin Troubelot.

— Tiens, dit-il… Monsieur Samuel ? Qu’y a-t-il pour votre service ?

Le bonhomme mit un doigt sur ses lèvres :

— Chut ! fit-il. J’ai des choses très graves à vous dire.

— Lesquelles donc ?…

— Patientez un peu. D’abord, je vous rapporte la peau de singe.

— Elle est déjà prête.

— Oui… Vous pouvez l’essayer tout de suite… mais dépêchez-vous.

— Est-ce donc si pressé ?

— C’est très urgent.

Gaston s’introduisit dans la dépouille du chimpanzé. Il fit fonctionner la tête, le mécanisme jouait dans la perfection.

— Là, dit Anatole Samuel, c’est parfait !…

Gaston se disposait à enlever son costume simiesque.

— Non, fit le visiteur. Restez en singe !

— Mais… je n’en ai que faire à cette heure.

— Restez en singe, vous dis-je. Et écoutez-moi.

« Cette dame, pour qui vous faites le chimpanzé, s’appelle bien Mme Amélie Derieux ?…

— Oui… Qui vous l’a dit ?

— Le professeur lui-même… Il sera chez elle dans une heure.

— Comment ?… Que va-t-il lui dire ?…

— Laissez-moi parler… Il n’y a encore rien de fait… J’ai le temps de vous mettre au courant.

Et Anatole Samuel raconta à Gaston la diabolique machination du vieux savant.

Valentin Troubelot, depuis la visite des deux étudiants, était hantée par son idée fixe. Il regrettait tout haut, à toute minute de la journée, de ne pas connaître la femme amoureuse des singes.

— Ah ! disait-il. Si je savais où la trouver, je lui en présenterais un de chimpanzé, un vrai. Elle pourrait réellement satisfaire sa passion… Et moi, moi, je ferais ma grande expérience… Je démontrerais enfin s’il peut y avoir croisement entre les deux espèces, et s’il peut naître des bâtards d’homme et de singe…

« Il ne faisait que m’entretenir de cela, ajoutait Samuel. Il me répétait : « Comprenez-vous… Ce serait merveilleux, concluant, admirable… C’est Dieu qui a inspiré cette femme… il faut que je la connaisse… Il le faut absolument… »

Et Samuel expliqua que Troubelot avait fait suivre Gaston et Gustave par un détective privé, lequel avait vu les deux amis se rendre chez Gisèle ; de là, l’agent avait suivi Amélie emmenant le singe avec elle. Car c’était surtout la piste du faux chimpanzé que le détective était chargé de ne pas lâcher.

Cet agent avait fait mieux ; il avait découvert le domicile véritable d’Amélie,

En recevant tous ces renseignements, le professeur exultait. Il ne pouvait plus cacher sa joie.

— Voyez-vous, Samuel, disait-il, je tiens mon expérience… Il ne s’agit plus que de trouver le moyen de substituer un vrai singe à ce jeune étudiant. Je ne veux pas le lui demander à lui, il ne comprendrait pas la nécessité de faire un tel sacrifice à la science, il est aveuglé par sa passion.

« Non… Je dois agir moi-même.

« J’ai justement, parmi mes pensionnaires, un sujet extraordinaire qui ressemble à celui dont la peau a servi pour la mystification dont je me suis fait complice. Il lui ressemble d’autant plus que c’était son frère… Dans ces conditions, tout va bien et cette femme s’y trompera… »

Troubelot ignorait, à vrai dire, comment il opérerait la substitution… lorsque Gaston vint lui-même, à son insu, le tirer d’embarras, en lui apportant à réparer la dépouille dont il était revêtu.

— Vous n’avez pas vu, disait Samuel au jeune homme, comme les yeux du professeur brillaient en vous causant. Ah ! mon ami… quel éclair de triomphe !

« Lorsque vous fûtes partis, vous et votre ami, il me dit :

« — Je leur ai demandé deux jours exprès. Pendant ces quarante-huit heures, ce jeune homme ne pourra pas faire le singe !… C’est justement ce qu’il me faut. J’en profiterai pour conduire moi-même mon sujet à cette dame Amélie Derieux… Je lui expliquerai que je suis le médecin qui a soigné l’animal, et que celui-ci étant guéri, je le lui ramène, d’accord avec son propriétaire.

« Il se frottait les mains :

« — Samuel… Samuel… Si je ne me suis pas trompé, dans un an, je présenterai à l’Académie des Sciences un nouveau-né qui sera le fruit d’un singe et d’une femme !… Quelle gloire !… »

— Ce n’est pas possible… Il est devenu fou !

— Peut-être, mais il poursuit avec une logique parfaite l’exécution de son plan…

« Seulement, moi, j’étais terrifié !… Je ne partageais pas du tout son enthousiasme. Aussi, j’eus vite pris mon parti. Je travaillai toute la nuit à réparer votre déguisement, voulant que vous l’ayiez dès ce matin.

« Nous allons nous rendre ensemble chez cette dame. En vous voyant elle comprendra que c’est vous le vrai singe.

— Comment, le vrai… le faux, voulez-vous dire ?

— Oui, le faux… mais pour elle le vrai, c’est-à-dire celui qu’elle a aimé… celui que… celui qui…

— Ça va. J’ai compris. Je serai le vrai, précisément parce que je suis le faux.

