Aman, de la perfidie

Benoist Rigaud (p. 1-30).

AMAN SECONDE TRAGEDIE DE PIERRE MATTHIEU DOCTEUR ES DROIT

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De la perfidie et trahison. Des pernicieux effects de l’ambition et envie. De la grace et bien-vueillance des Roys dangereuse à ceux qui
en abusent, de leur liberalité et recompense mesuree au merite non à l’affection. De la protection de Dieu sur son peuple qu’il garentit
des conjurations et oppressions des meschans.
Au prudent, noble, et grave Consulat
de la ville de Lyon.
A LYON,
Par BENOIST RIGAUD.
M.D.LXXXIX.

AMAN,
SECONDE
TRAGEDIE

ACTE PREMIER.

ARGVMENT.


Ceſte premiere ſcene eſt comme vn abregé des menaces des Prophetes, ſur le deſordre de la vie des Iuifs cauſe de leur captiuité, dont ores il ſe plaint pour conſoler ſa condition, qui le rendoit odieux en Perſe.


Mardochee.


ACcablé d’vn regret qui touſiours me martelle,
Ie me vois au malheur indompté comme Entelle,
Ceste aſpre paẞion qui de mille tourmens
Rauage tous les iours mes triſtes penſemens,
Ne me donne relais, la diuine cholere
Nous comble malheureux d’vne telle miſere.
A la celeſte voix nous auons faict des ſours,
Perfides nous auons marché tout à rebours
Nous forlignans du trac d’amour & de iustice,
Et n’eſt-il pas raiſon que le ciel nous puniſſe ?

La fureur, le deſpit, les effrois, le courroux,
De noſtre Dieu, helas ſe lancent contre nous,
Nos cueurs, nos laſches cueurs obstinement Athees,
Sur l’enclume d’erreur, dans les riues Lethees
Du torrent infernal à froid furent battus,
D’vn roc Sicilien nous les auons veſtus,
Et contre tout l’honneur de l’Iſacide race,
Nous auons Apostats quité la ſaincte trace
De nos bons biſayeulx, & d’un cueur inſenſé.
Nous auons aux faux Dieux barbares encenſé
Ah malheureux, dit Dieu, troupe aux vertus rebelle,
Vomiſſez trébuchez d’vne cheute mortelle
A l’aſpect forcené de mes dards puniſſeurs,
Que i’enuoye irrité dans voz flancs rauiſſeurs,
Qui a veu quelquefois du ciel la ſuperfice,
Meu d’vn iuste desdain pour chastier le vice
De ces Baccants gloutons qui noyent dans le vin
De leur diuin eſprit le preſent plus diuin
Se voiler d’vn carquois plein de fleches malignes
Qui doiuent ſans merci deshonorer noz vignes,
Verſant cent mile fois cent groſſes de balons
Sur nos vineux coutaux, ſur nos vineux valons
Tellement que de greſle & de froideur couuerte,
De verdure & de fleurs la campagne eſt deſerte
Tout l’honneur de Denis eſt en friche reduit,
Et ce mal tous les fruits à meſme ſort conduit.
Celuy la, di-ie, peut imaginer l’orage
Qui doit combler ton chef au printemps de ton age
Celuy la peut iuger de combien de cousteaux
De combien de fiers dards, & de combien de fleaux
Ton corps ſera playé & ta verte ieuneſſe
Tu ſeras deſpouillé du manteau de nobleſſe
Quant & toy deſcendra ta gloire en meſme iour

