Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/Texte entier

AMÉLIA
ET
CAROLINE.
AMÉLIA
ET
CAROLINE,
OU


L’AMOUR ET L’AMITIÉ.


Par Mme  KERALIO-ROBERT.



TOME PREMIER.

PARIS,
Chez LÉOPOLD COLLIN, Libraire,
rue Gît-le-Cœur, no. 4.
1808.

À MON MARI.



Dans la carrière de la vie, chaque sentiment a son tour ; ils se succèdent l’un à l’autre pour adoucir les peines du voyage, embellir notre jeunesse, et nous faire trouver dans l’âge du repos, des jouissances réelles, même dans les souvenirs amers qui se mêlent aux affections existantes ; car nul ne voudrait perdre la mémoire de ceux qui lui furent
chers. Autrefois je dédiai à mon père le premier ouvrage imprimé sous mon nom. Depuis vingt ans, je n’ai rien publié. Depuis vingt ans, je suis à toi, et c’est à l’amour conjugal que je consacre cet écrit.

Je ne t’en dirai pas plus ; de longues épîtres sont l’ouvrage de l’esprit. Le cœur ne dicte qu’un mot, et il est entendu.


PRÉFACE.



Lorsqu’en 1788 je publiai l’histoire d’Élisabeth, reine d’Angleterre, le Public parut me savoir gré de mes efforts dans une carrière difficile. L’ouvrage fut accueilli avec indulgence dans ma patrie et dans le nord de l’Europe. Ainsi encouragée, j’annonçai en même temps la collection des meilleurs ouvrages composés en français par des femmes. Il en parut seulement quelques volumes qui promettaient du succès à l’entreprise ; mais la révolution vint mettre pour long-temps un terme aux ouvrages de long cours, et celui-ci fut abandonné.

Le torrent de la révolution cessa, on était fatigué de longues dissensions, on rechercha des délassements agréables et paisibles ; mais on s’apperçut bientôt que le goût était dénaturé, qu’une espèce de délire s’emparait de tous les esprits, et que la lecture des romans anglais devenant une espèce de fureur, l’imagination des Français allait s’égarer et se perdre dans les souterrains et les tombeaux. Peut-être ce qu’on a long-temps regardé, parmi nous, comme les meilleurs romans, avait le défaut d’être monotone, et de conserver une tournure recherchée, même précieuse, qui tombe dans le jargon sentimental. C’était celle des femmes de la Cour de Louis XIV, qui se livrèrent à cette occupation ; la plupart de ces mêmes écrits ne réussiraient point à présent, et ne peuvent plus être considérés que comme des monuments d’un siècle passé. Il arrive successivement des altérations dans les usages reçus ; il s’introduit dans les coutumes et dans les mœurs, des nuances qu’on ne saurait définir, mais qu’on saisit parfaitement, et qui rendent le tableau de la vie privée tout à fait différent dans un siècle ou dans un autre. Le roman vieillit comme les portraits de nos aïeules. Ne seraient-elles pas méconnaissables, si elles se présentaient sous nos modernes vêtements ?

Mais il y avait loin des défauts attachés au siècle, et même de ceux qu’on peut reprocher aux anciens romans, comme défauts de tous les temps, à cet amas d’extravagances puisées chez nos voisins, et traduites, ou quelquefois imitées en notre langue. Ce qui semble plus surprenant encore, c’est le sexe du plus grand nombre de leurs auteurs. On a reconnu de tout temps chez les femmes un tact fin, un sentiment délicat des convenances sociales et ce sont des femmes qui placent le plus souvent leurs héroïnes dans des situations tout à fait inconvenantes, au sexe, à l’âge, et je dirai même à la constitution. Y a-t-il aucune des timides anglaises, qui ne mourût mille fois de frayeur, si au moment où elle décrit une des plus noires aventures, on venait la prendre à son bureau pour la conduire et l’abandonner dans une tour du nord, dans les souterrains d’une vaste abbaye, dans les longs corridors d’un antique château, et sous les voûtes d’une chapelle ruinée ; enfin dans une vaste forêt, où les vents, la foudre, les éclairs, et des torrents de pluie, se disputent à qui portera plus de terreur dans son âme, et causera plus de désordres dans son fragile tempérament. Tout ce qui sort de la vraisemblance, devient essentiellement vicieux ; et un enchaînement d’aventures bizarres, hors de la nature des hommes et des choses, n’amuse pas long-temps l’esprit, et n’intéresse point le cœur ; car ni l’un ni l’autre ne se trouvent pour rien dans une situation, où ils sentent bien qu’ils ne se trouveront jamais.

Rien de si facile dans tous les arts que de franchir les règles ; il n’appartient qu’au génie ou à l’esprit d’en connaître les difficultés ou de les vaincre. La plus grande, sans doute, est de saisir le degré d’émotion où le cœur aime à s’arrêter ; de ne porter la pitié ou la terreur que jusqu’à ce point unique, où l’âme se sent touchée ou froissée sans qu’elle se révolte, ou repousse l’objet qu’on lui présente. Malheureusement il est des passions violentes, il est des vices dont l’excès conduit au crime. Les hommes qui sont dominés par les unes, et souillés par les autres, deviènent un fléau pour la société. On le sait ; on peut, on doit même les dessiner d’une manière frappante dans le roman qui est l’histoire de la vie privée. Mais quelqu’horribles que soient les forfaits dont on trace l’image, encore faut-il que le goût préside au choix du sujet et à l’ordonnance du tableau. Mais ce goût fin et délicat est peu connu des Anglais. Ils parlent beaucoup de leur sensibilité ; ils prènent soin de la représenter comme exquise : cependant, pour l’émouvoir, il semble que les atrocités les plus recherchées soient chez eux le plus grand effort de l’esprit humain, et que dans leurs romans, comme sur leur théâtre, les spectres, les poignards, les squelettes même, soient ce qu’il y a de plus attachant. Rendons hommage à notre patrie de ce que les écarts d’une sombre imagination n’ont pas pris naissance chez elle ; de ce qu’ils n’y ont été accueillis que par l’ignorance et le désœuvrement ; de ce que tel ou tel amas d’horreurs qu’on pourrait citer, n’ont pu être naturalisés chez elle ; tant elle a conservé d’urbanité, de politesse et de discernement.

Comme toutes les femmes anglaises n’ont pas donné dans ce genre extraordinaire ; comme il en est plusieurs qui écrivent avec goût, avec une sensibilité réelle, dont les écrits respirent l’amour du bon et du vrai en toutes choses, de même celles dont on vient de blâmer l’esprit de vertige, ont eu peu d’imitatrices dans notre langue. S’il en était quelques-unes qui, se livrant à des idées plus dangereuses que celles des revenants et des sortilèges, et ne respectant point assez les mœurs, déshonorent leur sexe et leur plume, elles sont en bien petit nombre chez nos voisins et chez nous, et sans doute seront trop peu lues pour faire beaucoup de mal. Nous avons en France des femmes qui nous consolent de pareils écarts, qui ont l’art de peindre la vertu comme un bien qui leur est propre, de la rendre aimable, parce qu’elles la connaissent, de faire sentir qu’elles trouvent dans ses charmes, la paix et le bonheur, qu’elles invitent les jeunes cœurs à partager avec elles. Parmi elles, en était une que nous avons à regréter. Je n’ai connu madame Cottin que par ses écrits, mais ils m’ont vivement intéressée. On y trouve des caractères hardiment dessinés et parfaitement soutenus, en deux genres bien opposés. Ceux de la comtesse de Waldemar et de l’archevêque de Tyr, sont deux chefs-d’œuvres, et l’on ne doit pas chercher même à imiter le dernier. On dit qu’elle avait dans le caractère toute la sensibilité qu’elle a exprimée avec tant de grâces ; que sa piété dans le monde comme dans ses écrits, était douce et consolante, sans faste, sans ostentation, et qu’elle a laissé dans sa famille, et chez ses amis, le souvenir de ces vertus privées qui sont le domaine des femmes. Je crois donc être d’accord avec la voix publique en jetant quelques fleurs sur son tombeau.




AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE PREMIER.



MON fils n’arrive point ! — Cette histoire, Madame, est bien intéressante. J’aime à la folie ces romans de revenants. — Ils ont je ne sais quoi qui attache, qui remue, on est là… comme si on avait peur… et pourtant je puis bien dire que je n’y crois pas du tout ; pas vrai, mon homme, que depuis trente-cinq ans que je sommes nous deux… tu sais bien que je n’y crois pas ? — Eh, là, là, not’ femme, je sais bien que tu dis cela depuis trente-cinq ans, mais je sais bien aussi que tu as des peurs,… des peurs de ton ombre. — Tiens, par ce que j’ai vu par là-bas de cette belle jeune dame… — Chut ! vois-tu, Brigitte, comme Madame est concentrée dans ses réflexions ; le livre lui tombe des mains ; elle ne nous écoute pas. — Cela est vrai, mon homme ; mon Dieu, aussi pourquoi Charles ?… Madame, continuez donc, s’il vous plaît. — Je vais poursuivre, Brigitte… Mais mon fils ne revient point ! — Il reviendra, Madame ; que sait-on ? les affaires ! — Les siennes sont terminées. — Les chemins ! — Sont beaux. — Le temps ! — Il est superbe. — Madame, le chapitre des circonstances ! Il est long par fois ; et M. le curé dit toujours comme çà, qu’en fait de voyage, comme en fait de mariage, on doit rendre grâces à Dieu des malheurs qui n’arrivent pas. Car voyez-vous, Madame, il est bien vrai de dire comme lui. — Brigitte continuait de parler, sans être interrompue par son mari ; et sa maîtresse, qui ne l’écoutait pas, répétait sa triste exclamation : « Il ne revient point ! » Son livre était tombé à ses pieds ; elle ne songeait point à le relever, encore moins à continuer sa lecture. Tout à coup les pas d’un cheval et la voix de Charles se font entendre ; il appèle Tomy avec une impatience qui ne lui était pas ordinaire ; et cette altération dans ses coutumes douces et cordiales frappe mistriss Belmour d’une sorte de terreur. Appesanti par l’âge, Tomy ne se hâtant pas assez au gré de la tendre mère, elle prend le flambeau de ses mains, et court à la porte de l’humble hermitage. Charles n’avait pu descendre, embarrassé d’un fardeau qui ne laissait à ses mouvements aucune liberté ; mistriss Belmour fit un cri en appercevant dans ses bras une fille de dix-sept à dix-huit ans, environnée en apparence des ombres de la mort. Tomy était enfin arrivé ; Brigitte et sa maîtresse soutenaient dans leurs bras celle dont l’état réclamait de prompts secours ; Charles sauta légèrement à terre, et leur aida à la transporter dans une chambre, où ils la couchèrent doucement sur un lit. — Juste ciel, s’écria mistriss Belmour ! est-elle donc morte ? — Je ne le crois pas, ma mère, mais je ne sais si nous pourrons la sauver. — Qui est-elle, demanda Brigitte ? — C’est, répondit la mère, un être sensible qui a besoin de nous. En même temps elle employa les eaux spiritueuses et tout ce qui est en usage dans les évanouissements : ce ne fut qu’après une demi-heure d’efforts multipliés qu’elle conçut de l’espérance, et qu’elle obtint un profond soupir accompagné d’un tressaillement. La malade ouvrit de très-grands yeux bleus, qui annonçaient beaucoup d’expression. Elle jeta un regard autour d’elle, reconnut Charles, et fixa d’une manière curieuse l’aimable femme à qui elle comprit tout d’un coup qu’elle devait son retour à la vie. Hélas ! l’être souffrant semble ne pas craindre la mort tant qu’elle n’est pas présente, et cependant la prudente nature, veillant tacitement à sa conservation, le fait frémir à son aspect. Brigitte, qui avait, comme les habitants de la campagne, ses recettes et ses potions, courut chercher des eaux, merveilleuses sans doute, mais dont mistriss Belmour ne fit usage qu’avec de grandes précautions. La malade ne parla point, et l’excès de la fatigue la fit tomber dans un sommeil d’accablement, souvent interrompu par des marques de frayeur et de profonds soupirs. On jugea qu’il ne fallait ni le provoquer, ni l’empêcher ; et alors mistriss Belmour s’empressa de questionner son fils sur une aussi singulière aventure. Qui est cette infortunée, dit-elle à son tour ? — Je l’ignore, ma mère, je ne sais même si elle est fille ou épouse. Je revenais de la ville : en traversant, après le coucher du soleil, l’ombre épaisse de la forêt, mon cheval a reculé avec effroi, et je n’ai pu le forcer à poursuivre sa route. Inquiet de sa résistance, et appercevant en effet quelque chose sous ses pas, je suis descendu, et mes yeux s’accoutumant à l’obscurité, j’ai pu distinguer un cheval mort, et, à quelques pas, un cavalier écrasé sous la chute de celui que probablement il montait. Le malheureux était percé de plusieurs coups, et la roideur de ses membres glacés, attestait qu’aucun secours ne pouvait lui rendre l’existence. À côté de lui était une petite malle brisée ; et ce qui semble prouver que les assassins n’étaient pas de simples voleurs, ou que peut-être ils ont perdu cet objet en se saisissant des autres, c’est que j’ai trouvé cette cassette et cette bourse. Réfléchissant alors que, si j’étais surpris auprès de ce malheureux, et saisi du reste de ses effets, je courrais quelques risques, je me suis hâté de remonter à cheval, et de m’éloigner de cette scène désolante. Mais je n’avais pas fait vingt pas, qu’un nouvel objet a glacé mon âme, déjà frappée de terreur. Des gémissements se sont fait entendre, et j’ai vu au travers des arbres encore dépouillés une figure blanche qui courait dans le taillis, en poussant des sons presque inarticulés ; elle est venue tomber à mes pieds, et succombant sous l’effort qu’elle venait de faire, elle y a perdu la connaissance et le sentiment. Toute idée de danger personnel s’est évanouie à la vue d’une femme mourante. Malgré la difficulté de placer sur mon cheval un être privé de sa propre assistance, j’y suis parvenu ; et, craignant alors d’être poursuivi et atteint, je me suis hâté de l’apporter ici, sans même essayer de ranimer en elle un reste de vie. Je savais bien que je la remettrais dans les bras de ma mère ; et m’étant assuré qu’elle n’avait pas été blessée, je me reposais de son salut sur sa jeunesse et sur vos soins. — Ah ! mon fils, reprit mistriss Belmour, je ne vous reproche plus mes vives inquiétudes ; la cause est trop belle, et je vois qu’il n’est pas de position dans as laquelle un homme ne puisse espérer d’être utile à son semblable.

Charles était fatigué. Sa mère l’engagea à prendre du repos ; mais il n’en était point pour elle quand l’humanité réclamait des secours : elle voulut elle-même veiller sur le dépôt que le hasard lui confiait. Tomy et Brigitte se chargèrent de préparer la nourriture simple, mais saine, qu’on pouvait lui offrir à son réveil, et mistriss Belmour fut la première personne que rencontrèrent les regards errants de la malade. La modeste décoration de la chambre parut lui plaire ; elle avait dans son extrême simplicité cette élégance qui accompagne toujours la grandeur déchue, et la personne de mistriss Belmour offrait la même apparence. Malgré le peu de recherche de ses vêtements, on voyait en elle des restes de beauté, les grâces propres à son âge, et un regard où se peignait la plus vive sensibilité. Elle courut à sa jeune pupille, et lui prit une main qu’elle serra doucement dans les siennes. Ce simple attouchement fit couler des larmes, et les yeux de mistriss Belmour se mouillèrent à leur tour. Qui m’a conduite ici, demanda-t-elle d’une voix encore éteinte ? — C’est mon fils : je lui dois le bonheur de vous avoir été utile ! — D’où suis je donc venue ? — Je l’ignore, lui seul peut vous le dire ; mais vous êtes en sûreté. — Eh ! qu’est devenu M. Melvil ? Mistriss Belmour ne jugea pas à propos de lui apprendre le sort du malheureux qui sans doute l’accompagnait dans la forêt. Nous ne connaissons pas celui dont vous nous parlez, dit-elle, et mon fils n’a remis que vous seule entre nos mains. Elle parut se contenter de cette réponse, et ne pas se rappeler encore les événements de la veille. Mistriss Belmour lui fit prendre un bouillon, et bientôt après elle goûta la douceur d’un sommeil plus tranquille que le précédent. Une légère teinte vint colorer ses joues, et sa respiration plus douce et plus égale prouva que la nature reprenait des forces. Mais, hélas ! à quel prix ! Le souvenir d’un malheur irréparable rendit son réveil affreux ! Sa mémoire lui retraça fidèlement le coup qui venait de la priver d’un bienfaiteur adoré comme un père ; alors elle se souvint qu’il avait été attaqué par deux hommes ; qu’il s’était défendu avec courage : un domestique était avec eux ; il avait écarté sa maîtresse qu’il conduisait en croupe, et lui avait dit de se cacher dans la forêt, tandis qu’il irait seconder les efforts de son maître. Elle s’était enfoncée dans le taillis, et trouvant un fossé couvert de feuilles sèches et de branches rompues, elle s’était cachée sous ces débris de l’hiver ; les assassins avaient cherché sa trace, l’un d’eux même avait sauté le fossé, mais un léger bruit qu’ils avaient entendu avait porté la frayeur dans leur âme criminelle ; ils avaient pris la fuite, et la malheureuse fille avait long-temps entendu les pas de leurs chevaux, qui, paraissant quelquefois se rapprocher, et ensuite s’éloigner, selon les sinuosités de la route, l’avaient long-temps tenue dans un état de crainte qui la rendait incapable de faire un seul mouvement. Elle se rappelait d’avoir entendu pousser un cri lamentable à son ami, et ce cri… sans doute avait été le dernier. Peut-être elle avait distingué les pas de Charles par une route opposée à celle des assassins, et peut-être la frayeur de se trouver dans la forêt seule et dans l’obscurité, l’avait poussée à chercher l’assistance d’un être humain, mais elle ne pouvait se souvenir quand ni comment Charles l’avait trouvée ; si elle venait effectivement à lui, ou si, emportée par le sentiment de son affection, elle courait à l’endroit où était demeuré son compagnon.

On devina plutôt qu’on n’écouta ce récit entremêlé de pleurs, de sanglots, de toutes les expressions d’une profonde douleur. Elle avait compris que son ami n’était plus, et l’on ne pouvait le lui cacher, puisqu’elle l’avait pénétré. Charles et mistriss Belmour laissèrent un libre cours à son désespoir. Le silence, les soins, les douces caresses sont, avec le temps, l’unique remède à des maux semblables. Que peuvent les discours sur un cœur oppressé qui vous crie : « J’ai perdu, et je ne retrouverai jamais ! » Mistriss Belmour sentit rouvrir ses profondes blessures, et le hasard ne lui avait pas offert, comme à sa jeune amie, des mains bienfaisantes pour essuyer ses pleurs.

CHAPITRE II.



Lhabitation de mistriss Belmour était située au milieu d’une montagne des provinces méridionales de l’Écosse, depuis Jedburg jusqu’à New-Galloway. C’était une dépendance du château de l’Hermitage qui, depuis sa démolition, a donné son nom à un bourg qui existait à peine sous le règne de Charles I. À cette époque il existait encore, mais il était abandonné par ses propriétaires, et le fermier seul logeait avec sa famille dans le chétif manoir où il avait reçu mistriss Belmour et son fils. Cet homme l’avait acheté du maître du château, afin d’être sûr d’y vivre et d’y mourir en paix. Lorsqu’il termina sa carrière, Brigitte sa fille et Tomy son gendre vendirent l’habitation à mistriss Belmour, sous la condition expresse de ne l’aliéner jamais qu’en leur faveur, et de les garder toujours près d’elle, comme des amis qui veilleraient comme elle aux soins du ménage rustique. Les clauses du contrat furent acceptées ; la franchise des écossais et les principes de mistriss Belmour se réunirent pour en rendre l’exécution facile. La maison était garantie des vents du nord par une haute montagne ; le petit jardin, exposé au midi, était abondant en fruits et en légumes de toutes les saisons ; deux belles prairies fournissaient à la nourriture d’un cheval et d’une vache ; et un bouquet de bois, placé par la nature sur un des côtés du jardin, formait un ombrage agréable. Tomy et Brigitte faisaient les gros ouvrages ; Brigitte allait au marché à un bourg voisin ; mistriss Belmour s’était chargée du dedans de l’habitation, du soin de la cuisine, et de la culture de quelques fleurs, en faveur desquelles elle disputait le terrain avec Tomy, qui aurait préféré des turneps à toutes les tulipes de la Hollande. Les matinées se passaient donc à différents travaux utiles et nécessaires ; et le plus souvent vers le soir, mistriss Belmour, prenant un livre, faisait à nos deux villageois la lecture de quelque roman de chevalerie : c’étaient là tous les plaisirs connus dans l’étroite enceinte de l’habitation, car jamais on n’en sortait que pour les besoins de la vie, ou les devoirs de la religion ; encore mistriss Belmour se refusait-elle souvent à se rendre au village voisin, et le ministre paraissait se contenter d’une excuse de santé, dont on se servait ordinairement. Ce ministre venait quelquefois la voir, et lui témoignait de l’estime et du respect. Il y avait six ans que le père de Brigitte l’avait amenée chez lui avec le jeune Charles son fils, âgé de quatorze ans ; il l’avait annoncée comme épouse d’un négociant de Leicester, ruiné par les guerres civiles, et obligée de chercher un asile contre les persécutions des Levellers. Le vieillard était aussi respecté de ses enfants que s’ils avaient encore été dans leur jeunesse, et cependant ils comptaient déjà trente années de mariage. La belle dame était conduite par lui ; elle fut accueillie avec fraternité ; Brigitte même ne montra aucune curiosité, et n’alla point au delà de ce que lui avait dit son père. Seulement elle s’apperçut que mistriss Belmour s’absentait quelquefois avec le vieillard, qu’ils allaient à Dumbar, y passaient quelques jours, et Brigitte ne concevait pas comment la femme d’un négociant de Leicester pouvait avoir des affaires à Dumbar. Mais le père l’avait dit, et les conjectures s’arrêtaient là. Depuis sa mort, mistriss Belmour avait fait une fois seulement ce voyage avec Charles, âgé alors de seize ans ; et ensuite Charles seul s’absentait à peu près tous les mois. La solitude dans laquelle il avait vécu auprès de sa mère qu’il aimait tendrement, avait de bonne heure formé son cœur et son esprit. Il se sentait meilleur, disait-il, après chaque entretien qu’il avait eu avec elle. Tomy et Brigitte ne comprenaient rien aux troubles dont l’Angleterre était alors le théâtre et la victime. Les termes de Levellers, de Covenants, d’Indépendants, et tous les autres signes de ralliement dans les factions, leur étaient inconnus ; ils savaient qu’on se déchirait autour d’eux sans en connaître la cause, et, dans cette heureuse ignorance, ils se croyaient certains que leur habitation ne tenterait la cupidité de personne, et ne serait jamais le passage des troupes parmi lesquelles ils n’auraient su reconnaître ni amis ni ennemis. Mistriss Belmour et son fils paraissaient moins tranquilles sur les événements ultérieurs ; souvent les retours de Charles donnaient lieu à de longs entretiens d’où la mère sortait avec les yeux rouges, et considérait son unique enfant avec un mélange de tendresse et de pitié qui étonnait ses agrestes amis ; et ce qui les fâchait le plus alors, c’était l’interruption des lectures du soir. Brigitte, avec toute l’innocence d’un bon naturel, faisait une question dictée par un cœur sensible à la pitié. « Le hasard, lui répondait mistriss Belmour, m’avait placée dans une grande ville, où mes relations étaient fort étendues ; et dans un temps aussi malheureux, je n’apprends pas sans peine tout ce que peuvent éprouver d’anciens amis auxquels j’ai dû m’attacher dans le temps de ma prospérité. D’ailleurs, mon époux obligé de fuir, est absent, et j’ignore quel est son sort ». Brigitte la consolait avec les lieux communs de l’ignorance ; mistriss Belmour ne l’écoutait pas, et la remerciait cependant ; Charles avait rapporté des livres ; on marquait une vive curiosité, et de nouvelles. lectures venaient abréger le temps.

Ce fut au retour d’un de ces voyages, que Charles introduisit la jeune voyageuse qu’il avait arrachée à la mort : il fut heureux pour mistriss Belmour que sa présence, les soins qu’exigeaient la situation de cette infortunée, détournassent un instant son attention des nouvelles fâcheuses que son fils lui rapportait. Il eut le temps de lui en adoucir l’horreur.

Tout ce que la bataille de Naseby avait présagé de funeste au parti du roi, était accompli au bout de quatre ans de combats et de misère. Mistriss Belmour apprit que Charles I, déjà captif au château de Hurst, venait d’être transféré à Windsor, et que toutes ses offres avaient été rejetées. Rien ne l’attachait à sa personne ; elle était neutre entre lui et ses ennemis, mais elle avait des intérêts bien chers, et ce coup la frappa vivement. Elle désirait, elle craignait également d’en apprendre davantage. Elle aurait voulu aller à Dumbar, et cédait aux désirs de son fils, qui la conjurait de ne pas se montrer en des circonstances difficiles. Elle avait un ami dans cette ville ; il avait promis à son fils de hasarder un voyage, et de l’instruire de ce qu’elle devait craindre ou espérer.

Il est des situations où l’on ne sait si l’on doit courir au devant du malheur, ou l’attendre dans l’immobilité. On n’oserait dire quel parti mistriss Belmour aurait embrassé, si la jeune fille n’eût pas réclamé des secourt pressants.

Trois jours s’étaient écoulés depuis son arrivée à l’hermitage ; elle était encore plongée dans la douleur la plus amère ; cette douleur était concentrée dans la perte qu’elle avait faite ; le nom de Melvil, accompagné du tendre nom de père et de bienfaiteur, était sans cesse dans sa bouche, et le sien était encore inconnu. Enfin mistriss Belmour osa lui demander si elle ne désirerait pas qu’on informât ses parents de son séjour. — Des parents, je ne m’en connais pas. — Quoi, vous n’en avez plus ? les fureurs des partis… M. Melvil est le seul qui se soit jamais intéressé à mon sort : je l’ai perdu, je suis seule au monde. — Quel est votre nom ? — Caroline. — Que désirez-vous actuellement ? — Hélas ! Madame, un asile et du travail. — Ce souhait vous honore, il est digne d’une âme vertueuse et fière. — Il convient à ma misère, j’ai tout perdu. — Acceptez l’asile où mon fils vous a placée ; quant au travail, nous vivons tous du nôtre ; vous partagerez nos occupations. Caroline, restez avec moi, je veux vous tenir lieu de mère… — Une mère ! s’écria la jeune fille, en se jetant dans les bras de mistriss Belmour. Ah ! jamais je n’ai reposé sur le sein d’une mère…… ! C’est vous, monsieur Charles, ajouta-t-elle en lui tendant la main avec un regard enchanteur, qui m’avez procuré ce bonheur inattendu ; je ne l’oublierai jamais. Charles ne l’avait presque pas considérée ; mais cette fois, l’expression de ses yeux vint pénétrer son cœur d’un feu jusqu’alors inconnu. « Oui, vous serez sa mère, s’écria-t-il en embrassant mistriss Belmour ; elle connaîtra ce que c’est qu’une mère ; elle sera ma sœur, nous serons vos enfants. » Mistriss Belmour, étonnée de ce mouvement impétueux, se garda cependant d’y mettre obstacle par une indiscrète sévérité ; le cœur de son fils lui était ouvert ; pourquoi se le serait-elle fermé au premier éclair d’une passion turbulente par sa nature, et qui repousse les obstacles avant de songer à les vaincre ou à les écarter. Oui, répondit-elle, je lui promets de lui servir de mère, de guide dans la carrière orageuse de la vie, du moins autant que le permettra ma situation. Que sais-je, bon Dieu, ce que je puis devenir moi-même ! — Vous serez heureuse, ma mère, heureuse de notre amour, de nos soins, de nos services… — Charles, Charles, est-ce à nous à prétendre au bonheur ! Après cette réflexion déchirante, mistriss Belmour serra tendrement Caroline dans ses bras, s’assit près de son lit, et lui expliqua quelles étaient leurs occupations dans leur solitude, ajoutant que peut-être cette solitude, commandée par d’impérieuses circonstances, pouvait lui paraître désagréable, aussi bien que les travaux d’une simple ménagère des champs.

» Vous seriez dans l’erreur, Madame, reprit Caroline, si vous croyiez que je puis désirer un monde que je ne connais pas. J’ignore qui je suis, j’ignore même le lieu de ma naissance ; je ne sais de l’Écosse ou de l’Angleterre, quelle est ma patrie. Autant que ma mémoire peut encore me le retracer, il me semble qu’en commençant à distinguer les objets qui m’ont environnée, je me suis vue entourée de quelques personnes qui, ce me semble, étaient destinées à me servir ; que j’habitais alors un lieu vaste, et qu’il y avait autour de moi un appareil de richesse ; mais ces circonstances ne se retracent à mes yeux que comme un songe fugitif perdu dans l’ombre de la nuit.

» Mes idées commençaient à peine à prendre leur place dans mon faible cerveau, que les premières s’effacèrent ; et ma plus tendre enfance s’est passée, ainsi que ma jeunesse, dans la simple maison de M. Melvil, qui m’a élevée avec une tendresse extrême.

» Vous êtes, me dit-il (j’étais bien jeune encore), vous êtes entre deux points extrêmes : vous serez un jour élevée dans une haute sphère, ou plongée dans l’obscurité. Il ne faut pas moins fortifier votre âme contre la fortune que contre l’adversité. La première peut corrompre vos mœurs, changer votre caractère, vous rendre le fléau de votre famille et de vos amis. La seconde est un poison qui flétrit l’âme, aigrit le noble orgueil d’un être qui s’honore par sa propre valeur, éteint l’amour propre, et rend incapable de tout effort généreux. La vertu seule peut armer contre ces deux excès d’un aveugle hasard, et faire supporter avec constance les dons ou les refus de ce même hasard. Fidèle à ce principe, M. Melvil s’est donc occupé sans relâche à me former un cœur capable de résister au torrent du malheur, comme aux faveurs du sort. Je ne sais s’il y a réussi, mais il n’avait pas cru sans doute me préparer à souffrir sans désespoir le mal irréparable d’une perte dont le temps ne saura jamais effacer le souvenir. » À ces mots, Caroline, étouffée par ses sanglots, interrompit son discours. Mistriss Belmour baissa les yeux, et parut réfléchir profondément. Charles appuya ses lèvres sur une des mains de sa mère, tandis qu’il serrait celle de la jeune personne et ce ne fut qu’après quelques moments qu’ils reprirent le fil de leurs idées.

» J’ai donc passé ma vie, reprit Caroline, dans un heureux éloignement du monde et de sa dissipation ; tout mon temps a été employé à cultiver mon esprit ; à fixer les heures par d’agréables occupations ; à méditer sur mes fréquents entretiens avec M. Melvil, dont la sagesse aimable savait embellir le devoir par des formes douces, et lui assigner pour récompense la satisfaction de soi-même. Nulle espèce de travail de mon sexe ne m’est étranger, depuis ceux qu’exige la pauvreté, jusqu’à ceux qui occupent les loisirs de l’opulence. Le travail a donné de la force et de la souplesse à mes membres d’abord très-délicats ; je puis cultiver un jardin, monter à cheval, et vous dispenser de tout ce que votre santé, votre âge et vos habitudes vous rendent pénible ; je puis charmer vos ennuis par les accents d’une voix assez juste ; je puis travailler à l’aiguille, et m’occuper pour vous, et pour Charles, Brigitte et Tomy. Tout ce que je peux vous sera consacré ; heureuse de vous rendre à peine le prix de vos bienfaits, heureuse surtout de sentir que mon existence n’est pas un fardeau qui pèse sur la terre sans but et sans utilité.

» Excellente file ! s’écria mistriss Belmour. Bonne Caroline ! répéta Charles ; et la mère la pressa sur son cœur. Mais, reprit cette femme sensible, si ce n’est pas réveiller en vous un sentiment trop douloureux, dites-moi quel était l’objet de votre voyage. Ah ! répondit Caroline, je ne me soustrairai jamais volontairement à parler de cet affreux événement : mes paroles seront l’expression de la pensée qui existera toujours là, car cette image déchirante ne s’en effacera jamais. Un jour, M. Melvil me dit en m’embrassant, Caroline, préparez-vous à passer en Angleterre avec moi ; quelques circonstances me semblent favorables à votre sort futur ; dans les malheurs publics il est quelques heureux ; vous pouvez être du nombre. Je touche à la vieillesse, elle n’est pas exempte d’infirmités ; si l’impuissance de vous servir personnellement se joignait aux difficultés que je prévois, que deviendriez-vous ? si la mort me surprenait, que deviendriez-vous encore ? Je vous ai assuré le peu dont je puis disposer avec justice, mais je vous dois compte de votre état, et je veux vous rendre ce compte avant de mourir : si mes efforts sont inutiles, j’aurai fait mon devoir.

» Il semble, Madame, que quelques pressentiments avertissent l’homme des malheurs dont il est menacé ; ou plutôt, l’homme qui réfléchit se représente tous les dangers qui l’environnent ; il s’en fait tout à la fois un tableau qui l’effraye ; quand le mal est arrivé, il croit avoir éprouvé un mouvement inexplicable, et qui n’est, sans doute, qu’une opération vague et indéterminée de l’esprit.

Je fis tous mes efforts pour engager M. Melvil à renoncer à ce dessein au milieu des guerres civiles, des troubles publics, des fureurs de parti. Tout fut inutile. Il me dit qu’il connaissait dans les montagnes des chemins détournés ; des routes plus longues, mais sûres, et par lesquelles nous éviterions les armées et les camps.

Nous nous préparâmes au départ ; et en plaçant sur son cheval la cassette que M. Charles a trouvée ouverte, il me dit : Caroline, votre sort est là tout entier, gardez ce dépôt avec autant de soin que moi. Le reste, vous le savez, Madame, vous le savez mieux que la triste Caroline, et vous savez si elle n’est pas condamnée à des regrets éternels, et au désespoir d’avoir été la cause innocente de la mort du meilleur des hommes, Mais, répondit mistriss Belmour, par quels hommes avez-vous été attaqués ? combien étaient-ils ? étaient-ce des brigands ou des soldats ? — Ils étaient trois, enveloppés de manteaux, la tête couverte de grands chapeaux, bizarrement ornés de plumes ; ils feignirent de passer auprès de nous, mais ils nous enveloppèrent, et commencèrent par blesser le cheval de M.  Melvil, qui s’abattit et entraîna son maître dans sa chute. Je n’ai rien vu depuis ce moment ; je ne songeais sans doute qu’à fuir, lorsque, à côté d’eux, à peine cachée par quelques feuilles, je les entendis parler ; leur langue n’était pas la mienne, et je ne pus la comprendre. — M. Melvil avait-il des ennemis ? — Je ne lui en connus jamais. — Ces hommes ne l’ont pas dépouillé, poursuivit mistriss Belmour ? ce n’étaient pas des voleurs ; je comprends que cette importante cassette dont vous parlez, devait contenir des papiers qui doivent vous rendre un état et un nom. — Comment le savez-vous ? — Mon fils a trouvé cette cassette brisée ; parmi ses fragments, il en a découvert une plus petite tout à fait intacte, et une bourse qui contient, je pense, quelques pièces d’or. — J’ignore ce que ce peut être, répondit Caroline, mais le ciel m’est témoin que les conjectures que vous formez me touchent peu, quoi-qu’elles me paraissent justes, et que je ne regrette au monde que M. Melvil. Pourquoi faut-il qu’il ait voulu m’assurer un état que je ne désirais pas ? contente de ses dons paternels, j’aurais vécu dans la médiocrité ; mes mains auraient fermé les yeux de mon bienfaiteur ! — Ne vous a-t-il pas dit, reprit mistriss Belmour, qu’il vous avait assuré un sort après lui ? — Oui. — Ne pourrait-on pas savoir seulement, si dans le lieu de sa résidence on est informé de sa mort ? En allant à Barwick, mon fils peut en parler à un ami sûr que nous avons dans cette ville. — Ah ! du moins, qu’on ne sache pas quel est le lieu de ma retraite ; ne m’avez-vous pas promis un asile ? vous en repentiriez-vous ? — Non, répondit-elle en l’embrassant, mais ma situation est précaire aussi ; elle dépend… » Ici mistriss Belmour s’arrêta, et, absorbée par des souvenirs mélancoliques, elle ne s’apperçut point que Charles était entré dans la chambre et la considérait avec tristesse. Elle sortit enfin de sa rêverie, et le pria de faire voir à Caroline ce qu’il avait recueilli autour du malheureux Melvil. La petite cassette ouverte par force sous les yeux de Caroline, contenait des bagues, des pendants d’oreilles, des bracelets et un collier, tous effets d’un grand prix ; au milieu de l’écrin était une boîte d’un bois précieux, et fermée d’un secret que nul ne put pénétrer, et qu’on n’osa briser. La bourse contenait cinquante guinées. Caroline assura ne l’avoir jamais vue entre les mains de son tuteur. « Cela vous appartient, dit mistriss Belmour à Caroline. — Qu’en pourrai-je faire, dit-elle ? si jamais cela peut m’être utile, vous me le rendrez : je n’ai nuls besoins, nulle curiosité, et j’ignore si j’ai des droits à ce qui reste de M. Melvil. Ce peut n’être qu’un dépôt entre mes mains. — Je le crois à vous, ma chère enfant, puisque cela paraît s’être trouvé dans cette cassette si précieuse. Je le garderai, puisque vous le voulez, et les événements pourront nous apprendre à en faire usage. »

Le tout fut soigneusement serré par mistriss Belmour, et depuis ce moment, Caroline fut associée aux travaux de la maison. Son inquiète vigilance ne laissa plus rien à faire à sa mère adoptive ; elle se chargeait de tout, aidait Brigitte et Tomy, veillait à tous les besoins de mistriss Belmour, chantait pour dissiper sa tristesse, dessinait avec Charles, et semblait multiplier ses forces et son adresse pour répandre autour d’eux la vie et le bien-être. Charles croyait avoir pour elle la tendresse d’un frère ; c’est ainsi qu’elle-même croyait l’aimer ; elle lui devait son salut et son asile ; et sa reconnaissance lui semblait être l’unique motif des sentiments qu’elle lui témoignait. Elle lui rendait tous les soins de l’amitié ; il les prenait aussi pour elle, mais la différence des sexes donnait à ceux du jeune homme un caractère plus tendre ; ses empressements avaient plus de vivacité. Mistriss Belmour les observait avec soin, et craignait de lever le voile qui couvrait à leurs propres yeux l’innocence de leurs premiers penchants. Cependant la confiance de Caroline était si entière, qu’elle s’alarma des assiduités de son fils.