— Vous y êtes. Vous êtes très intelligent.

« À présent, dépêchons-nous, si nous voulons arriver à temps.

— Mais, dit Gaston… S’il fallait me battre avec le singe…

— Vous n’aurez pas besoin. Il est très doux… et puis il me connaît… Vous m’appellerez et je le ramènerai chez son maître.

Le jeune homme était plus ému qu’il ne voulait le laisser paraître et il remercia avec effusion le naturaliste :

— Vous avez eu raison, lui dit-il, de venir me prévenir. L’expérience de Troubelot serait un crime qu’il faut empêcher à tout prix. Courons chez Amélie…

Tandis que Samuel se rendait chez Gaston, le professeur Valentin Troubelot gagnait, en compagnie de son sujet exceptionnel, la demeure de la jeune femme qu’il estimait désignée par la Providence pour servir à son expérience de croisement des races humaine et simiesque.

Il avait préparé son sujet depuis la veille, lui donnant une nourriture spéciale, afin qu’il fût bien en forme et ne trompât pas les espérances qui étaient fondées sur lui.

Le savant avait d’ailleurs toute confiance. Joko (c’était le nom de l’animal) était très doux et très obéissant, et, de tous ses congénères hébergés par le professeur, il était certainement le plus intelligent. Son maître ne doutait pas qu’il justifiât le choix extraordinaire dont il était l’objet.

Le brave quadrumane ne se rendait nullement compte de l’honneur qui allait lui échoir. Assis dans le taxi à côté de Valentin Troubelot, il regardait avec ahurissement à travers la portière le spectacle de la rue.

— Pourvu, se disait le professeur, qu’elle s’y trompe bien.

« Joko est tout de même différent. Il est un peu plus petit. Et il n’aura certainement pas la même allure que celui qu’il va remplacer. Mais je la préviendrai qu’il n’est pas encore tout à fait remis de la commotion ressentie par suite de la poursuite dont il a été l’objet et je mettrai ses étrangetés sur le compte d’un état nerveux.

Amélie fut étonnée lorsqu’on vint lui annoncer qu’un Monsieur la demandait, « avec un singe ».

— Comment, se dit-elle, serait-ce Gustave avec Loulou… déjà ?

Cependant elle ordonna à sa femme de chambre de faire entrer le visiteur.

— Madame, lui dit Valentin Troubelot, je viens de la part de M. Gaston Raboulet vous ramener votre singe…

— Mon singe ? répondit Amélie.

Elle regardait l’animal :

— C’est Loulou ?… Mais je ne le reconnais pas…

— C’est bien lui pourtant… Vous ne voudriez pas que c’en fût un autre…

Et, avec beaucoup d’aplomb, il se tourna vers le singe, disant :

— Voyons, Loulou, vous ne reconnaissez pas votre maîtresse.

Ce mot fit un peu tressaillir Amélie. Mais elle ajouta elle-même :

— Viens, mon petit Loulou !… Viens vite près de moi… Tu sais que je t’aime bien…

Le pseudo Loulou paraissait décontenancé… Il regardait tour à tour son maître et Amélie.

Finalement il sauta sur un divan et s’y assit.

Le hasard avait voulu qu’il eût le même geste que Gaston lorsque l’avant-veille il s’était trouvé seul avec la jeune femme.

— C’est peut-être lui tout de même, dit celle-ci. Mais c’est étrange… il paraît tout interdit… il ne me regarde pas de la même façon.

« Et puis il me semble plus petit.

— Il n’a pourtant pas diminué depuis hier.

« Seulement, il a éprouvé une grande commotion lorsqu’il a été poursuivi à travers les rues… C’est pourquoi vous lui trouvez cet air différent…

« Il me semble qu’il a perdu la mémoire…

— Croyez-vous ?

— Oui, Vous savez que ce phénomène se produit souvent chez les hommes lorsqu’ils éprouvent une grosse émotion. C’est ce qui a dû arriver à Loulou… Aussi, est-ce pourquoi M. Raboulet m’a dit de vous le ramener.

« — Peut-être, m’a-t-il expliqué, se ressouviendra-t-il en se retrouvant auprès de cette dame chez qui il était lorsqu’il s’est enfui…

Amélie n’était pas plus psychologue qu’il ne fallait, surtout en ce qui concernait les singes.

— Pauvre Loulou ! fit-elle… C’est que c’est vrai… Il ne me reconnait même pas, moi… Et pourtant, il le devrait.

— Oh ! Si vous le caressez bien, si vous êtes douce avec lui, je suis persuadé que la mémoire lui reviendra…

— Vous êtes vétérinaire, Monsieur ? demanda Amélie.

M. Valentin Troubelot fit une grimace qu’il voulut cacher en esquissant un sourire :

— Oui, Madame… mais pour les singes, seulement…

Puis il ajouta :

— Peut-être ma présence le gêne-t-elle… Je me retire… Adieu, Madame… Je reviendrai tantôt prendre des nouvelles de Loulou.

Et le professeur salua Amélie, puis se retira…

Comme il descendait l’escalier, il croisa un vieux Monsieur, qu’il ne connaissait pas, et qui n’était autre que M. Alfred Camus, lequel venait rendre une visite matinale à son amie.