Dans les cachots obscurs de l’infernal sejour,
J’abbatray de leur chef au dessus de la nuque (45)
Les crespillons frisez de leur blonde perruque,
Et puis j’affubleray d’un cendreux attiffet
Leur chef humilié, mais non ja satisfaict
De ce premier essay je ferai qu’à la veuê
De tous et par tous se verra la chair nue (50)
De leurs corps *auensuez de ce beau vestement,
De cét émail Indois, de ce riche ornement,
Qui souloit esblouir ces ames petillantes
Par le lustre esclatant de leurs couleurs brillantes,
Et ne leur restera de ton plorable sac (55)
Pour tout accoustrement que la haire et le sac.
Car toy, Cité putain, tu seras saccagee
Par les forcés efforts d’une gent enragee,
J’armeray contre toy la barbare fierté
Et le fouldre guerrier d’un peuple despité.
Ils *denuront sur toy, sur tes beautez plus belles (60)
Leurs flambans coutelas et leurs armes cruelles,
Tu verras par leurs fers de ton sang trop goulus
Du chef jusques aux pieds tous tes hommes pollus.
Toy fournaise affamee, harpie insatiable,
Qui brusles d’avarice, ô source inespuisable (65)
D’injustice et de dol, tu regorgeras hors
De ton ventre glouton les brigandes thresors.
Dieu dans sa juste maintient les rouges tenailles
Qui les arracheront de tes jaunes entrailles.
Tes yeux onc ne verront les ruisseaux aux flots blons (70)
Et de beurre et de miel, ni les dorez sablons
Qui roulent sous l’honneur de ces ondes succrees,
Ondes qui sont trop plus d’or peintes qu’azurees,
De tes iniquitez la profondeur sera
Par le ciel revelee, et lors s’eslevera (75)
A l’encontre de toy, la terre ta partie
Terre engoulphre-pecheurs, sans foy, sans amitié,
Vous enfans de rochers, qui n’avez rien d’humain,
Qui prodiguez cruels ainsi le sang germain,
Qui portez en vos mains ces vaisseaux homicides (80)
Martellez et fondus aux lacs Acherontides,
Qui de chair et de sang gloutement affamez,
Vaisseaux d’ire et de mort, qui de soulfre enflamez
Vont traistres vomissans des sagettes ardantes
Hommes non plus humains, ains bestes ravissantes, (85)
Quand le frere non frere abaye apres le sang
De son frere, et luy serre un estoc dans le flanc,
Et comme on prend au piege une beste sauvage
L’enserre en ses filets, l’estrangle et le saccage :
Mais oyez malheureux que le ciel dit de vous, (90)
Ils seront faits en proye aux oyseaux et aux Loups,
Oyseaux glouts qui vivez de proye et de rapine.
Escoutez dit le ciel la sentence divine,
Venez à ce spectacle, et de front et de flanc
Saoulez vous affamez et de chair et de sang, (95)
Accourez y goulus à ce festin barbare,
Festin qu’abondamment mon courroux vous prepare.
Ainsi nous menaçoit l’Eternel par la voix
De ses Prophetes saincts, les heraux de ses loix.
Las ! ils perdoyent leur temps et leur saincte parole (100)
S’escartoit parmy l’air à la mercy d’Eole.
O siecle corrompu ! où on voit peu à peu
De la saincte vertu diminuerr le feu !
O Syon, de ton chef la superbe couronne,
Tu verras enlever par la dextre felonne, (105)
Du ministre vengeur qui a du souverain
Pour te priver de chefs reçeu le glaive en main.
Tu seras fait semblable à un arbre, qui riche
En ses thresors fleuris par la faveur non chiche
Du celeste aumosnier, mais qui (triste malheur(110)
Par les rudes efforts d’un Aquilon voleur
Qui l’honneur luy ravit) void hors de la poictrine
De sa mere nourrice exposer sa racine,
Luy desrobe la vie, et par grand cruauté
Le prive en un moment de toute sa beauté : (115)
Ainsi se dissouldra ton arrogance folle
Comme un songe fuyard qui sans cesse s’envolle.
Et toy mere marastre, ô paillarde Cité,
Qui tout le plus grand heur de ta felicité
As fondé vainement aux profanes usages (120)
Des pompes et des fards de tes filles mal sages,
Pour autant, ce dit Dieu, que leur cueur eslevé
Trop rogues elles ont dans l’orgueil abrevé,
Qu’elles ont imprimé leurs superbes demarches
Sur une terre saincte, et l’or de leurs plumaches (125)
Au dessus de leur front eshontément planté,
Que d’un œil piafard, volage et éventé,
Que d’un col empoullé de fierté temeraire,
Elles mesprisent tant leur Pere debonnaire,
Leur vengeur, leur sauveur, leur juge tout-puissant, (130)
J’auray en la rigueur de mon bras purissant,
Et d’elles et de toy les erreurs excessives,
Je briseray l’orgueil de tes filles lascives,
Comme un fresle cristal, non d’un trop rude choc
Jetté par un despit se brise contre un roc. (135)
Las ! c’est bien ce qu’on dit, que la terre frissonne
En terre et vil sablon, mais qu’avare elle donne
D’un flanc chiche la pouldre où se moissonne l’or,
Peu suivent aujourd’huy des vertus le thresor.
Adieu saincte vertu, tu n’as plus rien en Perse,
Ton indomptable Fort en la Cour se renverse.
Mais une seule Esther sous son sacré flambeau,
Nous tirera mi-mors de ce triste tombeau.
Esther nostre Phanal qui doit un jour remettre
En Solime l’autel, l’encensoir et le Prestre, (145)
L’humilité d’Esther rayonne maintenant,
Du Jourdain jusqu’au Nil, et de l’Inde au Ponant,
L’orgueil est atterré, et le ciel pitoyable
Rompra ce triste joug qui nostre race accable.
Icy triste j’attens qu’un favorable jour
Me donne quelque entree aux faveurs de la Cour
Par le moyen d’Esther, pour oster de souffrance
Ce peuple fugitif qui vit en esperance.
LE CHŒUR.
Au temps que de la vierge Astree
Laissa les hommes pervers, (155)
Qui l’avoient si fort outree
Pour s’envoler sur les ærs,
Le vice de rage espris
Se fit maistre de son pris.