« Charles, lui dit-elle un jour, vous êtes la seule consolation que le sort m’ait conservée ; peut-être sur vous seul reposent toutes mes espérances. Je me flatte, mon fils, que, fidèle aux lois de la nature et de l’honneur, vous êtes incapable de vous écarter de la route que l’un et l’autre vous tracent. — Grand Dieu ! ma mère, d’où pourrait naître un semblable soupçon ? — Je ne soupçonne point mon fils, ce serait pour moi le comble du malheur ; l’homme qui porte un cœur corrompu calcule de sang-froid le mal qu’il veut faire, et cet homme ne ressemble pas à Charles : mais Charles est jeune ; séduit par les charmes d’un premier amour, il peut être entraîné, il peut faire le mal sans l’avoir prévu, et l’abus de l’hospitalité serait un crime. — Je vous entends, ma mère, et vous conjure d’être sans inquiétude ; oui, Caroline m’est chère ; son esprit, sa grâce, son amour pour vous, les soins qu’elle vous rend, sa naïve tendresse pour moi, tendresse dont elle-même ne connaît pas l’étendue, tout en elle m’a inspiré, je l’avoue, l’amour le plus tendre ; je la préfère à toutes les femmes, sans cependant en connaître aucune, parce que nulle ne peut m’offrir plus de trésors réunis ensemble. Si vous y consentez, elle sera mon épouse, et à ce titre, je la respecterai comme je respecte ma mère. — Votre épouse, mon fils !… mais… Charles, songez que nous ne la connaissons point. — Ma mère aurait-elle des préjugés ? — Vous me connaissez, mon fils, et si j’en avais eu, il faudrait qu’ils fussent bien enracinés, pour que ma situation ne m’eut pas appris que les hommes sont au moins égaux par la douleur. Ensevelie dans cette retraite obscure, peut-être ai-je dit un éternel adieu à cette société que la discorde agite et trouble sans cesse ; mais vous n’êtes pas condamné pour toujours à fuir cette même société. Quand vous y rentrerez, il y faudra porter, au moins en partie, l’oubli des principes austères de votre raison ; il faudra vous soumettre aux usages reçus, aux convenances qu’elle s’est fait une règle de respecter, et sans être assez vil pour paraître ce que vous ne serez pas, vous imposer la loi de ne pas toujours vous montrer ce que vous êtes. Or, comment pourrez-vous y présenter une épouse dont vous ne connaissez pas la famille, qui même ignore le nom qu’elle pourrait porter ? — Certainement, ma mère, Caroline appartient à des parents dont elle n’a pas à rougir. — Je le crois, mais enfin elle n’a pas même un nom ; peut-être une naissance illégitime… — Quand cela serait, en est-elle moins estimable ? — ah ! sans doute, je ne l’aime et ne l’estime pas moins ; ses qualités, la pureté de son cœur, sont tout ce que je lui demanderais pour vous et pour moi : mais dans le monde on exigera au moins un nom ; et plus elle aura de vertu, plus elle aura de charmes, et plus la malignité cherchera, dans les fautes du hasard, à la couvrir d’un mépris factice, et à la repousser de son sein, ne fût-ce que pour ne pas rougir devant elle des vices auxquels un titre semble autoriser. — Je ne rentrerai point au milieu de ce bizarre assemblage qu’on appèle société. — Savez-vous quels devoirs vous seront imposés, mon fils ? suis-je seule arbitre de votre destinée ?… — Non, ma mère, j’espère que vous ne l’êtes pas, que vous ne le serez point, mais peut-être alors… — Ne vous en flattez pas, si la naissance de Caroline est toujours inconnue : comptez pour elle sur une protection assurée, sur des bienfaits qui passeraient même vos espérances, mais non sur un consentement que je ne pourrais ni obtenir, ni même donner. » Charles frémit, et jeta sur sa mère un regard incertain et abattu. » Je ne vous dis pas, ajouta-t-elle, que dans une autre situation on ne puisse percer le mystère de l’état de cette aimable enfant ; qu’elle ait un nom, seulement un nom qu’on puisse avouer dans la société ; les biens, les titres, ne seront rien. Mais, nous-mêmes pouvons-nous calculer les sinistres événements qui peuvent nous envelopper ? Quelles conjectures avons-nous à former ! quels maux n’avons-nous pas à prévoir ? Oh ! mon fils, notre unique devoir est de ne pas trahir ceux de l’hospitalité. Ma demeure est le seul asile de cette jeune fille, et je frémis en songeant qu’elle y peut trouver sa ruine. — Je vous jure, ma mère, que ma bouche n’a pas encore prononcé le nom d’amour, et que je ne lui en parlerai jamais que de votre consentement. »

Mistriss Belmour reçut la promesse de son fils, et plus tranquille par la connaissance qu’elle avait de sa docilité, elle borna sa vigilance à retenir les jeunes gens sous ses yeux, sans gêner, au moins en apparence, la douce familiarité qui régnait entre eux.

Il y avait dans l’humble manoir une chambre élevée dont mistriss Belmour avait seule la clef, et où elle avait coutume de se retirer seule quand elle était plus qu’à l’ordinaire accablée de cette triste langueur qui ne se dissipait que par moments. Charles seul allait quelquefois l’y trouver, et la ramenait ordinairement les yeux gonflés, et portant la trace des larmes qu’elle avait répandues. Elle s’y renfermait cependant moins souvent depuis qu’elle avait un objet de surveillance. Mais un jour, que Charles avait été chasser dans les bois voisins, elle se rendit à son cabinet, et Caroline inquiète de sa longue absence, monta quelque temps après. En ouvrant la porte, elle vit mistriss Belmour assise devant un magnifique tableau, qu’elle reconnut pour être de la main de Vandick, dont elle avait vu plusieurs ouvrages. Il représentait un très-bel homme de quarante ans environ, en habit de guerrier et décoré des grands ordres d’Angleterre. « Ah ! s’écria-t-elle, je connais ce seigneur-là. » Mistriss Belmour se hâta de tirer un rideau sur le portrait, et se tournant vers Caroline d’un air sévère : « Je croyais, lui dit-elle, que ma fille d’adoption savait placer la discrétion au rang des vertus dont elle est douée. » Caroline, interdite et les larmes aux yeux, demeura muette ; mistriss Belmour la fixa, et se repentant aussitôt, lui prit doucement la main. « Pardonnez, lui dit-elle, un premier mouvement de terreur ; vous venez de surprendre un secret bien important. — Je le garderai, s’écria Caroline. — Il y va peut-être de ma vie et de celle de mon fils. — Oh ! Madame, je le garderai ; votre vie et celle de Charles !… Mon Dieu ! que ne donnerais-je point pour Charles… et pour sa mère. — Vous le garderez, Caroline, vous me le promettez ! il suffit. »

Elle l’embrassa, essuya les larmes qu’elle avait fait couler, et parut tranquille. Cependant elle avait remarqué la vive exclamation qui était échappée à l’image du danger que Charles pouvait courir. Dans le cours de la journée, elle observa la jeune fille, et vit avec plaisir qu’elle ne cherchait pas plus à entretenir son ami qu’à l’ordinaire ; et ne l’ayant pas instruit de ce qui s’était passé dans le cabinet, elle s’assura de la discrétion de Caroline, par la certitude qu’elle n’avait pas témoigné une curiosité qui cependant aurait été pardonnable. Dans un autre moment d’absence de Charles, elle s’enferma de nouveau, et ne fut point troublée dans sa retraite ; lorsqu’elle reparut, la jeune fille occupée aux travaux du ménage, semblait plutôt éviter ses regards que chercher à pénétrer dans son âme. » Étonnante fille, disait mistriss Belmour ! que de force dans le caractère ! que de vertu ! Pourquoi le sort l’a-t-il maltraitée quand la nature avait tout fait pour elle ? Ce jour-là même, elle remarqua sur sa table ordinairement frugale, un mets délicat et nouveau, qui fut servi avec un air de triomphe qui donne du prix aux moindres petites actions. « Pourquoi ce festin, dit la tendre mère avec bonté, car c’en est un pour nous ? — Je ne sais, répondit Caroline ; j’ai cru que cela pourrait vous plaire ; l’uniformité fatigue, un léger changement ranime l’esprit et dispose à la sérénité. » Mistriss Belmour comprit que cette idée était venue en la voyant chercher sa solitude d’où ordinairement elle revenait plus abattue. Elle lui sut tant de gré de sa délicatesse, et du refus de s’expliquer ! Ce repas fut agréable ; Charles sans doute le trouva délicieux. Grands de la terre, il était assaisonné par une foule de sentiments qu’on ne connaît point à vos tables somptueuses : l’or les paye, la flatterie les environne ; on y assiste par usage, on y trouve l’ennui assis avant soi, et il suit chacun des convives désœuvrés qui le conduisent avec eux, et s’endorment, tandis qu’il les attend au réveil.

CHAPITRE III.



Ah ! sans doute, si nos solitaires n’avaient eu à souffrir que la médiocrité, ils pouvaient encore se dire heureux ; mais il est des maux auxquels nulle situation ne peut dérober ceux qui en sont atteints. Cet instant de jouissance fut chèrement payé. Charles devait partir le soir même pour Dumbar ; lui seul pouvait aller y chercher des lettres qu’on attendait avec impatience. Ce n’était jamais sans trouble que mistriss Belmour voyait partir son fils ; et cette fois, ce trouble fut plus violent, parce que les circonstances étaient devenues plus critiques. Elle voulait y aller à sa place ; Charles lui représenta que ce serait exiger de lui une marque de pusillanimité dont il était incapable ; elle en convint, mais alors elle voulait l’accompagner. « Eh ! ma mère, lui dit-il, n’est-ce pas à moi de vous garantir de tous les dangers, et pouvez-vous croire que je renverserai l’ordre de la nature en vous employant à me défendre ? » — Mistriss Belmour soupirait, fixait son fils avec des yeux baignés de larmes, et sentait bien qu’il avait raison. Elle le laissa enfin partir, mais avec un serrement de cœur dont elle ne pouvait déduire aucune cause réelle. Caroline, non moins pénétrée du chagrin qu’inspire toujours l’absence, prit sur elle de le dissimuler, et chercha tous les moyens propres à soulager l’âme de sa mère adoptive. L’amitié lui fit atteindre ce but autant qu’il était possible, et mistriss Belmour se trouva moins agitée au déclin du jour. Montant dans sa chambre, elle fut étonnée de trouver sur une natte, auprès de son lit, la couche agreste de Caroline. Celle-ci lui déclara que, n’ayant jamais été si affligée du départ de Charles, elle ne voulait pas coucher seule. « Dites plutôt, excellente fille, que vous ne voulez pas me laisser seule moi-même. Ah ! croyez que je lis dans votre cœur ! » Caroline sourit, lui baisa la main, et commença une conversation qu’elle sut amener et soutenir avec tant de naïveté, qu’enfin mistriss Belmour s’endormit en l’écoutant. C’était justement ce que voulait Caroline, qui alors s’abandonna elle-même aux charmes du sommeil.

Les premiers rayons du jour les trouvèrent encore profondément assoupies ; Caroline s’éveilla la première, et mistriss Belmour longtemps après. Caroline s’était hâtée de remplir sa tâche de chaque jour ; et pour abréger la journée, elle engagea une promenade au dehors jusqu’à l’heure du dîner. Le repas fut assez paisible ; la jeune fille parlait beaucoup, variait ses sujets, et fixant toujours l’attention de sa mère, parvenait à la distraire de sa pensée dominante. Vers le soir, elles s’assirent dans la petite cour, auprès de la maison, occupées toutes deux d’un ouvrage à l’aiguille, lorsqu’un coup donné à la porte les fit tressaillir. Ce ne pouvait être Charles ; on ne l’attendait pas ce soir ; d’ailleurs il appelait et ne frappait jamais. Tomy ouvre ; un homme enveloppé d’un manteau, la tête couverte d’un casque, entre, reconnaît mistriss Belmour, et lui présente une lettre ; elle ouvre, un anneau tombe !… Il est mort, s’écrie-t-elle, et penchant sa tête sur le sein de Caroline, elle s’évanouit. Caroline interdite, se sent à peine la force de la soutenir ; elle appèle Brigitte, Tomy la seconde ; on emporte l’infortunée dans sa maison, et l’étranger veut sortir ; Caroline éperdue, privée de tout secours dans une si étrange conjoncture, se précipite vers lui, l’arrête par son manteau, sans savoir encore si c’est un ami ou un ennemi. « Je ne puis, lui dit-il ; il y va de ma vie si je restais un moment de plus ; allez, jeune fille, prenez soin d’elle ; elle est bien à plaindre ! » À ces mots, il s’éloigne, et Caroline, un instant immobile et sans idée, sort de cet état de stupeur pour voler au secours de son amie. Qu’on eut de peine à la faire revenir ! Et dans quel état ouvrit-elle les yeux à la lumière ! Dix fois dans cette affreuse nuit, Caroline, Brigitte et Tomy désespérèrent de sa vie ou de sa raison. Ces deux derniers ne savaient pas quel était l’objet de tant d’affliction ; et si le tableau avait donné quelques lumières à Caroline elles étaient faibles encore, et ne fournissaient à son esprit nul moyen de calmer ou de partager des mouvements si violents. Au point du jour, l’arrivée de Charles vint accroître le tourment de sa sensible amie ; il parut sous les habits d’un montagnard écossais. Son front était couvert des plus noirs soucis ; son œil était fixe ; sa bouche s’entr’ouvrait à peine pour articuler quelques mots. « Où est ma mère, dit-il à Tomy d’un ton farouche ? « Tomy épouvanté lui fit signe de monter. Il entre ; mistriss Belmour ne le voit point ; il ne voit point Caroline ; il contemple sa mère, et s’assied près de son lit sans prononcer une parole. Caroline, immobile devant eux, ne trouve pas en elle le courage d’interrompre cet affreux silence. Heureusement Charles n’était pas revenu seul ; un étranger se présente, et, s’adressant à Caroline, demande à pénétrer dans la chambre ; elle lui montre le lit de douleur sans lui parler, mais bientôt il offre d’aller lui-même chercher un médecin. Caroline joints ses mains en signe de prière, et l’étranger part à cheval. Pendant son absence, Charles appercevant enfin Caroline, lui tendit la main, et lui montrant sa mère : « Comment a-t-elle appris… ? — J’ignore ce qu’elle a su : un homme… Une lettre… Un anneau… — Où est-il ? — Le voilà. » Charles le prend, le presse de ses lèvres, le pose sur son cœur… Ô mon père ne pourrai-je te venger ! À ce mot, mistriss Belmour semble sortir des bras de la mort, et se jetant presque dans ceux de Charles : « Que parlez-vous de vengeance ? voulez-vous m’enlever mon fils ? arrêtez, Charles, arrêtez… » Charles n’eut pas le temps de lui répondre ; ce mouvement violent avait épuisé le peu de force qui l’avait ranimée ; elle retomba dans son accablement, et Charles dans ses réflexions, ou plutôt dans ce labyrinthe d’idées confuses, dont le résultat est une absence momentanée de raison. Caroline en avait entendu assez ; le portrait était celui d’un père et d’un époux ; cet époux n’était plus, et sans doute il venait d’être sacrifié au parti dominant. « Charles, dit-elle avec un accent si doux et si pénétré ! — Caroline, répondit Charles !… — Charles, vous avez du courage. — Il n’en est point à l’épreuve d’un malheur que rien ne peut réparer. — Voyez votre mère, et songez qu’elle va nous échapper si vous l’abandonnez. Malheureuse mère, elle n’est qu’une ombre fugitive prête à s’évanouir, si elle ne retrouve en vous un appui ; vous seul lui restez… — Vous avez raison, Caroline, mais mon père est mort ; il est mort sans honneur et sans gloire ! — Mais votre mère vit encore. — Caroline, un moment laissez-moi respirer ; ô nature ! ô mort ! — que vos décrets sont terribles ! Caroline se tut, et mistriss Belmour ne donnait que de faibles marques de vie, lorsque l’étranger reparut avec un médecin. Celui-ci vit un danger pressant dans l’état de la malade. Il la saigna promptement, et les prières de Charles et de Caroline l’engagèrent à passer une nuit auprès de leur mère. L’étranger était cet ami de Dumbar qui n’avait pas laissé revenir Charles avec cette affreuse nouvelle ; il avait craint le désespoir du fils et celui de la mère ; et la circonstance exigeant sur toutes choses que Charles demeurât inconnu, ils avaient tout deux pris le vêtement des montagnards, sous lequel ils n’avaient rien à craindre.

Le médecin étant dans la chambre de mistriss Belmour, Caroline, Charles et M. Tillotson se retirèrent dans celle de Caroline, qui était immédiatement à côté. Là, Charles prenant la main de son amie, la tint long-temps serrée entre les siennes sans pouvoir encore ouvrir la bouche ; mais enfin quelques larmes vinrent diminuer le poids énorme qui oppressait son cœur. « Caroline, dit-il, vous savez tout ; pardonnez si on vous a fait un mystère de notre sort ; alors nous croyions qu’il importait au salut… M. Tillotson, instruisez-la ; moi… je ne puis ni me taire ni parler.

L’étranger prit alors la parole : « Vous savez, Madame[1], dit-il, en s’adressant à Caroline, quels sont les maux qui accablent depuis si long-temps les îles britanniques. Les fureurs de parti nous ont livrés à toute l’horreur des guerres civiles. Je ne ferai point cet horrible tableau, dans lequel on verrait les familles combattre les unes contre les autres sur le même sol qui les vit naître ; le fils et le père, et les frères verser leur propre sang, combattre et mourir plutôt en assassins qu’en soldats. Mais ce que vous ignorez au milieu de toutes ces horreurs, c’est la part qui en a été réservée à mistriss Belmour. Son nom ne vous est point connu. Vous voyez en elle lady Goring, depuis peu comtesse de Norwick. Elle est fille du malheureux comte de Strafford, lâchement abandonné par Charles Ier, au commencement des troubles publics, et mort sur l’échafaud, en attestant des ordres donnés par ce prince faible et irrésolu. Le lord Goring osa cependant s’attacher à sa personne, et n’a été victime que de son zèle, dans le temps où l’Angleterre reconnaissait l’autorité du roi. Lord Goring était beau-frère de la comtesse de Derby, née française, de la maison de la Trémouille, qui, assiégée dans sa maison de Latham, au comté de Lancastre, soutint en 1644 un siège de deux mois avec un courage étonnant. Dès le commencement des troubles, lord Goring avait envoyé son épouse et son fils auprès d’elle ; il eut le bonheur de les délivrer sous le commandement du prince Robert[2], avant la bataille de Marston-Moor, et une partie des troupes de la comtesse servit à renforcer la garnison de Bolton. Mais cet avantage fut de si peu de durée ! bientôt, par l’imprudence du prince Robert, sa hauteur vis-à-vis du comte de Newcastle, beau-frère du lord Goring, habile général, et honnête homme, et son obstination à livrer bataille dans un état inférieur de forces et de position, Charles Ier se vit arracher le fruit de la victoire. L’aile droite de l’armée du parlement fut d’abord mise en déroute, mais l’aile gauche, commandée par Olivier Crumwel, se battit avec une fureur incroyable ; et lorsque l’aile droite des troupes du roi revenait de la poursuite, Crumwel l’attaqua avec une telle impétuosité, qu’elle fut entièrement rompue et dispersée, ainsi que le reste de l’armée. Le prince pouvait se retirer à Yorck ; mais effrayé de sa faute, et découragé par ce revers, il passa dans le Shropshire ; et le comte de Newcastle, indigné de sa conduite imprévoyante, quitta l’Angleterre. Lord Goring, pressentant les malheurs d’un parti si mal dirigé, se hâta d’écrire à la comtesse de fuir en Écosse avec son fils ; d’y chercher une retraite obscure, où sous un nom emprunté elle pût attendre les événements. Simple particulier, témoin et non acteur dans cette terrible scène, attaché à la maison de Goring, à celle de Newcastle, à celle de Derby, je fus chargé de diriger la marche de la comtesse, et de lui chercher un asile. Je lui proposai de passer sur le continent avec le comte de Newcastle, mais elle ne voulut jamais quitter la terre sur laquelle respirait son époux. Elle eut encore la satisfaction, si c’en est une, de l’embrasser avant de quitter la ville d’Yorck ; là, il lui promit de me faire passer souvent des nouvelles de sa situation ; il l’assura que, tant qu’il existerait, il ne songerait qu’à elle et à l’unique fruit de leur amour ; la prévenant que, s’il perdait la vie dans les combats, elle recevrait de sa part un anneau qu’il tenait d’elle, et qui serait remis entre ses mains par un jeune page qui leur était extrêmement attaché. J’eus le bonheur de guider les pas de cette famille fugitive ; de lui assurer une retraite, où elle est inconnue même à ceux qui l’entourent et la servent ; et je me suis établi à Dumbar, où, sous le prétexte d’une espèce de négoce, j’ai pu former quelques correspondances qui m’ont instruit de tous les événements.

L’année suivante, la perte totale de la bataille de Naseby, présagea les suites funestes du parti. À la tête de trois mille hommes de cavalerie, lord Goring y fit, mais en vain, des prodiges de valeur. Il fut encore défait à Lamport. Bristol fut pris encore par la faute du prince Robert ; et lord Goring, qui avait joint l’armée que le prince de Galles avait rassemblée en Cornouailles, passa en France chargé d’une mission secrette. À cette époque il m’écrivit, et me défendit d’en instruire sa famille. L’infortuné ! il se flattait d’obtenir des secours qui lui assureraient la victoire. Pourquoi ai-je obéi à ses ordres, et gardé ce funeste secret ? lady Goring aurait suivi son époux. Eh ! que ne peuvent sur un homme de bien, la présence d’un fils et celle de sa mère ! La comtesse l’aurait éclairé sur le danger d’une entreprise inutile, et d’un retour dangereux ; quelques ressources, et du courage, et l’on vit partout avec les objets de son amour. Il revint en Angleterre avec Montreuil, envoyé de France, dont la mission insignifiante ne produisit rien de favorable pour Charles Ier, il osa même, avec son courage accoutumé, venir chercher le prince de Galles, errant et fugitif dans les rochers arides du Scilly ; il lui porta quelques secours, et lui donna des conseils. Mais les Écossais ayant abandonné la défense de Charles Ier, il n’osa venir voir sa femme et son fils, quoiqu’il fût à Barwick. « C’est à Barwick que je l’ai vu, s’écria Caroline ; il eut un long entretien avec M. Melvil, et nous donna quelques personnes de sa suite pour nous escorter. »

« Lorsqu’enfin en 1647, le roi fut livré à ses ennemis par les commissaires écossais, la conduite de Crumwell envers lui laissa naître quelques espérances. La permission qu’il lui donna de voir ses enfants, les honneurs qu’il lui fit rendre, les promesses de le rétablir dans sa première dignité en imposèrent aux esprits crédules ; on ne voyait pas que plusieurs factions s’étant formées dans son parti même, par le fanatisme des diverses sectes religieuses, il n’avait point assez d’audace pour les vaincre, et que, hors de la tête des armées, Crumwell ne peut opposer aux obstacles que l’artifice et la duplicité. Cet homme ambitieux n’a point l’esprit de son caractère : plutôt altier qu’audacieux, il aura des moments d’emportement, et non de vrai courage. Ces moments passés, il sera faible et craintif ; toujours embarrassé des petites choses, il s’occupe d’écarter les plus légers obstacles ; on leur donne de la consistance à mesure qu’on s’en occupe, et on perd du temps à se rendre plus méprisable ou plus odieux. Charles Ier fut trompé ; il devait l’être dans cette lutte où il a succombé ; il n’a pas joué un rôle propre à honorer sa mémoire, ni à justifier l’attachement de quelques hommes dignes d’une meilleure cause. Le lord Goring avait facilité l’évasion du prince de Galles en France ; il fit encore une tentative dans les comtés de Kent et d’Essex ; mais Crumwell et Fairfax la rendirent vaine ; son parti fut détruit, et lui-même fait prisonnier. Enfin, Madame, le 30 janvier dernier, Charles Ier a subi son sort ; et après lui, on a condamné à mort tous ceux qui avaient porté les armes contre le parlement. Lord Goring, qui avait été créé comte de Norwick au milieu des camps était du nombre, et mistriss Belmour pleure actuellement un époux, et Charles un père. » — Eh ! moi aussi, je donne des larmes à son sort, s’écria Caroline, mais plus encore à celui de sa veuve et de son fils. » Charles lui prit les mains, les serra avec tendresse, et retomba dans le profond accablement qui l’avait empêché d’entendre le récit de M. Tillotson.

Il en fut bientôt tiré par un soupir qu’on entendit pousser à la malade ; elle parut sortir d’un profond accablement, et demanda son fils. On entoura son lit ; elle regarda très-attentivement tous ceux qui parurent, mais surtout M. Tillotson ; elle fit signe qu’on lui expliquât pourquoi il était là. On fut embarrassé de lui répondre ; on craignait de lui rappeler une idée qui ne semblait pas présente à son esprit. Le médecin vint au secours de l’amitié ; il lui défendit de parler, et même d’écouter ; elle fit encore un soupir ; et, après quelques instants, elle appela Caroline, et lui fit quelques questions sans suite. On voyait que la mémoire cherchait à ressaisir l’usage de ses facultés. La douleur revint avec elle ; la perte de son époux lui retraça celle de son père ; tous deux lui avaient été enlevés par le même genre de mort, tous deux avaient disparu ; son malheur se retraça tout entier ; et si on eut, à force de soins, le bonheur de lui conserver la vie, on avait lieu de craindre que sa santé ne fût pour toujours altérée par des revers aussi effrayants. M. Tillotson resta plusieurs jours, et il fut heureux pour Charles qu’un ami si prudent fût chargé de réprimer les transports dont son âme était agitée. Il ne respirait que haine et vengeance ; il voulait partir pour Londres, pour l’armée ; il voulait venger son père, rendre à sa mère ce qu’elle était loin de regretter, ses titres et ses biens. Lui-même en était peu jaloux, mais il voulait rendre à la mémoire de son père l’honneur que lui arrachait le nom infâmant de traître à sa patrie. M. Tillotson sentait que tous ces mouvements étaient dans la nature ; que la nature est toujours là, et qu’il ne dépend d’aucun homme d’arrêter sa marche. Il laissa un libre cours à sa direction actuelle, mais il tâcha de la faire varier, et de la ramener insensiblement du côté de sa mère ; sans autre appui que son fils, fallait-il ajouter un nouveau supplice à celui qu’elle endurait ! « Que pouvez-vous seul, lui dit-il enfin, contre un parti dominant, assuré de la victoire, et pourvu de tous les moyens de se maintenir quelque temps ? Irez-vous combattre des armées triomphantes ? et quand vous auriez encore des soldats, sur qui vengeriez-vous le père que vous pleurez ? Sur ceux qui n’ont pas ordonné sa mort ? Ainsi, dans tous les cas, vous vous immolerez sans fruit en sacrifiant une mère qui n’existe plus qu’en vous. Si des vaisseaux étrangers apportaient au sein de l’Angleterre une armée ennemie ; si toute la patrie se réunissait alors pour la repousser, alors il ne vous serait pas permis d’être spectateur dans la querelle générale ; vos bras et votre vie appartiendraient à votre patrie, fallût-il aller sur des bords lointains pour écarter à jamais l’étranger. Mais ici, pour ne pas devancer les temps, pourquoi ne pas attendre que les factions se détruisent les unes par les autres, et pourquoi vous exposer à être détruit par elles ? Ce sont elles qui, n’agissant que par convulsion, renversent les projets, perdent les états et quelle gloire y a-t-il à seconder leur délire ? Rien ne peut vous rendre votre père, mon jeune ami, et votre mère est un legs que vous tenez en ce jour de lui et de la nature. À qui l’oseriez-vous confier ? qui, dans ce désert, peut veiller sur elle, la garantir des recherches, fuir peut-être avec elle, satisfaire à ses besoins, la consoler enfin d’une perte dont les jours, les mois, les années ne peuvent effacer la profonde impression ? N’écoutez ni l’extrême douleur qui se forge des devoirs, ni la passion qui excite à les remplir : il vous en reste assez ; ils ne seront pas de ceux qui excitent l’admiration des hommes, mais de ceux qui inspirent à de belles âmes la douce satisfaction d’elles-mêmes. « Ce fut, non sans beaucoup de peine, que le courroux du jeune homme fit place à la raison. Caroline ne disait rien, et Charles augurait de son silence qu’elle blâmait la prudence de M. Tillotson. « Il ne m’appartient pas, lui dit-elle, de vous donner des conseils ; de vous seul doit dépendre votre détermination ; mais je ne puis entendre M. Tillotson sans croire à sa sagesse. » Charles s’éloigna d’eux, et quelques heures de réflexions l’amenèrent à ne point abandonner sa mère à de nouvelles inquiétudes, à ne pas l’exposer sans appui aux dangers qui pouvaient la menacer personnellement. La vie obscure n’est jamais du choix de l’ardente jeunesse. Plus d’une fois Charles, bouillant d’impatience, aurait voulu combattre à côté de son père ; il ne fallait pas moins que les ordres paternels pour le retenir ; souvent, comptant que la victoire se fixerait sous les drapeaux du lord Goring, il avait soupiré après les mêmes honneurs qu’attendait le vainqueur. En ce moment où le désir de la vengeance s’unissait aux désirs belliqueux, son ardeur semblait ne pouvoir se calmer. Le sentiment de son impuissance et celui de la nature l’emportèrent ; il se laissa guider. Sa mère, inquiète et troublée, reçut de lui le serment de ne l’abandonner jamais, et du moins, pouvant espérer que les mains d’un fils fermeraient sa paupière, ses regrets furent désormais l’unique source d’une langueur qui semblait devoir consumer sa vie.

Quelques jours après, lorsqu’elle commençait à se lever, et à prendre quelque part à ce qui se passait autour d’elle, le ministre, qui la visitait quelquefois sans la connaître, mais par estime pour ses vertus, vint à la chaumière. On ignorait qu’elle eût eu aucun sujet de chagrin ; on savait seulement qu’un mal subit avait mis ses jours en danger. Elle se plaignit de sa santé, et comme on voyait sur son visage la trace évidente des larmes, elle feignit une crainte extrême de quitter la vie, son fils, et cette jeune parente, dit-elle, orpheline et sans fortune. Le pasteur essaya de la rassurer, et traitant adroitement de différents sujets, il lui demanda si elle était instruite que miļady Falcombridge faisait réparer le château de l’Hermitage, et qu’elle comptait venir y passer quelques mois de la belle saison avec lady Amelia sa belle-fille. Non, répondit mistriss Belmour, s’efforçant de cacher son trouble. Quelle fantaisie, répliqua M. Tillotson, peut amener en ce désert la fille de Crumwell, au moment du triomphe de son père ? — Vous ne savez pas, répondit le pasteur, que milord Falcombridge ne sert son beau-père que par politique. Il voit quel est le but de son astucieuse conduite, et leurs opinions ne sont plus d’accord. Milady est d’un caractère violent et hautain ; elle voudrait dominer son père comme son époux, et l’un est moins facile que l’autre. Crumwell employera tous les actes de violence nécessaires pour accroître et affermir un pouvoir encore incertain ; mais il désapprouve dans sa fille ce qui ne lui est pas utile à lui-même ; il la connaît trop bien pour ne s’en pas défier, et peut-être l’éloigne-t-il à dessein, de son mari, qu’on sait être gouverné par elle. On dit que lady Amélia, élevée par une maîtresse de pension habile et sage, est un ange de bonté ; elle n’a pu contracter ni les vices, ni les défauts de sa belle-mère, qui paraît cependant l’aimer avec une tendresse qu’on n’attendrait pas d’elle. — Elle fut, dit-on, l’amie de la première épouse de lord Falcombridge, dit le jeune Charles. — Son amie… ! reprit M. Tillotson avec un sourire un peu amer ; non pas son amie ! Alors, la fortune de miss Adelina et son éducation peu soignée ne lui permettaient pas de semblables liaisons d’amitié. — Miss Adelina, reprit le ministre, fut introduite dans la maison par Milord lui-même, sous le prétexte de veiller à la première éducation de lady Amélia. On remarqua dès lors qu’il régnait entre elle et Milord une familiarité contraire aux bonnes mœurs ; on en avertit milady Henriette Levelyn, son épouse ; mais Adelina témoigna une si grande tendresse pour l’enfant ; l’enfant lui paraissait si attachée, que cette habitude de part et d’autre servit de prétexte pour la retenir. Lady Henriette, languissante et affaiblie par une première couche, ne semblait pas promettre d’autres héritiers, et la famille de Levelyn, jalouse de conserver à la jeune Amélia les biens immenses de sa mère, ne voulait pas que cet enfant fût contrariée. Milord Falcombridge, son père, devait avoir pendant sa vie la jouissance de toute la fortune apportée par lady Henriette, si elle mourait sans enfants ; si, au contraire, elle laissait un ou plusieurs héritiers, Milord devait leur rendre compte de la totalité des biens, et n’en conserver qu’une part d’enfant dans la jouissance. Lady Henriette l’avait ainsi voulu, en épousant par inclination lord Falcombridge, et disposant des volontés de ses parents dont elle était adorée. On dit que ses jours furent abrégés par le chagrin de voir une rivale maîtresse du cœur de son mari ; on dit qu’Adelina fut coupable des artifices les plus incalculables pour rompre de lien qui unissait les deux époux. Elle mourut enfin, lorsque la jeune Amélia n’avait encore que dix-sept mois. Un an après, Adelina devint l’épouse de Lord Falcombridge, et l’on vit avec étonnement paraître une petite fille, cadette d’Amélia, qui fut reconnue comme sa fille et celle d’Adelina, et légitimée par ce mariage. La famille Levelyn ne s’en inquiéta point ; celle-ci n’avait de droits qu’au partage des biens du père ; et Amélia demeurait si riche du côté de sa mère, qu’on n’envia point pour elle ce que la naissance d’une autre fille lui enlevait. Au reste, cet enfant ne semblait avoir vécu que pour réparer l’honneur de sa mère, car elle mourut pendant un voyage que ses parents avaient fait à Londres, et Adelina ne put se consoler de la perte de sa propre fille qu’en embrassant Amélia qu’elle a depuis chérie comme son enfant, et semble en avoir tous les droits sur son cœur. Heureusement nul autre fruit de son union n’est venu étouffer cette amitié qu’elle a dû affecter d’abord, et qui en elle est devenue affaire d’habitude.

La conversation finit là. Le ministre sortit, et M. Tillotson s’occupa de rassurer mistriss Belmour sur les suites d’un voisinage aussi dangereux. Elle voulait fuir avec son fils, mais cette démarche parut imprudente à son ami ; elle lui sembla propre à éveiller les soupçons, à faire épier les démarches, à examiner mille petites circonstances, à conduire à la découverte d’un rang qu’il fallait cacher. Crumwell pouvait bien peut-être oublier une femme désormais sans appui, mais il ne pouvait laisser vivre paisiblement le fils et l’héritier du lord Goring, surtout en Écosse, où déjà l’on cherchait à rassembler les amis de Charles II, à lui former un parti, et à soutenir sa cause par la force des armes. Il conseilla la plus grande prudence, et promit au reste que sa vie entière serait consacrée au salut de lady Goring et de son fils.

Cependant trois mois se passèrent sans aucun événement. Mistriss Belmour ne mettait plus d’obstacles au penchant de ses jeunes enfants. Tous les prestiges étaient évanouis ; la mort du lord Goring avait effacé tous les préjugés, anéanti toutes les espérances : Charles paraissait condamné à une profonde obscurité. Dans cette situation, il lui fallait au moins une compagne de son choix ; une épouse capable de le dédommager, par un bonheur paisible, de cette autre espèce de bonheur dont on se détache avec peine. Les plaisirs domestiques sont comptés pour rien dans la splendeur. Mistriss Belmour crut qu’ils pouvaient constituer la félicité d’une vie agreste. Elle se rendit aux désirs de son fils ; elle sut lire dans le cœur de la modeste Caroline ; elle y chercha un aveu qu’on n’aurait osé lui faire et, sentant pour elle-même le prix d’une telle fille, elle avait promis de les unir au commencement de l’hiver suivant.



CHAPITRE IV.


Vers le mois de juin, on vit arriver milady Falcombridge et sa belle-fille. Le château de l’Hermitage fut rempli de chevaux, de chiens et de valets ; mistriss Belmour et surtout Caroline se virent condamnées à se renfermer dans leur étroite enceinte : les promenades au dehors furent prohibées, suivant le conseil de M. Tillotson.

Le Loup et le Renard sont d’étranges voisins !
Je ne bâtirai point autour de leur demeure.

Ainsi la contrainte et l’inquiétude

vinrent à la suite de ces personnages fastueux. Rarement ils font un peu de bien, et presque toujours ils produisent le mal, sans même s’en douter. Milady s’informa au pasteur s’il y avait quelque société pour elle et sa fille. Le ministre ne connaissait pas à mistriss Belmour de raisons de se cacher ; mais depuis long-temps il soupçonnait qu’elle avait un secret, et il avait un tact assez juste pour imaginer que ce n’était pas à milady Falcombridge qu’elle voudrait le confier. Il répondit affirmativement qu’il ne voyait personne qui pût lui convenir. — « On m’a cependant parlé, dit-elle, d’une certaine mistriss Belmour, qui occupe un logis anciennement bâti pour le fermier de ces terres ; cette femme a un fils : qui sont ces gens-là ? — Mistriss Belmour a quarante ans, elle est d’une santé chancelante, ne sort jamais… — Je ne demande pas ce qu’elle fait, M. le ministre : je demande qui elle est. — Je l’ignore : John Burchill, le vieux fermier de Milord, l’amena chez lui comme une de ses parentes, veuve et sans consolation. Elle est restée près de lui jusqu’à sa mort, et des débris de la fortune de son mari, elle a acheté cette chaumière dont elle prend soin elle-même avec les enfants de John. — Ah ! c’est donc une paysanne ? — Je le crois. — Vous êtes peu curieux, M. le ministre, ou peu communicatif. On dit que cette femme est très-bien élevée, et qu’elle ne vit ni ne parle en villageoise. — Je le sais, Milady, mais cela prouve que ses parents lui ont donné une éducation au dessus de son état, et ce n’est pas toujours un bonheur. — Passons là dessus, répliqua Milady, peu satisfaite de la réflexion. N’a-t-elle qu’un fils ? — Je ne lui connais pas d’autre enfant. — Il suffit. Je veux voir cette femme, car il faut qu’elle me cède sa maison ; je veux remettre en valeur les terres qui dépendent du château ; il me faut un fermier, et je ne puis le loger que là. — Oh ! je vous en prie, Milady, s’écria vivement lady Amélia, que notre arrivée ne soit pas le signal du trouble et de l’injustice. Laissez cette femme jouir en paix de sa propriété. Si elle est d’une santé languissante, le chagrin d’un déplacement peut augmenter ses maux, et je ne m’en consolerais pas. Mon père paraît ne pas désirer beaucoup la culture de ces biens de peu de valeur ; et, s’il faut un fermier, la partie gauche du château, inhabitable pour nous, peut facilement être réparée d’une manière convenable pour le loger avec l’attirail nécessaire. — Y pensez-vous, Amélia, reprit aigrement Milady ? Voulez-vous que nous ayons l’air d’habiter une ferme ? — Je n’y vois pas beaucoup d’inconvénient, et cela vaut mieux sans doute que d’envahir une propriété, et d’affliger une femme que M. le ministre nous dit être estimable. — Voilà comme vous êtes, Amélia ; vous êtes bien la fille de Milord : irrésolue, indulgente, vous n’avez nulle énergie, et il faut toujours faire ce que vous voulez. Au reste, une simple proposition ne peut affliger cette bonne femme ; je vous charge de la faire, M. le ministre. — Soit, reprit Amélia, mais je vous conjure de ne pas aller plus loin qu’une simple proposition, si vous vous appercevez qu’elle blesse ; je me chargerai d’engager mon père à renoncer à ce projet sans que milady soit compromise. « Le mécontentement de lady Adelina était visible, mais elle n’ajouta rien ; et le ministre, satisfait d’avoir un prétexte pour aller aussitôt chez mistriss Belmour, y courut à l’instant.