Et M. Valentin Troubelot ne se doutait pas que l’homme qu’il rencontrait ainsi et auquel il dit poliment en passant devant lui « pardon, Monsieur » allait empêcher sa grande et concluante expérience.


Gaston, Loulou, mon chéri,
(page 60).

viii

Le vrai Singe… et l’autre



Loulou restait sourd à toutes les avances d’Amélie. Même, il la regardait sans aménité, et ne se laissait approcher qu’avec méfiance.

La jeune femme avait beau lui prodiguer les mots les plus doux ; elle avait beau lui prendre les mains, rien n’y faisait. Il écoutait les paroles calines d’une oreille distraite et recevait les caresses sans entrain.

Amélie enleva son peignoir, pensant que, comme la première fois, le singe allait être troublé et émerveillé.

À sa grande surprise, Loulou s’empara du vêtement, passa ses bras dans les manches, puis se planta devant la glace, faisant mille contorsions, s’admirant…

Sa maîtresse n’en revenait pas…

Elle s’étendit sur le lit et appela le singe :

— Loulou ! Allons… mon joli mignon… Viens…

Mais Loulou la regardait en dodelinant de la tête, et sans avoir l’air de comprendre. Il se coucha… par terre et, à la grande stupéfaction de la jeune femme, il se livra devant elle à des incongruités qu’Amélie trouva complètement déplacées.

— Par exemple, dit-elle… Si c’est tout ce que j’obtiens aujourd’hui… je ne serai guère contente… Vraiment, ce n’était pas la peine qu’il fût si passionné hier…

Elle se leva pour tenter de rappeler son compagnon à une plus juste conception de ses obligations vis-à-vis d’une femme qui lui avait déjà accordé ses faveurs.

Peine perdue ! Loulou restait toujours insensible, et avait l’air de ne pas comprendre ce qu’Amélie lui voulait. Peut-être qu’à la longue cependant, elle serait parvenue à ses fins ; mais le singe bondit vers la porte, avec un grognement hostile.

— Qu’est-ce qu’il a donc ?… se demanda Amélie.

Mais elle n’eut pas le temps d’aller voir ce qui se passait. Alfred Camus entrait.

— Ma chérie, commença-t-il…

Aussitôt, il recula, effrayé…

— Encore un singe ! fit-il… Ah non !… Non !…

Le chimpanzé s’était élancé vers l’ami d’Amélie.

Il n’avait pas l’air commode du tout et le pauvre homme tremblait de tous ses membres.

— C’est qu’il est bien plus gros que l’autre, celui-là… fit-il… bien plus gros… C’est au moins un gorille !…

Et M. Alfred Camus se sauva bravement dans la pièce voisine poursuivi par le singe, qui, atteignant le coussin d’un divan, le jeta à toute volée sur celui qu’il considérait comme un ennemi… il lui jeta même autre chose… Tout ce qui lui tombait sous la main lui servait de projectile, même les objets d’art et les vases de prix…

— Un revolver ! criait l’homme… Donnez-moi un revolver que j’abatte ce singe comme un chien !…

— N’en fais rien surtout, s’écria Amélie… N’en fais rien… C’est un animal d’une très grande valeur…

— Si grande soit sa valeur, je ne veux pas qu’il me tue !…

La femme de chambre s’était sauvée pour aller chercher du secours. Mais comme elle franchissait le seuil de l’appartement, elle se trouva en présence d’Anatole Samuel qui arrivait accompagné du faux singe, c’est-à-dire du vrai Loulou…

Elle ne demanda rien et dégringola l’escalier, affolée… en laissant ouverte derrière elle la porte de l’appartement : ce qui permit à Gaston et à M. Samuel d’entrer.

Disons, pour être plus juste, que M. Samuel entra et que Gaston se précipita… arrivant dans le salon, juste à temps pour recevoir dans ses bras M. Alfred Camus…

— Sauvez-moi ! s’écria celui-ci…

Et il leva les yeux vers le nouveau venu… Il leva les yeux, puis recula, en poussant un cri, un cri indéfinissable dans lequel il y avait tout l’effarement qu’un homme pouvait éprouver en pareille circonstance :

— Un autre singe !… eut-il la force de dire… Mais il y en a donc une ménagerie dans les environs…

Et M. Alfred Camus se sauva à son tour, laissant les deux singes aux prises, sans se soucier du sort que ces animaux pouvaient réserver à sa jeune amie !…

Celle-ci, en voyant survenir Gaston, avait, elle aussi, laissé échapper un cri de stupéfaction :

— Loulou !… Celui-là… c’est bien Loulou !… s’exclama-t-elle.

— Oui, Madame, dit Anatole Samuel qui suivait de près l’homme-singe… On s’était trompé, et l’on vous avait ramené un autre animal à la place…

Le naturaliste, en même temps qu’il parlait ainsi, s’approchait du vrai singe pour essayer de le ramener avec lui.

Mais Joko était furieux… Il passait sa colère sur tout ce qu’il trouvait et avait déjà cassé une multitude de choses.

La vue d’un autre singe augmenta encore sa fureur, et il s’élança vers le nouveau venu…

On a beau être brave, il y a des moments où, malgré tout, on n’est pas très à son aise.