Pour garder sa tyrannie (160)
Il forgea un monde armé
De fureur et de manie
Et d’arrogance emplumé,
L’orgueil au Dieu immortel
Osa donner le cartel. (165)
Sous des armes flamboyantes
Le tort print l’authorité
De grands crestes ondoyantes
Pour couvrir sa cruauté,


En s’escriant qu’on ne doit (170)
Craindre la rigueur du droit.
La convoitise, l’envie
Et la pale ambition,
Trois grands bourreaux de la vie,
Monstrent la sedition, (175)
Bannissans la pieté,
Pour plaire à l’impunité.
Apres vint l’infame bande
De la folastre Cypris,
Qui sur les hommes se bande (180)
Ensorcellant leurs espris.
Et fit du monde nouveau
Un execrable bourdeau.


L’Eternel alors l’abisme
Par le ravage de l’eau, (185)
Qui d’Athlas passa la cime
Et feit des mers des ruisseaux,
Le monde ainsi desnoyé
Fut du Deluge noyé.


Maintenant de quel supplice (190)
Punira il l’univers,
Plus plain d’horreur, d’injustice,
Et que le premier pervers ?
Un cataclysme second
Le perdra de comble en fond.(195)
MARDOCHEE. ESTHER.
ARGUMENT.
Mardochée qui ne desiroit de se faire cognoistre oncle de la Royne Esther, au commencement de son regne demeura entre les gardes du Palais du Roy,
durant lequel temps il descouvrit une lasche conspiration de Thares, & de Bagatha Eunuques, contre leur Roy, & sachant bien qu’il seroit coulpable du
complot, par un taisible consentement, s’il ne les accusoit, il raconte le tout à la Royne pour en advertir le Roy son mary, descrit les vices de la Cour,
regrette le souvenir de sa terre natale, & de la vie rustique, plus plaisante & heureuse que le courtizanisme, montre comme les Roys sont tousjours
accompagnez de desfiance & de soupçon.


MARDOCHEE.


O Dieu peux-tu ouyr un voulir si meschant ?
Peux-tu voir aguiser l’homicide trenchant ?
Où est Seigneur, où est ton fouldre et ton tonnerre  ?
Refrongne le sourci, qui fait trembler la terre,
Darde dessus les chefz de ces traistres pervers (200)
Les feux, les fers, les traits, horreur de l’univers :
En moins d’un seul clin d’œil tu as la peine preste,
Le fouldre brize-tout, l’orageuse tempeste,
Et toy flambeau du jour peux-tu veoir sans palir
Les desseins de ces deux pour un roy assaillir ? (200)
L’haleine me deffaut, mes propos se tarissent,
Mes forces en parlant de ce forfaict perissent,
J’ay encore engordy de mon ame les sens
Depuis que j’escoutay leurs conspirans accens.
O malheureux vouloir ! ô le félon courage, (210)
Dressant vers le gibet son salaire et son gage !
» Celuy est malheureux qui nourrit dans son sein
» De petits serpenteaux un porte-peste essein.
Helas ! je plains le Roy, dont la grandeur ne pense
Qu’à donner pour sa cour une grande despense, (215)
Qui garde le venin et l’amere poison
Pour le faire boufir des sœurs en la prison.
Un Stygien demon a relasché sa bride,
Pour venir conseiller ce cruel homicide :
Thares et Bagatha sont les deux qu’ay ouy (220)
Conspirer un dessein, qui sera esblouy
Aussi tost qu’un esclair de la verité sainte
Traversera l’obscur de leur offence enfrainte :
Ce sont, ce sont ces deux, qui d’un traistre desir,
A massacrer un Roy veulent prendre plaisir, (225)
O poltrons ! vous pensez de Perse le Monarque
Par vos sanglantes mains, faire serf de la Parque ?
Vous promettez ensemble, afin de le tuer,
Et corps, et pieds, et bras, et cœurs evertuer ?
Assuere tandis que l’allegresse joue (230)
En ton cœur, et qu’un ris elle peint sur ta joue,
C’est lors qu’on entreprend de t’envoyer delà
Le bord Acherontin, ô Dieu !
ESTHER.
Qui pleure là ?