On juge facilement quel chagrin cette nouvelle porta dans l’âme de la mère, des enfants, et dans celle de Brigitte et de Tomy. Tous deux étaient nés dans cette maison, tous deux y étaient attachés comme tout homme l’est à son pays ; car leurs connaissances et leur ambition ne s’étendant pas au delà, c’était autant leur patrie que l’Angleterre, ou la France, pour les hommes dont l’esprit embrasse plus d’objets. Mistriss Belmour croyait finir sa carrière dans ce lieu ; et depuis que Charles et Caroline avaient goûté les charmes d’un premier amour, ce séjour où ils se le disaient sans cesse avait à leurs yeux un prix inestimable. Le ministre les assura de la protection de lady Amélia : mais combien l’âme de lady Goring fut blessée d’être en butte à l’orgueil de milady Falcombridge ! et si déjà il lui avait coûté de voir auprès d’elle la fille de Crumwell, il lui sembla intolérable de solliciter une grâce de cette femme, non qu’elle enveloppât dans sa haine une jeune fille, parente du vainqueur, mais qui se présentait ornée des vertus les plus aimables. Cependant elle dissimula aux yeux du ministre les mouvements tumultueux qui l’agitaient, et lui répondit avec une tranquillité apparente, qu’elle attendait une proposition plus immédiate de milady Falcombridge, et qu’enfin elle serait fâchée de la désobliger. « M. Evans, dit-elle, j’aurais désiré conserver cette habitation ; mais, si Milady la désire, je sais qu’elle est entière dans ses volontés ; et si elle me rend le prix que j’en ai donné, j’irai m’établir ailleurs. Quand vous verrez lady Amélia, dites-lui que je ne la remercie point de ses délicates prévenances, persuadée qu’une âme comme la sienne trouve en elle-même la récompense du bien qu’elle veut opérer. » Charles n’était pas présent à cette conversation, mais son âme brûlante s’exaspéra vivement à la seule idée que la fille de Crumwel venait poursuivre sa mère jusque dans son asile, et formait le dessein de l’en arracher. La seule crainte de l’entraîner dans des maux plus grands l’engageait à dissimuler son ressentiment, et il promit de ne se permettre aucune démarche sans l’aveu de cette tendre mère qui s’inquiétait bien plus pour lui que pour elle. Caroline l’en priait avec tant d’instances et de grâces, qu’il s’engagea formellement à éviter toutes communications avec milady Falcombridge et sa famille.

À quelques jours de là, Caroline était occupée à la cuisine, placée près de la porte d’entrée, lorsqu’on y frappa doucement. Tomy et Brigitte travaillaient au jardin ; elle ouvrit, et vit entrer une jeune personne d’une figure très-aimable, jolie sans paraître le savoir, ornée de ces grâces naturelles que la nature seule sait donner, et dont le coup d’œil caressant appelait l’amitié en sollicitant la bienveillance. Caroline pouvait lui disputer tous ces avantages, mais elle les admira dans celle qu’elle voyait. « Pourrait-on parler à mistriss Belmour, dit-elle d’un ton de voix aussi doux que son regard ? Caroline, surprise d’une semblable visite, hésitait à répondre. Si je la dérange, dit la jeune fille, je reviendrai ; c’est cependant son intérêt qui m’amène ici. — N’êtes-vous point lady Amélia, demanda Caroline ? — C’est moi-même. — En ce cas, je vais avertir mistriss Belmour. » Celle-ci interdite, mais trop généreuse pour repousser l’innocente jeunesse, parut aussitôt ; et prenant Amélia par la main, la conduisit dans le petit salon. L’excessive simplicité de ses vêtements ne pouvait cacher tout à fait en elle un maintien noble et réservé qu’on tient de l’éducation et de l’usage du monde. En vain elle se retranchait dans une simplicité apparente de manières et de langage ; Améliá, quoique bien jeune, ne fut point trompée ; elle était venue guidée par un sentiment d’humanité ; elle se sentit touchée par le respecte dû à un plus grand malheur que l’infortune. Elle se dit à elle-même : « C’est l’épouse, la fille ou la sœur d’un proscrit. » Ce qu’elle voyait était de l’aisance pour une fermière, mais c’était la pauvreté pour une femme qu’elle supposa élevée dans l’opulence. Elle ne parla d’abord qu’indifféremment et sur divers sujets ; on la voyait embarrassée d’en venir au point où sa démarche devait naturellement la conduire. Elle le fut bien plus lorsque Charles, revenant du jardin, et n’étant pas prévenu, entra dans la chambre, et la saluant avec respect, dit un mot à sa mère, et sortit à l’instant. Ce fut alors qu’Amélia fut certaine que les relations de mistriss Belmour n’avaient pas toujours été concentrées dans les montagnes et les forêts. Une femme peut bien prendre quelquefois des manières au dessus de son état, mais il faut qu’un homme en ait reçu l’exemple dès le bas âge, et qu’elles soient en lui une habitude de toute la vie. Amélia enfin arriva au sujet de sa visite inattendue ; mais ce fut avec tant de délicatesse, que mistriss Belmour ne put être blessée des offres de service qu’elle lui fit, et de l’assurance qu’elle lui donna de ne pas quitter sa maison. « Milady Falcombridge veut, dit-elle, vous faire elle-même la proposition de la lui céder ; ne paraissez pas y opposer une volonté déterminée, et je vous garantis qu’elle ne vous dépossédera pas. Je désire même vous épargner une visite qui pourrait vous être importune, et j’y ferai mon possible, pourvu que vous me permettiez de venir quelquefois vous voir… Ne me le refusez pas, ajouta-t-elle, d’un air caressant ; vous me feriez beaucoup de peine. ! — Eh ! qui pourrait vouloir vous en faire, reprit mistriss Belmour ? Avec une âme si belle, dans un siècle si fécond en exemples de perfidie, dans un rang qui, de tout temps, a semblé les autoriser, lady Amélia ne peut que se faire admirer et chérir. » Elles se levèrent à ces mots ; et comme elles étaient sur la porte de la petite cour, » qui est, dit Amélia, cette belle personne qui m’a ouvert ? — C’est, répondit mistriss Belmour, une petite-cousine de mon mari, une orpheline à qui je sers de mère. » Amélia loua sa taille et sa figure, et apercevant Caroline, elle courut l’embrasser, lui demanda son amitié quand elles auraient fait connaissance ; et, sans lui donner le temps de répondre, elle se hâta de traverser la prairie, et d’entrer dans le petit bois, où elle joignit un domestique qui l’attendait.


Mistriss Belmour, son fils et Caroline s’entretinrent long-temps de l’aimable Amélia ; le sentiment profond des maux qu’ils avaient endurés, luttait encore avec ceux que leur inspiraient de si aimables et si rares qualités. Ils avaient besoin de se dire qu’elle ne tenait point à Crumwell ; mais ils se le disaient, parce qu’elle captivait leur estime ; cependant lady Goring aurait regardé comme une bassesse d’user de ruse pour obtenir une faveur de milady Adelina, et elle était décidée à lui céder l’habitation, si elle lui en témoignait le moindre désir. Les lois m’en assurent la propriété, dit-elle, mais cette femme est sans doute hors de leur empire, et je ne veux point de grâce de sa part. Charles résolut d’aller consulter M. Tillotson, espérant que la bienveillance de lady Amélia suspendrait l’exécution des volontés de sa belle-mère au moins jusques à son retour. Il prit ses vêtements écossais, et partit pour Dumbar le jour suivant. Il laissa encore sa mère et Caroline dans l’inquiétude ; l’Écosse était devenue le théâtre des guerres intestines ; il s’y était formé des partis en faveur de Charles II. Ce prince n’avait point encore signé le covenant ; les Presbytériens ne voulaient le reconnaître qu’à cette condition, et le marquis de Montroze venait de payer de sa tête l’ambition qui lui avait fait prendre les armes pour un prince que le fanatisme ne voulait servir qu’après l’avoir attaché à son joug. Sous le règne d’Élisabeth, le fanatisme des réformateurs avait arrosé l’Écosse de sang, et conduit Marie Stuart à l’échafaud ; il avait favorisé l’ambition du comte de Murray, qui n’avait soutenu ses fureurs que pour s’élever au premier rang ; le fanatisme venait de précipiter Charles Ier dans une longue suite de malheurs qui avaient eu la même fin ; le fanatisme se jouait encore des faibles espérances de Charles II. Mistriss Belmour tremblait que, dans un court voyage, son fils ne fût rencontré par les montagnards qu’on avait engagés au service du prétendu roi d’Angleterre. Peu lui importait la forme d’un gouvernement sous lequel elle ne reverrait jamais son époux et son père. À qui devait-elle encore des sacrifices personnels ? Charles Ier avait fait périr le comte de Strafford. Le lord Goring avait reçu la mort par les ordres de Crumwell ! La prospérité de l’État aurait pu seule la dédommager de ces pertes, et elle ne l’espérait ni d’un parti ni de l’autre. Caroline, contente du sort qui lui semblait réservé, n’avait d’autres désirs que de vivre obscure et paisible, fille de mistriss Belmour, épouse de Charles ; et le nom de Goring n’ajoutait rien à son respect, rien à son amour. Que n’eût-elle pas donné au contraire pour qu’ils fussent nés tous deux aussi inconnus qu’elle-même ?

Elle était aussi inquiète du sort de Charles ; mais elle savait maîtriser ses mouvements au point que mistriss Belmour qui ne pouvait douter de sa tendresse pour son fils éprouvait une certaine honte de livrer son cœur maternel à des alarmes qu’une amante semblait ne point partager. Caroline donna même pendant la courte absence de Charles une preuve de courage et de présence d’esprit qui devait donner à sa mère une plus haute idée de la force de son caractère. Depuis la fatale nouvelle, elle avait toujours voulu coucher auprès d’elle ; le deuxième soir de l’absence de Charles, ayant oublié quelque chose dans sa petite chambre, elle y entra sans lumière, et fut surprise d’entendre parler au bas de la fenêtre, dans un petit sentier qui conduisait derrière la maison, et venait joindre la haie, dont la porte de bois mal close conduisait à la porte d’entrée. Elle écoute ; elle distingue des voix d’hommes, et leurs pas qui se dirigeaient vers la haie. Elle rentre dans la chambre de mistriss Belmour qui était déjà couchée ; et sans lui rien dire, elle prend le flambeau et descend dans la petite cour. On était déjà près de la porte, et l’on y parlait encore très-bas. Elle avait caché sa lumière. On frappe ; le chien de garde, qu’elle venait de détacher, se précipite en aboyant fortement ; un moment après, Caroline demande ce que l’on veut. « Attachez votre chien, lui dit une voix inconnue et rauque, et ouvrez. — Pourquoi ouvrir ? — C’est de la part de lady Amélia. — Retirez-vous, répond-elle ; lady Amélia n’envoye pas de messager dans la nuit. Retirez-vous, ou je vais appeler M. Belmour et M. Tillotson. Les inconnus gardèrent un moment de silence, puis la même voix manifesta le désir de parler à ces messieurs. — Eh bien ! dit-elle, je vais les appeler ; elle retourna en effet à la maison, elle y saisit deux pistolets chargés, et ouvrant la fenêtre, tira un coup, immédiatement suivi d’un autre, tandis que le chien continuait des cris de rage, qui contribuèrent encore à effrayer les assaillants. Ils prirent la fuite, et le chien s’étant calmé peu à peu, Caroline reprit assez de tranquillité pour ramener dans sa chambre mistriss Belmour qui était descendue très-effrayée. Elle plaça de la lumière dans la chambre de Charles ; elle en garda dans celle où elle passa la nuit debout avec Brigitte et Tomy ; mistriss Belmour l’embrassait et la considérait avec admiration. « Il est bien facile d’avoir du courage dans une maison, disait Caroline ; on a des moyens de défense dont on peut faire usage pour effrayer le crime déjà intimidé par lui-même. Je n’en ai pas eu dans la forêt quand j’ai vu et mesuré le danger. » On raisonna encore sur cette tentative, la première qu’on eût faite depuis sept ans ; et après beaucoup de conjectures, on en vint à se persuader que c’étaient des soldats qui cherchaient à passer une nuit à l’abri d’un vent de nord assez piquant. Cependant ils avaient prétendu qu’ils venaient de la part de lady Amélia, qui certainement n’avait envoyé personne à cette heure. Mais ces hommes pouvaient connaître ceux qui habitaient le château, et s’être servis de ce nom pour s’introduire. Alors il y avait apparence que c’étaient des voleurs. La nuit se passa sans autre tentative, et à la pointe du jour, mistriss Belmour et Caroline s’endormirent.

En s’éveillant, elles virent auprès de leur lit lady Amélia, assise un livre à la main, attendant leur réveil. Caroline, sortant du plus doux sommeil, était fraîche et colorée ; Amélia lui donna un baiser, en lui disant qu’elle était charmante ; ensuite après avoir embrassé mistriss Belmour avec un empressement respectueux : « Je viens, dit-elle, de la part de milady Falcombridge, vous expliquer l’événement de cette nuit. — Comment le sait-elle, dit vivement mistriss Belmour ? — Elle en est désolée, répondit Amélia ; deux de nos domestiques revenant du bourg voisin où on leur avait permis d’aller voir des parents revenant tard au château, et craignant ou qu’on ne voulut pas leur ouvrir, ou de se présenter dans un état d’ivresse, ont eu la hardiesse de frapper ici, croyant y être reçus en se servant de mon nom ; milady m’a chargée de vous voir, Madame, et de vous faire des excuses d’une audace qu’elle a punie en les congédiant sur-le-champ. Les coups de feu ont été entendus du château ; ils ont tout mis en alarme ; et les deux valets très-effrayés ont été forcés de faire le récit de leur imprudence. Ils ont reçu leur congé ; l’intention de milady n’étant pas que ses voisines soient inquiétées par les gens de sa maison, surtout ceux qu’elle m’a chargée d’assurer d’une considération particulière. » Mistriss Belmour et Caroline demeurèrent pensives ; elles remercièrent tendrement Amélia de tant de soins, mais elles réfléchissaient tristement à une aventure dans laquelle milady Falcombridge se trouvait mêlée avec ses valets. Elles furent encore plus étonnées, lorsqu’Amélia leur témoigna au nom de sa belle-mère le désir de les voir au château toutes les deux avec Charles. Mistriss Belmour s’excusa poliment sur sa santé, Caroline sur la nécessité de ne pas quitter sa parente malade, et toutes deux sur leur ignorance des usages d’une grande société ! Amélia sourit en considérant mistriss Belmour, et parut ne pas adopter cette raison. Quant à la santé, elle portait sur son visage l’empreinte d’une langueur visible ; on ne pouvait en douter. Caroline pouvait être nécessaire auprès d’elle ; mais pour Charles, il semblait n’y avoir point d’excuse valable, et sa mère ne put que reculer sa réponse jusques à son retour. Ce fut alors qu’Amélia apprit que Caroline seule avait par sa présence d’esprit sauvé la chaumière de l’invasion qu’elle semblait avoir à craindre, et qu’elle l’embrassa de nouveau, vantant son courage auquel elle assura bien qu’elle ne pourrait atteindre en semblable occasion. « Mais, ajouta-t-elle, je ne le dirai point à ma belle-mère ; toute sa maison le saurait, et il est bon qu’on croye que vous aviez ici des hommes capables de vous défendre. Comptez sur mon amitié, sur ma discrétion, dit-elle ; un service rendu fait tant de bien ! » Elle se leva à ces mots et partit.

Après son départ, nos deux amies se regardèrent un moment en silence, et se communiquèrent ensuite leurs réflexions. Milady Falcombridge avait renvoyé ses domestiques, se disaient-elles, pour éloigner tous les soupçons d’un projet manqué. Ses gens n’étaient point des voleurs, mais ils avaient un dessein plus sinistre. Cette femme savait bien sûrement que l’épouse et le fils de lord Goring étaient cachés sous la livrée de l’indigence ; elle voulait sans doute les livrer à leur ennemi. La frayeur ayant saisi ses dignes émissaires, elle voulait rassurer sa victime en affectant des prévenances et même des marques de considération peu d’accord avec la hauteur de son caractère. On attendait avec impatience l’arrivée de Charles et de Tillotson, pour conférer sur le parti qu’on avait à prendre, lorsque dans l’après-midi on fut surpris par la visite de milady Falcombridge elle-même, accompagnée de l’aimable Amélia. Quelle apparition pour lady Goring ! Cette femme se présenta sous les dehors de cette politesse, au moyen de laquelle les grands personnages semblent diminuer les distances, et faire la grâce de se rapprocher de leurs inférieurs. Mistriss Belmour la reçut avec une dignité qui en imposa cependant à sa suffisance. Elle reçut ce que milady appelait des réparations avec un air d’indifférence qui semblait attacher peu d’importance aux troubles de la nuit. « J’ai craint d’abord, dit-elle, que ce ne fût quelques troupes écossaises en marche dans l’obscurité ; en ce cas, j’aurais été fort embarrassée de semblables hôtes ; ils sont exigeants ; et bornée à l’étroit nécessaire, je n’ai rien à offrir. Amélia, qui craignait que sa mère ne demandât Charles, se hâta de dire que sans doute il n’était pas encore rentré. Non, Madame, fut toute la réponse. Alors lady Adélina demanda cette jeune parente, dont sa fille lui avait fait l’éloge. Caroline fut appelée ; elle parut avec timidité. Amélia la prit par la main, et la présenta à sa belle-mère qui pâlit, et dont les traits durs et marqués éprouvèrent une sensible altération. Mais elle se remit promptement en attribuant cette émotion à la surprise que lui causaient tant de grâce et de beauté ; elle entassa ridiculement les figures et les exagérations. Caroline ne répondit rien d’abord, dédaignant des louanges aussi fastidieuses ; mais, lorsqu’elle ajouta que c’était un meurtre d’enfouir dans une austère retraite les dons de la nature prodigue envers elle, et lui proposa de venir au château tenir compagnie à sa fille, elle répondit nettement que rien au monde ne la ferait consentir à s’éloigner un instant de mistriss Belmour. « Quelque reconnaissante que je sois, dit-elle, des bontés de lady Amélia et de vos offres, je ne pourrais en jouir sans songer que ma bienfaitrice a besoin de mes soins assidus, et qu’elle pourrait croire que je vais chercher des jouissances étrangères à l’humble état qui est mon unique partage. » Amélia, loin d’insister, approuva le langage de Caroline, et milady sembla ne plus penser à ses offres obligeantes. Elle entretint mistriss Belmour des progrès que semblait faire en Écosse le parti de Charles II ; du malheur de l’État qui semblait défendre à son père de marcher dans ce moment en Écosse, faute de fourrages pour son armée déjà forte de dix-huit mille hommes ; affligée de ce que ce retard avait donné le temps au gouvernement d’Écosse d’armer un plus grand nombre d’hommes ; mais, ajouta-t-elle, sans discipline et sans courage. Mistriss Belmour ne répondant rien à ces propos, milady lui en témoigna son étonnement. « Que voulez-vous, Madame, que je réponde à des choses étrangères à mon état, dit-elle ? Je ne connais point les différents partis ; je ne saurais mesurer les forces de l’un et de l’autre ; et quel que soit celui qui l’emporte, ma situation personnelle ne peut changer. — Mais votre fils. — Mon fils n’a point, je crois, le dessein de marcher ; cultiver son champ, et veiller aux besoins de sa mère, c’est là son ambition. — On m’a dit que vous vouliez le marier à cette belle personne. — Ils sont jeunes tous deux, et le temps n’est pas encore venu de délibérer même à cet égard. — S’il veut servir sous les drapeaux de mon père, répliqua-t-elle en se levant, il pourrait avec du zèle et ma protection obtenir un prompt avancement. Dites-lui de venir me voir, et je lui en parlerai ; ce serait un moyen plus sûr de réparer envers vous les fautes du sort, que de végéter à vos côtés dans une retraite isolée, et de s’y marier pour augmenter ses maux et les vôtres. »

« Ai-je assez souffert, dit mistriss Belmour quand elle fut sortie ? voir chez moi la fille du meurtrier de mon époux ! lui entendre prononcer le mot de protection envers sir Charles Goring ! Caroline, ce n’est pas le mot qui me blesse. Je m’en serais servie hier ; elle s’en sert aujourd’hui ; une autre s’en servira demain : la naissance n’est rien ; la fortune est inconstante, les hommes vains et légers ; mon état n’en impose point à leurs yeux : mais elle est fille de Crumwell, et Charles est fils de lord Goring ! — Avez-vous remarqué, dit Caroline, combien lady Amélia est contrainte en présence de sa belle-mère ? Elle ne dit rien ; elle semble passer son temps à l’examiner. — Avez-vous remarqué, reprit milady, combien votre vue a blessé son orgueil ? Elle n’a pu voir sans émotion une jeune personne parée de tant de charmes naturels, briller sous de simples vêtements. — Je n’ai rien vu, car son regard fixe et hautain m’a fait baisser les yeux en l’abordant, et j’ai eu peine à la fixer quelques instants. Heureusement lady Amélia n’est point sa fille, et n’a point été élevée par elle. — Sûrement, se dit à elle-même mistriss Belmour ; cette femme sait qui nous sommes ; et mon fils et M. Tillotson ne sauraient être trop tôt instruits de sa conduite. »


Ils revinrent tous deux à la nuit, et il leur parut à eux-mêmes qu’il était temps de penser au parti qu’ils devaient prendre. Milady Falcombridge avait d’abord eu le dessein de s’emparer de l’habitation, et d’en déposséder les propriétaires ; il paraissait que c’était seulement pour être souveraine dans ses terres ; elle avait renoncé à ce projet, parce qu’en acquérant quelques lumières, dont on ignorait la nature, elle méditait des projets plus vastes. L’invasion de la nuit était une preuve que, par quelque raison que ce fût, on avait tenté de s’introduire pendant l’absence de Charles, et combien de facilités ne donnerait pas l’arrivée prochaine des troupes de Crumwell. Quelques hommes armés suffiraient pour les saisir, et point de doute qu’on en voulût à leur liberté. M. Tillotson apprit à nos deux craintives amies le véritable état des choses.

Tandis que Crumwell était en Irlande, et qu’il l’avait presque soumise par la force des armes, le parlement d’Angleterre apprit que les amis de Charles II avaient appelé ce prince en Écosse, et qu’il s’y était rendu ; ils savaient bien qu’ils le retenaient dans une espèce de captivité, et que, comme autrefois les réformateurs avaient imposé des lois sévères à Marie Stuart, les rigides presbytériens soumettraient Charles à des caprices plus ridicules encore ; mais il ne parut pas moins nécessaire aux membres du parlement de s’opposer aux progrès de ce parti naissant, et l’on résolut de rappeler Olivier Crumwell. On lui vota des remercîments sur les services qu’il avait rendus ; comme jusqu’alors dans la carrière militaire il n’avait servi en apparence que sous les ordres de Fairfax, on proposa la guerre d’Écosse à ce dernier. On ne sait trop par quel motif il refusa cette commission ; mais il se démit de son titre de général des troupes de la République, et Crumwell en fut revêtu. Les partisans de Charles Ier et les presbytériens crièrent à l’injustice de cette guerre contre l’Écosse avant qu’elle eût manifesté l’intention de rendre à Charles II la couronne d’Angleterre ; mais alors la chambre des communes dressa une déclaration par laquelle elle se disait instruite des motifs secrets d’une confédération écossaise, et appuya sur cette connaissance la résolution de porter les armes contre elle. Aussitôt qu’en Écosse on fut instruit de ce dessein, on leva des troupes avec plus de célérité qu’auparavant ; les presbytériens en donnèrent le commandement au comte de Lesley ; les commissions furent accordées à des hommes de leur secte, plus habiles à prier Dieu qu’à observer la discipline et à payer de leurs personnes. Les troupes étaient dirigées par un comité de l’église et de l’état. On conçoit à peine ce que des prêtres pouvaient faire dans de semblables délibérations ; on conçoit moins encore ce qu’ils prétendaient faire d’un roi qu’ils avaient appelé, et qu’ils gardaient en otage, sans lui permettre de se mettre à la tête d’une armée rassemblée pour lui. Cela est moins étonnant quand on pense que les presbytériens se défiaient des dispositions d’un prince né d’une catholique, dont l’obstination avait perdu son époux et ses enfants ; qu’ils considéraient les royalistes comme les ennemis de l’état, tout concentré dans le clergé et ses partisans : de sorte que les véritables amis de Charles II avaient espéré sortir d’esclavage en amenant ce prince en Écosse, imaginant que le nom et la présence d’un roi les serviraient à dompter l’intolérance des prêtres. Il était donc placé entre deux partis acharnés l’un contre l’autre ; contemplé par les uns comme l’instrument de leur délivrance, et retenu par les autres en qualité d’otage. Réduit à la nullité, en attendant lequel des deux jugerait convenable de se déclarer pour lui, il n’avait pas en lui assez d’énergie, ni même assez de résolution, pour se soustraire à la tyrannie de ceux qui voulaient le réduire à être l’esclave de leurs seuls intérêts, et à se servir des autres dont l’intérêt était bien aussi le mobile, mais qui du moins avaient besoin de lui pour secouer le joug.

Au milieu de l’été de 1650, Crumwell se mit en marche vers l’Écosse ; il fit publier un manifeste, et fut averti que les Écossais étaient campés au nombre de vingt-huit mille hommes dans les environs d’Édimbourg. Ils avaient fait retirer le peuple depuis Barwick jusqu’à la capitale, et donné ordre que chacun emportât ses effets, de sorte que le général entrât dans un pays désert ; mais sa prévoyance avait pourvu à tout, et une flotte le suivait à Dumbar, munie de tous les approvisionnements nécessaires. L’ordre ne pouvait concerner les habitants des montagnes qu’habitait mistriss Belmour, et milady Adelina comptait trop sur le génie de son père pour craindre que les Écossais remportassent la victoire. Elle n’avait à redouter que des entreprises de parti, et l’armée n’était pas assez forte pour envoyer dans les montagnes chercher de médiocres avantages. Son château était bien gardé, et sa situation la mettait à portée de se dérober aux recherches, et de regagner l’Angleterre sans danger. Cependant on avait sujet de s’étonner qu’elle se fût ainsi exposée sans nécessité. M. Tillotson ne voyait guère comment il pourrait garantir lady Goring et ses enfants des dangers auxquels cette femme pouvait les exposer, et en même temps comment il pouvait leur faire traverser un pays couvert par les soldats d’Olivier. Les mauvais desseins de milady Falcombridge n’étaient pas prouvés, et il l’était que mistriss Belmour ne pouvait aller du côté de Dumbar, où M. Tillotson pouvait lui donner un asile. Elle n’avait rien à espérer des troupes écossaises, commandées par des presbytériens, ni de Charles II, leur captif. M. Tillotson n’avait pu traverser le pays qu’à l’aide d’un sauf-conduit à lui accordé en qualité de négociant, et en faisant passer Charles pour son domestique. Il avait traversé différents postes ; il avait été obligé de montrer ses papiers, ce qui avait beaucoup retardé son voyage. Il avait même pris la résolution de ne retourner à Dumbar que lorsqu’une bataille aurait eu lieu entre les deux armées. Il dit à mistriss Belmour qu’il fixerait son séjour chez elle jusqu’à l’événement ; ce qui peut-être en imposerait à milady Falcombridge. Si l’on se trouvait forcé de passer en Angleterre, il avait apporté de l’or et des effets précieux ; il y en avait encore quelques-uns entre les mains de lady Goring ; Caroline avait ceux de M. Melvil ; et l’on fut rassuré du moins pour l’instant. Il faut peu de chose pour faire renaître l’espérance, compagne assidue de l’homme dans sa pénible carrière ! La présence d’un ami surtout est si consolante ! il semble que sa main vigilante écarte tous les dangers ; il semble qu’on ne redoute rien à côté d’un ami !

Comme il l’avait prévu, lady Adelina fut plus réservée en présence de M. Tillotson. Elle le fit inviter à venir au château avec Charles ; mais celui-ci ne put jamais s’y résoudre ; il épuisa toutes les excuses possibles, et la contraignit enfin à renoncer au projet de l’attirer chez elle. M. Tillotson, qui n’avait aucune raison de s’y refuser, accepta l’invitation, et milady lui parla beaucoup de la considération (c’était son mot favori), qu’elle avait pour mistriss Belmour, « Mais, dit-elle en un moment où lady Amélia était absente, que fait-elle de cette jeune fille qu’elle a recueillie ? c’est pour elle une charge pesante. Cette personne est inconnue à tout le monde. Elle a, dit-on, des talents, on lui remarque un peu de figure, une tournure assez passable ; elle devrait l’envoyer à Édimbourg ou à Londres, chez quelque femme riche, dont elle pourrait, par exemple, élever les enfants. Vous devriez, en ami, lui conseiller ce parti. — Je ne donne à mistris Belmour, Madame, que les conseils qu’elle me demande, et je ne suis pas de ces amis tyranniques qui veulent diriger l’intérieur des familles. Une maison est un sanctuaire dont il n’est pas même permis à l’amitié de lever le voile ; celui qui ose s’y introduire dans ce dessein n’est qu’un perfide, qui vient détruire les fondements du bonheur domestique pour s’élever sur ses ruines. — Vous pourriez du moins la détourner du projet imprudent de marier son fils indiscrètement ; c’est détruire toutes les espérances de ce jeune homme. — Madame, quand mistriss Belmour me demanderait mon avis sur ce projet que j’ignore, je lui répondrais qu’elle doit savoir ce qui lui convient, à elle, à son fils, à miss Caroline, sa parente, et je ne me permettrais point, par des conseils hasardés, de disposer en quelque sorte du sort de ces jeunes gens, et par conséquent du bonheur d’une mère. — Vous bornez l’amitié à bien peu de chose. — Pas à si peu, Milady. La mienne partage les peines, les malheurs, ou la félicité de mes amis ; elle leur est dévouée dans les affaires du dehors, où l’habitude d’en avoir, mon activité, mes liaisons peuvent leur être utiles et même nécessaires. Mais dans l’intérieur d’une famille, je n’ai rien à voir, rien à entendre ; toute observation est imprudente, tout conseil est téméraire. — Si cependant vous saviez quelque chose qui intéressât l’honneur de l’un ou l’autre de deux jeunes gens qui vont s’unir… — Il me faudrait d’abord des preuves aussi claires qu’on le peut exiger juridiquement ; alors, sans réflexions, sans conseils, j’exposerais le fait dont je me croirais sûr, en invitant, en conjurant même les parties intéressées à s’en convaincre. Voilà tout. — Cela est très-prudent, répliqua milady ; mais je crois, moi, que ce serait rendre un service à ce jeune homme de le dégager de ces premiers liens qu’on croit éternels, et qui se relâchent si promptement ! — Pas tant que vous pensez, Milady, précisément parce que ce sont les premiers sentiments, et qu’ils sont ordinairement vertueux. — La vertu dans cet état, reprit dédaigneusement milady. — Eh ! Madame, reprit M. Tillotson, laissez-la donc dans cet état, si vous voulez qu’elle ait un asile ! » Milady fut un peu déconcertée, cependant elle ne perdit pas de vue la question qu’elle voulait faire ; elle demanda qui était le père de Charles ; à quel degré Caroline était sa parente ; quelle était la modique fortune de mistriss Belmour. M. Tillotson répondait à tout très-brièvement, lorsqu’Amélia reparut. « Taisons-nous, lui dit tout bas milady, ma belle-fille a une passion pour cette jeune Caroline, et je ne veux pas qu’elle m’entende parler d’elle. ». M. Tillotson informa lady Goring de ce qu’il avait répondu dans cette espèce d’interrogatoire afin qu’on fût d’accord ; mais il n’avait encore remarqué rien dont il pût raisonnablement s’alarmer. Seulement il observait cette curiosité qui dévore les gens désœuvrés, cette jalousie qu’inspirent aux femmes âgées et galantes la vue d’une jeune fille aimable et la fureur de protéger des inférieurs, qui a des charmes si puissants sur l’orgueil des hommes riches. D’ailleurs il paraissait que la dame avait peu de communications avec son père et avec son mari, puisque leurs armées occupaient le pays voisin de sa résidence, et qu’il semblait qu’elle fût étrangère à leurs mouvements et à leur séjour. On se borna donc à se tenir sur la défensive par une observation continuelle. Lady Amélia laissait passer peu de jours sans venir voir mistriss Belmour et Caroline ; on s’attachait de plus en plus à cette charmante fille, dont l’active sensibilité se peignait dans chaque geste, dans chaque mouvement, et se plaisait à répandre en secret des bienfaits sur tout ce qui l’environnait.

Un jour où Charles traversait la prairie pour se promener dans le bois, il apperçut milady Adelina qui semblait venir du côté de la chaumière ; il se détournait déjà pour l’éviter, lorsqu’elle fit un cri, et Charles vit qu’elle avait rencontré une racine d’arbre, et qu’elle était tombée. La répugnance céda en ce moment à la vue d’un être souffrant ; il courut à elle, la releva, et s’empressa de l’asseoir commodément sur un tertre élevé et couvert de mousse. Elle crut d’abord s’être foulé un pied ; mais Charles voulant aller chercher du secours chez lui, elle l’arrêta, lui disant que, s’il était assez bon pour vouloir l’accompagner, elle préférait retourner chez elle. Charles s’était trop avancé pour refuser, et, quoiqu’avec une extrême froideur, il lui répondit qu’il était à ses ordres. En effet, cette prétendue blessure était légère, et tout autre qu’un jeune homme se serait apperçu que la chute n’avait pas été involontaire. Il offrit un bras, qu’on prit avec une secrète satisfaction, et l’on fit assez silencieusement le trajet qui séparait les deux habitations. Lady Amélia, surprise d’apercevoir sa belle-mère ramenée par Charles, et se donnant avec soin les apparences de la douleur, vint au devant d’elle et invita Charles entrer, avec tant de grâces, qu’il n’osa refuser. On plaça milady sur un lit de repos, et lorsqu’on eut mis sur son pied des compresses dont elle n’avait nul besoin, elle ordonna qu’on servît des fruits à M. Charles. En vain il voulut refuser, en vain il demanda la permission de retourner près de sa mère, on ne voulut pas le lui permettre ; Amélia sortit en disant qu’elle allait elle-même cueillir des fruits pour son voisin, et milady, restée seule avec Charles, employa tout l’art de la flatterie pour séduire son jeune cœur ; elle lui parla de la gloire, de l’ambition, de l’honneur de servir son père, et de s’attacher à une cause que ne dédaignaient pas les nations étrangères. Elle lui offrit de l’envoyer à Crumwell, de l’équiper convenablement, s’il voulait suivre ses conseils ; elle lui promit de veiller sur les besoins de sa mère et ceux de la petite parente, jusque ce que lui-même, par une fortune rapide et un prompt avancement, pût fournir a un établissement plus convenable à ces objets de son affection. « Je puis, disait-elle, marier cette jeune fille fort avantageusement. J’ai des terres au nord de l’Écosse ; celui qu’elle épousera pourra en avoir la régie ; elle le secondera, et sera très-heureuse. Charles souffrait horriblement pendant ce discours : qu’on se représente la situation de son âme ! qu’on se fasse l’image d’un fils pleurant la mort d’un père, et forcé d’écouter la fille de celui qui l’a condamné !

Si Crumwell eût voulu le bonheur de son pays ; s’il eût changé la face du gouvernement pour en instituer un meilleur ; s’il eût combattu Charles Ier pour les vrais intérêts de la nation, malheur sans doute à ceux qui lui auraient disputé la victoire ! et Charles, en rendant à la nature le tribut qu’elle exige, aurait pleuré son père sans détester son vainqueur. Mais, semblable à un ambitieux aussi adroit et moins courageux, que nous avons vu naguères signaler son zèle par des proscriptions, élever sa puissance altière au dessus de toutes les classes étonnées de n’avoir servi que lui seul, et invoquer l’Être Suprême en méditant de nouveaux attentats, Crumwell n’était, comme cet homme dont personne n’oubliera la fatale existence, qu’un hypocrite habile. En caressant les opinions religieuses, parce qu’alors elles étaient la route du crédit sur le peuple ignorant, et diverses opinions législatives, il avait employé, comme lui, les moyens les plus propres à exalter et les esprits faibles et les âmes fortes. On voyait bien alors quel était son but, et on le voyait trop tard. Charles ne pouvait donc le regarder que comme le meurtrier de son père. Il répondait à sa fille par monosyllabes, s’inclinait en signe de remercîments, et finit enfin par déclarer qu’il obéirait en tout aux ordres et aux désirs de sa mère ; qu’il promettait à milady de la consulter et de lui rendre sa réponse. Alors Adelina lui parla de Caroline ; il contraignit encore les mouvements de son cœur, et ne convint ni de son amour, ni de ses projets ; il répondit, comme M. Tillotson, aux mêmes questions qu’elle lui avait adressées ; seulement il se troubla lorsque milady, l’exhortant à ne pas se marier si jeune, ajouta, surtout pour épouser une fille sans nom. Que voulez-vous dire, Madame, reprit-il vivement ? Caroline n’en a pas besoin… D’ailleurs quel nom moi-même ai-je à lui offrir ? celui d’un obscur cultivateur… C’est ce que je veux dire, reprit milady en souriant, Caroline Belmour, car elle est, je crois, votre parente du côté paternel, ne vous offre point ce que vous pourriez trouver si vous suiviez mes conseils… Jeune homme, ne l’épousez point ; elle ne peut convenir aux dispositions que vous montrez. Une belle figure, des manières charmantes ; et en disant cela, elle avait posé sa main sur l’épaule de Charles, et se jouait avec de beaux cheveux blonds qui tombaient en boucles naturelles : Charles tressaillit, et se leva involontairement de sa place ; un tremblement le saisit, et lady Amélia rentrait au moment où il se laissa presque tomber sur une chaise, en disant d’une voix étouffée : Ah ! je n’en puis plus ! La sensible Amélia courut à lui, lui fit respirer des sels. Il eut le temps de rappeler ses idées, et de s’excuser sur ce qu’il était sujet, dans les chaleurs, à des éblouissements subits qui l’incommodaient beaucoup. « Tâchez de vous retirer, lui dit-elle tout bas, vous n’êtes pas bien ici. » Il en demanda la permission, et milady, un peu déconcertée des regards surpris de sa belle-fille, la lui accorda d’un ton moins caressant que celui qu’elle avait pris un moment auparavant.