C’était le cas de Gaston, dans sa peau de singe, en face de ce véritable chimpanzé, qui n’avait pas le moins du monde l’air de vouloir lui céder la place…

Cet animal était tout de contradiction. Il se montrait à présent jaloux des caresses d’Amélie qu’il repoussait l’instant d’auparavant.

M. Anatole Samuel s’interposa entre Gaston et Joko. Il s’approcha de celui-ci et l’appela doucement par son nom.

Il faut croire que le chimpanzé connaissait bien le naturaliste, car il s’arrêta, regarda celui qui venait vers lui et cessa de menacer son rival.

Gaston en profita pour courir à Amélie, la prendre dans ses bras et l’entraîner vers la chambre.

La jeune femme défaillait :

— Ah ! mon Loulou ! C’est toi ! Quelle différence !

Gaston avait eu le temps de refermer la porte. Précaution utile, car Joko, échappant à Anatole Samuel, bondissait vers le groupe amoureux, furieux de voir son congénère emporter Amélie avec lui.

Le naturaliste avait heureusement l’habitude des singes. Il réussit à calmer le chimpanzé et, lui passant une corde autour de la cuisse, il l’entraîna vers la porte.

Bon gré mal gré, Joko fut obligé de le suivre en grognant.

Et il ramena le singe chez Valentin Troubelot.

Celui-ci fut stupéfait de voir réapparaître son pensionnaire.

— Comment ?… dit-il… Vous avez été rechercher Joko ?…

— Non… Figurez-vous que je passais dans la rue lorsque j’ai vu le singe sortir de la maison de cette femme. Pour éviter qu’on l’emmenât à la fourrière, j’ai affirmé qu’il m’appartenait…

— Mais… mon expérience ?

— Votre expérience a réussi…

— Vous en êtes sûr ?…

— Oui… Seulement l’ami en titre de Mme Amélie l’a surprise avec Joko… Alors, vous comprenez le scandale que ça a fait.

« Heureusement, cette femme est très intelligente. Elle a raconté que le singe avait voulu la violenter, mais qu’elle lui avait résisté.

— C’est peut-être vrai.

— Puisque je vous dis que non.

— J’irai moi-même vérifier ce que vous me dites.

— Gardez-vous-en bien… L’amant de la dame vous tuerait. C’est un homme terrible. Il vaut mieux ne plus vous montrer.

« Ayez confiance en moi. Je conduirai dorénavant, si vous le voulez, chaque jour Joko chez elle, et vous tiendrai au courant.

Le professeur ne se méfiait nullement de son collaborateur et il accepta sa proposition. L’important n’était-il pas que son expérience se poursuivit ?

Cependant, tandis que Joko réintégrait sa cage, Gaston et Amélie goûtaient à nouveau les joies de l’amour partagé…

La jeune femme avait fait à « son singe chéri » tout un discours, lui disant :

— Pauvre Loulou aimé ! Je te retrouve enfin !… Crois-tu, ce vilain gorille qu’on m’avait envoyé à ta place. C’est qu’il était méchant comme tout !…

Le « Loulou aimé » était inquiet. Il aurait bien voulu savoir s’il ne s’était rien passé entre sa maîtresse et le vrai singe.

Hélas ! Il ne pouvait le lui demander… puisqu’il lui était interdit de parler. Il en avait bien envie pourtant et il allait se faire reconnaître et dénoncer la supercherie, lorsque Amélie prit les devants :

— Mais rassure-toi, va… Je ne t’ai pas trompé avec lui… Tu n’as pas de raisons d’être jaloux, mon beau singe à moi… Il me répugnait, ton remplaçant !…

Gaston poussa un soupir et fit entendre un grognement, seule façon qu’il eut de manifester sa satisfaction.

— Comme il est gentil ! fit Amélie… On dirait qu’il me comprend ! Ah ! Loulou… je suis folle de toi…

L’homme-singe, pour la remercier, resserra son étreinte, et se penchant sur la jeune femme, il la mordit doucement à l’épaule… chose qui lui était permise à présent, grâce au mécanisme combiné par Anatole Samuel.

— Tu me mords… Oh ! Comme ça me fait plaisir, Recommence un peu pour voir !

Il recommença… Et, ainsi que la première fois, Amélie se donna à lui avec une fougue et une passion qu’augmentaient encore l’aventure du vrai singe et l’émotion qu’elle avait éprouvée.

ix

Conséquence naturelle, mais imprévue.


Il avait été convenu entre Gaston et M. Anatole Samuel que celui-ci reviendrait le chercher chez sa maîtresse pour le reconduire chez lui.

Le naturaliste se présenta donc dans la journée au domicile de la jeune femme pour réclamer Loulou :

Amélie fit d’abord des difficultés pour laisser partir son amant.

— Laissez-le-moi, dit-elle. Je le soignerai bien, vous pouvez être tranquille… Je ne le garderai pas ici, je le conduirai dans un appartement que j’ai en ville et où il sera caché à tous.

Mais Anatole Samuel insista, et Loulou lui-même se livra à une mimique qui indiquait son désir d’accompagner le naturaliste.

— L’ingrat ! dit Amélie. Il ne veut pas rester avec moi !…

— Je vous le ramènerai demain, madame… Mais il ne peut rester ici aujourd’hui.