MARDOCHEE.
O douleur, ô malheur, le cousteau se prepare
Pour envoyer le Roy au tenebreux Tenare. (235)
ESTHER.
Dieux, qu’est-ce que j’entens ? helas ! je n’en puis plus,
Je tremble, je ne puis escouter le surplus
De ceste triste voix,
MARDOCHEE.
O que de privileges
Donne l’impunité à ces mains sacrileges.
Je ne veux courtisan dissimuler ce tort, (240)
Je ne veux receller ce clandestin effort :
Je ne veux me tromper pour la crainte des hommes,
Ni desplaire à celuy par qui creés nous sommes
Non, non je ne veux pas muet, aveugle, et sourd
Pour complaire à la cour, qui le sage rend lourd, (245)
Permettre ensevelir soubz un traistre silence
De ces deux affronteurs l’insidieuse offence.
Je diray à Esther leur vouloir desloyal,
Pour l’honneur d’Assuere et son sceptre royal,
Affin que par le droit de la saincte justice, (250)
Ils soient recompenses d’un merité supplice.
Dieu qui sonde nos cœurs, Dieu qui entend noz vœux
Puisse esteindre plustost mon nom à mes nepveux,
Puisse plustost jetter son ire sur ma teste,
Que je vueille cacher un dessein si funeste. (255)
Je voy ma fille Esther, à elle il faut parler,
Je ne veux plus mes sens d’un tel dueil bourreller,
Celuy qui vous a mis sur la chaire royale
Qui vous faict estimer de Suse en Cassagale,
Comme un Cedre au Liban, augmente vos honneurs (260)
Et vueille destourner vos futures douleurs.
ESTHER.
D’où viennent ces propos ? quelle injure cruelle
Vous fait, mon oncle cher, porter telle nouvelle ?
MARDOCHEE.
Celuy qui tous les jours abaie apres le pain :
Dont l’estomach ne peut rassasier sa fain : (265)
Celuy qui n’a repos, qui travaille sans cesse,
N’est tant las d’endurer la laboureuse presse,
Que moy de demeurer entre les courtisans,
Sequestré des plaisirs des pauvres artisans,
Privé du sainct terroir des palmes, palestines, (270)
Escarté de l’amour de noz belles colines,
Ou du champestre parc, je suis las du sejour
Qu’il faut continuer aux portes de la Cour,
Je m’ennuie de veoir une troupe nombreuse,
Flateuse, ambitieuse, ireuse, et paresseuse (275)
S’armer, se desguiser, formiller, discourir,
Apres les grands estats, et les honneurs courir.
» Celuy est œilladé d’une heureuse fortune,
» Qui ne suit de la Cour la brigade importune,
» Qui se peut esloigner de ces lascifs badins, (280)
» De ces grands Scipions, de ces grands Paladins,
» De ces legers Prothés que La Cour amadoüe,
» Et que fortune tient sur sa rolante roue,
» Qui les titres n’entend de ses noms sorcilleux,
» Ni le soudain courroux des seigneurs orgueilleux : (285)
» Ains servant à son Pan, ou à Ceres blediere,
» Voit long temps se changer la Lune croissandiere,
» L’envie qui aux grands s’attacque si souvent,
» Ne le fait tremousser au premier front du vent,
» Il ne va recercher outre les doubles Calpes (290)
» Les precieux joyaux, il ne passe les Alpes,
» Pour augmenter son bien, pour davantage avoir,
» Pour de ses facultez à ses enfans prevoir :
» Il n’est pas tourmenté d’une cure songearde,
» D’un desir espineux, d’une haine rongearde, (295)
» Et par mille dangers, il ne va recercher
» En un autre pays l’Acherontin Nocher,
» Il se rit de ceux-la que la gloire martelle,
» Japant apres l’honneur en leur course pantéle,
» Sous l’abri verdoyant de quelque beau buisson : (300)
» Des mignards oyselets il entend la chanson,
» Si Mars vient en la Cour avecque sa rudache,
» Avec ses tabourins, et avec son panache,
» Pour faire ses soldats accourir à l’assault,
» De son lict genial il ne sort en sursault (305)
» Pour avoir quelque charge, ou pour faire ravage,
» Ou pour impitoyable avoir part au pillage.
» Il attend à repos en sa grise maison
» Le terme de ses ans, qu’il conte par saison :
» Il ne s’affriandit aux douceurs de la Lotte, (310)
» Du verger de la cour, qui le sage assotte,
» Il temporise bien de Bacchus aux raisins,
» Et aux fruits de Ceres, qu’il preste à ses voisins :
» Il ne va valetter l’arrogance des Princes,
» Il se rit de leurs faits, il nombre leurs provinces, (315)
» Il n’est contraint changer, pour les servir, sa loy,
» Il ne sçait quel mot c’est qu’embuscade, que cargue,
» Diane, sentinelle, escarmouche, ni targue :
» Jamais ne permettra se laisser suborner
» Pour les ans de quelqu’un avec le fer borner. (320)
» Ah Dieu ! mais aujourd’huy où les meschans sont maistres,
» On achete, l’on vent les meurtriers et les traistres.
Dieu, monstre aux aveugles les droicturiers sentiers,
Et change le vouloir des eunuques portiers,
Ne permets que si tost leur volonté perverse (325)
De ce Roy haut-puissant orpheline la Perse.
ESTHER.
Ah ! où tendent ces mots ? pere, sans long discour,
Dictes moy quel malheur effroye ceste cour.
MARDOCHEE.
Thares et Bagatha commis dessus la porte