Il erra long-temps dans le bois avant de rentrer, et voulant épargner à sa mère et à Caroline les inquiétudes que cet entretien devait faire naître, il le communiqua seulement à M. Tillotson, qui fut indgné de tout ce qu’il vit d’odieux dans la conduite d’Adelina. « Elle est plus à craindre que nous ne le pensions, dit-il, mais il faut dissimuler ; elle vous connaît ou croit vous connaître, cela est certain. Vous lui plaisez cela est certain encore. — Moi ? — Vous-même. — Cela ne se peut. — Pourquoi non ? — Elle ne me connaît pas. — La raison est excellente, reprit M. Tillotson en souriant, elle ne vous connaît pas ; eh ! que lui importe ! — Je ne vous entends pas. — Vous êtes jeune, sir Charles : sans doute pour s’aimer comme vous aimez Caroline, il faut se connaître. Une certaine sympathie, peut-être inexplicable, rapproche tout à coup deux cœurs faits pour s’unir ; une connaissance plus intime détermine alors, ou détruit l’effet de cette sympathie ; c’est l’ouvrage du temps. Mais Adelina n’est pas Caroline ; elle n’a nul besoin de cet attrait entre les cœurs et les esprits ; elle ne s’en doute pas. — Eh bien ? — Eh bien, vous êtes jeune, votre extérieur est agréable ; que lui faut-il de plus ? — La fille de Crumwell, juste ciel ! — La fille de Crumwell comme toute autre femme de son espèce. — Je ne la verrai plus. — Au contraire, vous lui devez des excuses et une visite, mais nous la ferons ensemble. — Je ne veux point y aller. — Voulez-vous qu’elle vende le sang de votre mère et le vôtre ? Craignez la vengeance d’une femme dépravée ; elle n’a pas de bornes. — Quoi ! vous voudriez… ? — Je ne veux assurément pas que vous soyiez entraîné dans ses pièges, et votre horreur pour elle vous est un sûr préservatif mais il faut conserver les apparences, et la tenir en suspens. Vous avez à ses yeux l’air bien novice encore ; elle sait qu’il faut plus de temps en pareille occurrence, et nous en gagnerons. Ou Crumwell remportera la victoire, ou il sera repoussé : vainqueur ou vaincu, il quittera l’Écosse, et alors nous passerons en France ; j’ai des moyens pour nous y rendre. Nous aurons à souffrir de la fortune, mais je m’attache à la vôtre ; vous et moi, nous avons des moyens ; nous saurons les employer, et procurer des jouissances paisibles à votre mère et à votre jeune épouse. — Je m’abandonne à vous, respectable ami, s’écria Charles en l’embrassant ; tenez-moi lieu de père, et sauvons ma mère et Caroline. »



CHAPITRE V.



Mistriss Belmour consentit à ce que son fils se rendît, avec M. Tillotson, chez milady Falcombridge. Celle-ci reçut d’abord Charles avec gravité ; la présence de son ami lui en imposait, mais bientôt elle se relâcha de cet air cérémonieux, et ses regards avides parcouraient toute la personne du jeune homme, et suivaient tous ses mouvements. Le désir d’éloigner des témoins importuns la travaillait. Elle proposa vainement à sa belle-fille de faire voir à M. Tillotson des changements qu’elle se proposait de faire au château, la maladroite Amélia lui répondit qu’elle ne les connaissait pas, et que c’était la première fois qu’elle en entendait parler. Elle imagina qu’un tour dans le parc pouvait intéresser son hôte ; Amélia objecta la trop grande chaleur. Elle se rappela que la bonne Amélia avait été chercher elle-même des fruits pour Charles, elle parla d’une collation ; Amélia se retournant vers une jeune fille à elle qui travaillait dans la même salle, lui donna ordre d’aller en choisir ; mais M. Tillotson s’excusa de demeurer plus long-temps, et la quittant avec le jeune Charles, qui cette fois avait remarqué le trouble dont elle était agitée, mit fin à ses inquiétudes. Amélia elle-même leur assignait leur véritable cause, et, sans paraître instruite de ce secret, elle ne faisait pas moins à dessein ce qu’il fallait pour délivrer son jeune voisin de persécutions qui lui semblaient aussi ridicules que coupables.

Quelques jours après cette entrevue, milady se donna la peine de venir à la chaumière, sur le bruit, que mistriss Belmour était malade ; elle était en effet dans son lit. Caroline et Charles étaient dans sa chambre, M. Tillotson était allé à Jedburg pour affaire de son commerce. Milady fit demander Charles, et le questionnant avec affection sur la santé de sa mère, se plaignit de la chaleur, et ôta sa mantille avec assez peu de précaution. Elle fit tous ses efforts pour se faire entendre, mais Charles demeura impassible, et son immobilité irritant les passions violentes de cette femme hardie, elle s’écrie tout à coup : Est-ce ignorance, est-ce insensibilité ! Charles ne fit aucune attention à cette exclamation, mais au même instant Caroline entra dans la chambre, et après avoir salué la dame, demanda la clef d’une armoire, où était renfermé le cordial qu’on donnait à sa mère lorsqu’elle éprouvait un excès de faiblesse. Les yeux de Charles sans caractère vis-à-vis de milady, s’animèrent en la présence de Caroline d’un feu si doux, ils prirent une expression si tendre, que cette femme n’y fut pas trompée ; elle dit aussi qu’elle se sentait fatiguée, et pria Charles de la reconduire chez elle. Celui-ci ne pouvait s’y refuser ; il obéit, mais sans pouvoir tout à fait dissimuler sa contrainte. « Il est fâcheux, lui dit-elle, de quitter même un instant un objet aimé. — J’avoue, Madame, que j’abandonne ma mère le plus rarement possible. — Est-ce toujours votre mère qui vous retient chez vous ? — Dans ce moment surtout où elle est malade. — Votre Caroline a bien sa part dans l’attrait qui vous porte à chérir votre solitude ! — Cette jeune personne a pour ma mère des soins si tendres, si constants ! — Vous éludez mes questions ; sir Charles, aimez-vous Caroline ? — Beaucoup assurément. — Avez-vous formé le projet de l’épouser ? — Quelles que soient les intentions de gens aussi obscurs que nous, Madame, elles doivent vous être parfaitement indifférentes. — Obscurs, répéta-t-elle en riant ! prétendrez-vous me faire croire que votre mère soit effectivement une mistriss Belmour ? Et vous, sir Charles… ? — Vous me donnez un titre qui ne m’appartient point. — Oseriez-vous en jurer ? Charles était interdit. — Je ne vous demande point votre secret, quoique je sois incapable d’en abuser ; et en disant cela, elle pressait tendrement le bras sur lequel elle s’appuyait, mais vous en avez un, et c’est celui de votre naissance. — Madame… — Ne cherchez pas à me tromper, mais suivez la carrière que je prétends vous ouvrir. Prenez les armes, unissez-vous à la cause triomphante de mon père, suivez ses drapeaux, et renonçant à la bassesse d’un amour mendié par la misère, méritez des avantages auxquels vous ne deviez pas prétendre.

Charles suffoquait de ce ton, mais il ne répondit rien. Je veux, poursuivit-elle, que vous serviez mon père, je le veux absolument. — Le général Olivier, Madame, ne manque pas de soldats ; que ferais-je de plus dans son armée ? — Il ne manque pas de soldats, mais souvent de bons officiers. — Je ne saurais l’être avant un long apprentissage. — Vous le serez, Charles, quand vous voudrez l’être, dit-elle en le pressant presque contre son sein ; je prétends vous rendre ce que je crois que vous avez perdu ; mais encore une fois, il faut renoncer à cette obscurité et à des vues trop au dessous de vous : on aura soin des objets de votre affection. — Je ne puis rien sans consulter ma mère. — Vous le dites toujours, et ne la consultez jamais. — Je le ferai, Madame. — Quand ? — Lorsque sa santé sera meilleure. — Soit, consultez-la promptement, et venez m’apporter une réponse. » Elle finit là son entretien, parce qu’elle apperçut Amélia qui, sachant qu’elle était chez mistriss Belmour, venait délivrer d’elle ses amis de la chaumière. Des domestiques la suivaient ; de sorte que Charles fut libre de retourner, le chagrin et l’inquiétude dans l’âme.

Il était clair que milady Falcombridge avait acquis des lumières sur l’état et la situation de mistriss Belmour ; qu’elle avait conçu pour le jeune homme une passion désordonnée ; qu’elle voulait mettre à prix le secret qu’elle pouvait posséder, et qu’elle était jalouse de l’innocente Caroline. Elle offrait des services que peut-être elle n’avait pas le pouvoir de rendre ; mais il n’en était pas moins certain qu’elle voulait enchaîner Charles, et que Charles ne pouvait, sans danger pour sa mère, repousser ses offres avec le mépris qu’elles devaient lui inspirer. Qu’elle connût ou ne connût pas le nom et le rang de cette famille, il ne fallait pas alors un si mûr examen pour arracher à mistriss Belmour le seul bien qui lui restait, la liberté. Le seul soupçon de tenir aux différents partis opposés à celui de Crumwell suffisait, sans même aucun indice de complicité. Mais comment faire pour se dérober à la malignité d’une femme emportée, jalouse, et armée d’un certain degré de puissance ! Depuis plusieurs semaines les armées étaient en présence ; les avantages étaient, quoique médiocres, du côté des Écossais. Crumwell les avait trouvés si bien retranchés, entre Leith, Édimbourg et Dalkeith, qu’il ne pouvait les attaquer. Il fut obligé de se replier vers Mussleburgh, et dans cette retraite le général Lesley tomba sur son arrière-garde, et l’inquiéta beaucoup. Une escarmouche entre deux détachements eut lieu peu de jours après ; les Écossais furent repoussés, et Olivier fit vers eux un mouvement qui pouvait les engager à sortir de leurs retranchements ; mais ce fut en vain, ils savaient qu’il était gêné par le défaut de fourrages et d’approvisionnements ; Lesley se flattait de l’obliger à une retraite définitive ; et son armée, toute fraîche et sans diminution, pourrait ensuite pénétrer en Angleterre avec succès. Crumwell revint en effet à Dumbar, où il trouva ses dix-huit mille hommes réduits à douze ; il résolut d’embarquer son infanterie, et de retourner à Barwick avec sa cavalerie. Mais les Écossais le suivirent et campèrent sur une hauteur près de Dumbar. Là, Crumwell était véritablement réduit à une extrémité fâcheuse ; il lui était désormais impossible d’embarquer ses troupes, puisque les ennemie occupaient les hauteurs et dominaient la flotte ; il ne pouvait poursuivre sa marche, ni même demeurer dans cette situation, sans s’exposer, ou à la famine, ou à une destruction totale. Le général Lesley avait résolu de conserver son poste et de veiller simplement sur les mouvements de son ennemi. Mais le comité d’église et d’état rompit une mesure si prudente. Depuis plusieurs semaines ses ministres encourageaient les troupes par des prédications et des prières, leur promettant la victoire avec autant de confiance que s’ils avaient été les arbitres du destin. Le roi, qui d’abord s’était, malgré eux, mis à la tête de l’armée, fut obligé de se retirer, le clergé ayant dit hautement qu’elle devait avoir moins de confiance en un bras de chair, que dans la piété de l’église et dans ses prières. Ce fut par suite de ces singuliers préceptes que ces prêtres, répandus dans le camp, le firent retentir de plaintes et de clameurs contre le général Lesley, excitèrent l’impatience des soldats, leur promirent la victoire au nom du Seigneur, et les aigrirent au point de forcer leur chef au combat. Crumwell, dans son camp, faisait la répétition de cette même comédie. Il conservait toujours son caractère d’inspiré, et ses discours étaient d’un style de mysticité, qui les rendait presqu’inintelligibles, et par là, plus puissants sur la multitude ; il débitait constamment des prières, s’abandonnait aux contemplations, aux extases, et prétendait aussi recevoir du Seigneur des consolations et des révélations toutes particulières : le même esprit de puérile dévotion, et non de piété, régnait dans les deux armées ; mais Crumwell avait l’avantage de séduire, et d’entraîner des soldats aguerris. Lesley commandait des hommes sans expérience qui devaient céder au premier choc. Forcé d’obéir au fanatisme, il ne pouvait se flatter, comme son ennemi, qu’il fût secondé par la valeur ; il se mit en marche le 2 septembre, et Crumwell, apercevant le mouvement de ses troupes, s’écria : « Le Seigneur les a livrés entre nos mains. » Il ordonna aussitôt de chanter les psaumes et les litanies, comme présage assuré du succès. Il marcha au devant de ses ennemis, et les attaqua le lendemain au point du jour. La cavalerie écossaise, qui était à l’aile gauche, chargea d’abord vigoureusement ; mais bientôt repoussée et rompue, la gauche fut si effrayée qu’elle abandonna le champ de bataille sans combattre. Une partie de l’infanterie tint ferme jusqu’à ce que le nombre des morts lui ôtât tout espérance ; trois mille hommes venaient de périr avec quelques ministres qui, parcourant follement les rangs, assuraient encore de la victoire les restes de ceux qu’ils avaient conduits à la mort. Crumwell fit sept ou huit mille prisonniers, s’empara de vingt-sept pièces de canon, de tout le bagage et des munitions, se rendit maître de Leith et d’Édimbourg, et dans cette occasion ne dut son salut qu’à l’impéritie des ministres presbytériens.

Charles II, tyrannisé par leur zèle ambitieux, ne fut pas plus affligé que surpris de cette défaite ; il imagina que le parlement d’Écosse, qui avait soigneusement écarté de lui tous les amis de son père, reconnaîtrait sa faute, et remettrait sa cause entre les mains de ceux qui avaient un intérêt direct à la servir. En effet, il les rappela, mais en exigeant d’eux une espèce d’abjuration publique de leur religion, ou du moins des points essentiels de différence ; les presbytériens rigides protestèrent contre le parlement ; ils s’associèrent un parti formé dans les provinces occidentales, et présentèrent des remontrances au parlement qui les déclara séditieux ; mais comme la faction était nombreuse, organisée et dirigée par de bons officies, le parlement obligea Charles II à reconnaître publiquement par une déclaration, « le péché que son père avait commis en se mariant dans une famille idolâtre ; péché qui l’avait rendu responsable de tout le sang répandu dans la guerre civile ; il exprimait sa profonde douleur de la mauvaise éducation qu’il avait reçue, des préjugés qu’on lui avait inspirés contre la cause de Dieu ; il avouait que pendant les premières années de sa vie, il avait vécu en ennemi de l’ouvrage du Seigneur ; demandait pardon d’avoir accordé une commission au marquis de Montrose, et promettait de persister toute sa vie dans cette déclaration. » Elle est demeurée à la postérité comme un monument de bassesse et de servilité qui ne devait pas lui servir à remonter sur le trône. Elle inspira un souverain mépris à tous les partis ; les presbytériens pensèrent qu’un acte par lequel le roi flétrissait volontairement sa famille, cachait quelque piège contre eux, et qu’ils devaient se défier de lui. Le parlement qui avait dicté cet acte fut épouvanté de ce qu’il avait consenti à le signer, et n’osa confier le salut d’un état à un prince de si peu de caractère ; toutes les factions étaient en balance, et n’osaient ni le retenir, ni l’abandonner à lui-même.

Tous les partis, toutes les sectes semblaient atteints d’un délire général qui fit la plus grande partie des succès de Crumwell. De nos jours, ce n’eût été peut-être qu’un factieux obscur ; alors, il dut paraître habile si on observe attentivement la bassesse et la folie de ceux qu’il n’eut que la peine de proscrire et d’enchaîner.

Charles II s’échappa de St.-Johnston où il était gardé, et joignit les royalistes ; que ne fuyait-il avant de signer sa déclaration ! mais, au milieu de ses prétendus amis, il trouva le marquis d’Argille qui était à la tête du clergé ; il n’y eut rien qu’il ne fit pour l’attirer dans son parti ; il alla même jusqu’à lui faire entrevoir qu’il pourrait placer sa fille sur le trône. Le marquis ne fut pas même trompé par tant de flatterie ; il se tint toujours dans une réserve peu honorable pour le roi ; mais enfin, la force des circonstances exigeant qu’on prît un parti, ce prince fut couronné à Scone le 1er janvier 1651 ; et alors, toutes les levées se firent sans distinction, et tous les membres des différents partis furent admis auprès de sa personne.

Les Écossais reformèrent bientôt une armée de dix-huit mille hommes, et Crumwell ne pouvait encore se mettre en campagne, tant il avait été retardé par le manque de fourrages. Charles II nomma Lesley son lieutenant général, et se mit à la tête de ses troupes ; il était dans une position très-avantageuse ; il avait derrière lui le comté de Fife, province très-fertile ; son camp était entouré de retranchements, et en sûreté contre les attaques de l’ennemi ; les passages de la Forth semblaient bien gardés. En vain le général anglais présenta la bataille ; l’expérience de l’année précédente servait de leçon sévère, et Lesley n’ayant plus à lutter contre la clameur des ministres, ne sortit pas de son enceinte. Si Charles II eût été capable de commander, s’il eût été de ces hommes faits pour maîtriser le destin des empires, s’il avait eu de l’audace et le génie qui la favorise, la victoire était à lui. Crumwell, plus habile à connaître les hommes, commit une faute en apparence ; quelques auteurs l’ont jugé ainsi ; mais d’autres ont dû voir, dans sa conduite, une sagacité extrême. Sans doute, il n’aurait pas laissé à un autre prince que Charles II, la liberté de pénétrer en Angleterre ; il ne craignit pas de lui en ouvrir l’entrée, par un mouvement dont il avait bien calculé les suites. Charles II avait raison d’attendre dans son camp que la misère forçât son ennemi à se retirer lui-même ; il pouvait penser qu’en tombant sur des troupes épuisées par le manque de vivres, elles seraient promptement défaites ; mais il fallait en même temps veiller sur les opérations de cet ennemi adroit et courageux, et ne pas s’endormir dans une fausse sécurité. Il fallait savoir que, pour vaincre, il ne suffit pas seulement de combattre dans l’occasion, mais qu’il faut ravir à son adversaire l’avantage de ces mêmes occasions. Crumwell, qui savait en faire naître, ne négligeait pas d’en profiter. L’imprévoyance du roi et son défaut de jugement lui firent prendre le change et Crumwell l’avait prévu. Fatigué d’attendre pendant six semaines en présence du camp ennemi, et de perdre peu à peu sa cavalerie, il détacha de son armée seize cents hommes, sous prétexte de faire une tentative sur Édimbourg, et ils passèrent le détroit sur des barques qu’on y avait fait préparer. Un corps plus considérable suivit ; les commandants prirent poste dans cette même province qui faisait toute la force de Charles II tandis que Crumwell favorisait leur descente, en feignant d’attaquer les retranchements. Il était encore temps de comprendre que, par cette fausse attaque, Crumwell voulait aussi faire filer son armée. C’était le cas de sortir du camp, et de lui couper le passage. Charles n’eut pas cette audace ; il envoya seulement quatre mile hommes attaquer des hommes déterminés, et engager imprudemment un combat, au milieu duquel ils se trouvaient entre Crumwell avec son armée et les deux détachements qui avaient pris poste dans la province de Fife. Charles n’aurait-il pas dû, ce qui lui était facile, veiller sur le détroit avec plus de soin ? n’aurait-il pas dû penser que Crumwell n’était pas assez maladroit pour attaquer Edimbourg avec si peu de monde à la vue du camp ? Il ne fallait que connaître son génie pour observer sa marche, et pénétrer ses desseins secrets dans un mouvement si extraordinaire en apparence. Il n’était pas difficile d’éclairer cette marche dans une étendue de quelques lieues, et alors, il fallait tout tenter pour empêcher les deux portions de l’armée de se rejoindre. Il agit trop tard, il agit partiellement ; les quatre mille hommes furent défaits, le camp fut tourné, l’armée passa, et la communication fut coupée entre le roi et cette province qui lui assurait des avantages inappréciables.

À la vérité, les frontières de l’Angleterre demeuraient découvertes, et quelques-uns prétendent que c’était abandonner l’objet de la guerre, puisque le but était d’empêcher Charles II d’entrer dans le royaume ; mais il faut considérer que Crumwell se trouvait dans une position très-hasardeuse : il se voyait forcé sous peu de jours à faire une retraite à travers un pays dévasté, dans lequel il n’aurait trouvé aucunes ressources ni en vivres ni en fourrages ; ses troupes auraient excessivement souffert, et il n’en ouvrait pas moins les frontières de son pays à un ennemi qui ne pouvait manquer de le poursuivre, et de défaire les restes d’une armée déjà détruite par la famine et les maladies qui la suivent. En s’emparant de la province de Fife, il trouvait là sur-le-champ l’abondance nécessaire à son armée ; et s’il ouvrait la carrière à celle de son ennemi, il était certain alors de le poursuivre avec les mêmes avantages qu’elle avait sur lui la veille, bien sûr que, dans l’intérieur de l’Angleterre, on pouvait s’opposer à sa marche, et le placer entre les troupes envoyées de Londres, et celles qu’il allait conduire sur ses pas. On a prétendu que Charles était en marche pour Carlisle, plusieurs jours avant que Crumwell en fût instruit. Sans doute il appartenait plutôt au roi de laisser sous son propre camp, passer une armée entière, sans observer ce mouvement, qu’à celui qui avait tenté ce passage, d’ignorer la marche précipitée de son adversaire. Ses lettres au parlement d’Angleterre prouvent qu’il l’avait prévue, et qu’avant son exécution il avait indiqué les précautions à prendre pour la retarder.

C’était dans ces entrefaites que se passaient à l’hermitage les scènes dont nous avons parlé. L’alarme était très-grande à la chaumière ; mistriss Belmour avait compris qu’on lui cachait quelque chose ; elle avait voulu le savoir ; vertueuse et sensée, elle ne pouvait imaginer que milady Falcombridge, à son âge, eût en effet une passion pour son fils ; elle sourit lorsque M. Tillotson lui en parla, et crut long-temps que c’était un pur badinage. Mais, lorsque son ami lui eut affirmé la vérité, elle conçut comme lui la terreur qu’inspirent les femmes désordonnées, et trembla pour elle, pour son fils et pour Caroline qui devait nécessairement porter le fardeau de sa haine.

On ne se dit jamais qu’on n’est pas aimable, et l’on accuse toujours le cœur qui résiste d’être captivé par un autre objet. Milady Adelina était frappée de cet aveuglement qui dérobe aux femmes galantes l’altération de leurs charmes ; elle était convaincue que, si Caroline n’était pas aimée, Charles aurait avec empressement accepté ce qu’on lui offrait. Ce fut ainsi que mistriss Belmour jugea d’elle ; et le dernier entretien lui persuada qu’elle était informée de son nom, et que ce nom ne tarderait pas à être proscrit, si Charles ne consentait point à le souiller ; elle voyait aussi que l’aimable Caroline courait de grands dangers ; mais comment faire pour s’en garantir ! On savait bien que la fuite seule pouvait mettre à couvert de semblables ennemis, mais comment la tenter ! Ce n’était pas en Angleterre que Lady Goring et son fils pouvaient chercher un asile. Changer de lieu en Écosse était impossible, tandis que les armées étaient en présence. Le côté de la mer était également impraticable. La défensive entre Charles et Milady ne pouvait durer long-temps, sans qu’elle l’expliquât de manière à autoriser sa vengeance. On était donc dans cette perplexité, que lady Amélia vint accroître par une visite inattendue. « Je ne sais, dit-elle à mistriss Belmour, ce que médite ma belle-mère ; mais je suis sûre qu’elle a de secrets entretiens avec l’un des deux valets qu’elle a chassés, lorsqu’ils ont cherché à s’introduire chez vous ; Sarah, une jeune fille que j’ai à mon service, et qui m’est extrêmement attachée, m’en a prévenue, et j’ai vu cet homme s’introduire chez Milady à une heure où moi-même ne suis point admise dans son appartement. Sarah m’a dit qu’en la quittant, il prend un chemin qui doit le conduire au camp du général Olivier : elle m’ajoute qu’elle a entendu prononcer votre nom. Charles, ajouta-t-elle, je ne vous dicterai pas votre conduite ; mais donnez-lui quelque espérance sur les projets qu’elle a formés pour vous ; la ruse est permise quand il s’agit du salut d’une famille entière ; ne poussez point ma belle mère à bout ; sa haine est implacable, sa colère terrible. Je ne connais point la raison de vos refus, je ne vous la demande point ; mais, si Sarah ne m’a point trompée, si l’apparition mystérieuse de cet homme vous concerne, vous avez besoin d’une extrême prudence. Gagnez du temps : dites que vous ne voulez point abandonner votre mère, tant que les troupes seront sur les terres de l’Écosse, et prêtes à porter la désolation jusque dans cette retraite ; qu’après leur départ, vous vous déterminerez à servir le parlement sous les ordres du général Olivier. Pendant cet intervalle, je veillerai sur les démarches de milady ; cela m’est facile, parce qu’elle ne me confie jamais rien de sa conduite extérieure, et que je n’ai jamais cherché ouvertement à en pénétrer les motifs. Ne vous effrayez point, mistriss Belmour ! croyez que je ne verrai point commettre une injustice sans m’y opposer de toutes mes forces que je vous avertirai de tout ce que vous pourrez avoir à craindre ; et que dans tous les cas possibles, je puis compter sur mon père. « Que vous êtes différente de sa femme, lui dit Caroline ! — Mon éducation a été différente, répondit modestement Amélia. Née dans l’opulence, j’ai été placée de bonne heure dans une maison tenue par une de ces femmes bien rares, qui sont moins les institutrices que les mères de leurs élèves. J’ai pour ainsi dire sucé ses principes avec le lait, car je lui fus confiée en bas âge. La justice et l’humanité étaient la base de toute sa conduite ; elle ne regardait la fortune inégalement répartie entre les hommes, que comme un moyen d’adoucir les maux qui pèsent sur une grande partie de l’espèce. Elle m’a appris à penser, et j’ai senti comme elle. Quant à milady Falcombridge, dont le sort n’avait pas toujours été heureux, elle n’a pas été élevée avec le même soin ; ses passions n’avaient pas reçu le frein salutaire de l’étude et des réflexions. Éblouie d’un rang inattendu, elle ne l’a pas considéré sous le même aspect que moi ; elle en abuse quelquefois ; mais, s’il n’y a pas entre elle et moi de sympathie, je n’ai nullement à m’en plaindre ; elle me témoigne une très-vive amitié, et je crois lui en témoigner ma reconnaissance en l’empêchant de faire du mal, dont sans doute elle se repentirait ensuite. Adieu, dit-elle en embrassant mistriss Belmour et Caroline, Amélia est votre amie et le sera toujours. » Elle disparut à ces mots. Les habitants de la chaumière n’étaient pas rassurés sur l’appui d’une jeune fille à qui l’autorité devait fermer la bouche. Mais que faire ! et que devenir !

Deux jours après, on apprit la nouvelle de l’opération de Crumwell et de son passage habile dans la province de Fife. On sut bientôt que Charles II marchait vers l’Angleterre ; on apprit qu’il était sans obstacle arrivé à Carlisle ; il n’était plus question que de connaître les résolutions du général, et il était clair pour tous les hommes sensés qu’il ne resterait pas en Écosse. M. Tillotson se détermina donc à partir pour Dumbar et Barwick, d’où il avait des moyens de faire passer ses amis en France. Avant son départ il fit ses adieux à milady Falcombridge, et y conduisit Charles. Milady ne manqua pas de demander au jeune homme quelle était enfin la détermination de sa mère, et elle le fit avec beaucoup de gravité. Charles répondit d’une manière très-mesurée ; lui fit entendre que si, comme on devait le présumer, le général Olivier se déterminait à poursuivre le prince Charles, et que l’Écosse fût alors paisible et sans ennemis, il pourrait consentir à y laisser sa mère et sa cousine, et à profiter des bontés de milady. Alors elle déclara que le général se disposait en effet à suivre son ennemi, et que, sous peu de jours, lui-même viendrait se reposer au château, tandis que son armée prendrait la route de Carlisle. Charles, frappé d’étonnement, n’aurait pu dérober les mouvements qui l’agitaient, si Amélia n’eût attiré son attention vers une volière qui renfermait des oiseaux rares dont on lui avait fait présent. M. Tillotson continua la conversation avec lady Falcombridge, qui parla de présenter le jeune homme à son père, et de l’engager à le faire entrer sur-le-champ au service. Elle l’appela, lui fit part de ce projet, et lui dit de se reposer sur elle du soin de le faire paraître avec avantage. Charles s’inclina respectueusement ; M.  Tillotson se chargea des remercîments, et milady, gênée par la présence de sa belle-fille, conserva, pendant tout le temps de la visite, les apparences d’une importante protection, que cependant ses regards hardis démentaient quelquefois.

» Ah ! c’en est trop, s’écria Charles en sortant du château ; voir le général Olivier, lui être présenté, exposer ma mère et Caroline ; non, je ne le ferai point, il n’est puissance au monde qui puisse l’obtenir de moi ! — Qui vous dit le faire ? — N’allez-vous pas encore l’exiger ? — Moi ? non. Vous allez partir avec moi, et dans trois jours nous sommes de retour ici, nous emmenons mistriss Belmour et Caroline, nous nous embarquons pour la Hollande, d’où nous passerons en France, et vous êtes sauvés. — Est-il possible ? — Je vous en réponds. — Alors, je m’abandonne à vous, mais je ne verrai point Crumwell, je ne m’engagerai point dans son parti, non que je craigne la mort, non que je refuse mon bras à ma patrie, ma vie est un tribut que je dois à la société dans laquelle je vis, toutes les fois que le sacrifice lui en peut être utile et profitable : mais de quelque côté que je tourne mes regards, je ne vois à servir que l’ambition ou l’hypocrisie, et le fanatisme régnant sur l’une ou l’autre des armées ; je ne veux ni celui qui a immolé mon père, ni celui qui a lâchement abandonné celui de ma mère. Je hais les hommes qui embrassent une cause qu’ils détestent ; ou c’est pour l’étouffer qu’ils feignent de la servir, ou par le vil désir d’entasser de l’or ; ils ne peuvent respirer que la fraude ou la bassesse ; ils sont à mes yeux également méprisables. — Eh ! vous ne les servirez pas, vous dis-je ; vous viendrez en France, et vous y vivrez avec votre mère et votre épouse. Calmez une exaspération inutile, et ne portons point dans l’âme de votre mère des terreurs qui pourraient altérer sa santé, et la rendre incapable de faire un voyage toujours difficile et périlleux. »

À leur arrivée à la chaumière, M. Tillotson proposa lui-même à mistriss Belmour de laisser partir Charles avec lui ; il prétexta la multitude de petits détails qu’entraînait le passage d’Écosse en Hollande et ses préparatifs ; il dit que son opération serait plus prompte s’il était aidé par le jeune homme intéressé lui-même à ne rien omettre. Mistriss Belmour n’avait rien à objecter contre le départ de son fils avec un tel guide. On n’osa lui dire que milady Falcombridge attendait son père, mais on en prévint Caroline, de la fermeté de laquelle on était sûr ; et dès le lendemain, à la pointe du jour, M. Tillotson, lui ayant donné des instructions sur la conduite qu’elle avait à tenir, partit avec Charles. Mistriss Belmour demeura triste et pensive. Chaque fois que son fils s’éloignait d’elle, son active imagination lui présentait mille dangers parmi lesquels il y en avait beaucoup d’imaginaires ; et alors Caroline redoublait d’efforts pour se vaincre elle-même, et distraire sa mère adoptive des soucis dont elle se sentait accablée. Elle prévint adroitement son esprit sur la prochaine arrivée de Crumwell, et la détermina sans peine à feindre une maladie plus forte qu’à l’ordinaire, et observer une retraite plus absolue : elles convinrent ensemble d’en imposer même à cet égard à la jeune Amélia. Il était temps de prendre cette résolution, car le soir même, l’avant-garde du général parut et défila dans le canton ; les officiers logèrent au château ; les soldats chez les habitants. Lady Amélia sut éviter à ses amis la charge de ces hôtes incommodes, et la chaumière demeura paisible.

Crumwell ne tarda point à paraître chez sa fille ; il y fut reçu avec pompe ; milady avait rassemblé toute la noblesse de vingt milles à la ronde ; elle alla au devant de lui à cheval avec lady Amélia et une troupe choisie de Cavaliers. Le château fut rempli d’officiers de tout grade, et pour cette fois Amélia ne put empêcher qu’on envoyât deux gendarmes loger à la chaumière. Elle n’osa même s’y opposer dans la crainte de fixer sur cette habitation les regards du général ; mais elle envoya Sarah chez Caroline pour la prévenir, et l’avertir de bien traiter ceux qui lui seraient adressés. Mistriss Belmour ne parut point à leurs yeux ; elle se mit au lit, et Caroline annonça qu’elle était hors d’état de faire les honneurs de sa maison. Elle suppléa si bien à sa présence que les militaires furent contents ; d’ailleurs ils se montrèrent discrets et respectueux. Caroline crut devoir bannir toute sollicitude, et persuadée que le général ne pouvait s’arrêter longtemps, elle crut, dans les illusions de son âge, n’avoir rien à redouter pour mistriss Belmour. Mais le lendemain, ces deux premiers furent remplacés par deux autres d’une physionomie sombre et farouche. Leur dialecte barbare, leur exigence, les marques de leur mécontentement, glacèrent de crainte Caroline, Brigitte et Tomy. Ceux-ci s’impatientaient et s’abandonnaient à la colère ; Caroline s’armait d’un sang-froid qui malgré eux en imposait à ces hommes hardis. Ils se hasardèrent à la faire descendre lorsqu’elle était retirée avec sa mère pour se mettre au lit, sous prétexte qu’ils ne seraient pas assez couverts. Elle obéit à la première fois, descendit, donna complaisamment ce qu’ils demandaient, et sans aucune altération dans son maintien. « Profitez de ce que je suis ici, leur dit-elle, pour mettre un terme à vos demandes, car ne descendrai plus. — Eh ! s’il le faut ? — Il ne le faudra pas. Assujettie à vous loger, je ne le suis pas à satisfaire vos caprices ; je vous préviens qu’ayant fait ce que je dois, si vous prétendez m’incommoder dans ma demeure, demain je demanderai justice à vos chefs. » À ces mots, elle remonta, s’enferma dans sa chambre, et ne fit nulle attention au bruit qu’ils se permirent. À la pointe du jour, ils rejoignirent leur troupe. Vers le midi, mistriss Belmour, se sentant incommodée, demanda une boisson composée de plantes vulnéraires dont une partie croissait en abondance dans le petit bois ; Caroline se hasarda à y courir, et tandis qu’elle recueillait ces plantes dans son tablier de mousseline très-simple, il passa deux jeunes officiers qui furent frappés de sa figure sous de pareils vêtements, et l’abordèrent d’un air familier. Le silence de la pudeur alarmée, ils le prirent pour de la honte villageoise, et l’agacèrent plus vivement. Détrompés par la grâce et la précision de son langage, ils n’en prirent pas meilleure opinion d’elle ; et l’ayant prise chacun par une main, ils l’entraînaient du côté du buis opposé à la prairie appartenante à mistriss Belmour. Elle jeta des cris d’effroi, et soudain parut Lady Amélia qui se promenait avec des femmes, et appuyée sur un jeune homme dont l’aimable figure pouvait lutter d’agrément avec celle de Charles. Elle reconnut Caroline, et s’adressant à ce cavalier : « Oh ! sir Henri, s’écria-t-elle, délivrez cette jeune personne, elle est mon amie ! » Sir Henry s’avança vers les jeunes étourdis qui, honteux d’être surpris, avaient déjà laissé Caroline en liberté. Elle en profita pour se sauver, mais les forces lui manquèrent, et après quelques pas elle tomba sur le gazon. Amélia courut à elle, lui fit respirer des sels ; et quoiqu’elle eût caché son visage dans la robe d’Amélia, sir Henry l’aperçut et s’écria : miss Caroline ! où est donc M. Melvil ? Caroline laissa couler des pleurs pour toute réponse ; et Amélia poussant fortement le bras de sir Henry, celui-ci comprit qu’il devait garder le silence. Mais il avait été entendu par les femmes qu’il accompagnait ; et lorsqu’Amélia eut pris sa jeune amie par le bras pour la conduire à la sortie du bois, la curiosité féminine s’exerça envers sir Henry, sans toutefois lui faire commettre aucune indiscrétion. Mais à table, ces femmes racontèrent, répétèrent l’exclamation du jeune homme, et en firent le sujet de mille plaisanteries. Milady Adelina se la fit répéter, et joignit quelques sarcasmes à ceux de ses femmes. Le général blâma hautement la conduite des officiers, et Amélia, gênée par cette conversation, voulut plusieurs fois la faire changer, et y parvint enfin aidée de sir Henry qu’ennuyaient des railleries tout à fait sans fondement.

Caroline était rentrée chez elle très-effrayée ; cependant elle prit sur ses sens assez d’empire pour cacher à mistriss Belmour ce qu’elle venait d’essuyer. Vers le soir, les mêmes militaires arrivèrent, mais conduits par sir Henry qui, cette fois, sans avoir l’air de connaître miss Caroline, ne leur recommanda pas moins les plus grands égards pour sa maison et ceux qui l’habitaient. En effet, la nuit fut tranquille, et Caroline rassurée n’avait plus d’autre inquiétude que celle de se rappeler où elle pouvait avoir vu ce jeune homme, et quel était son nom. Sa figure ne lui était point inconnue, mais elle ne put se souvenir comment ni où elle l’avait aperçu. La journée se passa sans événement ; mais vers six heures du soir, comme elle se promenait dans le jardin, elle s’entendit appeler doucement par dessus le mur d’une hauteur médiocre. Elle se retourne, aperçoit sir Henry, s’approche, et une boîte assez pesante tombe à ses pieds avec une lettre. « C’est, dit le jeune homme, de la part de lady Amélia ; suivez ses instructions, belle Caroline, et fiez-vous à notre amitié ! surtout, ne balancez pas, ou vous êtes perdue. Caroline tremblante relève la boîte et le papier, et s’enfuit dans la maison pour lire ce qu’il contenait ; que devint-elle, en voyant ces mots tracés par Amélia ?