Amélie dut se résigner à être séparée du faux chimpanzé. Elle lui envoya des baisers auxquels naturellement Loulou répondit… N’était-il pas tout naturel qu’un singe imitât ainsi les gestes qu’il voyait faire devant lui ?… Il les imita parfaitement… et se retira, laissant sa maîtresse sous une impression favorable.

Anatole Samuel expliqua à Gaston qu’il avait obtenu de Valentin Troubelot la mission de confiance de conduire chaque jour le véritable singe chez Amélie.

— Ainsi, dit-il, vous serez assuré contre tout retour offensif du professeur et de son chimpanzé. J’irai enfermer celui-ci chez vous et le reprendrai ensuite. Le tour sera joué et Troubelot croira que son expérience se poursuit, ce qui est le principal.

— C’est très bien combiné, mais comment lui expliquerez-vous que j’accepte la substitution ?

— Je lui dirai que vous renoncez à jouer le rôle du singe. J’ai justement une autre dépouille toute pareille à la vôtre que je donnerai au professeur pour le convaincre. Il sera ainsi bien tranquille…

— Et nous aussi, répondit Gaston…

Le soir même, le jeune homme mettait Gustave au courant des péripéties de cette journée.

— Ah ! dit-il… J’aurais bien cru que cette histoire aurait dégoûté pour toujours Amélie des singes ! Mais il n’en est rien. Elle est plus amoureuse que jamais de son chimpanzé…

Gisèle s’offrit pour confesser son amie et savoir quel était le fond de sa pensée.

— Je vous ferai signe, dit-elle à Gaston, lorsque sonnera l’heure psychologique où vous pourrez révéler votre véritable personnalité,

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, l’amie de Gustave n’apporta à l’amant d’Amélie la parole qu’il attendait.

Elle lui dit même :

— Vous jouez trop bien votre rôle. Elle ne me parle plus que de son Loulou, qui est une merveille !…

« J’ai essayé de lui dire que vous étiez toujours amoureux d’elle, mais elle n’a pas répondu comme j’y comptais.

« — Avant de connaître Loulou, m’a-t-elle dit, je lui aurais peut-être cédé mais certainement il ne serait pas un amant aussi passionné que mon singe !… Si tu savais comme il sait me prendre… comme je suis heureuse dans ses bra…s Et puis, je peux m’abandonner toute… me livrer comme je ne le ferais pas avec un homme !… »

Gaston était à la fois navré et fier de ce témoignage.

Et il continuait à entrer dans la peau du chimpanzé pour aller retrouver sa maîtresse.

Quant à Valentin Troubelot, il attendait patiemment le résultat de son expérience.

Il disait toutefois à Anatole Samuel :

— Il y a une chose qui me surprend… Joko n’a pas l’air fatigué du tout lorsqu’il revient de ses expéditions amoureuses… Il a un tempérament extraordinaire pour un singe.

— Cependant, cette femme paraît très éprise de lui… Elle ne jure que par son Loulou…

Or, ce que Valentin Troubelot avait prévu, ce qu’il espérait secrètement se produisit.

Un jour, ou plutôt un soir Amélie arriva chez Gisèle en proie à la plus vive agitation :

— Tu ne te douterais jamais de ce qui m’arrive, lui dit-elle.

— Quoi donc ? Tu es toute bouleversée…

— On le serait à moins. C’est épouvantable !

— Alfred t’a lâchée !

— Non… Depuis sa rencontre avec les singes, il y a bien un petit froid entre nous… Mais enfin, ça s’est arrangé… J’ai évité toute nouvelle surprise… grâce au rez-de-chaussée où je reçois Loulou…

— Alors, qu’y a-t-il ?

Amélie prit un air tragique et elle révéla à Gisèle son terrible secret :

— Je suis enceinte du singe !…

Cette nouvelle ne parut pas le moins du monde terrifier l’amie d’Amélie… Au contraire, elle l’accueillit par un éclat de rire, et répondit :

— Celle-là elle est bien bonne, par exemple !

— Tu ris, tu ne le crois pas !

« Moi non plus, je ne voulais pas le croire… mais je suis allée consulter une sage-femme et un médecin… et il n’y a aucun doute…

— Il n’y a aucun doute… Que veux-tu, ce sont des choses qui arrivent !…

— Et ça ne t’épouvante pas ?… Tu dis ça tranquillement… On voit bien que tu n’es pas à ma place… Si tu te trouvais dans ma situation…

— … intéressante.

— Ne blague pas, je t’en supplie… ne blague pas !… C’est effrayant !… Penser que… non… je me fais horreur !…

— Dame ! Tu voulais des émotions fortes. Tu es servie…

— Est-ce que je pouvais croire une pareille chose possible !… Mon Dieu ! Mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais devenir ?…

— Tu vas devenir mère…

— Mère d’un enfant de singe… Écoute, je me suis sauvée… je ne veux plus voir cet animal.

— Pauvre Loulou ! Ce n’est pas de sa faute.

— Comment, ce n’est pas de sa faute ! Pourtant, c’est bien lui le coupable… Et tu comprends que je ne peux pas faire accepter cette paternité par Alfred…

— Pourquoi pas ?… Il croira que c’est une conséquence de l’émotion que tu as ressentie le jour où il s’est rencontré chez toi avec deux singes…

— Oh ! Tu ne partages pas ma peine, je le vois. Moi qui venais ici pour chercher des consolations…

— Que veux-tu que j’y fasse ?…

— C’est de ta faute ! C’est toi qui m’as procuré cette sale bête… Oh ! mais, je ne veux plus le voir à présent, je ne veux plus le voir… S’il était devant moi, je serais capable de le tuer !…

— Tu voudrais tuer Loulou… ton Loulou que tu adorais tant !