Du Palais, ont conclus entr’eux par quelque sorte (330)
Feront mourir le Roy.
ESTHER.
Le Roy ?
MARDOCHEE.
C’est leur decret :
Et discret ; j’ay ouy l’accusable secret.
ESTHER.
O le fait inhumain !
MARDOCHEE.
Inhumain ? mais bien pire
Pour souffrir les tourmens de Gemon, ou Busire,
ESTHER.
O nouvelle angoisseuse ! ô traistres clandestins ! (335)
Les loups et les courbeaux auront voz intestins,
Vous irez tous loger en une hostellerie,
Où vous attend l’horreur, la peine, et la furie
Au supplice cruel, il vous faut engager :
Voicy de mes ennuits le premier messager, (340)
Et source de malheurs, puisque ja l’infortune
Veut vefuer ma jeunesse, et que la mort commune
Se ligue contre moy. O Esther, pourras-tu
Tenant secret ce fait, obscurcir ta vertu,
Mettant sous le tombeau un crime tant enorme ? (345)
Changeant de son honneur le portal et la forme,
Pourras-tu à sa mort te taisant consentir ?
Ah ! non : plustost du ciel l’ire puisse sentir.
Mais quoy ? oseroyent ils sans crainte de leur ame
Dresser contre un tel Roy la sanguinaire lame ? (350)
Quel cœur, quel front, quel fer les pourroit asseurer
Contre un Roy valeureux traistrement conjurer ?
Oseroyent-ils ainsi se monstrer sacrileges
Les Rois, contre la mort ? n’ont-ils nuls privileges
Plus grands que les petits, pour l’orage eviter (355)
Du temps, qui à la mort nous vient tous inviter ?
MARDOCHEE.
» Les grands Roys, au regard de l’humble populace,
» Sont comme grands sapins plantez sur l’haute masse
» D’un mont precipiteux,et semble que des bras
» Ils puissent escrouler les fondemens d’Athlas : (360)
» Mais ainsi que plustost le vent les monts attacque :
» Et que le foudre aussi aux plus hauts lieux se bracque
» Les Roys sont plus prochains du tonnerre grondant,
» D’autant que leur grandeur se va plus estendant :
» Le desastre tousjours de nouveaux maux les broye, (365)
» Et s’ils ne sont amis du ciel, il les fouldroye.
Esther, tout les soulas d’Assuere et de moy,
Garentissez le Roy de ce cruel émoy.
En recalmant un peu l’ennuy qui vous moleste
Dites luy où se rend la trahison funeste (370)
Qu’on trame sur sa vie, et moy vivant despoir
J’attendray le bon-heur que je dois recevoir :
Car je croy que mon Dieu n’a destourné sa face,
Pour regarder l’estat de l’Abramide race,
Mais luy tout bon, tout saint, retient volonté (375)
Dans les secrets, archifs de sa divinité,
Et le sçavoir humain n’oseroit pas comprendre
Ce qu’il veut sur l’aimant de son pouvoir estendre
Cest une grande mer, dont le pale nocher,
Si la foy n’a en pouppe, hardy n’est d’approcher, (380)
De son vouloir le glus secrettement attire
D’un grand mal un grand bien, comme nous pouvons lire
Dans le sacré fueillet, car l’aspre affection,
Le meurtrissant dessein, la male intention,
Des freres de Joseph fut à la fin la guide, (385)
Pour le faire honnorer du Roy Ichneumonide,
Et bravement porter le sceptre dans sa main,
Sans desir de vanger l’assassinat germain.
Celuy qui d’Israel eut le troupeau en charge,
Du fleuve de Gosen fut tiré de la marge : (390)
Puis il fut du grand Dieu tant sçavant escholier
Qu’il brisa des tyrans le superbe colier,
Grand mareschal de camp, coronnel de l’armee,
Qui cerchoit le repos de la terre Idumee,
Sans navire Nocher, lequel fit abismer (395)
Son ennemy osard de marcher sur la mer.
Si nous avons laissé nos maisons et nos villes
Nos laineuses brebis, noz montagnes fertiles,
Un Dieu nous monstrera qu’il ne fait rien en vain,
Et que ce mal cruel servira de levain, (400)
Pour au dolent Isaac pestrir la nourriture
En paix et en repos du ciel sous la voulture.
Tousjours nous n’entendons forger les Aquilons
La gresle qui combat des mers, et des valons,
Tousjours dessus les mers on n’esprouve l’effort (405)
De l’orageux Balais qui effroye le Nort,
Tousjours le grand Jupin de son sein ne desserre
Pour escrouler ce Tout les fureurs du tonnerre,
Tousjours l’hyver ne dure, et les aspres glaçons
Comme lingots ne sont pendus à nos maisons, (410)
Apres le trine obscur d’une nuit ennuyeuse
Le beau Soleil nous rend sa clarté lumineuse,
Tousjours l’air courroucé sur nous ne vomira
L’eau, le fer, ni le feu, il se serenera,
Dieu nous soulagera, et des rais de sa grace (415)
Il reluira un jour à sa fidelle race.
ASSUERE. LES PRINCES.
ARGUMENT.
La conspiration des deux Eunuques descouverte et rapportee par Esther, le Roy veut qu’ils syent punis, comme coulpables de leze majesté,
et ne fait cela sans l’advis des Princes, qui lincitent à une juste clemence, et une clemente justice, puis monstre amplement combien doit estre
cherie la foy en la Cour des Princes, combien sont odieuses et dangereuses les conspirations et conjurations des serviteurs envers leurs maistres,
des vassaulx envers leurs Seigneurs et Roy.