« Partez, mon aimable Caroline ; votre liberté dépend d’une prompte fuite ; elle seule peut vous sauver d’un destin rigoureux. J’ignore par quels moyens on a su vous rendre suspecte au général. Les deux militaires qui logent chez vous ont ordre de vous arrêter à dix heures du matin, et je ne sais où ils doivent vous conduire ; un troisième veillera au dehors pour empêcher que personne n’entre ni ne sorte de la chaumière. Celui-ci est à nous ; vous l’entendrez vers minuit frapper à la fenêtre qui donne sur le sentier. Il vous jètera une échelle ; descendez promptement, suivez-le, il sait où il doit vous conduire ; il a des lettres pour deux endroits où vous passerez ; il en a une pour la digne personne qui m’a élevée, et dans les mains de laquelle vous serez en sûreté. Acceptez ce que contient la boîte que je vous envoye par sir Henry qui vous répond de la fidélité de l’homme à qui je vous confie. Gardez bien votre secret ; que mistriss Belmour ne le pénètre point ; ses pleurs, ses cris vous trahiraient. Je dois vous dire que la moindre résistance de sa part ou de celle de Charles, les exposerait l’un et l’autre à perdre la liberté, peut-être la vie, sans rien opérer pour votre salut. Adieu, chère Caroline, nous nous reverrons sous des auspices plus heureux. »

Le premier mouvement de Caroline fut de courir au jardin pour voir si le jeune ami d’Amélia y était encore, mais il avait disparu. Elle retourna chez elle, relut la lettre fatale, ouvrit la boîte qui contenait cinquante guinées, et un billet d’autant, adressé à mistriss Elisa Harlay, Oxford-Street, London, payable chez un banquier de la même ville. « Il est impossible, se dit-elle, qu’elle veuille me tromper, lorsqu’elle me confie une somme aussi considérable. Ô Charles, Charles, mistriss Belmour, qu’allez-vous penser de moi ! Caroline aura donc pris la fuite avec un soldat ! grand Dieu ! mais Amélia saura me justifier à leurs yeux, et puis, ne saurais-je laisser sa lettre sur une table, et l’adresser à Charles ? Non, je pourrais exposer ma bienfaitrice. Si la vengeance de celle qui me persécute allait attenter à la liberté de mistriss Belmour ! si on allait la retenir dans sa chambre !… mais je vais ployer cette lettre, la poser sur son lit ; elle la verra en apprenant mon départ… Non, je partirai avec mon secret ; Amélia saura me justifier. »

Caroline était capable d’une prompte et inébranlable résolution. Elle s’arma de courage, surmonta la crainte, l’amour filial et l’amour même ; et se répétant ces mots de la lettre, sachez que la moindre résistance les exposerait à perdre la liberté, peut-être la vie, elle ne balança plus à se dévouer pour eux. Elle vit arriver les deux soldats qui la regardèrent avec le sourire d’une maligne joie : elle fixa le troisième qui lui fit un signe d’interrogation, et elle y répondit en baissant la tête comme une marque de consentement. Il sourit à son tour, mais d’une autre manière que les premiers, et tâcha de lui faire comprendre qu’il fallait se retirer. Elle remonta à sa chambre, où elle se hâta de faire un paquet de quelques hardes de première nécessité. Que les heures sont longues dans l’attente d’un événement que l’on redoute ! Caroline était absorbée dans des pensées effrayantes quand une petite pierre jetée contre sa fenêtre, l’avertir que l’heure avait sonné. » Allons, il faut partir, se dit-elle, et elle ouvrit. » L’échelle, lancée d’une main sûre, tombe à ses pieds ; elle l’attache à la fenêtre, descend toute tremblante, et se confie seule à la foi d’un inconnu. Cet homme la prend dans ses bras pour lui faire traverser les ronces et les broussailles qui croissaient au pied du mur. Arrivée sur l’éminence que formait une espère de chaussée étroite, elle aperçoit un autre homme enveloppé d’un manteau. Elle se crut trahie, et poussa un gémissement sourd et lugubre. « Ne craignez rien, Madame, lui dit-on d’une voix douce, je suis Henry. Lady Amélia a exigé que je veillasse moi-même à votre sûreté. Vos chevaux sont derrière la première colline, et je vais vous accompagner jusques là. Mon devoir me défend d’aller plus loin ; être à cette heure hors du château est une infraction aux lois militaires, mais celles de l’honneur et de l’humanité sont les premières. — Généreuse Amélia, généreux Henry ! s’écria Caroline, à quoi vous exposez-vous ! et que puis-je pour reconnaître un soin si affectueux ! Marchons, réplique Henry, il ne faut pas perdre de temps ; profitons du repos des troupes qui défilent vers l’Angleterre pour éviter leur rencontre. À ces mots, il la prit par le bras, et soutenant sa marche incertaine, il la fit parvenir bientôt jusqu’où attendaient deux chevaux attachés à un arbre à l’entrée d’une grotte profonde. Comme elle était prête à monter sur l’un des deux, « ne pourrais-je savoir, dit-elle à Henry, le nom de mon bienfaiteur ? — Si quelque événement, lui répondit-il, vous empêchait de profiter de l’asile que vous offre lady Amélia, prenez et conservez cette chaîne et ce médaillon ; en l’ouvrant, vous y verrez le nom de ma mère et sa demeure ; présentez-lui ce don que je tiens d’elle, et vous trouverez une autre mistriss Belmour. Si je m’étais nommé, peut-être auriez-vous rejeté mon appui. À ces mots, il passa la chaîne au cou de Caroline qui, pour dernière prière, le supplia de recommander mistriss Belmour et Charles aux soins de lady Amélia, et surtout de justifier sa démarche aux yeux de son amie. Sir Henry lui jura que ses vœux seraient accomplis ; il lui baisa la main, l’aida à monter à cheval : adieu, Mistriss, adieu Charles, Amélia, Henry ; adieu, tout ce que je dois aimer et respecter, s’écria-t-elle ! et suivant son guide, elle disparut aux yeux du jeune homme qui reprit tristement le chemin du château, non sans inquiétude sur la destinée d’une femme que lady Amélia semblait chérir, et que tant d’événements menaçaient encore.

Laissons-la poursuivre son voyage, et ne quittons point encore la chaumière et ses environs ; son absence y va faire éprouver des agitations de plus d’un genre.

Le soleil ne dorait point encore la cime des montagnes, lorsque Charles et M. Tillotson arrivèrent. Nul ne s’opposant à leur passage, ils frappèrent à la porte ; les deux soldats sans défiance croyant que leur camarade vient les avertir que l’heure approche. Ils suivent Tomy qui ouvre, et voient entrer deux hommes sous le costume de montagnards, armés de gros bâtons, à la manière du pays. Charles recule surpris et effrayé ; il ne savait pas qu’on eût logé chez lui des gens de guerre. Que faites-vous ici, demanda-t-il d’un ton peu soumis ? — Nous y logeons. — Par quel ordre ? — Par l’ordre du général Olivier, tous les habitants reçoivent quelqu’un des nôtres. — Je n’ai rien à dire. Tomy, pourrions-nous voir ma mère ; Caroline est-elle levée ? — Non, Monsieur ; mais, si vous voulez, Brigitte va l’éveiller. — Oui, nous voudrions lui parler à l’instant même. » Les deux satellites étaient fort étonnés de ne pas voir celui des leurs qui, selon eux, devait interdire les approches de la maison ; l’un d’eux sortit, regarda dehors, et n’apperçevant rien, il rentra, parla bas à son camarade, et tous deux témoignèrent d’autant plus d’inquiétude, que la présence de deux hommes les embarrassait. Cependant les cris de Brigitte réunirent toute l’attention ; elle descendit précipitamment. Dieu nous assiste, M. Charles, Dieu nous assiste, Caroline est partie… — Caroline, s’écria Charles ! — Caroline ! prononce presque machinalement M. Tillotson ; Dieu me damne, dit un des soldats, nous sommes perdus ! On se précipite dans la chambre de Caroline ; elle est déserte ; sa fenêtre est ouverte, l’échelle est encore suspendue, les herbes sont foulées, les buissons portent les marques de la peine qu’on a prise à les franchir.

Les soldats demeurent interdits ; Charles et M. Tillotson ne savent comment lier leurs idées, ou plutôt il ne s’en présente aucune à leur esprit égaré ; Brigitte pleure, Tomy est confondu, et mistriss Belmour, qui a entendu le bruit, et dont la voix s’est perdue dans le tumulte, qui s’est levée dans le plus grand désordre, vient achever le tableau en paraissant à la porte de la chambre. Charles vole dans ses bras, en lui criant : Ô, ma mère ! Caroline est partie, elle a fui… Caroline partie, répète mistriss Belmour ! quand, comment, avec qui ? — Pardieu, réplique un des soldats, belle demande ! avec ce beau fils qui était en sentinelle à la porte, et qui ne se trouve pas non plus à son poste. — Qui donc était en sentinelle, demande M.  Tillotson ? — Un beau jeune homme vraiment, qui avait ordre de veiller à ce que personne n’approchât de cette maison, et je vois bien qu’il a enlevé la fille, puisqu’ils ont déserté tous deux. Caroline partie avec un soldat, s’écria Charles ! bon Dieu, ma mère, où sommes-nous ? — Cela ne se peut pas, mon fils ; Caroline n’a pas été enlevée de son consentement… N’est-ce pas plutôt vous, misérables, qui êtes les auteurs de ce rapt infâme dit M. Tillotson, en prenant à la gorge celui qui se trouva sous sa main, et tenant son bâton levé sur lui. — Eh non, Monsieur, dit l’autre, lâchez le camarade ; allez, nous ne savons guère comment ceci finira pour nous ; mais, à coup sûr, elle est allée avec John Barclay ; comme diable aussi il la regardait hier soir ! et v’là qu’elle est montée aussitôt ; elle ne nous a pas servis comme à l’ordinaire, et je suis sûr que dès qu’il a été en faction dehors, l’échelle a été posée ; ils ont filé, en avant, marche, et ils ont sept heures d’avance. » M. Tillotson, honteux de son premier mouvement, lâcha son homme, tandis que mistriss Belmour parlait de la vertu de Caroline ! « Ah ! oui, fiez-vous-y, dit un soldat, à la vertu des filles, ma bonne dame ; elle ne tient pas contre un plumet rouge ; et n’a-t-elle pas hier au soir encore parlé à un de nos officiers par dessus le mur de votre jardin ? John l’a emmenée, vous dis-je, pour lui ou pour un autre, que sais-je, moi ! Suffit, reprit le second, que nous voilà perdus de cette affaire-là ; » et, en disant ces mots, il s’arrachait les cheveux, et reprochait à l’autre son peu de vigilance. Charles sentait fermenter dans son sein les poisons de la jalousie ; il faisait à mistriss Belmour des questions auxquelles elle ne pouvait répondre. Brigitte se tordait les bras. M. Tillotson considérait les deux soldats, et ne comprenait pas ce que ces gens pouvaient avoir à redouter par la fuite de Caroline, lorsque lady Amélia arriva dans la cour dont la porte était restée ouverte. Elle ne vit personne, mais elle entendit beaucoup de bruit, et arriva au lieu d’où il lui semblait partir. Sa présence calma un peu les vives émotions ; elle tenait une bourse qui paraissait pleine, et s’adressant d’abord aux soldats : « Allez, leur dit-elle, fuyez, dérobez-vous au sort qui vous attend ; mais voici de quoi pourvoir à vos besoins, si vous voulez me remettre à l’instant l’ordre que vous avez reçu, et qui vous est désormais inutile. » L’un des militaires le lui donna d’une main, reçut l’argent de l’autre ; et comme ils voulaient la remercier : « Allez, leur dit-elle, et surtout gardez-vous de reparaître : votre vie dépend de votre agilité. » Alors elle se retourna vers ses amis, et Charles jetant sur elle un regard douloureux : Ah ! Madame, j’ai tout perdu, Caroline… — Vous pouvez encore la retrouver. — Eh quand je la retrouverais, son cœur n’est-il pas perdu pour moi ! L’ingrate a fait un autre choix… — Qui vous l’a dit ? — Ces soldats, qui l’ont vue parler hier à un officier ; sans doute elle concertait avec lui le plan de sa fuite, puisqu’elle l’a exécuté cette nuit. — Cela pourrait être, reprit Amélia, sans qu’elle en fût plus coupable ; Charles, calmez-vous, et surtout écoutez-moi, car je n’ai qu’un moment. C’est moi qui ai soustrait Caroline à des persécutions dont j’ignore la cause : c’était une victime dévouée. Voilà l’ordre qu’on fit hier signer au général, à qui l’on a fait croire qu’il importait de s’assurer de sa personne. Ces misérables avaient en outre celui de se rendre maîtres, de quelque manière que ce fût, de toute personne qui oserait s’opposer à son enlèvement. J’ai heureusement su qu’on devait placer au dehors une sentinelle, et j’ai pu diriger le choix sur un homme dévoué à un officier de mes parents. Nous avons pris des mesures qui nous ont parfaitement réussi. Caroline est libre ; et je lui ai choisi un asile où elle sera aussi honorablement qu’elle était ici. C’est à Londres que je la fais conduire. — Par qui ? grand Dieu ! — Par ce même soldat placé en observation au dehors, et qui a favorisé sa fuite. — Cet officier qui lui a parlé sur le mur du jardin ? — Est mon parent ; il lui a remis une lettre par laquelle je l’informais de la nécessité de son départ, et lui en indiquais les moyens concertés d’avance avec ce brave militaire. Mon parent, son capitaine, avait dû se charger de lui remettre ma lettre, afin qu’elle pût y prendre confiance. Elle le connaissait. — Elle le connaissait ! reprit Charles. — Elle l’avait rencontré dans le bois, se promenant avec moi ; il l’avait reconnue, l’ayant vue déjà chez un nommé M. Melvil, et il a témoigné beaucoup d’ardeur à la sauver du péril. Lui-même a veillé à son départ, l’a reçue au bas de sa fenêtre, et l’a conduite au lieu où elle a trouvé des chevaux : là il l’a quittée et il est revenu au quartier général avec assez de bonheur pour que nul ne soupçonnât sa sortie. — Chère Caroline, s’écria mistriss Belmour ; et où ira-t-elle, sans amis, sans argent… ? — N’ayez à cet égard nulle inquiétude, dit modestement Amélia en baissant les yeux ; j’y ai pourvu, j’ai partagé mon trésor avec elle… — Divine fille, répliqua mistriss Belmour en la pressant dans ses bras, vous êtes un ange de bonté ! — Où avez-vous pris une telle âme, lui demanda M. Tillotson ? — Eh ! Monsieur, si chacun s’occupait à rendre autour de soi tous les services qui s’offrent chaque jour, il resterait peu de malheureux, peu d’opprimés, et les gens riches et puissants auraient fait leur devoir. Caroline connaissait un officier de l’armée ; elle l’avait vu chez M. Melvil, proféra enfin Charles, l’œil fixe et l’âme oppressée ! — Charles, seriez-vous jaloux, demanda Amélia ; il semble que vous êtes moins sensible à la délivrance de Caroline, qu’occupé du jeune homme qui a dirigé sa fuite. Charles, je n’ai qu’un mot à vous dire ; vous seriez un ingrat, si le soupçon pouvait entrer dans votre âme. Caroline est plus généreuse ; elle sait que je suis votre amie, et son dernier vœu a été que vous et votre mère me fussiez recommandés ; elle en a expressément chargé mon parent, en pleurant sur vos douleurs. » Charles était impétueux, mais sensible ; cette assurance le calma, sa méfiance s’évanouit, et baisant la main de lady Amélia, il lui exprima toute la reconnaissance à laquelle il semblait insensible un instant auparavant. — Mais il était important de savoir quels étaient les ennemis de l’innocente Caroline. — Dispensez-moi de vous les nommer, répondit Amélia ; il vous importe peu de les connaître, puisque je veille sur eux. » On garda le silence qu’elle avait droit d’exiger ; mais M. Tillotson, croyant qu’on ne devait point avoir de secrets pour une telle femme, lui annonça que Charles et lui étaient revenus dans le dessein d’emmener mistriss Belmour en France. — Laissez-moi retourner au château, leur dit Amélia ; pour juger de la nécessité de ce parti, il faut que je sache quel effet va produire la nouvelle que Caroline a disparu, et que les soldats chargés de l’arrêter viènent de déserter. Mistriss Belmour ne voulait plus quitter l’Écosse ni l’Angleterre, où elle devait laisser sa chère fille ; Charles voulait partir pour Londres, l’y suivre, la voir, lui parler, veiller sur ses besoins, et courir d’elle à sa mère tant que cet exil devrait durer. Mais M. Tillotson ne s’accomodait pas de ces mesures bizarres qu’une tête de vingt ans pouvait seule adopter ; il engagea lady Amélia à retourner immédiatement au château.



FIN DU PREMIER VOLUME.
LÉOPOLD COLLIN, Libraire (2p. 1-292).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE VI.



Tout était en mouvement au château, Crumwell avait fixé son départ à ce jour même. Amélia eut de la peine à tourner autour des murs, et à s’introduire par l’aile gauche, du côté des bâtiments abandonnés. Elle rencontra sa femme-de-chambre qui lui dit que lady Adelina l’avait demandée plusieurs fois, et qu’elle la croyait encore au lit. Amélia espérait avoir le temps de retourner à sa chambre ; mais Milady se présenta tout à coup : « D’où venez-vous, lui dit-elle d’un ton plus absolu qu’elle ne le prenait ordinairement… ? — De me promener, répondit Amélia. — Toujours à votre chaumière ? — J’en viens en effet. — Eh ! quelles nouvelles en rapportez-vous ? Que leur est-il arrivé ? — Comment savez-vous, Madame, qu’il puisse leur être arrivé quelque chose ? » Les regards tranquilles d’Amélia, fixés sur sa belle-mère, embarrassaient cette femme hardie ; ses yeux erraient au hasard, et cette question l’interdit au point qu’elle s’abstint d’en faire aucune autre. Elle reprocha seulement à la jeune Amélia de s’être absentée au moment où le général pressait son départ. Amélia se garda de continuer l’entretien, et la quitta pour faire, disait-elle, une toilette décente. Milady agitée la rappela, comme si elle avait eu dessein de lui dire quelque chose d’important ; puis, par réflexion, elle la laissa aller. Amélia vit qu’elle ne savait rien, et que le silence qui régnait autour d’elle sur les événements de la nuit l’agitait fortement ; en rentrant dans son appartement, elle recommanda à sa jeune Sarah d’observer tout ce qui devait nécessairement se dire ou s’opérer quand on apprendrait la désertion des trois soldats.

Lorsqu’elle entra au salon rempli par l’état-major et d’autres officiers, elle remarqua la figure de sa belle-mère tout à fait décomposée ; les jeunes officiers se disaient tout bas ; « Cela est extraordinaire. » Crumwell avait l’air pensif. Milord Falcombridge seul semblait indifférent à tout, et ne songeait qu’à presser le repas qu’on préparait. Sir Henry, alors absent de la salle, y rentra, s’approcha de Crumwell, en lui disant : Général, vos ordres sont exécutés. Crumwell prit alors sa fille par la main, et l’ayant conduite auprès d’une croisée, ils se parlèrent longtemps. Le feu de la colère avait remplacé sur le visage de cette femme la pâleur qu’Amélia avait remarquée en entrant. Le général l’écoutait sans marquer la moindre émotion, et il finit par dire assez bas : « Milady, vous embarrassez trop vos esprits sur un événement de médiocre importance. La cause que je défends, ajouta-t-il d’un ton plus élevé, est celle de Dieu, et elle doit nécessairement prospérer. Oh ! que tous ceux qui vivent étant dans la même persuasion, voulussent ceindre les reins de leur esprit, et s’efforcer en toutes choses de marcher dignes du Seigneur ! Voilà les vœux que je répète en cette occasion. » Les assistants se rappelèrent que ces phrases extraordinaires étaient insérées dans une lettre qu’il venait d’écrire au parlement. Adelina parut mécontente de ce qu’il ne partageait pas sa colère, mais il la quitta, et se rapprocha dur cercle. On déjeuna, et ensuite, Crumwell partit avec son état-major. Milord Falcombridge embrassa tendrement sa fille, respectueusement sa femme, et suivit les officiers. Sir Henry restait des derniers, et tandis que Milady conduisit ses hôtes, il s’approcha d’Amélia ; et, se hâtant de l’embrasser avec une émotion qu’elle partageait, il lui dit : « J’ai parlé à Sarah. » Il s’élança vers la porte, et lady Amélia, se souciant peu dans ce moment de se trouver vis-à-vis de sa belle-mère, remonta dans son appartement, d’où elle pouvait suivre des yeux, non cette troupe d’hommes indifférents à son cœur, mais seulement son père, et sir Henry qui marchait à ses côtés.

Elle fut étonnée de trouver chez elle-même un de ces valets prétendus chassés du château ; on avait cru qu’elle demeurerait avec la troupe jusqu’après le départ. Cet homme parlait à Sarah, et semblait la menacer. « Que faites-vous ici, lui dit Amélia d’un ton de hauteur qui ne lui était pas familier ? » Cet homme fut embarrassé. « Madame,… je faisais à Sarah quelques questions… je lui demandais… — Je m’étonne que vous osiez rentrer au château… — Milady me l’a permis, Madame ; sans quoi… — Milady n’a pu vous donner l’ordre d’entrer chez moi, et je vous ordonne d’en sortir. » Il obéit, et Amélia, prenant Sarah par la main, courut à une fenêtre d’où elle pouvait encore voir et être vue ; elle reçut en effet un signe d’amitié de son père, et un salut de sir Henry. C’est beaucoup qu’un salut quand le sort des combats entraîne loin d’une jeune personne un parent chéri. Amélia fit un soupir, et ne se retira que quand le sommet d’une montagne l’eut tout à fait séparée de ceux que ses regards avaient suivis. « Sir Henry t’a parlé, dit-elle à Sarah ? — Oui, Madame ; il m’a dit de vous dire qu’on cherchait la fugitive vers le nord de l’Écosse, et que lui-même avait été chargé d’envoyer au général Monk son signalement et celui des trois déserteurs. — Quelle heureuse méprise, s’écria lady Amélia ! car y a-t-il apparence qu’elle allât prendre cette route ? Au reste, on ne sait si elle a vu l’ordre de la conduire au château de Dumbarton. Cet ordre, je l’ai repris aux deux soldas, en leur donnant de l’argent pour s’évader : j’ai craint que l’appât d’une récompense promise sans doute, ne les portât à s’en servir s’ils rencontraient Caroline, et actuellement leur plus grand intérêt est de n’être pas saisis eux-mêmes. Mais, ajouta-t-elle, que faisait ici cet homme ? — Il me faisait forces questions sur ce qui s’était passé cette nuit à la chaumière ; il me disait que miss Caroline avait sûrement été instruite ; qu’elle avait sans doute séduit les soldats ; qu’elle s’était échappée ; qu’on en était bien informé, car ils avaient ordre de la conduire à mi-chemin de Selkirk, où ils devaient la remettre à une troupe chargée d’elle jusqu’à Dumbarton ; que ces hommes, ne voyant rien paraître dans la vaste plaine qui sépare la montagne de cette ville, s’étaient au point du jour avancés jusqu’au pied de la montagne, et que l’officier qui les commandait avait rencontré un enfant qui lui avait dit que la fille de la chaumière s’était enfuie avec deux ou trois soldats ; qu’en effet, John Barclay et ses camarades avaient manqué à l’appel. — Comment a-t-on pu supposer qu’elle ait pris à peu près la même route ? — Ils sont dans l’incertitude ; ils ne savent pas si les ordres sont exécutés ; ils ne savent pas si, tandis que le petit peloton est entré dans les montagnes, les trois soldats ne descendaient pas dans un autre sentier, et si ces soldats, ne trouvant personne, n’attendent pas dans le bois, ou n’ont pas poursuivi leur route jusqu’à Selkirk. Ce qui leur donne des soupçons qu’ils ont été trahis, est l’absence de John Barclay, qui devait revenir. Au reste, sir Henry a, je ne sais comment, aidé à les tromper, et à leur faire prendre le change, mais je pense qu’on vous croit l’auteur de l’évasion, s’il y en a une. — C’est ce qu’il ne faut pas, reprit Amélia ; je serais observée, et je vais composer mon maintien de manière à en dissuader Milady. Quant à moi, reprit Sarah, j’ai dit et affirmé que je ne savais rien ; et c’est cet homme qui, voulant me faire parler, m’a dit tout ce que je n’avais osé lui demander. »

Amélia ne rejoignit sa belle-mère qu’à l’heure du repas le plus solitaire qu’elles eussent fait depuis long-temps. D’abord, silencieuse et pensive, elle parla peu ; et Amélia, dont l’âme tranquille se reposait sur le bien qu’elle avait opéré, eut tout le temps de se préparer à n’être cause ni des reproches, ni des questions, ni des emportements, si tout cela était survenu. Milady la considérait d’un air plus craintif que le sien, non qu’Amélia n’eût quelque inquiétude ; mais grande est la différence entre la crainte de quelqu’un qui a rempli un devoir, et les terreurs d’une âme coupable. Enfin, elle demanda à sa belle-fille si elle n’irait pas voir ses amis de la chaumière ? « Vous sembliez ce matin m’en faire un reproche. — Vous aviez choisi une heure singulière pour vous éloigner d’ici. Votre père avait droit de s’en plaindre ; d’ailleurs, je ne savais pas le malheur qui était arrivé ; j’ignorais surtout que vous en fussiez informée se matin. — Je l’ai su en arrivant à l’habitation ; j’allais y prendre du lait chaud, et manger des gâteaux que Caroline m’avait promis. — Vous ne le saviez point avant. — Milady elle-même le savait-elle ? » Elle se déconcerta beaucoup, ne répondit pas d’abord et reprit avec moins d’assurance, qu’elle avait appris que des soldats manquaient à l’appel, et qu’on disait qu’ils avaient enlevé une jeune fille. « Je voudrais savoir ce que pense mistriss Belmour… comme elle se fait appeler, de la conduite de cette fille dont elle voulait faire la femme de son fils ; ce qu’il dira lui-même à son retour, et si enfin, il sera disposé à joindre les drapeaux de mon père. » Amélia se garda bien de lui dire que Charles était arrivé, et parut peu disposée, disait-elle, à retourner dans un lieu d’où elle ne pouvait bannir les regrets et la douleur… » À moins, ajouta-t-elle, que je n’eusse l’espoir du retour de Caroline… Ils ne la reverront jamais, s’écria Milady avec une espèce de fureur. » Amélia étonnée la fixa ; elle pâlit, et se trouva mal. Amélia lui donna des secours, elle revint à elle, et ne parla plus de Caroline, mais elle pria sa belle-fille d’aller chez mistriss Belmour, et de lui dire qu’elle avait demandé et obtenu de son père une commission pour Charles, et qu’à son retour, elle voulait la lui remettre, et l’envoyer à l’armée sans délai. « Il faut qu’ils partent, se disait Amélia pendant le court trajet du château à la chaumière. Ils ne seraient pas en sûreté ici. Fermons les yeux sur ce que je ne dois pas voir, mais tirons Charles de ses mains. » Elle trouva mistriss Belmour abattue, souffrante et désespérée du départ forcé de Caroline : Charles pâle, défait, agité, sans force et sans courage, dévoré d’inquiétudes sur le sort de son amie, partagé entre le désir de voler sur ses pas, et le devoir qui l’enchaînait auprès de sa mère ; M. Tillotson, plus calme, préparant un départ qu’il croyait nécessaire ; Tomy et Brigitte dans une affliction muette ; le deuil habitait cette enceinte. Amélia leur dépeignit franchement leur position, et ne leur cachant que ce qu’elle devait dissimuler par respect pour son père et pour elle-même, elle leur fit sentir la nécessité de s’éloigner promptement. Elle ne voulait point que Charles parût devant sa belle-mère ; il n’aurait pu se contenir ; M. Tillotson, avec toute sa sagesse, ne se sentait pas capable de résister à l’indignation. « Nous partirons cette nuit, dit-il, mistriss Belmour, il faut vous armer de courage, surmonter votre faiblesse, ou perdre votre fils. Vous, Charles, continua la tendre Amélia, il faut partir ou perdre votre mère. — J’en n’hésite point, répondit mistriss Belmour ; ah ! qu’une terre étrangère m’ouvre son sein, pourvu qu’avant de se fermer, mes yeux y voient mon fils en sûreté. — J’accompagnerai vos pas, je bénirai les bords qui donneront un asile à ma mère, mais je ne promets pas d’abandonner ici ma Caroline, et de ne pas revenir l’y chercher, la trouver ou mourir. — Pourquoi, reprit Amélia ? n’est il pas plus simple que je sache le lieu de votre retraite, et qu’en un moment favorable, je procure à Caroline les moyens de vous rejoindre ? Je vous le répète, je l’envoie à Londres, elle y sera sous la garde d’une femme respectable ; elle y sera ignorée plus qu’ici peut-être ; je la rejoindrai à Londres même, quand la guerre entre le parlement et Charles II sera terminée. Alors… — Eh ! Madame, croyez-vous que je puisse attendre cet événement ? ce sont des siècles que vous me faites entrevoir. — Jeune homme, reprit M. Tillotson, nous délibérons et il faut agir. Vous êtes perdus si vous restez. Lorsqu’on ose rendre suspecte une jeune fille sans amis, sans moyens, sans protection immédiate, de quoi ne peut-on pas nous accuser vous et moi ? Et voulez-vous dans aucun temps que votre mère, seule et abandonnée, expire dans les horreurs d’une lente agonie ? Il faut partir cette nuit-même ; et quand nous serons enfin arrivés, nous chercherons les moyens de servir votre amour. Eh ! qui ne connaît cette passion, ses charmes et ses douleurs ? qui ne sait y compatir ? Je reviendrai la rechercher, votre aimable Caroline ; je réclamerai les bontés de lady Amélia ; elle a sauvé votre épouse, elle saura vous la rendre. — Oui, s’écrie l’aimable fille ; oui, j’en jure, ou la fortune me sera bien contraire. Allez, mistriss Belmour, allez, mon ami Charles ; que M. Tillotson serve l’amitié ! moi, je me charge de l’amour, et je saurai le couronner. » À ces mots, elle les embrassait en versant des larmes, lorsque mistriss Belmour se souvint du dépôt que Caroline lui avait confié. Caroline restait en Angleterre ; ces faibles indices pouvaient constater son état ; elle pria lady Amélia de s’en charger, et de ne les remettre qu’à elle. Amélia les prit et s’engagea à ne les faire passer que dans les mains de son amie.

Tous étaient fortement occupés à se faire de longs adieux ; ils ne sont jamais plus tristes que lorsqu’on ne peut se dire quand on se reverra ; et dans les circonstances où se trouvaient nos amis, l’obscurité la plus profonde enveloppait le sort des Belmour et même celui de la tendre Amélia. Ils ne pouvaient se séparer, lorsque tout à coup milady Falcombridge se présente à leurs yeux. La foudre tombant au milieu d’eux n’aurait pas produit plus de terreur que sa vue. L’impression en fut si violente, qu’elle même demeura saisie d’effroi. M. Tillotson sentant que surtout il fallait cacher le projet du départ, se remit le premier, et s’avançant vers elle, lui dit qu’elle venait sans doute pour consoler mistriss Belmour de la perte de Caroline. L’âme d’un coupable prend pour un reproche tout ce qu’on lui adresse : elle crut que M. Tillotson voulait, par une amère ironie, lui faire sentir la part qu’elle avait à ce chagrin. Elle rougit ; et répondant à son tour par des reproches, elle se plaignit de ce que ses bontés étaient méconnues, qu’on perdait, à pleurer une fille sans mœurs, le temps de profiter des avantages dont elle apportait à Charles des preuves non équivoques. Elle déploya la commission, et d’un ton impérieux ordonna au jeune homme de la prendre, ou de redouter sa colère. Charles, immobile, ne faisait pas le moindre mouvement. M. Tillotson la prit, l’examina, et pria milady d’attendre que la première impression de la douleur fût passée. Comme on ne peut, dit-il, soupçonner la conduite de miss Caroline, il faut qu’un événement bien extraordinaire l’ait enlevée du sein de sa famille ; et comme il est inexplicable, la peine qu’on en ressent est sans mesure. » Milady insistant avec hauteur, et Charles devenant de moment en moment plus incapable de se contenir, mistriss Belmour accablée et indécise, M. Tillotson prit la parole, et s’adressant à Charles avec l’autorité d’un père ; « Toutes considérations, lui dit-il, doivent céder à celles de votre départ, et lui seul doit vous occuper. » Milady expliqua le sens de ces paroles, et le calme reparut dans ses traits. « N’est-il pas vrai, dit-elle, M. Tillotson, que ce jeune homme n’est pas fait pour végéter au fond d’une campagne, et que je le rends à son élément naturel en lui ouvrant le chemin de la gloire et de la fortune. — Sans doute, Madame, ce lieu n’est pas propre à le cacher plus long-temps. — Avec cette figure, cette taille et tant de dispositions, ce serait un meurtre de se cacher au monde. Je veux, ajouta-t-elle avec feu, que rien ne manque à son équipement, et qu’il ait de quoi se montrer l’égal de tous ; car, du grade d’enseigne, je veux qu’il passe promptement à d’autres plus éminents : M. Tillotson, les apparences de la fortune mènent à la fortune. » En même temps, elle se leva pour aller s’asseoir auprès de mistriss Belmour, et en passant devant son fils placé à côté d’elle, elle lui flatta les joues de la main en ajoutant : « Ces traits délicats changeront au métier des armes ; il prendra l’air plus mâle, et une couleur plus foncée, mais cela lui siéra bien. « Pour vous, continua-t-elle, en s’adressant à mistriss Belmour, comptez sur mes soins dans l’absence de votre fils ; il ne vous manquera de rien ; vous serez ici comme ma sœur et mon amie ; c’est assez vous dire comme je reconnais le don que vous me faites de cet aimable enfant. S’il est, comme je dois m’y attendre, fidèle et soumis, je prétends l’élever à tous les honneurs, et à un si haut degré de fortune, que beaucoup envieront son sort. M. Tillotson, dit-elle ensuite, quand le ferons-nous partir, l’enfant. Dès demain, Madame, interrompit Charles avec plus de feu que de prudence ; mais la passion est aveugle, et quand elle n’est pas contrariée, il n’est point d’illusion qu’elle n’adopte à l’instant. J’aime cet empressement, répondit-elle ; il me prouve votre obéissance ; mais il faut que je fasse votre équipage ; il faut que je vous parle ; nous aurons besoin de plusieurs entretiens pour bien comprendre les leçons que je veux vous donner, et vous passerez quelque temps dans mon château ; vous ne partirez que dans huit ou dix jours. Le pays où vous allez vivre est plus vaste que cette cabane, et vous avez beaucoup d’avis à recevoir pour vous montrer dans le monde en sortant d’ici. N’est-il pas vrai, M. Tillotson ? » Celui-ci s’inclina en signe d’approbation, et milady continua sur le même ton. Charles ne paraissait entendre qu’à demi des regards cependant assez expressifs. Mistriss Belmour, feignant plus d’accablement qu’elle n’en éprouvait, ne fixait point cette femme hardie. Amélia rougissait de honte ; le seul Tillotson parlait avec liberté d’esprit, et l’entretien finit enfin par la retraite que la soirée fort avancée rendit nécessaire. En se levant pour sortir, milady ordonna au jeune homme de venir le lendemain à midi chez elle. M.  Tillotson le promit, et prétextant que Charles ne pouvait quitter sa mère en ce moment, il s’offrit à la reconduire au château. Amélia, donnant à mistriss Belmour le dernier embrassement, la serra dans ses bras, et toutes deux se firent un violent effort pour retenir des pleurs qui les auraient trahies. Amélia, en suivant sa belle-mère, enfonça son chapeau sur ses yeux, tendit la main à Charles, la serra tendrement : il imprima ses lèvres sur cette main bienfaisante, prononça à voix basse le nom de Caroline, et vint se jeter dans les bras de sa mère.

Comme les dames trouvèrent leur suite à l’entrée du bois, M. Tillotson fut bientôt de retour, et aussitôt on songea au départ qui devenait d’une impérieuse nécessité. On s’était préparé d’avance. Un chariot couvert s’avança dans une gorge à cent pas de la maison ; son conducteur était un garde-magasin de M. Tillotson, homme fidèle et courageux. Son maître, Charles et Tomy transportèrent ce qu’ils crurent nécessaires à leurs besoins journaliers. On plaça dans le chariot de la paille et des matelas. pour que mistriss Belmour, faible et languissante pût être aussi commodément que possible en semblable circonstance. Mais une scène à laquelle elle ne s’attendait pas, fut celle que lui procura l’attachement de Brigitte et de son mari. Quand ils comprirent qu’elle partait, tous deux versèrent d’abondantes larmes ; Brigitte poussa des cris. Mistriss Belmour n’était pas assez guérie des préjugés de sa caste pour croire bien fermement qu’une propriété ne dédommagerait pas ses amis de sa présence ; elle leur montra la donation qu’elle avait faite et à laquelle il ne manquait que leur signature pour être maîtres de la chaumière et de ses dépendances. « Nous n’en voulons point, s’écria la femme, nous voulons aller avec vous, nous travaillerons partout ; partout nous gagnerons votre pain. Nous voulons vivre et mourir avec vous, criait le mari. Vous l’emportez sur moi, leur dit-elle, en les embrassant l’un et l’autre, et mêlant ses larmes aux leurs ; tant de vertu est bien au dessus de la mienne ; venez, venez, s’écria Charles ; venez, dignes amis de ma mère, partagez notre sort, quel qu’il soit ; avec vous deux, il sera digne d’envie. Venez, ajouta M. Tillotson, nous ferons une petite colonie d’honnêtes gens, et la paix habitera au milieu de nous, quand nous aurons rendu Caroline à son jeune époux. Ah ! c’est tout ce qui nous manque, s’écria Charles. Adieu, simple et modeste habitation qui vis naître mon amour, adieu, adieu pour jamais ; c’était ici que j’espérais la presser contre mon sein ; c’est là que je la déposai mourante ; c’est là que son premier regard pénétra mon cœur d’amour et de respect ; c’est ici que ma mère promit de nous unir ; c’est ici que je reçus l’aveu timide et modeste de ses sentiments ; et c’est ici que je l’ai perdue. Partons, lui dit M. Tillotson, partons, mon jeune ami, il faut sauver votre mère des persécutions d’une femme sans pudeur. Partout, dit mistriss Belmour, il faut sauver mon fils ! » Charles prit sa mère dans ses bras, M. Tillotson appaisa Brigitte, Tomy donna à manger à ses animaux, ferma la porte, et l’on gagna le lieu où le chariot attendait. On avait environ douze heures devant soi, avant qu’Adelina pût s’appercevoir de leur absence. On comptait ensuite sur le délai qui suivrait l’étonnement et la stupeur ; on comptait sur lady Amélia pour retarder les poursuites ; la nuit était calme, la lune devait se lever dans une heure ; et l’on partit, se remettant à la providence du succès d’une entreprise nécessaire.