— Tais-toi !… Tais-toi !… Tiens, viens avec moi… Justement on doit me l’amener tout à l’heure… Tu expliqueras à ce Monsieur Samuel que c’est fini, que je ne veux plus de son gorille… moi, je n’oserai jamais…


C’est un garçon
(page 63).

— C’est délicat.

— Oh ! Gisèle. Tu ne peux pas me refuser ce service, toi, ma meilleure amie ! Viens, je t’en supplie !

Gisèle accepta. Au fond, elle ne demandait pas mieux !

Elle allait jouer un rôle décisif dans le dénouement de cette étrange aventure.

— Attends au moins que je téléphone à Gustave, pour le prévenir.

— Dépêche-toi.

— Descends devant. Je te rejoins.

Et, tandis qu’Amélie partait, Gisèle appelait son amant.

Elle lui raconta naturellement ce qu’elle venait d’apprendre.

— Ce n’est pas possible ! disait Gustave… Eh bien, il ne se prive de rien maintenant mon ami Gaston ! Voilà qu’il fait des petits singes ?…

— Préviens-le.

— Je ne peux pas. Il est parti avec Samuel chez ton amie… mais je vais y aller, moi aussi… Je veux voir ce qui va se passer, c’est trop amusant.

Sur quoi, la communication fut interrompue et Gisèle s’en fut retrouver Amélie qui l’attendait devant sa porte.

— Allons vite, dit l’amie, malgré elle, de Gaston… M. Samuel doit être arrivé, et il sera étonné de ne trouver personne chez moi.

M. Samuel était arrivé, en effet, en compagnie de Loulou, de l’innocent Loulou qui ne se doutait de rien. Amélie avait confié, heureusement, une clé de l’appartement au naturaliste, afin qu’il ne fût, en aucun cas, obligé de l’attendre dans la rue avec le singe.

Gaston-Loulou et Anatole Samuel attendaient donc dans le salon l’arrivée d’Amélie. Gaston faisait des confidences à son compagnon :

— J’en ai assez, lui disait-il… Vous ne savez pas quelle torture j’éprouve en pensant que cette femme que j’aime se donne ainsi à un singe… Et ce qu’il y a de terrible, c’est que plus je la possède sous mon apparence simiesque, plus je la désire comme homme. Je crois que j’en deviendrai fou.

« Cent fois déjà, j’ai été tenté de tout lui dire. Mais j’ai eu peur de la perdre, et au dernier moment, je n’ai pas osé…

Gisèle et Amélie arrivaient, en même temps d’ailleurs que Gustave qui avait sauté dans un taxi aussitôt après avoir reçu le coup de téléphone de sa maîtresse.

— J’ai dit à Gustave de venir, expliqua Gisèle… Dans ces cas-là, il vaut toujours mieux avoir un homme avec soi !

En même temps, elle adressait un regard entendu à son amant :

Celui-ci répondit très sérieusement :

— Oui, Gisèle m’a annoncé la nouvelle. C’est très grave !…

— N’est-ce pas ?… Je suis désespérée !… Je ne peux pas mettre au monde un monstre… Car ce serait un monstre… vous le croyez bien, vous aussi ?

— Eh ! Eh ! On ne sait jamais… mais surtout ne m’abîmez pas Loulou !…

— Votre singe ! Il me dégoûte !

C’est sur cette déclaration que tous trois entrèrent dans le logis où les attendaient tranquillement M. Samuel et Gaston sans se douter du drame qui se préparait.

Dès qu’il aperçut Amélie, son amant se précipita vers elle.

Mais la jeune femme poussa un cri :

— Non ! dit-elle ! Non, je ne veux pas… Je ne veux pas le regarder ! Il est affreux !… Empêchez-le d’approcher… Vous ne voyez donc pas qu’il va se précipiter sur moi !…

Gaston, interdit, s’arrêta de lui-même.

Il tourna les yeux vers Gisèle et Gustave, les interrogeant du regard…

Quant à M. Anatole Samuel, il se leva, et, lui, qui au moins pouvait parler, interrogea :

— Que se passe-t-il ?… Madame Amélie ne veut plus de Loulou ?

— Non, dit Gustave, elle ne veut plus de Loulou.

En même temps, il s’approcha de son ami et lui prenant le bras, il lui dit tout bas :

— Le moment est venu !… Tiens-toi bien surtout…

IL ajoutait tout haut :

— Madame ne veut plus de Loulou, parce que Loulou lui a fait quelque chose qu’une femme ne peut pas pardonner à un singe…

— Quoi donc ? demanda le naturaliste.

— Il lui a fait un enfant !…

Mais cette fois, Gaston n’eut pas la force de se retenir, et il laissa échapper une exclamation :

— Un enfant !… s’écria-t-il… un enfant |

Un cri lui répondit.