ASSUERE.
Est-il possible oster le premier mouvement,
Qui va faire l’assault à mon entendement ?
Est-il possible, ô Dieu, que mon courroux s’appaise,
Qui fait de mes poumons une ardente fornaise ? (420)
Est-il possible encor que d’un lasche forfait
Assuere puisse estre et perdu et deffait ?
Que d’une traistre main l’heureuse vie il perde,
L’azur de l’air, l’esmail de la campagne verde ?
Ah ! ciel contraire à moy, tu n’as guere de soing (425)
De m’assister, au moins à ce triste besoing
Tu devrois obscurcir ta voulte christaline,
Pour ne couvrir d’un cœur la volonté maline,
Ces traistres ne vivroyent : et ton fouldre esclatant
Puniroit ces meschans, leur vouloir destestant : (430)
Mais puisque je te voy conniver aux offences,
Puisque tu rends autant tes douces influences
Aux bons comme aux meschans, et qu’or’ en toutes pars
Je voy communement tes beaux presens espars,
Je veux sortir des gons de la raison humaine, (435)
Et suivre le vouloir où mon desir me meine.
Je veux changer mes yeux en deux ardens brandons
Ma bouche grondera d’Autan comme bourdons,
Mon courroux bouillira et mon cœur, mon cœur mesme,
En ce siege Royal rendra ma face blesme : (440)
Tout ainsi que lon voit un torrent fluctueux
Ondoyer sur les prés d’un mont precipiteux,
Je feray flo-floter une juste cholere,
On verra à mes flancs Alecton et Megere :
Pour eviter le coup de ce fouldroyant bras, (445)
On trouvera petit et Caucase et Athlas.
A tous seray terreur, et n’y aura personne
Qui ne soit estonné, qui de peur ne frissonne
On verra de mon fiel le fuzil affilé
Sur Perse, et sur Isac de Carran exilé : (450)
Je monstreray combien est foible la puissance
Du temeraire pied, qui contre moy s’avance.