La tendre Amélia ne ferma pas l’œil de la nuit ; son inquiétude la dévorait, tandis que sa belle-mère se repaissait en repos des plus agréables illusions. À la pointe du jour, n’osant sortir, elle éveilla Sarah, et l’envoya vers la chaumière. Tout était fermé, elle frappa, personne ne répondit ; elle revint en hâte rendre à sa maîtresse ce compte satisfaisant ; personne ne l’avait apperçue. Cependant il importait qu’on ne sût pas quel chemin nos fugitifs avaient pris, et il restait encore cet objet d’anxiété. À déjeuné, où Adelina parut dans le négligé le plus étudié et le plus séduisant par son extrême élégance, Amélia ne put dissimuler son agitation. Milady la crut malade, s’inquiéta ; et joignant à sa réelle amitié le désir de l’écarter d’elle avant de recevoir le jeune homme, elle la pressa de se mettre au lit quelques heures, et d’y chercher du repos. Amélia ne demandait pas mieux que de fuir sa présence, mais elle ne désirait pas un repos qu’elle ne pouvait trouver qu’elle ne crût ses amis en sûreté. Milady attendait avec impatience l’arrivée de Charles ; les yeux fixés sur l’avenue du château, l’horloge en frappant les heures, l’avertissait de leur cours, et déjà deux s’étaient passées dans une inutile attente, lorsqu’enfin déjà courroucée, elle envoya deux de ses gens avertir Charles qu’on l’attendait.

On arrive à la chaumière, on frappe, personne ne répond ; le chien même n’aboye pas ; on n’entend rien. On rapporte cette réponse à l’impatiente milady. Rien n’égale sa fureur ; elle monte à l’appartement de sa belle-fille, et lui ordonne d’aller avec du monde forcer les portes de la maison. Amélia tremblante se refuse à cet acte de violence ; elle y court elle-même, fait ouvrir, et la maison est déserte ; elle revient dans un accès de rage qui lui fait dévoiler ses honteux secrets ; Amélia cherche à la cacher aux yeux de ses gens, mais en vain ; elle se répand en imprécations contre mistriss Belmour et M. Tillotson qui lui enlèvent Charles, car c’est eux qu’elle accuse de sa fuite ; elle soupçonne que Caroline est allée l’attendre ; elle jure la mort de cette innocente fille ; elle est en un mot dans un véritable accès de folie. Enfin, s’imaginant, comme on pouvait le présumer, que M. Tillotson les avait emmenés à Barwick, elle dépêcha un courrier au général Monk, déjà chargé d’arrêter Caroline, et lui recommande, au nom du salut de l’état, de faire également saisir mistriss Belmour et son fils, avec M. Tillotson ; elle fait préparer ses équipages pour suivre elle-même leurs traces ; elle ne propose point à sa belle-fille de l’accompagner, mais Amélia, voyant qu’elle n’est pas soupçonnée, se hâte de lui dire qu’elle ne veut point la quitter, et milady, à qui la raison est un peu revenue, tremblante d’en avoir trop dit pendant son délire, n’ose refuser, et cherche à lire dans ses regards si elle n’est pas trop instruite. Elle la caresse, la loue de ses attentions, et Amélia, de son côté, prend son regard curieux pour une méfiance vague et indéterminée, mais ne persiste pas moins dans le dessein de la suivre pour veiller au sort de ses amis.

Laissons ces deux femmes suivre la même route par deux motifs bien opposés, et reprenons celle qu’un guide fidèle avait fait entreprendre à notre aimable fugitive.




CHAPITRE VII.



John Barclay savait bien qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour éviter la rencontre des troupes qui défilaient vers Carlisle. Aussi évita-t-il de suivre la grande route, et, prenant des chemins détournés, il gagna les montagnes du Westmorland, et ne permit de repos à la triste Caroline que dans une cabane située dans une gorge étroite et boisée. Là il fallut bien s’arrêter, car elle était épuisée de fatigue et d’inquiétude. Ils se reposèrent, et comme avec de l’argent on aplanit toutes les difficultés, John ne tarda point à procurer à sa belle maîtresse toutes les commodités qu’elle pouvait désirer. Il envoya à Richemond, sur la Swale, acheter des habits grossiers dont il fit fabriquer dans la cabane deux habits de paysans pour lui et pour Caroline ; il acheta du bétail, comme pour le conduire à Chester, où il avait des lettres à rendre de la part de lady Amélia, et après huit jours de repos dans la montagne, il partit pour Yorck à dix lieues de Richemond. Il avait également des lettres de recommandation pour un habitant de cette ville. Dans la route, il se faisait passer pour un marchand de bœufs, et Caroline pour son frère. Jusque-là, John Barclay, attentif à tout, veillant sur les êtres animés et même inanimés avec la vigilance d’une sentinelle active, n’avait lié avec Caroline aucune conversation qui eût pu détourner son attention. Caroline, soutenant son courage par ses propres réflexions, peu accoutumée à des êtres étrangers, et, par suite d’une marche forcée, réduite à cet abattement dans lequel c’est beaucoup si l’on peut encore penser, n’avait eu nulle communication avec son guide. Le besoin du repos dans la cabane hospitalière, et l’empressement de John à chercher ce qui pouvait soulager la fatigue de sa compagne, la décence et le respect qu’il lui portait, les avaient éloignés l’un de l’autre : mais, dans les chemins qui conduisaient à Yorck, plus tranquilles, bien déguisés et bien armés, John rompit le silence. « Miss Caroline ne me reconnaît pas, dit-il. — Non. — Je ne vous ai vue qu’un instant, et si alors vous m’avez apperçu, je ne m’étonne pas, qu’agitée par la terreur, vous n’ayiez pas observé l’auteur d’un si grand trouble. — Que voulez-vous dire ? — C’est moi qui remis à lady Goring le dernier message de son malheureux époux. — Vous, et comment, soldat de Crumwell, pouviez-vous en être chargé ? — Autrefois page de lady Goring, servant sous les drapeaux de mon maître, pris par les indépendants à la bataille de Naseby, je sauvai ma liberté en prenant parti pour eux ; un soldat n’a que ses armes et sa paye ; je ne pouvais disposer du sort des combats, et il me fallait exister. Je m’enrôlai comme volontaire dans la compagnie de sir Henry, dont les bonnes qualités m’attachèrent à lui. Ma conduite lui inspira de la confiance, et sans rien perdre du respect que je devais à mon chef, je fus son ami et son confident. Il ne m’empêcha point de remplir ce que me dictait mon attachement pour la maison de Goring, et il me permit de me charger de la lettre fatale. Mais ses ordres étaient précis, Remettre le paquet et partir à l’instant pour exécuter une commission importante, c’est tout ce que je pouvais faire. Sir Henry vient de confier à mes soins votre personne et votre sûreté ; je remplirai ses ordres avec zèle, et la mort seule peut me faire abandonner mon entreprise. » Caroline se sentit plus rassurée lorsqu’elle sut que John avait été attaché à sa mère adoptive. Ce n’était plus un inconnu à qui elle se trouvait confiée ; les infortunés composent une famille, et John était devenu membre de celle de Goring. Ils s’entretinrent désormais avec une douce familiarité. Tant qu’elle avait regardé les services de John comme des services mercenaires, elle pouvait craindre qu’une récompense plus forte ne fit varier ses dispositions, mais elle trouvait en lui un homme supérieur à l’état où la fortune l’avait réduit, dans l’esprit duquel une sage éducation avait assigné une base et des conséquences nécessaires, à ces principes de conduite que l’ignorance frappe de stérilité.

John Barclay, questionné par elle sur les raisons de la conduite de milady Falcombridge, apprit avec horreur que la jalousie seule avait dirigé les actions de cette femme ; une épouse éperdue d’amour pour un étranger, une femme sur le retour prétendant au cœur d’un jeune homme, et voulant perdre l’objet d’une passion légitime ! Caroline avait trop peu vu le monde pour n’être pas frappée d’un muet et long étonnement. Elle se hâta reporter un coup d’œil plus satisfait sur les procédés d’Amélia. John lui fit de l’âme de cette belle personne un tableau dont elle sentait la vérité par l’expérience qu’elle en venait de faire. Une secrète inquiétude cependant s’était présentée plus d’une fois. Amélia connaissait Charles, et semblait l’aimer. Rassurez-vous, Madame, lui dit John, le cœur de lady Amélia s’était donné bien avant qu’elle ait vu sir Charles Goring, et je connais l’objet d’un attachement bien pur et bien respectable. — C’est sir Henry, s’écria Caroline ; mais quel est sir Henry ? — Vous pouvez le savoir ; cette chaîne et ce médaillon vous l’apprendront. » Caroline ouvrit et vit ces mots gravés à l’intérieur : Fenny Claypole à son fils Henry place-Soho, Londres, août 1649. » Quelle est cette dame, demanda Carolinę ? — Elle est fille du général Olivier. — Ô ciel ! sœur de milady Falçombridge ! — Oui, mais aussi bonne, aussi généreuse, que sa sœur est méchante et acariâtre, et plus puissante sur l’esprit de son père par l’ascendant de la vertu, que son aînée, par ses emportements et son despotisme. » Depuis ce moment, Caroline fit paisiblement une route pénible et périlleuse ; elle pouvait parler de tout ce qu’elle aimait, et ces doux entretiens abrégeaient et les chemins et les heures. Elle demanda si Amélia connaissait le nom de lady Goring. John répondit que, s’il en fallait juger par la confiance qui règne d’ordinaire entre deux amants, elle devait en être instruite, mais qu’elle était trop prudente pour lui en avoir parlé. » Caroline continuant à s’entretenir de sa bienfaitrice et de sir Charles, ils atteignirent la ville d’Yorck, où ils furent accueillis chez une veuve très-aisée qui, instruite par la lettre d’Amélia, reçut la jeune fille comme la sienne propre, et la garda quelques jours chez elle, afin de se procurer des nouvelles certaines de la marche des troupes de Crumwell, et de celles de Charles II. Elle les fit partir quand elle crut qu’ils pourraient passer sans danger entre les deux armées, et se rendre à Chester, où John semblait appelé pour les affaires de son commerce. La veuve avait obtenu du lord Maire[3] tous les sauf-conduits et passe-ports possibles, de sorte qu’ils partirent encore tranquilles sur leur sort.

Leur route fut lente et interrompue par quelques frayeurs que causaient les intrigues des royalistes, et les soulèvements qu’ils cherchaient à exciter en faveur du roi. Cependant ils évitèrent les dangers, et arrivèrent à la ville de Chester, aux portes de laquelle ils trouvèrent un asile chez un propriétaire riche et bienfaisant, qui, sur le nom de lady Amélia, leur accorda l’hospitalité avec franchise et cordialité. Là, John vendit les bestiaux qu’il avait fait amener de Richemond par la route directe : il en tira un produit assez considérable pour un coup d’essai, et dirigé par son hôte, il se rendit seul à Derby, où il acheta des bas, du coton, des porcelaines et des ouvrages de bijouterie pour lesquels cette ville est renommée ; il expédia tous ses achats sur Londres, aux adresses indiquées par sir Henry, et revint prendre Caroline après quinze jours, pendant lesquels elle avait vécu tranquille chez son hôte. John, ayant réussi à passer adroitement entre les deux armées, et voulant faire profiter entre ses mains le capital confié à Caroline, se dirigea sur Schrewsbury et Worcester, afin d’acheter encore dans ces dernières villes une autre partie de porcelaine d’une beauté supérieure ; il eût été plus prudent d’entrer dans le pays de Galles, de se diriger vers le canal de Bristol, et d’aller joindre à Oxford la route de Londres. Tel était l’itinéraire que lui avait donné sir Henry ; mais les premières difficultés vaincues, il se crut invulnérable, et confia sa fortune au hasard. La jeunesse, forte de sa vigueur et des espérances que son imagination lui présente comme réalisées, ne réussit pas toujours à franchir les obstacles.

Le lord Derby, frère du lord Goring retiré dans l’île de Mạn, reçut de Charles II l’ordre de venir le joindre dans le comté de Lancastre, et il vint en effet avec quelques troupes rassemblées à la hâte. Ce prince avait espéré que son parti se grossirait en approchant du centre de l’Angleterre, mais sa faiblesse et l’impéritie du comité du clergé obstiné à suivre l’armée, rebutèrent ceux qui auraient voulu le joindre, intimidés d’un autre côté par les milices que le parlement avait mises en activité. Le clergé avait exigé qu’on publiât que, zélé partisan du Covenant, il ne recevrait pas sous ses drapeaux ceux qui refuseraient de le signer. Les rigides presbytériens désertaient déjà de son armée par défiance de ces principes ; il ne manquait plus que d’éloigner, par cette proclamation, ceux qui seraient venus le joindre. Il défendit, à la vérité, qu’elle fût rendue publique, mais il ne put empêcher qu’elle ne fût communiquée, et le bruit en ayant circulé, personne ne se présenta pour le soutenir. Le comte de Derby lui amenait douze cents hommes ; il fut rencontré par le colonel Lilburne qui rejoignait l’armée de Crumwell avec un détachement nombreux, et défait, après un combat très-opiniâtre. L’armée du roi, affaiblie par la désertion et les maladies, diminuait de jour en jour : il résolut de s’arrêter à Worcester, où il espérait avoir le temps de rafraîchir et de recruter ses troupes fatiguées. Les magistrats lui ouvrirent les portes de la ville, et le proclamèrent dans son enceinte. Il y établit son quartier-général, et son armée campa environ à un mille de Worcester. Mais Crumwell le joignit avec des forces supérieures ; son intérêt étant encore d’affaiblir son ennemi, il fit attaquer le pont d’Upton sur la Severn ; le roi, ou plutôt Lesley fut contraint d’y envoyer un détachement, et malgré la bravoure des soldats et des officiers, malgré la plus vigoureuse défense, le pont fut emporté. Alors Crumwell attaqua l’armée de deux côtés à la fois ; le combat dura quelques heures, mais la victoire se déclara pour la dernière en faveur d’Olivier. Les troupes royales furent complettement défaites, la cavalerie repoussée dans la ville de Worcester. Au milieu du désordre qu’elle y apporta, Charles II essaya en vain de la rallier, et de la faire retourner ; elle prit honteusement la fuite, et, poursuivie par la cavalerie ennemie, elle fut massacrée sans oser livrer le combat. L’infanterie ainsi abandonnée ne fit presque plus de résistance, et après avoir été maltraitée, elle mit bas les armes. Beaucoup d’officiers-généraux tombèrent entre les mains des ennemis ; et tel fut l’anniversaire de la défaite de Dumbar, qui termina la guerre des royalistes et des parlementaires.

Charles II se retira du champ de bataille avec Lesley et un petit corps de cavalerie ; mais, le voyant plongé dans la consternation, il le quitta pendant la nuit avec deux ou trois hommes, et conduit par le comte de Derby, il arriva déguisé à Boscobel dans le Shropshire, où il fut reçu par quatre frères laboureurs nommés Pendrell, chez lesquels il s’occupa à abattre du bois, pour ne point inspirer de soupçon. De là, il essaya de passer dans les montagnes du pays de Galles, mais les passages de la Severn étaient trop bien gardés, et il fut contraint de revenir à Boscobel, où il retrouva le capitaine Careless qui s’était, comme lui, échappé de la bataille, ou plutôt du massacre de Worcester.

Pendant ce temps, Caroline et Barclay, qui voyageaient avec moins de prudence que ne l’exigeaient ces événements, se trouvèrent enfin pris entre les deux armées et arrêtés dans leur marche par la terreur que dut leur inspirer une position si critique. Presque témoins de l’affreuse journée de Worcester, cachés dans des hameaux voisins, obligés d’en sortir dans la peur d’être soupçonnés par les gens des deux partis, ils osèrent à peine prendre du repos dans un champ un peu incliné, serrés contre une haie, craignant à tout moment de tomber, ou dans les mains des fuyards, ou dans celles des vainqueurs effrénés. Ils tentèrent, comme Charles II, de retourner vers leur première direction et d’entrer dans le pays de Galles, mais il était trop tard pour eux de passer la Severn, pour entrer dans ce pays. Ils retournèrent vers le comté de Shrop, afin de prendre des chemins plus rapprochés de l’Écosse. Barclay, se reprochant son imprudence, était prêt à se livrer au désespoir. Caroline le consolait, et quoiqu’abîmée de fatigue, et souvent épuisée de besoin, elle soutenait encore le courage de son compagnon. Elle lui parlait de sir Henry et d’Amélia ; elle lui peignait leur reconnaissance lorsqu’il leur rendrait compte des dangers qu’ils auraient courus, et de sa fidélité à remplir la pénible commission qu’ils lui avaient donnée. Enfin ils arrivèrent dans une plaine au milieu de laquelle un bosquet planté de chênes vieux et touffus pouvait leur procurer un asile. Ils avaient du pain, et un peu de lait dans une gourde : ils s’assirent sur de l’herbe à qui l’ombre des arbres avait conservé de la fraîcheur. Un ruisseau traversait ce bouquet de bois ; son eau limpide coulant doucement sur des cailloux, invita d’abord Barclay à se désaltérer, et son doux murmure ne tarda pas à plonger Caroline dans un profond sommeil. Barclay, la voyant endormie, profita de cet instant pour voir s’il n’appercevait rien dans la plaine. Ne voyant personne, il se hasarda un peu plus loin, et enfin appercevant un château de grande apparence, environné d’un parc d’une vaste étendue, il s’avançait jusque-là, trouvant une secrète douceur à procurer un asile à sa jeune maîtresse au moment de son réveil.

Tout à coup, Caroline entend le bruit des armes ; elle se lève précipitamment ; leur choc et les pas de plusieurs hommes retentissent à son oreille ; elle court du côté opposé à leur marche ; elle les voit à travers les arbres, mais elle les voit s’éloigner. Elle se rapproche, attend qu’ils aient disparu derrière une petite éminence, pour chercher Barclay. Mais elle se trouve seule : Barclay a disparu, Barclay ne revient point. Une horloge frappe dix heures, le soleil est couché, l’ombre s’étend sur la plaine, le crépuscule va seul égarer son œil errant dans cette vaste solitude. Elle ose appeler : personne ne répond. Elle sort du bois, et de loin elle apperçoit quelques armes dont les derniers rayons du soleil dorent encore les extrémités, et qui prènent la direction du lieu où elle peut à peine respirer. Elle fixe ce même château qui avait attiré les regards de Barclay ; elle y précipite ses pas chancelants ; un large fossé se présente : impossible de le franchir ; il faut tourner autour, et sa course peut être apperçue ; il le faut cependant. Elle arrive à l’angle qui regarde le bois, se glisse dans un chemin creux où elle descend avec joie ; le sentier continue assez long-temps : arrivée au fond, elle hésite, s’arrête, écoute, n’entend rien ; elle se hasarde à monter de l’autre côté. Arrivée à la crête, elle apperçoit à l’écart une maison qui lui semble de peu d’apparence. Autant qu’elle peut encore distinguer les objets, elle croit voir une haie vive qui l’entoure, quelques arbres qui la protègent : elle craint, encore, mais rien ne peut, ce lui semble-t-il, égaler la frayeur de passer la nuit sans secours et sans abri. Elle approche ; en effet, elle trouve ce qu’elle avait cru appercevoir ; une maison fort simple s’offre à sa vue ; la porte de la haie est ouverte ; elle entre timidement. À gauche un petit bâtiment isolé se présente ; elle imagine que là elle trouvera des domestiques. Elle frappe ; d’innocentes brebis font entendre leurs bêlements, et nulle voix humaine ne se mêle à leurs cris. Caroline se décide alors à frapper à la porte principale ; personne ne répond encore : elle pousse cette porte qui, mal fermée, cède à son premier effort. Elle se trouve dans un vestibule de forme carrée ; elle entre à gauche dans une petite cuisine ; quelques étincelles brillent encore au travers des cendres. Caroline, que l’obscurité croissante a déjà frappée d’effroi, cherche de quoi ranimer une clarté bienfaisante ; elle trouve du bois ; elle souffle, la flamme éclaire les objets qui l’entourent. Un flambeau à la main, elle se détermine à parcourir ce domaine ; à droite, vis-à-vis de la cuisine, elle voit un joli salon à manger, orné de quelques tableaux de prix ; plus loin, un salon au milieu duquel est une table couverte d’un tapis vert sur lequel elle voit épars quelques morceaux de poésie, les uns achevés, les autres commencés ; quelques essais de musique dans le même désordre, et mêlés avec des livres ; sur les chaises, une basse de viole, un théorbe et un luth : « C’est ici, dit-elle, la demeure d’un ami des arts ; ici je dois trouver des sentiments généreux ; je suis en sûreté. » Deux petites chambres à coucher suivaient ce salon, tout y respirait la plus élégante simplicité. Ces pièces composaient toute la maison ; une porte du salon ouvrait sur un jardin, mais elle était fermée, et Caroline n’osa l’ouvrir. Elle aperçut seulement, des fenêtres, des fleurs d’automne qui se balançaient mollement sur leurs tiges, agitées par un vent léger. Elle retourne au vestibule, monte un escalier qui le termine, et se trouve dans un grenier. S’étant assurée, par cette visite, qu’elle est seule dans cette habitation, elle court fermer la porte de la haie vive, et revenant plus vite encore, elle s’enferme également dans la maison. « Si les maîtres reviènent, se dit-elle, car cette habitation n’est abandonnée que d’aujourd’hui, je m’expliquerai par une croisée ; le son de ma voix ne les effrayera pas, et je leur demanderai l’hospitalité. » La faim lui fit pousser ses recherches plus loin, et dans la petite cuisine, elle trouva de quoi satisfaire son appétit. Elle avait dormi long-temps dans le bois ; elle éprouvait une secrète terreur de se trouver seule dans un lieu en apparence abandonné, et où d’autres personnes pouvaient venir comme elle. Elle était vivement inquiète de la fuite de Barclay, qui pouvait être tombé entre les mains de quelques soldats ; et désormais incertaine de son sort, privée de secours et d’argent, puisqu’elle n’avait sur elle que le billet de banque d’Amélia, un asile pour la nuit était un bien inestimable ; mais que faire le lendemain, et comment poursuivre sa route ? ces réflexions l’accablaient ; mais enfin, son courage l’emporta sur le désespoir auquel elle était prête à se livrer : elle passa dans le salon, et lut quelques-unes des poésies commencées. Elle en trouva d’un style trop recherché pour plaire : il y en avait de différentes mains, entre autres une de Waller, dont Caroline connaissait les ouvrages.

On a Girdle.

That which her slander waist confin’d ;
Shall my joyfull temples bind
No monarch but would give his crown
His arms might do what this as done.

It was my heaven’s extremest sphere
The pale which held that lovely deer
My joy, my grief, my hope, my love
Did all within this circle move.

A narrow compass ! and yet there
Dwelt all that’s good, and all that’s fair
Give me but what this riband bound
Take all the rest the sun goes round.

Sur une Ceinture.

Ce tissu perfide sert de barrière au temple de l’Amour ; nul monarque qui ne donnât sa couronne, si ses bras pouvaient faire comme lui.

Il est pour moi la plus haute sphère du ciel, le cercle qui retient cette aimable biche ; mon bien, mon espoir, ma peine, mon amour, tout pour moi respire au dedans de ce contour.

Étroite enceinte ! cependant elle renferme tout ce qui est bon, tout ce qui est beau ! amour, donne-moi ce qu’enserre ce ruban, et je t’abandonne tout ce que le soleil éclaire !

Elle crut qu’elle était chez ce poète aimable, et déjà très-vieux ; mais, comme elle trouva une plus grande quantité d’écrits d’une autre main, elle abandonna cette idée ; cependant il pouvait avoir un compagnon, car il y avait deux lits bien en ordre dans cette étroite demeure. Elle ne voyait rien qui annonçât la résidence d’une femme, du moins comme maîtresse du lieu.

Comme elle n’entendait aucun bruit à l’extérieur, dans une nuit très-calme, elle osa bien aussi examiner la musique, et prenant le théorbe, elle accompagna de sa voix un des morceaux qu’elle avait trouvés : elle en chanta un autre, et commençait le troisième quand une petite pierre vint frapper la fenêtre du côté du jardin. L’instrument lui échappe, les battements précipités de son cœur lui laissent à peine la faculté de respirer, lorsqu’une voix, un peu cassée, lui crie : Jeune homme, par grâce, ouvrez-moi ; je suis seul, je vous l’atteste. — Qui êtes-vous, répond-elle, un peu plus rassurée. — Un vieillard, et l’un des propriétaires de cette maison. — Ah ! de grâce, à votre tour, dit-elle avec un accent suppliant, accordez-moi un asile pour cette nuit ; ne me chassez pas de votre maison. — Eh ! de par Dieu, répond la voix, c’est bien moi qui vous fais cette demande, puisque vous êtes chez moi, et que je suis dehors. — Ouvrez, ajouta-t-on, car le froid de la nuit m’a glacé, et je tombe de besoin. À ces mots, Caroline eut le courage de lever un rideau, et apperçut en effet au dehors un vieillard absolument seul. Elle ouvre ; il entre, et la prenant par la main, « vous êtes vraiment un habile jeune homme ; à votre âge, exécuter ainsi ma musique à livre ouvert ! mais allons nous chauffer. » Caroline, entièrement rassurée par des regards pleins de douceur, et une cordialité rare chez les vieillards, marcha devant lui, et passant dans la cuisine, ralluma un grand feu, qui ranima promptement son hôte. Ensuite, sans qu’il le demandât, elle lui servit à souper, et lui fit prendre du vin. Le vieillard souriait de la liberté avec laquelle elle agissait dans sa maison, où elle aurait dû se trouver très-étrangère. Déguisant son nom et ses aventures, elle lui raconta qu’elle allait à Londres avec son frère, et qu’ils avaient été séparés il y avait peu d’heures, par un accident qu’elle ne pouvait concevoir ; qu’alarmée de se trouver seule, elle avait fui, et que le hasard l’avait conduite à cette maison qu’elle avait trouvée ouverte, et où elle s’était renfermée. — Vous avez agi prudemment, lui dit le vieillard, et le soir est pour moi plus heureux que le matin. Je vivais avec un ami ; nos deux génies s’étaient rencontrés. Suspect au gouvernement actuel, on est venu me l’enlever ce matin même, et dans mon désespoir, le jour m’a vu errer dans les campagnes sans prendre aucun repos et aucune nourriture. Il est triste à mon âge de perdre ce qu’on ne retrouve plus ; je n’avais qu’un jour à vivre ; il faudra le passer sans lui. À ces mots, quelques larmes s’échappèrent des yeux du vieillard, et Caroline sentit les siens humides. La douleur est si touchante à cet âge où la raison humaine ne conçoit plus l’espoir consolateur ! quand le tombeau est entr’ouvert, quand il n’y a plus qu’un pas à faire pour y descendre, l’homme de bien devrait au moins goûter le calme d’une conscience pure, et sa carrière paisible devrait retracer la fin d’un beau jour.

Le nom de mon ami est Cowlay, reprit le vieillard ; vous qui, sous des habits grossiers, montrez tant d’habileté dans un art difficile, vous le connaissez sans doute. » Oui, répondit Caroline, si cet aimable poète consultait son cœur plus que son esprit, on l’aimerait davantage. Quelque jour on dira de lui :

Who now reads Cowley ? if he please yet
His moral pleases, not his pointed wit ;
Forgot his epic, nay pindaric art ;
But still I love the language of his heart.

Qui maintenant peut lire Cowlay ? s’il plaît encore, c’est par sa morale, et non par son esprit recherché ; il faut oublier son art poétique et même pindarique ; il faut dire que toujours on aime le langage de son cœur.

Vous êtes un aimable enfant, reprit le vieillard. Tant de jeunesse et de simplicité ! tant d’esprit et de goût ! Je voudrais que Cowlay fût ici, il ne se fâcherait point, et vous aimerait comme moi. — Mais vous-même, reprit Caroline, oserai-je demander qui est l’ami de Cowlay. — Je m’appèle Law, dit-il, en appuyant sur son nom, celui que Charles premier appelait le prince de la musique ; et Charles premier s’y connaissait, ajouta-t-il avec un sourire d’approbation. « Cet entretien se borna là. Une vieille paysanne entra dans le salon et courut embrasser son maître. « Eh d’où viens-tu, ma pauvre Déborah ? — Je m’étais, dit-elle dans le langage gallois, cachée dans la cave, lorsque ces méchants soldats sont venus prendre M. Cowlay, et je n’ai osé remonter que quand d’ici j’ai reconnu votre Voix. — Quoi ! reprit Caroline, vous ne m’avez point entendue ? — J’ai entendu du bruit, j’ai entendu la musique ; mais ce n’était pas mon maître, et je n’osais me montrer. Mais vous, jeune homme, d’où venez-vous ? qui êtes-vous ? et en disant ces mots, notre galloise examinait attentivement la figure du nouvel hôte. Caroline fut déconcertée de son regard perçant. Law répondit pour elle, et la paysanne que la faim pressait, se retirait lorsqu’un grand coup frappé à la porte fit tressaillir le vieillard et ses compagnes. Il fut suivi d’un autre, puis d’un troisième, avant qu’on se fût déterminé à répondre.

Cependant fuir dans la nuit, semblait une chose plus dangereuse que de s’enquérir de ce qu’on voulait. Law prit ce dernier parti, et avant d’ouvrir il fit une question. « Ouvrez, lui dit-on, une femme vient de faire une chute ; elle est expirante et demande un asile. » À ces mots on ouvrit, et quelques hommes armés entrèrent, portant en effet dans leurs bras une femme accompagnée d’une autre, ayant un chapeau et un grand voile qui cachait son visage ; sa taille était élancée ; sa démarche légère annonçait une très-jeune personne. Deux femmes de chambre et deux domestiques suivaient.

Tout ce cortège entra dans le salon où le vieillard les conduisit. Quelle fut la surprise de Caroline, lorsque la dame en chapeau eut découvert le visage de l’autre, et qu’elle reconnut Milady Falcombridge ! Elle fit un cri de surprise et de terreur, qui attira sur elle les regards de la jeune dame.

Celle-ci écartant son voile montra Lady Amélia aux regards de la fugitive ; son œil inquiet lui fit signe de se retirer promptement, mais Caroline n’en eut le temps ; son cri avait tiré Milady de son état de stupeur. Un coup d’œil lui avait fait reconnaître l’objet de sa haine. « Que fait ici cette fille, s’écria-t-elle ? Qu’on l’arrête ! elle est sous la main du gouvernement. Vous vous trompez, Madame, reprit courageusement Amélia ; je ne vois qu’un jeune homme qui est sans doute chez lui. Nous n’avons droit d’attenter à la liberté de personne, et nous ne devons pas violer l’hospitalité qu’on nous offre. — Quoi donc ! Amélia, ne reconnaissez-vous pas cette Caroline dont mon père a voulu s’assurer ? et milady Falcombridge, fille du général Olivier, n’a-t-elle pas le droit de servir et l’État et son père ? Encore une fois, vous vous trompez, Madame, répliqua Law ; cet enfant m’appartient, et si je ne vois pas un ordre écrit de l’arrêter, je réponds que les braves soldats qui vous servent d’escorte ne se permettraient pas chez moi un acte de violence. Déborah, ajouta-t-il, conduisez-les au salon à manger, faites-les rafraîchir, ayez bien soin de ceux qui supportent immédiatement le fardeau de la guerre ; allez. Déborah était prête à suivre les ordres de son maître, lorsque milady, furieuse de l’immobilité des soldats et de l’audace du vieillard, se leva, et saisissant Caroline par ses habits : « Tu ne m’échapperas pas, s’écria-t-elle ! Caroline reculant échappa de ses mains et vint tomber dans les bras de Déborah qui se présenta ainsi tout à coup aux yeux de Milady. Cette vue paralysa toutes ses facultés ; elle devint immobile ; sa pâleur augmenta, on la vit se rasseoir, et prête à s’évanouir demander qu’on la laissât seule avec sa belle-fille et ses femmes. On lui obéit avec empressement ; lady Amélia eut tout le temps de dire tout bas à Law : « Pour dieu, loyal et respectable vieillard, sauvez cet enfant des mains de ma belle-mère. » Law prit la tremblante Caroline par la main, et l’amena avec lui. Il avait remarqué, aussi bien que les autres, l’impression qu’avait faite la vue de Déborah ; il lui en demanda l’explication. « Suffit, reprit la paysanne, que je connais milady, et qu’elle me connaît bien : je ne veux pas en dire davantage ; et vous aussi, ajouta-t-elle, en s’adressant à Caroline, je vous connais ; où est donc M. Melvil ? Hélas ! il n’est plus. Des assassins lui ont ôté la vie… et j’ai tout perdu. — En ce cas, fuyez milady Falcombridge ; je la connais, vous dis-je, et rien ne vous garantira de sa fureur. — Elle peut toujours demeurer sous ma garde, reprit Law. — Oui, jusqu’au point du jour. — Eh bien, au lever du soleil, elle sortira par le jardin, elle ira sous ces mêmes habits, chez le comte Rochester où le concierge la recevra, et nous lui chercherons un autre asile. — Comment avez-vous connu M. Melvil, demanda Caroline à Déborah ? — L’histoire serait longue. — Et milady Falcombridge ? — Oh ! plus longue encore. — Ne puis-je du moins savoir ?… Rien ; tout serait inutile ; il s’agit de vous sauver. » À ces mots, elle sortit ; Law écrivit un mot au gardien du château de Rochester ; et voyant le crépuscule qui commençait à paraître, il conduisit Caroline à la porte du jardin, lui enseigna sa route, et lui promit d’aller la joindre aussitôt que Milady Falcombridge l’aurait quitté. « Amenez Déborah avec vous ; elle me connaît, dit-elle ; hélas ! elle est donc plus instruite que moi. — Je la questionnerai, soyez-en sûre ; vous avez un ami dans le musicien de Charles premier. Allez à la garde de Dieu ; qu’il vous couvre de son active bienveillance, et l’embrassant les larmes aux yeux, il ferma la porte sur elle. Lorsqu’il rentra, milady Falcombridge le fit appeler. « M. Law ! dit-elle ; je crois en effet que je m’étais trompée, et que ce jeune paysan qui est chez vous n’a d’autre tort que sa ressemblance avec une fille que j’ai connue. Vous me l’avez dit, lady Amélia me l’assure, et je le crois ; il peut rester en repos chez vous. — Il y restera, Madame, répondit Law. — Parlons d’autre chose, M. Law, qui est cette paysanne qui soutenait hier cette fille… ou du moins ce jeune homme dans ses bras ? — Elle est à mes gages : elle est née dans les montagnes du pays de Galles ; elle eut, un moment, beaucoup d’aisance dans son état ; elle avait des terres, des bestiaux, des meubles ; mais son mari, qui manquait de conduite, a dissipé sa fortune ; elle a tout perdu. Cherchant une condition douée et stable, elle vint chez moi ; je lui confiai la garde de cette maison, pendant que j’étais à Londres, attaché à la Cour, et depuis que j’habite constamment ce lieu, elle me sert avec fidélité. — Connaît-elle cet enfant ? — Je l’ignore. — Je voudrais le savoir. — Eh quoi ! Madame, la connaissez-vous elle-même ? — Je crois me la rappeler. — Voulez-vous la voir ? — Oui. »

Law appela Déborah. Celle-ci parut ; milady la considéra, et quelques apparences d’effroi parurent sur son visage cependant plus composé qu’auparavant. — Que veut milady, demanda la Galloise d’un ton qui n’avait rien de timide ? — Déborah, reprit milady avec douceur, M. Law m’a dit que vous aviez beaucoup perdu. — Oui, Madame, tout, tout ce que j’avais. — Il m’a rendu un bon témoignage de vous, que je veux vous faire du bien. — Grand merci, Madame, je n’ai besoin de rien. — Quoi ! vous aimez mieux être en service que d’exister libre et à l’aise par mes bienfaits ? — Oui : le pain qu’on gagne par son travail, ne coûte pas de regrets. Il fait bien à la santé du corps et de l’âme. Dieu n’a pas voulu que je conservasse celui que j’avais ; le bon dieu avait raison, je sais bien le pourquoi, et je n’en veux plus. » En disant ces mots, elle fit une profonde révérence, et sortit, laissant milady interdite, Amélia et Law très-étonnés.

Amélia désirait entretenir cette femme ; sa curiosité était vivement excitée ; mais elle n’osait sortir de la chambre, en observant que sa belle mère, les regards fixés sur elle, cherchait à lire au fond de sa pensée. La jeune Sarah, non moins inquiète que sa maîtresse, et plus timide encore, n’osait sortir ; et milady Falcombridge, invitée par Law à prendre quelques heures de repos, ordonna à sa fille et aux deux femmes de la suivre dans l’autre chambre, et de ne pas la quitter. En effet elle les emmena, fit coucher Amélia dans une chambre commandée par la sienne, et retint auprès d’elle Sarah et sa compagne, qui s’endormirent sur des sièges auprès de son lit.

Law revint près de Déborah, et se sentant très-fatigué, lui demanda la clef de sa chambre pour se coucher aussi. Alors un des domestiques de milady nommé Will, s’approchant de la vieille servante, lui fit des questions sur le petit protégé de son maître. Déborah lui répondit très-laconiquement et avec une brusquerie qui aurait dû le dégoûter de l’entretien. Mais cet homme était adroit. « Où est donc ce bel enfant ? — Il dort. — Et où donc ? — Eh parbleu dans son lit. — Et où est sa chambre ? — Sous le ciel. — Vous avez la répartie prompte ! — Que vous importe ce qui se passe ici ? Mon maître vous reçoit, il le veut bien, et vous venez comme pour espionner nos actions, cela n’est ni beau ni honnête. — Je ne veux pas espionner, comme vous dites ; mais quand on a quelque chose à cacher, on excite la curiosité. Je vous demande où est le petit bon homme ? Vous me dites qu’il dort. — Eh bien ? — Eh bien, si vous m’aviez dit que vous et votre maître l’aviez mis dehors ce matin, je ne vous aurais pas répliqué. — Comment mis dehors ce matin ! — Oui, vous l’avez conduit à la porte de votre jardin, et votre maître lui a enseigné la route du château de Rochester. C’est là où il va, c’est là qu’on le retrouvera. Déborah pâlit ; mais elle ne répondit rien, et un moment après elle courut chercher son maître. Elle ne le trouva point au lit ; et regardant sur la terrasse, elle l’apperçut à la fenêtre de lady Amélia qui avait trouvé le secret de l’ouvrir, et de se procurer un entretien avec le vieillard.

Déborah s’approcha d’eux, leur répéta les propos du valet, accourut à la cuisine pour amuser cet homme et l’empêcher de surprendre son maître et la jeune lady ; mais il n’était plus temps. Déjà Will était entré dans la chambre de sa maîtresse et l’avait prévenue tandis que Sarah et sa compagne dormaient d’un profond sommeil. Elle se lève aussitôt, entre brusquement chez Amélia, qui, venant de rompre l’entretien, s’était recouchée, et paraissait tranquille ; de sorte que milady demeura dans le doute si son confident s’était trompé. Mais à tout événement, soucieuse, inquiète, ne pouvant trouver le sommeil, elle se détermina à se rhabiller et à partir aussitôt que sa voiture serait réparée.