— Mon Dieu ! Je deviens folle !… Je deviens folle ! J’ai cru entendre le singe parler…

C’était Amélie qui ne pouvait croire à la vraissemblance de cette parole, sortie de la bouche de Loulou !…

Mais une émotion plus forte lui était réservée…

Et devant ce qu’elle vit, elle resta stupéfaite :

D’un geste brusque, le singe enleva sa tête !…

Il enleva sa tête… et elle reconnut le visage de Gaston, qui se précipita vers elle, lui disant :

— Pardonnez-moi !… Pardonnez-moi !

— Allons bon ! Voilà qu’il fait des bêtises ! dit Gustave.

Et Gisèle s’écria :

— Prenez garde ! Vous allez lui faire faire une fausse couche !

Mais Amélie ne fit pas de fausse couche.

Elle écarquillait les yeux, comprenant vaguement la mystification dont elle était l’objet :

— Comment, dit-elle… C’était vous le singe ! C’était vous !

— Oui, c’était moi.

— Depuis le commencement ?

— Depuis le premier jour !… Ne m’en veuillez pas !…

— Vous ? Vous avez pu jouer ce rôle-là si longtemps ! Ah ! je ne croyais pas qu’un homme fût capable de m’aimer à ce point-là.

Et, d’un mouvement impulsif, à la stupéfaction de tous les spectateurs de cette scène singulière, Amélie se jeta au cou de Gaston.

— Gaston… Loulou… Mon chéri… Je t’adore ! lui dit-elle.

Gisèle fit un signe :

— Laissons-les, dit-elle… nous sommes indiscrets.

Et ils se retirèrent, tandis que les deux amants passaient dans la chambre voisine où Gaston prenait enfin — et comment ? — sa revanche sur le singe.

— Mon cher amant, répétait Amélie, tu m’as sauvée de moi-même. C’est à toi de me pardonner !… J’étais folle !

Et lui répondait :

— Je te pardonne. Tu me pardonnes… Aimons-nous !

M. Anatole Samuel était perplexe. Il avait l’air très ennuyé, et il expliqua son embarras à Gisèle et à son amant :

— Tout cela est très beau ! Ils filent tous les deux le parfait amour ! Mais il y a un vrai singe qui m’attend… Et je me demande ce que je vais dire au professeur Troubelot.

— Ce vieux fou ! dit Gustave.

— Ce vieux fou qui va se venger sur moi ! C’est qu’il attend le résultat de sa grande expérience, lui !… Que vais-je lui dire ?

— Le résultat, déclara Gisèle… Mais il l’a, le résultat ! Puisque Amélie est enceinte…

— Bien sûr… Elle vous doit assez, à vous aussi, pour consentir à continuer à tromper votre patron. Nous allons la conduire chez lui, dès demain. Vous lui annoncerez tout à l’heure qu’elle a ressenti les premiers symptômes de la maternité.

— Vous êtes sûrs au moins qu’elle ne refusera pas ?

— J’en fais mon affaire, déclara Gisèle. Allez en toute quiétude prévenir votre savant.

Anatole Samuel s’en alla donc et reconduisit Joko, comme de coutume, à Valentin Troubelot.

— Maître, lui dit-il, je crois que j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.

— Une bonne nouvelle ?… Serait-ce celle que j’attends ?

— Oui, Maître… cette femme est enceinte des œuvres du singe.

— Enfin ! s’écria le professeur… Enfin !… Ah ! Je suis heureux !… Je suis heureux !… Je le savais bien !… Brave Joko… Tu as bien travaillé…

Et, transporté de joie, Valentin Troubelot embrassa son singe.

Il embrassa aussi Samuel… Il ne contenait plus son enthousiasme !

— C’est la gloire ! s’écria-t-il, la gloire universelle, mon nom répandu aux quatre coins du globe ! Quel mémoire je vais rédiger pour l’Académie des sciences ! Et quel triomphe quand je présenterai au monde savant cet enfant de singe et d’homme !

Il pleurait, il riait à la fois. Jamais Samuel ne l’avait vu manifester une pareille exubérance.

— Et vous me dites qu’elle va venir me voir demain !

— Oui, Maître !

— Oh ! Je veux suivre sa grossesse ! Je veux la soigner moi-même, étudier tous les phénomènes qui se produiront ! Elle partagera ma gloire ! Je la citerai comme s’étant sacrifiée pour la science ! Elle ne se rend pas compte de l’œuvre grandiose à laquelle elle collabore ! Tout l’avenir de l’humanité en dépend !

Certes, Amélie, pour le moment, ne pensait nullement participer à une œuvre grandiose. Peut-être travaillait-elle tout de même à l’avenir de l’humanité, mais à sa façon. Elle était toute à son amour nouveau ; et l’on peut croire que Valentin Troubelot et l’Académie des Sciences constituaient les cadets de ses soucis.

Cependant lorsque ses amis lui expliquèrent ce qu’on attendait d’elle, elle ne se récusa pas.

— Valentin Troubelot, dit-elle, c’est ce bonhomme qui voulait me faire violer par un vrai singe ? Il mérite que je me venge de lui. Ce sera ma vengeance !

Et le lendemain, ainsi qu’il avait été convenu, elle se rendait chez le professeur en compagnie de Gaston et de Gustave.

Le savant la reçut avec les marques de la plus grande déférence.

— Madame, lui dit-il, l’être que vous portez dans votre sein est sacré. Il m’appartient, ou plutôt il appartient à la science. Et, dès maintenant, je fais, pour lui, sur ma fortune personnelle, une dotation de cent mille francs.