LES PRINCES.

Prince soucy du ciel, quel subit troublement
Vous rend en telle rage, et nous en tremblement ?
Quel esclair font ces yeux qui noz yeux esblouissent ? (455)
Quelles sœurs de la nuit de vos vouloirs jouissent ?
Quand là sus on entend le tonnerre gronder,
Pour ruiner les tours, et les murs desfonder,
Nostre œil ne le peut veoir, ni moins l’haleine iree,
De Coré, ou de Sut, ou du venteux Boree : (460)
Mais on sçait bien apres par ses efforts divers,
Qu’elle a fait fracasser l’honneur des arbres vers :
Ainsi nous voyons bien que vostre cœur bruslant
De vengeance un grand fouldre ores va martelant
Nous ne le pouvons veoir, mais, malheur sur la terre (465)
Et sur ceux qui auront le choc de ce tonnerre.

ASSUERE.

Des deux Sirtes l’orage un galion flottant
Les undes aux escueils ne bouleverse tant,
Les goulfes engouleurs les Nochers tant n’estonnent,
Que ses premiers assauts, que mes esprits me donnent. (470)
Le voiageur couché au gazouillis de l’eau
Des flots entrecassez, d’un murmurant ruisseau,
Lors qu’il luy faut ceder à la chaleur ardante,
Et que le somme doux à ses yeux se presente.
N’est point tant estonné , n’a l’esprit tant confus (475)
Voyant à son reveil quelque dragon griffus,
Ou un brigand cruel, qui sanguinaire essaye
Le vuider de son or, et le couvrir de playe.
Comme moy maintenant, car pensant sans ennuit
Sur l’une et l’autre oreille envoyer ceste nuit, (480)
Et dormir à repos, j’ay entendu qu’on trame
Un rets pour me surprendre et pousser à la rame
Où les mannes nouveaux par la mort sont subjects
Et c’est en ceste Cour où sont faits tels projects.
LES PRINCES.
Sire vous nous gennez d’une douleur extreme (485)
Si nous jugez hair le Persois diademe,
Si vous nous pensez tels, monstrez nous le supplice.
Plongez nous de tous maux dans le creux precipice
Et de membres menus, qu’on face noz tombeaux
Dans les ventres goulus des jeunes lionneaux, (490)
» Pour faire authorizer des regnes le guidon
» Il y faut maintenir la peine et le guerdon.
ASSUERE.
Le jour est ja donné pour dresser tel esclandre,
Le glaive est aguisé pour nostre sang espandre :
On a, on a ouy mes portiers, mes valets (495)
Machiner me priver des terrestres Palais.
Endureray-je donc un forfait tant inicque ?
Et pourray-je souffrir que ma vie on trafficque
Au pris qu’il leur plaira ? et bien que le succes
Ne soit propre au dessein de leurs traistres exces, (500)
Qu’il n’aye veu le but du complot illicite
Le desir vengereux, pour cela ne desiste :
» Car tout crime offençant des Rois la Majesté
» Se juge et se punit selon la volonté.
LES PRINCES.
» On ne peut pas tousjours du vouloir estre maistre. (505)
ASSUERE.
» Un inique vouloir le bon ne doit permettre.
LES PRINCES.
» Soyez prompt au pardon et à punir tardif.
ASSUERE.
» Mais tardif à clemence et à rigueur hastif.
LES PRINCES.
» La clemence enrichit la Royale coronne.
ASSUERE.
» Celuy-là nuit aux bons qui aux meschants pardonne. (510)
LES PRINCES.
» Tant de fois qu’on l’offence un Dieu ne punit pas.
ASSUERE.
» La vengeance poursuit les hommes pas à pas.
LES PRINCES.
» Il ne faut condamner un acte dont on doute.
ASSUERE.
» Des traistres le complot le ciel voit et escoute.
LES PRINCES.
» La nuit et le secret couvrent la trahison. (515)
ASSUERE.
» Le temps revele tout, et tout vient à saison.
LES PRINCES.
» La justice doit jamais estre soudaine.
ASSUERE.
» Quand elle est retardee, à douceur elle meine.
LES PRINCES.
» Elle clot quelquesfois aux offences les yeux.
ASSUERE.
» Elle ne peut dompter le cœur des vicieux. (520)
LES PRINCES.
» Un Prince trop cruel son peuple tyrannise.
ASSUERE.
» Un Prince trop humain le vulgaire mesprise.
LES PRINCES.
» La justice se joint à la compassion.
ASSUERE.
» La justice ne cede à nulle passion.
LES PRINCES.