Amélia désirait attendre des nouvelles de Caroline. Law venait de lui promettre d’envoyer sur ses traces, pour savoir si elle était arrivée au château. Elle fit à sa belle-mère des observations sur un départ si prompt. Milady, ne voulant entendre à aucun délai, Law la pria seulement d’accepter le repas qu’il avait préparé ; elle y consentit avec beaucoup de peine, et en l’attendant elle retint constamment avec elle lady Amélia et ses femmes. Cette contrainte, qui désespérait la jeune personne, pesait aussi sur elle-même ; car elle n’osait entretenir Déborah, qui passait et repassait devant elle avec une assurance qui la déconcertait toujours. Elle garda le plus profond silence sur le jeune homme de la veille, et n’entretint son hôte que de choses relatives aux arts. Law, tout occupé de son ami, la pria de s’intéresser au sort de Cowlay ; elle le promit, et parla beaucoup de ses poésies.

Tandis qu’elle était à table, Will vint lui dire que deux de ses chevaux étaient hors d’état de la conduire. « Je partirai, dit-elle, avec les autres ; vous resterez ici, avec la permission de M. Law, et vous me les ramènerez à Londres. » Law consentit, mais Amélia frémit. Cet homme était un de ceux qui avaient tenté d’enlever Caroline ; elle sentit bien qu’il était tard d’avertir que des chevaux étaient malades, ce qu’on avait dû voir dès le matin, et que ce n’était qu’un prétexte pour laisser ce vil confident à la poursuite de l’infortunée fugitive ; mais que pouvait-elle faire ? Milady observait tous ses mouvements, la suivait partout, ou la rappelait auprès d’elle : elle partit enfin sans avoir pu joindre Law ni Déborah, sans avoir pu jeter même un regard sur le respectable hôte. À peine, en lui disant adieu, put-elle lui serrer la main, et sentir celle du vieillard presser la sienne.

CHAPITRE VII.



Revenons à Caroline qui, près d’arriver au terme de son voyage, apperçut devant la grille du château quelques soldats, avec un homme dont elle crut reconnaître la démarche. Elle s’arrête, se cache derrière un arbre de l’avenue ; en les voyant venir à sa rencontre, elle veut se jeter dans le parc, mais une muraille l’en sépare ; elle craint d’être vue, elle cherche et apperçoit une petite porte à claire voie, dont les barreaux de bois, à moitié brisés, pouvaient céder à un léger effort ; elle l’emploie, et s’introduit dans le bois qui lui offre plusieurs asiles. Elle en choisit un au fond d’une grotte formée par la nature et embellie par l’art. L’entrée en était difficile ; il fallait se courber sous les branches des jeunes arbres qui croissaient à l’entour, et rompre les filets déliés et entrelacés du polypodium qui rampait le long des pierres, et venait reposer sa tête chevelue sur le bord du ruisseau. L’herbe dérobée aux rayons brûlants du soleil, et entretenue dans sa fraîcheur, tapissait les bords d’une onde qui, roulant sur des cailloux adroitement disposés, faisait entendre un agréable murmure.

Caroline entra dans la grotte ; une statue d’albâtre, placée à côté de l’entrée intérieure, représentait le dieu du mystère ; elle était tapissée de mousse et de coquillages ; des bancs de gazon l’environnaient, et le charme de cette retraite porta tout à coup le calme dans l’âme de notre fugitive : elle s’assit épuisée de fatigue et de chaleur. Il régnait d’abord sous la voûte une obscurité, qui, diminuant à mesure que l’œil s’y accoutumait, laissait pénétrer un jour très-doux, et au moyen duquel on pouvait distinguer les objets. D’abord Caroline apperçut, presqu’à ses côtés, un panier d’osier qui contenait des fruits, du pain et un flacon de vin. À côté du panier était un chapeau d’homme orné d’une très-belle plume brisée, et d’un ruban souillé par la poussière ; un magnifique diamant en fixait le nœud, et tenait à une agraffe de pierreries.

Qu’est ceci, s’écria Caroline dans le premier mouvement de la surprise ! En même temps du fond de la grotte, sort une voix mâle, et cependant craintive. « Est-ce vous, Pendrell, demande-t-on sans se montrer ? Caroline ne répond rien. Comment aurait-elle pu parler ? Plongée dans la stupeur, elle était sans mouvement et sans idée. On ne réitère point la question ; le silence règne dans la grotte, lorsque, revenant à elle-même, et sans penser au danger qui la menace dehors, elle veut sortir, tant il est vrai que l’imagination égarée par un péril imaginaire, perd de vue les maux dont elle a une idée fixe, et croit plutôt leur échapper ! Caroline s’élançait donc vers l’entrée, lorsqu’elle se sent retenue par le bras, et glacée par une question cependant bien simple. « Qui êtes-vous, lui demande-t-on d’une voix aussi mal assurée qu’aurait pu être la sienne ? Elle cède parce qu’elle n’a pas la force de résister, et ne peut proférer un mot. À la seconde question prononcée d’un ton presque suppliant : « Hélas ! dit-elle, je suis un enfant qui ne veut faire de mal à personne. — Parlez, lui répond celui qui la soutient, je ne vous en veux pas non plus. Qui vous amène ici ? — Les dangers, le hasard… Voilà tout. — Les dangers, le hasard ! n’êtes-vous pas victime de ceux de la guerre ? — Non, je ne porte point les armes. — Eh ! à votre âge, quels autres périls peuvent vous atteindre ? Peut-être avez-vous perdu vos parents ? votre habitation aura été ravagée ? jeune encore, quelle pitié ! — Caroline, à ces mots, prend l’assurance de considérer celui qui lui parle. Elle l’envisage, et faisant un cri, Ciel ! dit-elle, vous êtes Charles II ? — Je suis perdu, s’écria-t-il à son tour, en portant les deux mains sur son visage ! malheureux, vous allez me livrer à mes ennemis ! — Moi, reprit-elle, ah ! si vous me connaissiez, vous sauriez que rien n’est plus loin de ma pensée ; rassurez-vous. — Quoi ! vous n’êtes pas venu dans ce lieu pour m’y découvrir ? vous ignoriez que c’était mon asile ? — Oui certainement, et lorsque poursuivie moi-même, je suis venue m’y cacher, si j’avais su cette grotte habitée, j’aurais évité d’y entrer. — Cela est-il vrai ? — Je vous l’atteste, et je vous préviens même que ni vous ni moi n’y sommes peut-être pas en sûreté. — Quoi ! que voulez-vous dire ? — Que le motif qui m’a conduite ici est la crainte que m’ont inspirée des hommes en partie armés qui m’ont semblé en observation près du château ; je me dérobais à leurs regards : j’ai apperçu une porte usée par le temps ; elle a cédé à mes efforts ; je me suis jetée dans le bois, et j’ai découvert cet asile, où d’autres pouvaient également pénétrer. »

Comme elle parlait ainsi, une ombre vint obscurcir la faible lumière qui régnait dans la grotte, et un homme se présenta tout à coup devant eux. Caroline le reconnut pour un valet de milady Falcombrigde. C’était en effet le second émissaire de sa persécutrice ; il fut bientôt suivi d’un autre, et ensuite d’un troisième. « C’est à moi qu’on en veut, dit-elle à Charles II, en se cachant derrière lui. » Charles aussitôt la tenant par un bras, s’avança vers le premier, et tirant un pistolet de sa ceinture ; « Arrête, dit-il, ou tu es mort. — Quoi ! dit cet homme, Charles avec Caroline ! » Il eut à peine prononcé ce peu de paroles, que le coup part, l’atteint, le renverse sur la poussière, et les deux autres épouvantés prènent la fuite. « Ah ! Prince, s’écrie Caroline, fuyons, si nous le pouvons. Fuyons, répond Charles, car ils m’ont nommé ; ils vont revenir avec les soldats de Çrumwell. » Caroline lisait mieux que le roi dans la pensée de son ennemi, mais, elle ne crut pas devoir le dire à un homme dont les dangers, plus grands que les siens, ne pouvaient qu’absorber toutes ses pensées. « Fuyons, répéta Charles II, je connais les détours qui aboutissent dans cette grotte ; mais que vais-je devenir ? Les frères Pendrell m’ont laissé ici ; ils ne m’y retrouveront pas. — Madame, ajouta-t-il, car votre secret vient de m’être dévoilé, vous proposer de suivre la fortune d’un prince fugitif et désarmé, n’est peut-être que vous inviter à de plus grands dangers ; cependant je puis du moins vous défendre encore, et si je trouve un asile, je puis vous le faire partager. Ma fortune est bien mauvaise ; votre sexe peut rendre la vôtre plus mauvaise encore. Partons ensemble. » Caroline ne se croyait pas très en sûreté avec Charles ; mais enfin c’était un homme ; il était brave ; il paraissait généreux ; quoique détrôné, proscrit, poursuivi, il pouvait avoir des partisans qui lui donneraient des secours et sauraient le dérober à ses ennemis ; ils étaient tous deux seuls et malheureux. Les roseaux s’entrelacent pour résister à la tempête ; on ne se quitte point dans une position semblable. Elle lui conseilla d’arracher de son chapeau cette parure désormais superflue, et dangereuse dans les circonstances, se saisit du panier, et tous deux, descendant quelques marches au fond de la grotte, se trouvèrent dans un passage long et obscur, qui, venant à s’élargir après de longs détours, leur laissa revoir la lumière, et les conduisit dans les ruines factices d’un temple. Des colonnes tronquées, des chapiteaux brisés, l’apparence des ravages du temps, firent soupirer profondément un homme qui lisait dans ces tristes débris, ceux de sa propre grandeur. La faim pressait les deux fugitifs ; ils s’assirent sur un fût de colonne renversé, et firent usage de la corbeille dont Caroline s’était chargée. Caroline ne savait pas comment on parlait à un roi, environné de l’éclat du trône, et du faste d’une Cour ; aussi elle savait comment on parle aux malheureux, et son accent cherchait à consoler celui-ci ; mais elle n’excitait pas dans son cœur le sentiment qu’elle éprouvait elle-même. Elle oubliait l’horreur de sa propre situation pour ne s’occuper que de la sienne, et lui faire toutes sortes de questions sur ses dangers, ses espérances et ses ressources, tandis qu’il ne lui témoignait nulle curiosité sur son sort, et sur l’abandon dans lequel elle se trouvait. Caroline cherchait dans son esprit les moyens de le cacher ; il ne lui faisait aucune demande relative à elle. Cependant il devait lui sembler extraordinaire qu’une fille, qui s’exprimait si bien, dont les traits étaient délicats, fût destinée à des courses vagabondes sans réclamer aucun protecteur. Caroline se demandait à elle-même si c’était elle ou lui qu’il avait défendu à l’entrée de la grotte. Mais quoi ! sa chute était si grande, ses périls si imminents, qu’elle lui faisait grâce de sa froide insensibilité pour elle, en songeant combien il devait être absorbé par les regrets et la crainte. À mesure que le soleil avançait dans son cours, les inquiétudes augmentaient de part et d’autre, et le silence n’était plus interrompu que par des soupirs. Caroline pensait à Charles, à Mme Belmour, et prenait en elle-même la résolution de les aller retrouver, puisque milady Falcombridge allait à Londres. Cependant cette Déborah qui la connaissait, qui avait nommé M. Melvil, dont la vue avait fait une si terrible impression sur une femme audacieuse ; cette Déborah, comment quitter son voisinage sans la revoir ? Cette lettre de Law, elle pouvait la porter au château, et attendre les secours promis par le vieillard. Elle délibérait sur le meilleur conseil à prendre, et celui de revoir Law et Déborah lui paraissait préférable à celui de traverser encore l’Angleterre seule et sans argent ; car John Barclay avait emporté avec son trésor la lettre de lady Amélia à Éliza Harlay. Peut-être lady Amélia avait-elle parlé à Law, à Déborah ! Peut-être savait-elle la fuite ou le malheur arrivé à John, car cette séparation était inexplicable ; il fallait revoir Law, et Caroline était déterminée à reprendre, dès le soir même, le chemin de sa maison, si elle ne pouvait être reçue au château de Rochester. Charles II, de son côté, réfléchissait profondément ; il déplorait la perte de ses espérances, et frémissait du sort qui lui était préparé, dans le lieu même de sa défaite ; plus d’amis, plus de soldats pour soutenir sa cause, plus d’asile, et pas un moyen de se dérober à la mort ou à une détention plus cruelle encore ! La situation de ces deux êtres assis ensemble, était presque semblable ; cependant Caroline avait moins à regréter. Un coin de terre, une cabane, et Charles Goring, elle était heureuse ; elle était au dessus des grandeurs et de la fortune ; mais à celui qui est né dans un palais, il lui faut un trône, des courtisans ; de l’or ; il lui faut tout ce qui n’est point lui-même ; car il ne saurait ni se suffire, ni se consoler. C’est bien pis encore, quand il faut se dérober à tous les yeux, et considérer en ennemi tous les hommes dont on apperçoit seulement la trace imprimée sur le sable.

Le soleil penchait vers son déclin, lorsque tirant de son sein les diamants qui le matin relevaient son chapeau, il demanda à Caroline s’il n’y avait pas dans le voisinage une ville où elle pût les vendre, et fournir au moins à leur subsistance ? « Je connais peu le pays, lui répondit-elle ; mais pensez-vous que, sous les misérables habits qui me couvrent, je pusse me présenter munie de semblables effets ? Je serais au moins soupçonnée de vol, arrêtée en conséquence, et si ces effets étaient reconnus, accusée de trahison envers la puissance victorieuse ; j’oserais à peine me servir d’un billet de banque trop au dessus de mes facultés apparentes. Mais, si vos habits, quoiqu’en désordre, étaient moins magnifiques, j’ai encore assez de petite monnaie pour chercher un abri au moins pour cette nuit. » En parlant ainsi, elle mit la main dans son sac où Law et Déborah avaient renfermé un peu de linge, et où elle même avait mis quelqu’argent ; elle s’apperçut alors que cette précaution n’avait été qu’un prétexte, et que l’artiste généreux y avait mis une bourse qui renfermait vingt pièces d’or. « Voilà, dit-elle avec joie, en l’offrant au roi, de quoi pourvoir à vos besoins les plus pressants. » Charles la prit, et l’élevant vers le ciel : « Ô Dieu ! s’écria-t-il, une jeune fille fugitive est donc le seul appui du roi d’Angleterre ! » Il lui demanda alors de qui elle tenait cette bourse ? Caroline nomma son bienfaiteur ; il n’était pas inconnu au prince, qui dans son enfance l’avait vu à la cour de son père. « Pourriez-vous me ramener chez lui ? sans doute, il me donnerait un asile ! — J’en avais trouvé un dans ses foyers, mais j’y ai été rencontrée par milady Falcombridge, qui est mon ennemie, qui me poursuit partout, qui en veut à ma liberté, peut-être à ma vie ; et sans doute cette femme, fille de Crumwell, est au moins aussi redoutable pour vous que pour moi. D’ailleurs Law vivait avec Cowlay, et hier matin, Cowlay fut arrêté chez lui, sur le simple soupçon d’avoir agi pour vos intérêts. — Cowlay arrêté, s’écria Charles ! tous mes amis !… Que faire ! que devenir ! vous-même vous craignez le même sort ! — Oui, mais je puis risquer de sortir de ce bois, découvrir un village, un bourg, où je puis vous acheter des habits semblables aux miens, et sous ce déguisement, nous pourrons sortir d’ici. — Quoi ! vous vous exposeriez ? — N’êtes-vous pas malheureux, et mes propres infortunes ne doivent-elles pas m’apprendre à offrir les secours que je voudrais trouver ! — Vous n’avez donc point été élevée parmi mes ennemis ? — Non, mais un homme souffrant ne serait jamais mon ennemi. — Ce n’est pas au roi d’Angleterre que vous prêtez un appui ? nul intérêt à venir ne vous porte à me secourir ? — Non, je ne suis poursuivie que par une seule personne ; vous l’êtes par tous ceux qui vous entourent ; votre péril est plus imminent que mien, et quand vous en serez tiré, Charles II, roi d’Angleterre peut-être, ne reverra jamais Caroline. Mais, croyez-moi, songeons à vous, et profitons de la bienfaisance de Law. » Ils délibérèrent, et l’avis de Caroline fut de retourner à la grotte où peut-être Pendrell serait de retour. Charles lui ayant appris que quatre frères, laboureurs aux environs de Worcester, l’avaient secouru, et conduit dans ce parc, en attendant qu’ils pussent le mettre en sûreté, ou le faire passer en France. Ce conseil était en effet le meilleur ; ils ne trouvèrent point le jeune homme qu’ils cherchaient ; cependant il y était revenu ; car dans l’obscurité ils rencontrèrent sous leur main de nouvelles provisions, et un paquet qui leur parut être des habits grossiers. Ils n’avaient pas attendu long-temps, quand une lumière vacillante brilla sous les arbres, et leur annonça le retour de Pendrell. C’était en effet lui ; il était venu vers les trois heures de l’après-midi, et avait été effrayé en appercevant un homme étendu et gravement blessé à l’entrée de la grotte ; il s’en était approché après avoir caché son paquet et sa corbeille dans les broussailles, et lui avait demandé ce qui l’avait réduit à cet état. Le blessé n’avait pu proférer que quelques mots, et avait seulement fait entendre que, cherchant une jeune fille de ses parentes, qui lui avait échappé, il l’avait trouvée avec son amant, et que celui-ci l’avait assassiné. Voyant qu’il n’était nullement question du roi, Pendrell avait conduit ce malheureux dans l’avenue, où deux autres hommes qui semblaient l’attendre l’avaient emporté, disaient-ils, vers la maison du musicien Law. Caroline se rappela que son ennemi devait lui avoir entendu prononcer le nom de Charles, et c’est en effet, dit-elle très-bas au roi, le nom de celui qui serait à présent mon époux, si milady Falcombridge ne nous avait séparés. S’ils me croyent avec Charles Belmour, dit-elle, ils ne reviendront pas ; Charles est aussi courageux que vous, et ils le craindront sans doute. Pendrell fit revêtir le roi du costume d’un paysan, enfouit ses riches habits sous la terre, et lui proposa de venir dans une maison où un seigneur de sa cour l’attendait ; c’était le colonel Careless, échappé aussi de la bataille de Worcester. Ce fut un moment de joie pour le prince, qui ne songea qu’à rejoindre cet officier, espérant qu’il pourrait lui donner des moyens de passer en France. C’était désormais le seul objet de ses désirs. Pendrell lui dit que le colonel était sans moyens pécuniaires : Caroline offrit de nouveau son petit trésor. Le roi ne l’accepta qu’aux conditions qu’elle voudrait le suivre. Elle réfléchit que l’excès des précautions qu’on prendrait pour dérober aux dangers un personnage aussi important, lui servirait de sauvegarde à elle-même, et que, si elle pouvait aussi se trouver en France, elle écrirait à Charles, à sa mère, à Tillotson, et pourrait enfin se réunir à eux. N’espérant rien de lady Amélia, puisque la perte de Barclay rompait toute communication, elle se rendit aux prières de Charles II, sous sa parole royale qu’il ne trahirait pas le secret de son sexe.

La voilà donc de nouveau engagée dans des routes désertes, non plus avec Barclay, attentif à lui épargner les fatigues et les privations, mais avec un homme dont le danger extrême absorbait toutes les pensées, et renfermait toutes les précautions dans la sûreté de sa personne. Tant qu’il eut assez de force pour résister à une marche forcée, il s’inquiéta peu si Caroline pouvait le suivre au travers des halliers, des terres labourées ; si elle pouvait franchir les fossés, et souvent marcher dans l’eau et la vase des ruisseaux fangeux. Il leur fallut passer tout un jour dans le creux d’un chêne, où à peine Charles et Pendrell avaient-ils la place de respirer ; tandis qu’elle, assise entre deux branches inférieures, n’avait pour la garantir que le feuillage, qu’un coup de vent pouvait écarter. Enfin ils joignirent le colonel Careless qui, se jetant aux pieds de Charles II, apprit à Caroline ce qu’elle aurait dû faire selon les usages qui lui étaient inconnus ; elle ne se repentit point cependant de l’avoir ignoré. Ces frivoles respects peuvent amuser l’orgueil, et varier le jeu des situations dans une cour ; mais Charles ne pouvait se livrer à des prestiges, lorsque dans la réalité son salut dépendait de fuir tous ceux qui avaient été ses sujets. Il était accablé de fatigue en arrivant dans la misérable chaumière, où un pauvre paysan, catholique romain, et connu du colonel, le reçut, non comme Charles II, mais comme un cavalier échappé de la bataille de Worcester. Caroline était bien plus abattue encore que lui. Le paysan n’avait à leur offrir que du pain noir et du lait de beurre ; il ne pouvait les faire coucher que dans une grange et sur du foin. Quel embarras pour la triste Caroline ! Charles y songea comme elle ; et ne pouvant la trahir, il demanda au paysan de faire coucher son jeune compagnon dans un mauvais grenier au dessus de l’unique chambre qui composait la cabane. « Il n’est pas militaire, dit-il ? et si quelquefois on venait demander si vous n’en avez pas chez vous, il serait plus à portée d’entendre et de nous avertir. » Le paysan y consentit, et Caroline fut rassurée. Tandis que la flamme de quelques branches sèches ranimait leurs forces, Careless demanda qui était cet enfant dont le roi prenait soin. Charles répondit qu’il avait juré de taire son nom, mais qu’il en avait été secouru, et qu’il désirait qu’on lui rendît les mêmes services qu’à lui-même. Il ressemble beaucoup, reprit Careless, à une jeune fille que j’ai vue à Barwick, chez un digne vieillard, appelé Melvil. J’ai su qu’il était mort assassiné, et que sa pupille a vécu quelque temps dans les montagnes d’Écosse, non loin de Jedburg, chez une femme qui s’y était retirée, et qui depuis est passée en France. En France, s’écria Caroline ! quoi, en France !… mistriss Belmour ?… — Oui, justement ce nom-là… Elle a dû passer en France presqu’au même temps où nous sommes entrés en Angleterre. Caroline ne répondit rien ; mais son agitation était visible. Careless lui demanda si elle connaissait cette dame. « Oui, répondit-elle, je l’ai vue en Écosse. — Seriez-vous son fils ? — Non. — Quelle étonnante ressemblance avec cette jeune personne ! » Caroline se contint assez pour éloigner toute idée plus approfondie ; et tous quatre allèrent chercher un repos dont ils avaient grand besoin.

Caroline était plus déterminée que jamais à suivre la fortune de Charles II, et à passer en France avec lui ; elle regardait la rencontre qu’elle en avait faite comme le plus heureux événement de sa vie, et se proposait de demander au colonel le lieu où s’était fixée mistriss Belmour. D’ailleurs, une fois en France, avec quelques moyens de subsistance, elle s’adresserait au bienfaisant Law, pour faire passer des lettres à lady Amélia, car certainement mistriss Belmour n’aurait pas caché le lieu de sa retraite à cette aimable fille ; et par cette voie elle lui serait bientôt connue.

Les premières heures de la nuit se passèrent en projets qui offraient la perspective la plus riante ; elle s’endormit ; des songes flatteurs, reproduisant l’image que sa jeune et fertile imagination lui avait tracée, là bercèrent encore dans son sommeil ; elle se crut heureuse. À son réveil, elle éprouva encore le même sentiment, mais bientôt une réflexion lui fit mesurer la distance qui la séparait du bonheur ; la difficulté d’y atteindre se présenta ; les obstacles s’offraient en foule ; les ressources n’étaient pas égales en nombre ; la principale était déjà diminuée, c’était la force, et Caroline se sentait épuisée par la fatigue des jours précédents. Elle se rendit auprès du roi, et la première atteinte du chagrin qu’elle prévoyait l’attendait à cette entrevue. Charles lui dit qu’il s’était séparé du colonel Careless, dans la crainte que deux fugitifs, marchant ensemble, ne fussent exposés à un double danger ; et qu’il attendrait dans ce lieu un homme sûr qui lui servirait de guide, s’il lui trouvait un asile. Caroline avait résolu de faire à cet officier des questions relatives à la résidence de mistriss Belmour : elle tomba dans le découragement, lorsqu’elle comprit qu’il était douteux qu’elle pût le rejoindre. Charles II s’en apperçut, et lui fit des questions sur son sort. Elle n’osait d’abord se livrer à lui ; et lorsqu’elle y fut déterminée par ses instances, elle ne lui dit qu’une partie de ses aventures. Charles espérait peu de sa fortune à venir ; et le danger était si extrême et si présent, qu’il ne pouvait lui donner que bien peu de consolation : il en avait si grand besoin lui-même ! « Que pourrais-je vous promettre en l’état où je suis, disait-il ? vous êtes plus riche que moi, et je me vois réduit à profiter de vos bontés. Si je puis passer en France, que vous veniez avec moi, j’aurai bien peu de crédit auprès de la reine ma mère, si du moins je ne puis vous placer auprès d’elle ; et j’aurai bien peu de moyens, si je ne viens à bout de découvrir mistriss Belmour, et l’heureux époux auquel vous êtes promise. Mais passer en France ! qui m’assurera que nous le pourrons ? »

Comme ils s’entretenaient ainsi en mangeant le pain noir et le lait de beurre que leur avait apportés leur hôte, celui-ci accourut, et les avertissant que deux hommes, dont l’un avait un bras en écharpe, approchaient de la cabane, il leur fit un retranchement derrière des bottes de foin, et les en couvrit absolument, leur recommandant de ne pas remuer. À peine avait-il fini, qu’ils entendirent des voix rauques et discordantes qui demandaient leur chemin, et en même temps un lieu pour se reposer, et quelque chose à manger ! Le paysan leur offrit de les mener à sa chaumière ; mais ils s’assirent sur le foin, et s’obstinèrent à demeurer dans la grange. L’hôte déconcerté fut obligé de les laisser là, et d’aller leur chercher les uniques mets qu’il pouvait offrir. À son retour, ils lui demandèrent s’il n’avait pas vu passer un jeune homme, bien vêtu, et un petit paysan, qui devaient faire route ensemble. — Non. — Tu ne dis pas la vérité. — Pourquoi voulez-vous que je mente ? est-ce que je prends intérêt aux passants ? — Il y va de ton intérêt de le dire, car s’ils sont chez toi !… — Oh parbleu ! chez moi, Messieurs, vous pouvez y voir, la revue sera bientôt faite. Venez, de la porte Vous aurez tout examiné. — Je veux croire, reprit un d’eux, qu’ils ne sont pas restés, mais si tu veux dire quel chemin ils ont pris, nous te donnerons de l’or !… En même temps il fit en effet sonner quelques pièces. — Je n’ai pas besoin d’or ; il n’est passé personne. — Oh ! c’est que ta fortune serait faite. — Vraiment ? — Sans doute. — Ce sont donc des gens bien considérables ? — Le petit paysan n’est qu’une fille déguisée ; le jeune homme est son amant, et nous avons des ordres de les prendre tous deux… Mais des ordres qui viènent de bien haut. Il y a une puissance qui donnera des trésors à ceux qui les auront découverts. — Tout de bon ! — Tout de bon ! — Eh bien ! tenez, Messieurs, ce ne sera pas moi qui aurai ces trésors là, car je n’ai vu ni garçon ni fille. — Le garçon s’appèle Charles. — Qu’il s’appèle comme il veut, je ne m’en soucie guère. — Tu ne veux pas nous livrer ces jeunes gens. — Comment vous livrerai-je ce que je n’ai pas ? — Eh bien ! nous sommes sûrs que Charles est chez toi, qu’il y a couché. — Vous. — Oui, nous, et nous allons te le prouver. — Ils se lèvent ; et l’un parcourant la grange, et l’autre la cabane, tous deux se réunirent pour déplacer le foin et la paille, menaçant le paysan de l’entraîner avec leurs prisonniers. Ils y étaient occupés, lorsque l’homme que le colonel avait promis d’envoyer au roi, porta ses pas vers la chaumière ; le paysan, qui n’avait osé résister à deux hommes, appela celui-ci à son aide contre des brigands, disait-il, qui voulaient le voler ; et tous deux, armés de bâtons, tombèrent sur les inconnus. Charles sentit qu’on pouvait alors opposer la force à la force ; son chapeau enfoncé sur ses yeux, il sortit de dessous le foin, au moment où il allait être apperçu ; et s’élançant sur le premier qu’il rencontre, il le perce d’une dague, cachée sous ses habits de paysan. Cet homme tombe, et Charles II, lui tenant la pointe de son arme sur la gorge, allait achever, lorsqu’il s’écrie d’une voix mourante : « La vie, M. Charles, la vie, je vous en conjure, et je vais vous remettre un paquet important. Parle, reprit le roi en se levant, mais sois vrai, et je te fais grâce. Prenez mes habits, dit-il, il y a un porte-feuille qui contient des choses dont je crois que je n’ai plus besoin. » Charles s’en saisit aussitôt, et le remit à la tremblante Caroline. Elle l’ouvrit, et les larmes aux yeux, porta à ses lèvres une lettre de la bienfaisante Amélia.

« Je sais avec qui vous êtes, ma bien aimée Caroline, et je ne comprends pas comment vous vous êtes rencontrés. Mais vous ne savez pas que votre compagnon est également connu, et vous ignorez combien ses périls sont pressants. Comme il ne souscrirait pas aux conditions qu’on veut lui imposer, sa liberté, ses jours peut-être sont menacés. Qu’il se rende à Bristol ! qu’il s’embarque à Lyme ! qu’il aille chercher un asile dans le sein maternel ! Si votre délicatesse est un obstacle à la célérité de sa marche, abandonnez-le plutôt à sa destinée ; la fuite est le seul obstacle aux maux qu’on lui prépare ; chère Caroline ; votre devoir est de conserver son unique espérance à une mère infortunée, qui n’a que trop gémi des pertes qu’elle a faites, et pour qui cette dernière serait un arrêt de mort. Je n’ai à vous offrir que les moyens qui doivent vous manquer depuis que vous avez perdu votre premier guide ; celle que je charge de ce porte-feuille s’intéresse à vous ; et si vous êtes forcée de vous séparer de celui qui vous accompagne, elle saura vous dérober pour un temps à toutes les recherches ; et ses amis et les vôtres trouveront des moyens de vous conduire en France, jusqu’à ce que des événements plus heureux vous ramènent en Angleterre triomphants et fortunés. Aujourd’hui, Caroline, il faut qu’il parte, qu’il se dérobe à la vigilance de ses ennemis ; le savoir en sûreté est le plus ardent des vœux de votre amie, lady Amélia. »

« Parles, reprit Charles II au mourant, de qui tiens-tu ce portefeuille ? — Il fut envoyé à Déborah, la gouvernante du musicien Law. C’était moi qui suivais les traces de miss Caroline, et qui vous trouvai avec elle dans le parc de Rochester ; vous me cassâtes un bras, et je fus reporté dans cet état à la maison du musicien, chez qui je devais attendre les ordres de milady Falcombridge qui n’était qu’à trois lieues de là. Mon camarade partit pour lui rendre compte de ma découverte. Dans l’intervalle, ma jeune maîtresse envoya cette lettre et ce porte-feuille à Déborah, qui ne les a pas reçus ; je m’en étais emparé pour les remettre à milady. Celle-ci me renvoya les ordres les plus pressants de vous suivre, et de ne pas vous perdre de vue jusqu’à la première ville, si toutefois nous ne nous sentions pas assez forts pour nous saisir de vous, et vous entraîner vers les premières gardes à qui nous devions vous remettre comme gens attachés au parti du roi que l’on cherche aussi de tous côtés. Tout malade que j’étais, il a fallu partir ; pour la seconde fois, je suis tombé dans vos mains ; et à cette heure il n’y a plus de fortune, je n’en relèverai pas. Mais prenez garde à vous, car mon compagnon Wil vous est échappé. » En disant ces mots, il lui prit une faiblesse qui fut la dernière, et il expira quelques minutes après.

« Il y a une erreur, dit tout bas Caroline au roi ; ces misérables, me voyant avec vous, vous ont pris pour Charles Belmour. Votre âge, votre taille, la même couleur de cheveux, les mêmes carnations, tout a pu les jeter dans l’erreur. Prince, vous n’êtes point connu ; mais quoique lady Amélia soit trompée comme les agents de sa belle-mère, je dois suivre ses conseils. Partez ; cette femme acharnée à me poursuivre, et croyant trouver en vous celui qu’elle persécute ainsi que moi, va peut-être nous atteindre de nouveau ; moi j’irai trouver le respectable Law ; et cette Déborah qui, dit-on, me connaît et s’intéresse à moi… Non, lui dit Charles II ; il en arrivera ce qu’il pourra, ne nous abandonnons point l’un et l’autre. Ma force et mon courage peuvent encore vous servir, et votre entretien a tant de charmes ! Votre raison est si consolante ! ne m’en privez point. Si vous ne pouviez en effet accompagner ma fuite, je ne veux pas du moins vous quitter errante dans les bois, et sous le toit d’une misérable chaumière. Je laisserai des amis en Angleterre, et je veux vous recommander à eux. Depuis quelques jours, vous jugez ce que vous devez attendre de mon respect pour votre sexe ; il égale mon admiration pour vos vertus. » Caroline n’osa refuser, quoique ce ne fût pas un avis très-prudent, et ils examinèrent ensemble le porte-feuille qui était fort riche, relativement à leur situation. Caroline força Charles II à prendre sur lui la moitié de ce qu’il contenait ; et après avoir aidé à l’hôte et au guide à cacher sous la terre le corps du malheureux agent des vices de milady Adelina, il changea encore d’habits avec le paysan, et reçut de lui, au lieu de bottes, une vieille paire de souliers. Ils partirent, et dans la route Charles fit à Caroline des questions sur son jeune ami, son nom, son rang, et sur les causes de l’inimitié de cette femme. Caroline, incertaine si elle pourrait passer avec le roi sur les bords où elle comptait retrouver sa famille, espérant que lui n’oublierait pas les services qu’elle lui avait rendus, pourrait connaître le lieu de leur retraite, et l’en informer, ne crut pas devoir lui déguiser plus long-temps le vrai nom de sa mère adoptive. Charles avait connu lord Goring ; il versa des larmes à son souvenir, et promit à Caroline de la placer auprès de la reine sa mère, et d’attacher Charles Goring à son service, s’il avait le bonheur de mettre le pied sur les côtes de France, et de retrouver ces personnages intéressants pour le fils de Charles Ier. Lady Amélia, convaincue que Caroline était avec son amant, ne faisait nul doute qu’elle ne sût ou rejoindre sa mère ; et cette fatale erreur la laissait dans une cruelle incertitude. Elle informa Charles II des motifs de la haine de milady ; et jugeant par la lettre d’Amélia que le nom de Goring lui était connu, elle comprenait trop que ce nom pouvait conduire le fils à l’échafaud, sur lequel on avait immolé le père.

Toutes les réflexions que les événements faisaient naître auraient adouci les fatigues du voyage, si le malheureux roi n’avait pas souffert de la petitesse des souliers que le paysan lui avait donnés. Il le blessèrent tellement, qu’au bout de trois milles, il fut obligé de les ôter et de marcher pieds nus. Bientôt les haies par dessus lesquelles il fallait passer eurent déchiré ses bas ; les terres labourées et les pierres tranchantes finirent par lui faire de cuisantes blessures. Caroline soutenait sa constance avec un soin infatigable. Quand ils trouvaient un ruisseau, elle lavait ses plaies, entortillait ses pieds avec de larges feuilles des plantes grasses qui croissent autour de marécages ; et quoiqu’elles fussent presqu’au même instant déchirées par la marche, elles rafraîchissaient un peu les chairs meurtries et entamées. À tout moment Charles II s’arrêtait et protestait qu’il allait demeurer en chemin, et qu’il préférait tomber dans les mains de ses ennemis aux tourments qu’il endurait. Caroline souffrait moins que lui, mais elle était accablée de lassitude, et cependant elle ne se plaignait pas. La constance est une vertu particulière des femmes ; en tout, elles la portent plus loin que les hommes. Elle consolait, elle encourageait, elle faisait par fois briller l’espoir, souvent en exaltant le courage qu’on avait perdu ; elle en faisait renaître une étincelle : ce que n’eût pas fait l’austère raison d’un ami, une jeune fille savait l’obtenir par des soins tendres et caressants. Enfin, après un demi-jour et une nuit, on arriva dans un lieu aussi misérable que le premier. Point de nourriture restaurante, point de liqueur bienfaisante ; un lit de paille, à peine du feu. Quelle situation pour un homme élevé dans la mollesse, et même pour une jeune femme à qui jusque-là rien n’avait manqué ! Mais le sommeil est un bien qui suit toujours l’excès des fatigues, quelle que soit leur cause. Sans cela tant d’infortunés en jouiraient-ils ! Leurs forces succomberaient à sa privation totale, et les premières atteintes du malheur dépeupleraient la terre. Charles et Caroline en jouirent pendant une journée, après qu’elle eut d’une main légère appliqué sur les plaies de son compagnon des herbes émollientes qu’elle connaissait, et qu’elle avait ramassées pendant sa route.