Cette déclaration atténua la rancune d’Amélie pour Valentin Troubelot. Cependant, il ne souriait guère à la jeune femme de partager la renommée du savant, et il lui paraissait peu agréable d’être citée dans le monde entier comme s’étant sacrifié « pour la science » en se croisant avec un singe.

Elle eut beaucoup de peine à faire accepter, par le professeur qu’il ne prononçât pas son nom dans son mémoire et qu’il se contentât de la présenter « anonymement ».

En revanche, elle dut accepter d’accoucher devant un aréopage médical et scientifique convoqué par Troubelot.

Elle le fit, non pas tant pour se venger du professeur, qu’à cause des cent mille francs qu’elle avait réussi à se faire donner à son nom, à elle.

Enfin, il y avait aussi Alfred Camus, ce pauvre vieux Alfred Camus, qui s’était soudain imaginé que l’enfant pouvait être de lui, et qui en était tout ému.

Il était redevenu plus que jamais empressé, auprès de son amie :

— Moi qui n’ai jamais eu de fils de ma défunte femme, disait-il… Je n’espérais plus un pareil bonheur… à mon âge !…

Il avait consulté des médecins. Les uns disaient oui, les autres non… C’était possible… On avait vu des cas semblables. Rien ne s’y opposait. Il avait une très bonne constitution.

On croit naturellement ce qu’on désire. Et Alfred crut ceux qui lui affirmaient qu’il pouvait être le père de l’enfant attendu. D’autre part, il aurait juré ses grands dieux qu’Amélie lui avait toujours été fidèle…

Et il s’attendrissait :

— Chère petite, lui disait-il… chère petite ! Ce sera l’enfant de ma vieillesse !

Lorsque la jeune mère lui apprit qu’elle ferait ses couches en présence des plus grandes sommités médicales, il ne s’en étonna pas. Rien n’était trop beau pour son enfant.

Et, dans les délais normaux, Amélie fut prise des douleurs de l’enfantement.

Valentin Troubelot avait réuni les délégués de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences, personnages graves qui attendaient, réunis autour du lit de la jeune femme.

— Messieurs, disait Troubelot, l’être qui va naître sera-t-il homme ou singe ?… Tiendra-t-il des deux espèces à la fois… Que sera-t-il ?… Dans quelques instants, nous aurons la réponse à cette angoissante question.

« J’ai noté jour par jour la marche de la grossesse. La mère n’a rien ressenti d’extraordinaire… Ce fut une grossesse normale… Je n’ai relevé aucune anomalie… Peut-être une fois a-t-elle eu envie, étant dans un jardin, de grimper à un arbre… mais c’est tout…

« Tout le mystère est là, devant nous… Cette femme, qui désire garder l’anonymat, porte en elle la solution du problème !…

Il avait auparavant présenté « le père »… c’est-à-dire Joko, qui avait regardé tous ces hommes sans comprendre ce qu’ils lui voulaient. Les témoignages d’Anatole Samuel, de Gustave, de Gisèle et même de Gaston faisaient foi. Troubelot, pour donner plus de poids à ses arguments, était même aller chercher à la préfecture les rapports sur l’évasion et la poursuite à travers Paris du singe Loulou.

Les savants attendaient donc… et lorsqu’ils entendirent les premiers cris bien connus du nouveau-né, ils éprouvèrent une émotion singulière.

L’accoucheuse éleva l’enfant dans ses bras :

— C’est un garçon, dit-elle. Il ne lui manque rien !

Valentin Troubelot arracha presque le bébé à la sage-femme :

— Étrange, dit-il. C’est étrange… Il n’a rien qui rappelle le singe.

Les savants professeurs retournèrent dans tous les sens l’enfant qui criait, ils l’examinèrent avec soin, sans remarquer aucun caractère de la race simiesque.

Pourtant l’un d’eux s’écria :

— Si, là… à côté du nombril… il y a une main de singe avec une touffe de poil… Regardez… comme une envie !…

Tous se penchèrent sur le signe minuscule qui pouvait être tout ce qu’on voulait… même une main de singe.

Mais ce petit détail suffit à affermir la conviction des savants et Valentin Troubelot conclut :

« Je l’avais toujours pensé, dit, écrit… et ce sera la conclusion de mon mémoire : Si un enfant naïssait d’un singe et d’une femme, ce serait la race supérieure intellectuellement qui l’emporterait : cet enfant serait un être humain et n’aurait rien ou presque rien du singe… L’évènement m’a donné raison ».

Le fils d’Amélie, d’autre part, fut reconnu immédiatement par Alfred Camus, dont il devint l’héritier unique, si bien que ce nouveau-né trouvait dans son berceau une fortune provenant d’un père plus que sexagénaire qui n’était certes pour rien dans sa procréation, une autre fortune provenant d’un singe qui n’avait rien fait non plus pour le mettre au monde, tandis qu’il ne recevait aucun don du véritable auteur de ses jours.

Gustave en fit la remarque à son ami Gaston :

— Au moins, lui dit-il, toi, quand tu fais des bâtards, on ne peut pas dire que tu les mets dans la misère. Voilà un gaillard qui pourra remercier plus tard, son père d’avoir fait le singe pour qu’il vienne sur la terre !

FIN