» Il faut que la justice assoupisse tout trouble. (525)

ASSUERE.
» Quand le mal est puni, un plus grand ne redouble.
LES PRINCES.
» La loy deffend d’occire et meurtrir les humains.
ASSUERE.
» Pour les traistres punir, la loy arme noz mains.
LES PRINCES.
» Le sang de l’innocent demande à Dieu vengeance.
ASSUERE.
» Vous juges, sans branler, tenez droit la balance. (530)
LES PRINCES.
La loy à l’homicide un grief tourment promet.
ASSUERE.
» Celuy qui veut tuer, tuer elle permet.
LES PRINCES.
» L’imperieuse loy à mal faire n’attire.
ASSUERE.
» Le droit est violé, et les loix sont de cire :
LES PRINCES.
» Le Roy, qui pense vivre hors de dueil et d’ennuy, (535)
» Ne doit jamais loger arondelle chez luy.
LES PRINCES.
La loy veut qu’on soit caut aux embusches des traistres.
ASSUERE.
Elle n’ordonne pas de s’attaquer aux maistres,
Elle n’ordonne pas contre nous conjurer,
Sans quelque dure peine au supplice endurer : (540)
Car dequoy serviroit la balance et le glaive
Si on vouloit donner aux vices quelque treve ?
Moy donc qui suis quasi tombé entre les rets
De la lampe du jour, et qui privé des rets
Du flambeau journalier, ay quasi peu descendre (545)
Aux lieux où le retour de loing se voit defendre.
Qui sçait que deux portiers ont ensemble conclus
Aux manoirs de Pluton rendre mes sens perclus ?
Je le dois endurer, et contre ma justice
Permettre authorizer une telle malice. (550)
LES PRINCES.
Le bouclier de vertu par l’audace est rompu,
Le vice son mignon l’a quasi corrompu,
Vice qui tellement les cerveaux ensorcelle
Que ne pouvons aimer ceste saincte pucelle,
Et celuy qui voudroit d’une parfaicte ardeur (555)
Rendre les beaux effects de sa suave odeur,
Entre tant de complots patronizans au vice,
Entre tant de malheurs des bourgeons de malice,
Il sembleroit qu’il eust amoindri sa raison,
Il sembleroit donner des fruits avant saison, (560)
Qui pourroyent exciter quelque bouche friande :
Si l’appetit n’est sain, dequoy sert la viande ?
On ne doit toutesfois par connivens attraits
Favoriser le vice, et soustenir ses traits :
Car celuy de vertu qui donne le triomphe, (565)
Permet que nostre esprit de la vertu triomphe.
Tous ceux qui ont fiché de l’honneur sur le roc,
Une vaillante palme acquise par l’estoc :
Toux ceux qui ont laissé leur vie à la memoire,
Poursuivant des vertus le guerdon et la gloire, (570)
D’un accord mutuel, et d’un lien estroit
Ont observé la foy, vertu, qui leur monstroit
La guide de leur vie, et leur servoit de corde
Et lien Gordien à l’amour et concorde.
C’estoit le fondement du pilier justicier, (575)
Et l’appui de Phebus, des Muses nourricier :
Mais ores (ô malheur !) elle est fresle et legere,
Ce n’est plus rien qu’un vent de la foy hommagere.
Le Ciel qui nourrit tout, qui couvre tout sous soy,
Juge de nos desseins, juge de nostre foy, (580)
Monstre que qui la pert n’a plus que perdre au monde,
Son esprit sans repos parmy l’air vagabonde,
Ne permettant jamais le mortel impuny,
Qui d’elle se sera traistrement desuny.
» Les fils qui vont dressant les mains contre leurs peres (585)