Le lendemain on sut procurer au roi des bas et des souliers en meilleur état que la veille ; les soins de Caroline empêchaient seuls l’effet dangereux des marches forcées ; car pendant quelques jours leur guide les conduisit d’une habitation à l’autre, toujours chez de pauvres catholiques, dont les facultés ne répondaient pas à leurs désirs obligeants. Enfin ils arrivèrent chez un ministre catholique aussi, nommé Huddelstone, chez lequel ils furent mieux couchés, mieux nourris, et qui rendit au roi des services inestimables dans sa position. D’abord il lui donna des vêtements ; les siens étaient déchirés par les épines ; son linge était en lambeaux. Il lui procura un cheval et le conduisit chez le lord Wilmot, comte de Rochester le même pour qui Caroline avait encore une lettre de Law. Le comte était caché aux environs de la maison de M. Huddelstone, dans le comté de Straffort ; il introduisit Charles II chez M. Laney, gentilhomme de cette province, et là il prit du repos, et retrouva toutes les commodités de la vie. Là, on délibéra sur la manière de le conduire à un port de mer, et de le faire embarquer ; il n’y avait pas de temps à perdre, car devant la porte de la maison, était affichée la proclamation du parlement qui mettait à prix la tête du fugitif pour une somme de mille livres sterlings, et déclarait coupable de haute trahison quiconque lui donnerait asile. Le fils de M. Laney, colonel au service de Charles, ouvrit l’avis de conduire le roi vers Bristol ; et afin qu’il pût échapper aux regards curieux, il lui proposa de courir à cheval devant la chaise de miss Jenny Laney, sa sœur, qui allait dans cette ville, chez une de ses parentes. Charles II consentit, mais alors il déclara quelle était la personne qui l’accompagnait, et que, dit-il, il ne voulait pas abandonner. Caroline remit au comte de Rochester la lettre de Law ; celui-ci la considérant avec le plus vif intérêt, d’après la recommandation de son vieil ami, et la reconnaissance de Charles, la conduisit à la jeune miss qui l’accueillit avec grâce ; et lui faisant reprendre des habits de femme, la plaça dans sa propre voiture sous le simple aspect d’une femme de chambre, ce qu’elle ne proposa pas sans lui en faire mille tendres excuses. Milord Wilmot n’en pouvait faire davantage ; obligé lui-même de se cacher et d’attendre que des amis lui rendissent la liberté de reparaître, le lieu de sa retraite n’aurait pas été très-sûr pour Caroline. Il était déjà assez embarrassé de la situation fâcheuse de sa femme qui, le jour de la bataille de Worcester, était accouchée de ce comte de Rochester, célèbre sous le véritable règne de Charles II, par ses talents et par les folies qui le conduisirent si jeune à la misère et au tombeau. D’ailleurs Caroline avait toujours l’espoir de s’embarquer avec le roi ; elle accepta donc les offres de miss Jenny ; et Charles II, métamorphosé en coureur, devançait la chaise de ces deux femmes. Pendant le voyage, miss Jenny disait, dans les endroits où elle couchait, que Williams, c’était le nom qu’elle donnait au roi, était un jeune fermier de son père qui n’allait avec elle que pour se remettre d’une fièvre-quarte dont il était atteint depuis plusieurs mois. Elle lui faisait donner une chambre à lui seul ; l’attentive Caroline avait soin de lui porter à souper ; et lorsque tout le monde était couché dans les auberges, elle et miss Jenny venaient passer quelques heures avec lui. Arrivés enfin à Bristol, chez mistriss Norton, on lui fit encore donner un logement décent, car on était convenu de ne pas l’y découvrir. Mais miss Jenny ayant recommandé qu’on lui portât un bouillon, le sommelier se chargea lui-même de ce soin ; et le regardant, il le reconnut, mit un genou en terre, et lui baisa la main. Charles II l’embrassa, lui recommanda le secret, et pria Caroline et Jenny de le lui faire jurer, les maîtres de la maison n’étant pas d’un caractère assez ferme pour s’exposer aux peines énoncées dans toutes les proclamations. Le bon homme observa la prudence qui lui était recommandée ; et après quelques jours de retraite, le comte de Rochester vint chercher Charles II et le conduisit chez sir Francis Windham, où il fut reçu avec une généreuse hospitalité. Là, Caroline, obligée de le suivre, fut reçue comme une parente de mistriss Windham, qui allait passer sur le continent pour des intérêts de famille. M. Ellison, ami de sir Windham, se chargea de trouver une barque à Lyme pour transporter en France deux passagers. Un patron s’offrit, fut bien payé d’avance, et indiqua sur le rivage, et près de la ville, un lieu où il promit de venir les prendre. Le roi, miss Caroline, lord Wilmot et sir Windham se rendirent dans une mauvaise auberge à l’entrée de la nuit. Inutile attente ! personne ne parut. Les heures s’écoulèrent dans une pénible anxiété, et dans la crainte d’être trahis. La femme du patron, zélée protestante, soupçonnant son mari de quelque projet dangereux, l’avait menacé de le dénoncer aux magistrats s’il sortait du port avant le jour. Elle n’avait aucun indice de la vérité, mais ses alarmes n’en exposèrent pas moins le roi au plus grand danger. Le jour parut ; c’était celui d’une fête solennelle ; un fougueux presbytérien qui avait servi dans l’armée du parlement contre Charles Ier, prêchait dans une petite chapelle, vis-à-vis l’auberge où étaient encore le roi et ses amis. Un nombreux concours de peuple l’empêchait de risquer son départ, quoiqu’il fût dangereux de rester. Un maréchal de la secte du prédicant s’approcha des chevaux, préparés pour les étrangers qui ne se montraient pas ; en examinant celui du roi qu’il tenait de M. Huddelstone, il dit à l’aubergiste que cet animal venait des provinces septentrionales, et qu’il le reconnaissait à la nature des fers. Celui-ci, ayant sans doute conçu des soupçons d’après les propos de la femme du patron, se rendit dans l’église, parla bas à plusieurs de ses amis ; ses discours parvinrent aux oreilles du prédicant, qui se hâta d’annoncer que Charles Stuart était dans l’auberge. Heureusement Caroline était près d’une fenêtre ; elle entendit prononcer ce nom dans la foule ; elle avertit le roi et ses amis, et tous ensemble, sentant qu’il ne fallait pas attendre la force publique, descendirent, montèrent à cheval, et s’éloignèrent au grand galop, sans que personne osât les arrêter, tant l’audace en impose à la foule. On avait cependant été chercher le constable qui, arrivant après leur départ, prit aussi des chevaux pour courir après eux, mais ils profitèrent de l’avance qu’ils avaient prise, et on les perdit de vue après quelques pas. Le roi n’osa pas cependant retourner chez sir Vindham, et dirigea sa marche sur Héales, près Salisbury. Vers Desborough, en tournant au pied d’une hauteur, il rencontra, sans aucun moyen de l’éviter, un régiment de cavalerie, qui défilait aussi du côté de cette ville. Quelle extrémité ! il est obligé de côtoyer la colline avec quelques officiers qui lui parlent, lui font des questions, et lui apprènent qu’ils cherchent Charles Stuart, et qu’ils se promettent de le rencontrer. Nul ne le connaissait ; ils se quittent, et en arrivant à Heales, le roi s’apperçoit qu’ils n’ont plus Caroline avec eux. Il se désespère de cette circonstance qui n’influait cependant en rien sur sa destinée. Mais l’habitude de quelques jours d’un malheur commun avait attaché ce prince à l’infortunée ; il admirait cette modestie naturelle et sans art, qui lui semblait une garde suffisante, et ne laissait pas entrer dans son âme le soupçon qu’on pût en passer les bornes : sa franchise, sa générosité, c’étaient des vertus dont un roi fait rarement l’expérience. Charles II n’avait encore rien vu qui ressemblât à Caroline ; et dans son ignorance des usages du monde, elle déployait un caractère si naïf, qu’il avait à ses yeux une teinte d’originalité singulièrement attachante. Il montra une douleur si vive, que sir Francis Windham repartit sur l’heure, et courut vers la hauteur où ils avaient rencontré les troupes, présumant que la frayeur l’avait détournée du chemin ; mais ses recherches furent vaines ; et pour mettre Charles Stuart en sûreté, il n’y avait pas un moment à perdre. Un prêtre de la cathédrale de Salisbury se chargeait de lui procurer le passage sur un vaisseau. Un officier des troupes royales, sous Charles Ier, promit de lui faire trouver une barque à Brigthelmsted ; il lui fallut donc quitter sa retraite d’Heales, où il avait été reçu chez un sergent nommé Hydes, sans être informé du sort de Caroline. « Le souvenir de cette jeune fille, dit-il à sir Francis, m’arrache des larmes ; je frémis à l’image de ses dangers. Windham, au nom de l’humanité ! au nom de votre roi malheureux et fugitif, suivez ses traces ; informez-vous de cette aimable fille, de cet être sensible, que sa bonté naturelle a porté à me secourir, à soulager mes ennuis, à soutenir mon courage ; dont la compatissante générosité s’est dépouillée en ma faveur. Mon cher Windham, nulle femme peut-être ne peut m’inspirer de semblables mouvements ; je la respecte et l’admire ; cherchez-la, protégez-la ; qu’elle trouve par vos soins un asile qui la dérobe à son odieuse ennemie ; traitez-la comme la sœur de votre roi. » Windham le promit ; Charles en exigea le serment. « Tenez, ajouta-t-il, en tirant de son sein une partie de la brillante agraffe de son chapeau, j’ai brisé ces ornements superflus ; que cette portion serve aux besoins de cette infortunée, jusqu’à ce qu’en sûreté dans un autre climat, je puisse assurer son bonheur en la rendant à ses amis. Et vous, mes enfants, qui m’avez accueilli au péril de votre vie, prenez ce diamant dont le prix peut améliorer votre sort ; et si Caroline venait se réfugier chez vous, qu’elle y trouve l’hospitalité que vous m’avez accordée. » À ces mots il les quitta ; cette fois il n’éprouva point d’obstacles à son départ, et vint aborder à Fécamp, où il se reposa de tant d’inquiétudes et de fatigues.



CHAPITRE IX.



Que faisait cependant la jeune Amélia, gardée à vue par sa belle-mère, à qui ses vertus faisaient ombrage. De retour à Londres avec elle, elle la faisait coucher dans sa chambre, et prenait toutes les précautions possibles pour ne lui laisser au dehors aucune communication. Amélia ne jouissait plus de la liberté à laquelle les jeunes anglaises sont accoutumées. Elle ne sortait de l’hôtel de son père qu’avec milady, ne recevait personne que milady ne fût présente. Sous un léger prétexte, elle l’avait séparée de Sarah, sa favorite ; et présidant elle-même à sa toilette, elle ne laissait que rarement approcher d’elle ses propres femmes. Amélia murmurait quelquefois de cet esclavage ; aussitôt milady attentive et caressante multipliait autour d’elle les fêtes et les plaisirs : ingénieuse à lui offrir tout ce qui pouvait lui plaire, elle la réduisait au silence par l’excès de ses soins ; mais elle ne pouvait empêcher à ses réflexions, et Amélia voyait bien qu’elle cherchait à lui dérober ses projets contre Charles Goring et Caroline. Crumwell triomphant, et désormais souverain en Angleterre, était aussi de retour à Londres. L’orateur de la chambre, le lord maire et tous les magistrats avaient été à sa rencontre, fort au delà de la ville, en habits de cérémonie. À son arrivée les exécutions commencèrent, et les amis de Charles II furent immolés comme l’avaient été ceux de son père. Le comte de Derby périt avec eux. La comtesse sa femme, sœur de milady Goring, retranchée dans son château de l’île de Man, le défendit encore, comme elle avait fait dans celui de Latham, mais ce fut inutilement ; et cette courageuse femme fut contrainte de fuir devant les troupes envoyées pour réduire l’île. Heureuse de se sauver de leur fureur, elle traîna une vie errante, livrée à l’indigence et à la douleur d’avoir perdu son époux. Crumwell abandonna au général Monk le soin de soumettre l’Écosse, qui fut bientôt réunie à l’Angleterre, malgré les efforts du clergé protestant. Le seul déplaisir que les circonstances firent éprouver au protecteur, fut d’apprendre que Charles II avait échappé. Malgré la vigilance de tous ceux du parti prétendu républicain, nul de ceux qui avaient contribué à la fuite du roi ne fut découvert. Le comte de Rochester qui était parti avec lui fut le seul accusé ; l’on supposa qu’il ne s’était servi que de personnages obscurs, et ceux de cette classe qui auraient pu faire découvrir les autres, gardèrent si bien leur secret que nul ne fut inquiété.

C’était au moment où l’on s’occupait le plus de cet événement, qu’un jour le capitaine des gardes de Crumwell, vint apporter à l’hôtel de milady Falcombridge l’ordre de conduire lady Amélia au palais de milord Protecteur. Lady Amélia obéit sans pouvoir se rendre raison d’un semblable message. Elle trouva, dans le cabinet de Crumwell, le lord Falcombridge son père, qu’elle ne savait point de retour d’Irlande. Tous deux avaient un maintien froid et mécontent. « C’est donc vous, Madame, lui dit le Protecteur d’un ton sévère, qui protégez la fuite des ennemis de Dieu et de l’État ? — Fille imprudente, ajouta milord, c’est donc ainsi que tu employes les sommes que tu tiens de la libéralité d’un père ? — J’ignore ce que vous voulez me dire, répondit-elle avec la noble assurance de quelqu’un qui ne se reproche pas même une faute. Daignez-vous expliquer, Milord, et vous, mon père, apprenez-moi de quel crime vous pouvez me croire capable ? Connaissez-vous cette lettre, répliqua Crumwell, en lui montrant celle qu’elle avait écrite à Caroline. — Oui, Milord. — Hé bien ! — Que peut-on inférer de cette lettre, qui ait rapport aux intérêts de l’État et de la religion ? — Quoi, reprit le lord, tu favorises l’évasion de Charles Stuart, tu lui envoyes de l’argent… — Moi, mon père ! — Oserais-tu le nier ? — Sans doute, je le nie, et certes je n’ai nullement pensé à Charles Stuart, et n’ai pris nul intérêt à sa fuite. — Cette femme à qui tu écris était avec lui… — Avec Charles Stuart ? Eh non ! mon père, on vous trompe. — Comment nous expliqueras-tu tes expressions ? Tu dis à cette femme que son compagnon est connu ; que ses périls sont pressants ; que sa liberté, ses jours sont menacés ; qu’il faut épargner un nouveau malheur à sa mère, et que tu veux les réunir jusqu’à ce que des événements plus heureux les ramènent en Angleterre triomphants et fortunés ! Quels événements espères-tu, dis-moi ? Explique-moi par quel hasard ma fille se trouve liée avec une femme perdue sans doute, avec la maîtresse de Charles Stuart ! Comment elle sépare ses intérêts de ceux de son père, de sa patrie et de sa religion ! — Mon père et vous, Milord, daignez m’entendre. Non, je ne sépare point des intérêts si chers, et certes, je dois me regarder comme bien étrangère à ceux de Charles Stuart. J’ai voulu garantir d’une haine injuste et redoutable deux personnes à qui j’ai voué une amitié réelle, mais qui ne sont ni les amis de Charles, ni les ennemis de la république, et dont le rang ne peut être ni suspect à ce gouvernement-ci, ni utile au parti opposé. Ils sont pauvres tous deux ; Caroline est inconnue, errante ; sa fortune la réduit à implorer des secours, et ne lui permet pas d’en offrir. — Mais comment vous croire, Madame, lorsque vous indiquez la route qu’on doit suivre ; lorsqu’en effet, Charles Stuart a suivi vos instructions, est passé à Bristol et à Lyme. — Comme cette route est la plus facile, il ne serait pas étonnant que dans les combinaisons qu’il a dû faire, Charles Stuart l’ait choisie comme moi. — Vous parlez d’un homme pauvre, dites-vous ? eh ! comment un homme sans moyens a-t-il des ennemis qui en veuillent à sa liberté ou à sa vie. Il est donc criminel ? Quel est son état ? Son nom ? Plus d’un rebelle, plus d’un proscrit, est aujourd’hui privé de fortune, et n’en est pas moins à craindre. — Celui à qui je m’intéresse est proscrit peut-être par un ressentiment particulier, mais il n’est point rebelle, et l’indigence fut son partage dès sa tendre jeunesse. — Son nom enfin ! — Il s’appèle Charles Belmour ; il est né en Écosse. — Et cette Caroline, quelle est-elle ? — Elle a été adoptée par la mère de Charles Belmour ; elle doit être l’épouse de son fils. — Quelle est-elle ? — Je l’ignore ; elle ne le sait pas elle-même : orpheline, abandonnée, recueillie dans sa misère par mistriss Belmour, elle lui est devenue extrêmement chère. — Quels sont donc ces ennemis si puissants qui persécutent ainsi des gens obscurs, dont l’existence est si peu importante ? « Amélia se tut, baissa les yeux, et son silence parut au soupçonneux Crumwell une preuve contre elle. « Lady Amélia, reprit-il, votre fable n’est pas conçue avec art. Tout y est incohérent, incroyable, et je vais vous donner une preuve que votre jeune homme obscur et pauvre est Charles Stuart ; que votre Caroline, orpheline et inconnue, est peut-être sa maîtresse, et sans doute fille de quelque rebelle comme lui. » À ces mots, il tira d’un coffret ; placé près de lui, des diamants séparés d’une riche parure. « On a trouvé chez cette femme ces pierreries qui ont été reconnues pour avoir fait partie de l’agraffe que Charles Stuart portait à son chapeau le jour de la bataille de Worcester. » Amélia demeura confondue ; cette énigme lui parut inexplicable. « Je ne sais où j’en suis, répondit-elle après un long silence. Mais non, Milord, on vous en impose, puisque la malheureuse Caroline est en votre pouvoir, interrogez-la ; je suis sûre… — Qui te dit qu’elle soit arrêtée, lui demanda son père ? — Comment sait-on que ces diamants étaient sur elle ? — Ceux entre les mains de qui elle a été quelques heures. — Elle a donc échappé ! Dieu soit béni, s’écria la jeune et bienfaisante fille ! On vous trompe, Milord ; ces diamants n’ont pas été dans ses mains ; encore une fois, Caroline ne trahit ni vous ni l’État. Mais enfin, reprit le lord Falcombridge, ne nous diras-tu point qui sont ceux qui poursuivent cette fille et son amant. Mon père… — Eh bien ! — Il vous souvient qu’au château de l’Hermitage… — Achève… Milady Falcombridge, séduite sans doute par de faux rapports, conçut des soupçons contre la jeune Caroline, la dénonça elle-même à milord Protecteur, et milord donna l’ordre de la faire arrêter !… Sans doute milady était trompée ; dans les temps de trouble il ne manque pas de délateurs, et peut-être il en est peu qui n’altèrent pas la vérité dans leurs rapports intéressés. Caroline eut le bonheur d’échapper ; et depuis milady, obstinée à croire sa liberté dangereuse, la poursuivit avec acharnement. Moi, qui la connais, qui l’aime d’autant plus que je la vois injustement persécutée, j’avoue que j’ai employé quelques soins à la garantir des pièges qu’on pourrait lui tendre. — Il me semble, reprit Crumwell, que vous vous intéressez plus à son compagnon qu’à elle-même. Est-ce encore milady Falcombridge qui en veut à cet ami de votre Caroline ? » Amélia ne répondit rien. « C’est trop, dit-il alors d’un air sombre et concentré, c’est trop écouter une justification aussi peu satisfaisante ; vous abusez, Amélia, de mes bontés pour votre père ; tout vous accuse, tout vous condamne ; et si je n’écoutais que ma juste indignation, des ordres rigoureux sortiraient à l’instant de ma bouche ; nais je vais au Conseil ; de là j’irai prier le Dieu qui donne la force à nos reins et la lumière à notre conscience : il me prescrira la conduite que je dois tenir pour la gloire de son saint-nom et le bien de l’État. » À ces mots il sortit, donnant ordre à ses gardes de veiller à la porte, et d’empêcher le père et la fille de sortir de son cabinet.

Un voile sombre était répandu sur l’imagination de lady Amélia ; elle ne concevait plus rien, elle n’avait pas une idée distincte et séparée de toutes celles qui s’accumulaient dans sa tête. Cette inculpation relative à Charles Stuart, et qui frappait sur elle et Caroline ; ces diamants saisis sur Caroline, qui cependant n’était pas arrêtée, et à qui l’on pouvait en imputer la possession, lorsque selon toute apparence, Charles Stuart les avait donnés à d’autres, ou que d’autres les lui avaient ravis ; le nouveau danger qui menaçait Caroline, accusée de trahison ; tout l’effrayait, tout la jetait dans l’incertitude. Ces pierreries, enfin, si Charles Stuart les avait données, pourquoi après les avoir acceptées, les avait-on rapportées à Crumwell ; elles n’avaient pas été reçues pour trahir le donateur, puisque sa fuite était réelle ! Si on les lui avait enlevées par fraude ou par violence, ce n’était pas non plus pour les rendre. Quant à Caroline, très-certainement elle ne connaissait pas Charles II, n’avait eu, ni pu avoir aucune relation avec lui. Que de conjectures ! que de raisonnements sans aucune base fixe, et par conséquent sans résultat ! Mais une autre genre de situation bien plus embarrassante pour lady Amélia, c’était de se trouver placée entre Crumwell et le lord Falcombridge. Que peut-elle dire ? Qu’a-t-elle à répondre ? Fera-t-elle rougir le front d’un père ? Lui fera-t-elle comprendre que sa femme le trahit ? Crumwell sera-t-il instruit par elle de la conduite de sa fille ? Livrera-t-elle le secret d’une femme qui lui a tenu lieu de mère, qui l’a élevée, qui lui a constamment prodigué les caresses, les bontés, les complaisances auxquelles son humeur hautaine semblait absolument étrangère. Elle aime Caroline ; elle s’intéresse au jeune Goring, mais elle respecte son père ; elle craint de manquer de reconnaissance envers milady, et elle redoute pour elle la sévérité politique du Protecteur. Jamais une jeune fille modeste et sensible ne se trouva dans une position où il fut plus difficile de choisir. Un profond silence régnait entre deux personnes qui avaient un besoin extrême de se parler, mais qui se sentaient captives dans un lieu où les paroles pouvaient être interprétées. — Mon père !… dit enfin Amélia à voix basse ; milord ne répond rien… Mon père !… répète Amélia… — Eh bien ! — Ô mon père, j’ai dit la vérité !… — Je suis tenté de te croire, mais le Protecteur ne le croira jamais. — Son jugement m’importe peu, si le vôtre m’est favorable. — Quoi ! tu ne sens donc pas le danger que tu cours ! — Quel danger ? — Eh ! malheureuse fille, il va te mettre en jugement ! — En jugement, moi !… Ô ciel ! il faudra donc me justifier ! s’écria-t-elle par un mouvement involontaire. — En as-tu d’autres moyens que ceux dont tu viens de parler… — Oh ! mon père… — Parle, mon enfant, ne me déguise rien… Parle-moi ! — Oh non ! mon père, non, je n’ai rien à dire, je suis innocente ! oh ! parfaitement innocente ;… mais… je serai sacrifiée ; n’importe, je ne puis,… non, je ne puis… Et en parlant, ou plutôt en bégayant ainsi, elle vint se précipiter sur son père, et cachant son visage sur son sein, elle y répandit un torrent de larmes. Ses sanglots attirèrent le capitaine des gardes ; cet homme n’était pas au nombre des farouches satellites du palais ; il leur fit observer qu’il n’était pas seul en ce lieu, et que la prudence leur ordonnait de se contenir. Demeurés ensemble, lady Amélia revint de cet instant d’égarement qui s’était emparé d’elle, et son père s’étant assis, l’attira doucement sur ses genoux, et la pria de lui dire en vérité, si elle avait donné des secours à Charles Stuart. Elle l’assura que non ; et son accent, et ses traits pleins de candeur, firent passer la conviction dans l’âme de son père. — Mais tant d’attachement pour cette Caroline, comment peux-tu me l’expliquer ? — Je vous l’ai dit, mon père ; elle est orpheline, abandonnée de tout l’univers, sans protecteur, sans asile, et poursuivie par une injuste prévention. — J’excuse cet aveugle mouvement d’humanité, quelque fatales que puissent en être les suites ; mais ce Charles Belmour ?… — Mon père ; il est malheureux aussi ! — Crois-tu pouvoir secourir tous les malheureux ! — Ah ! si je le pouvais ! — Enfin que peut craindre milady Falcombridge d’une fille aussi obscure que tu me dépeins cette Caroline ? En quoi peut-elle nuire à l’état ? — Je l’ignore, mon père, elle est trompée de faux rapports ; on a calomnié la fille la plus aimable et la plus vertueuse, et milady ne revient pas toujours sur elle-même. — Je le sais ; mais pourras-tu m’expliquer pourquoi Charles Belmour, aussi dénué de moyens que la jeune personne, est menacé comme elle ? pourquoi sa liberté, ses jours ne sont point en sûreté, car ce sont les termes de ta lettre ?… Est-ce encore milady Falcombridge qui dans sa haine enveloppe aussi l’époux prétendu de Caroline ? Parle ; Amélia, ne déguise rien à ton père… Ici, les terreurs d’Amélia recommencèrent, elle pâlit, sa voix tremblante ne pouvait plus articuler un mot… Non, mon père, dit-elle, c’est un secret que je ne dévoilerai jamais,… et s’arrachant des bras de son père, elle s’élance sur un fauteuil à l’autre bout du cabinet, son mouchoir et sa main sur ses yeux, dans un état de souffrance qui fit verser des larmes à milord ! Fille incompréhensible, s’écria-t-il ! ne peux-tu me confier ce secret important ? Je te jure de ne le point révéler s’il intéresse l’honneur et la vie de qui que ce puisse être ; mais ma prudence peut y trouver pour toi des moyens de salut que ton inexpérience te dérobe sans doute… — L’honneur… la vie… dit-elle avec un accent douloureux, puis après un moment de silence, elle reprit en se jetant à genoux : mon père, cessez de me presser… Elle en aurait dit davantage, mais la porte s’étant ouverte avec fracas, ils virent paraître milady Ealcombridge, pâle, échevelée, le trouble dans les yeux, la démarche égarée ; elle venait de forcer le cabinet de son père : le premier objet qui la frappe, est Amélia au pied du lord ; elle s’arrête immobile, attendant que l’un ou l’autre développent leur pensée. Elle comprend qu’Amélia n’a point parlé ; elle en conclut qu’elle ne connaît rien de ses projets et de sa conduite, et demande une explication de ce qu’on est venu lui apprendre. Lord Falcombridge lui présente le danger d’Amélia ; elle l’embrasse et s’évanouit. Ce fut dans cet état que Crumwel de retour les trouve dans son cabinet. Qui donc a laissé entrer cette femme, dit-il avec colère ? Puis reprenant aussitôt son maintien composé : « Dieu peut être offensé, dit-il, mais il est clément ; il est miséricordieux ; il excuse le pécheur, et surtout quand son entendement, jeune encore, a pu être obscurci par les ténèbres dans les voies obscures. Lady Amélia est coupable ; mais Jésus s’est manifesté à moi, et il ne veut point sa perte. Milady Falcombridge est chargée de la conduire sous une sûre garde au château d’Édimbourg ; je la confie au général Monk ou à ses lieutenants, tous me répondront de sa personne. Dieu ne m’a point révélé le temps qu’elle y demeurera prisonnière ; il défend qu’elle y ait nulle communication avec personne ; du reste, elle y sera bien traitée, visitée souvent par les ministres du vrai culte, et ramenée par eux, du moins c’est mon vœu, dans les voies de Dieu et dans la fidélité envers la république dont il m’a institué le protecteur. — Et moi, milord resterai-je aussi en prison ? — Non, fut la seule réponse ; et vous, Milord, ajouta-t-il, je vous défends de quitter Londres sans mon ordre, sortez tous. » On obéit, des gardes à cheval les accompagnèrent à leur hôtel, et se placèrent aux portes extérieures, et l’on établit à l’intérieur un piquet de fantassins qui rôdait perpétuellement dans l’enceinte.

Ce fut là que milady, seule avec son mari et sa belle-fille, instruite de ce qu’elle avait toujours soupçonné, convaincue par la teneur de la lettre que milord lui répéta, qu’elle avait toujours préservé Caroline de sa rage, et qu’enfin elle venait de faire évader Charles Goring, lui adressa les reproches les plus amers. — Quel est votre aveuglement, lui dit-elle avec fureur ! vous ignorez qui est cette Caroline ; vous ignorez qu’elle est votre ennemie ! — Caroline mon ennemie ! — Elle veut votre mort ; elle veut la mienne. — À coup sûr, Madame, répliqua milord, votre imagination vous égare, quelle apparence !… Adélina s’arrêta, puis reprenant avec assurance, mais d’un ton moins animé… Oui, Amélia, cette fille que vous croyez innocente et vertueuse sait que Charles, sensible à vos charmes, a osé jeter les yeux sur vous ; transportée de jalousie, elle vous a voué une haine implacable ; et quand j’ai voulu m’assurer d’elle, elle ne formait pas moins que le projet de vous assassiner. — Grand Dieu, s’écria milord ! — Oui, Milord, et quand vous saurez qui est ce jeune homme… ce jeune insensé qui ose prétendre à votre fille… Il est plus redoutable que vous ne pensez… Tous deux entretenaient en Écosse de criminelles correspondances avec les rebelles ; tous deux ont fomenté les troubles ; Charles enfin est tel qu’il y a en lui de la folie à prétendre que nos deux maisons puissent s’allier ; mais son nom est d’un prix inestimable pour une mendiante, une vagabonde, reçue. par pitié ; c’est en un mot le fils du lord Goring, le neveu de la comtesse de Derby. Moi seule instruite de leurs complots, des funestes projets de cette misérable, j’ai voulu m’y opposer ; j’ai voulu sauver votre fille ; et pour récompense de mes soins, l’ingrate se ligue avec ses propres ennemis, et avec ceux de mon père ; elle compromet sa gloire ; elle m’accuse de cruauté… Ah ! je suis bien malheureuse ! À ces mots, la sensible milady appelant à son secours ces larmes perfides qu’ont à leur commandement les femmes artificieuses, tomba dans un fauteuil comme anéantie par la douleur. Milord, qui le moment d’auparavant, venait de voir couler des pleurs plus réels, ne fut pas moins complètement dupe de ceux-ci, et consolant affectueusement son épousé des chagrins qu’elle ne ressentait pas, fit tomber également le reproche sur Amélia, immobile, et considérant cette scène dans l’attitude de l’étonnement. « Venez donc, lui dit son père, et par vos soins caressants, cherchez à tarir la source des peines que vous causez. « Amélia ne répondit, ni ne quitta la place où elle était assise. Milord s’irrita. » Croyez-vous, dit-il, que je ne partage pas le courroux de milady ? Croyez-vous que je laisse moi-même un fils de lord Goring, et cette coupable fille poursuivre contre le Protecteur et contre vous des trames odieuses ?… Je vais moi-même les dénoncer tous deux, tout déclarer à Crumwell ; et puisqu’en effet c’est Charles Goring que vous avez protégé, j’obtiendrai peut-être votre grâce ; le personnage est d’une moindre importance que Charles Stuart… De grâce, mon père, s’écrie alors Amélia, si vous m’aimez, laissez-moi subir mon sort. — Une étroite prison me sera plus douce que… Elle n’acheva pas ; mais se jetant dans les bras de son père : oui, si vous m’aimez, laissez en proie à sa destinée, cette malheureuse fille qu’on calomnie, faible roseau que nul protecteur au monde ne garantit de la tempête. Qu’au moins dans mon exil, dans ma captivité, j’emporte la consolation de toujours aimer et respecter mon père… Qu’osez-vous dire, Amélia ?… prononça milady avec un gémissement douloureux qui effraya milord, et le fit courir à sa femme… Que mon père n’est pas fait pour se rendre même involontairement le persécuteur de l’innocence, et que ce serait un tourment dont il m’est permis de l’affranchir. Une véritable pâleur couvrit à ces mots le visage de milady ; laissez-moi seule avec elle, se hâta-t-elle de dire à son époux. Milord, je pourrai peut-être détruire ses préventions ; accoutumée depuis son enfance à parler à son cœur, peut-être il ne m’est pas fermé pour toujours. Milord fit un mouvement pour sortir, mais Amélia courant au devant de lui, en arracha la promesse de ne pas se déclarer contre Caroline avant d’avoir eu avec elle un entretien plus calme. Accoutumée à obéir aux volontés de sa femme et à céder aux désirs de sa fille, faible époux et bon père, il ne savait à quoi se déterminer ; mais l’adroite milady vit qu’il fallait le décider à donner cette satisfaction momentanée à un enfant malheureux et souffrant ; il le promit, et les laissa ensemble.

Milady avait désiré se trouver seule avec Amélia ; elle n’y fut pas plutôt, qu’elle se trouva embarrassée de sa contenance ; plus embarrassée encore à trouver des mots qui exprimassent quelque pensée, car elle n’en avait pas une qu’elle osât avouer. Le silence de sa belle-fille lui imposait une gêne insupportable. Amélia venait de reprendre une place à côté de la porte par laquelle son père était sorti. Elle avait la tête appuyée sur sa main, le regard fixé sur un tableau placé en face d’elle. Le calme renaissait par degrés sur sa charmante figure ; on voyait qu’elle se réconciliait avec une situation qu’elle n’avait point méritée, et que ses réflexions ne portaient pas dans son âme le trouble d’une conscience agitée. Elle avait même oublié la présence de sa belle-mère, car lorsque celle-ci lui adressa enfin une question insignifiante, elle tressaillit, et le son de sa voix parut l’affecter désagréablement. « Vous ne me dites rien, Amélia ? — Non madame. — Eh quoi ! n’avez-vous rien en effet à me dire ? — Non. — Amélia, vous n’êtes pas convaincue des crimes de… — Que vous importe ce que je pense ? Vous avez persuadé mon père ; vous avez rempli le seul but que vous puissiez avoir ; quant à moi, je ne pense pas que vous ayiez prétendu me convaincre. Vous pouvez à présent poursuivre vos projets de vengeance ; je vais être réduite à l’impuissance, et Caroline est sans appui. Ma perte et la sienne ne vous suffisent-elles pas ! — Votre perte, grand Dieu, est-ce moi que vous en accusez ? — Ah ! si milady Adélina n’avait pas juré la ruine de deux êtres innocents, je n’aurais pas été forcée de céder au cri de l’humanité, de les défendre, de les dérober aux maux dont ils étaient menacés, et je ne me trouverais pas enveloppée dans je ne sais quel incident qui vient d’exposer ma vie, et de me ravir ma liberté. — Eh ! que sais-je, ajouta-t-elle, si en effet Caroline n’est pas déjà dans vos mains, puisque ma lettre se trouve dans celles de votre père ? on a besoin quelquefois d’écarter des témoins dangereux. — Où en sommes-nous, s’écria milady hors d’elle-même, si vous me soupçonnez d’avoir remis cette lettre aux mains de mon père ! Amélia ne répondit point. — Votre silence est un coup de poignard ; moi, moi, je vous aurais accusée ! je vous aurais perdue ! ah ! si vous saviez !… — Quoi ?… — Combien je vous aime, c’est ce que je veux dire et persuader à la cruelle fille dont le reproche me déchire. Même silence de la part d’Amélia. Il la rendit furieuse… — Abominable Caroline, se dit-elle à elle-même, tu payeras cher un traitement semblable ! — Infortunée Caroline… dit Amélia ! — Il faut qu’elle meure, proféra l’insensée milady. — Qu’elle meure, elle, Caroline ! — Oui, qu’elle périsse !… Il y va de ma vie et de la vôtre ; je ne serai pas vaincue par elle… Elle périra !… — Et Charles est aussi condamné à la mort ; aimer Caroline, c’est un crime sans doute irrémissible ! Milady cette fois ne jouait point la colère qui la possédait ; elle se promenait à grands pas ; elle ne pouvait plus articuler un mot ; elle ne poussait que des sons en croyant prononcer des mots ; elle ne joua pas davantage l’accablement qui suivit cet accès de rage. Amélia n’éprouvait aucune pitié pour elle tant qu’il avait duré ; mais, quand elle tomba sans force et sans couleur sur un fauteuil, elle se sentit émue par l’habitude et la reconnaissance ; elle vint s’asseoir près d’elle. » Madame, lui dit-elle, écoutez-moi ; pardonnez un langage qui passe un peu les bornes que m’imposent ma jeunesse et mon respect pour mon père et son épouse. Une erreur n’est pas un crime, mais elle y peut conduire ; préservez-vous de ce danger ; il en est temps encore… Je ne m’expliquerai pas… tout me le défend… Mais daignez m’en croire… Laissez en France Charles Belmour, si effectivement il y est passé ; laissez-le chercher les moyens de s’y rendre, s’il est encore en Angleterre ; laissez Caroline traîner sa vie errante, et retrouver s’il se peut les objets de son amour. Un instant de faiblesse tient à l’humanité ; le regret s’en efface avec le temps ; mais les remords… Ah ! Madame, que je ne voye jamais l’épouse de mon père en proie aux remords déchirants ! Que feriez-vous alors que votre vengeance serait assouvie, si vous poursuivant jusques dans le sommeil, l’image sanglante de Charles et de Caroline venait vous demander compte de leurs tourments, et celle de mistriss Belmour de ses larmes ? Épargnez-vous le désespoir de ne repousser jamais ces visions funèbres : très-chère milady, au nom de cet amour de mère que j’ai trouvé en vous ; au nom de vous-même, accordez-moi la grâce de Caroline ; à ce prix, Amélia devient encore une fois votre fille… Milady tressaillit, Amélia redoubla ses caresses, et sa candeur, crut avoir enfin pénétré dans une âme inaccessible à la vertu. Milady s’était recueillie pendant ce discours ; elle avait compris qu’on ne savait et ne soupçonnerait rien au-delà de son amour pour le jeune Charles ; ce n’était pas là de quoi la faire rougir ; elle le feignit cependant en jouant un rôle muet qu’Amélia devait attribuer à sa secrète confusion. Elle se garda bien de revenir trop tôt sur elle-même ; elle donna le temps à l’aimable fille de répéter les mêmes prières, les mêmes exhortations ; de donner à ses accents, à ses caresses plus de douceur encore, et finit enfin par la laisser triompher, disait-elle, du plus vif ressentiment qui eût jamais existé. Elle y mit cependant encore la condition qu’elle engagerait Caroline à quitter l’Angleterre, et à n’y reparaître jamais tant qu’elle vivrait. Persuadée d’après la lettre d’Amélia qu’elle connaissait son asile, c’était pour lui notifier cette intention qu’elle voulait en avoir connaissance ; mais les circonstances étaient devenues telles, que l’amie de Caroline ignorait son sort, et qu’elle en était à savoir si la lettre qui l’accusait aux yeux de Crumwel, avait été dérobée avant ou après avoir été reçue. Milady convaincue qu’elle n’apprendrait rien par elle, lui fit comprendre que sa colère ne pouvant se calmer que par l’absence éternelle de Charles Goring et de Caroline, il fallait qu’elle fit des recherches, qu’elle essayât de la retrouver ; et comme elle ne se flattait pas, dit-elle, de lui inspirer beaucoup de confiance ; elle voulut engager la crédule Amélia à écrire à son amie, qu’elle revînt se mettre sans crainte dans les mains de sa belle-mère. Mais elle pensa se déceler par cette demande indiscrète. Amélia répondit qu’elle risquerait beaucoup en écrivant encore à la même personne à laquelle déjà elle paraissait avoir donné des avis suspects au gouvernement. Milady sentit l’imprudence qu’elle venait de faire ; il lui avait paru facile d’entraîner Caroline dans ce piège, et de se faire livrer sa victime par celle qui voulait la lui dérober ; mais un mot de plus aurait éclairé Amélia sur sa perfidie ; elle se replia promptement sur elle-même, et sut se faire remercier comme ayant été emportée par son zèle à remplir ses désirs ; il lui restait cependant encore un doute à éclaircir. La lettre annonçait que la vie et la liberté de Charles étaient menacées. Elle aurait voulu savoir jusqu’à quel point Amélia était instruite de ses projets ; mais c’était le secret d’une autre, et Amélia ne voulant pas trahir celle qui l’en avait informée, éluda toutes les questions de manière à les rendre inutiles. Elle se contenta donc de lui promettre solennellement de ne plus persécuter son amie, et termina l’entretien. Elle se sentait lasse de dissimuler vis-à-vis d’une personne très-éclairée, en qui la connaissance de son caractère pouvait entretenir la méfiance ; elle craignait enfin de la trouver moins crédule. Il fallait songer au départ, et le capitaine des gardes avait déjà dit aux femmes de la maison de faire penser leurs maîtresses aux préparatifs nécessaires. Milord Falcombridge vint retrouver sa fille ; son exil était déjà su de toute la cour du Protecteur ; ceux qui tenaient à son parti, semblaient très-irrités contre Amélia ; on était convaincu comme lui qu’elle avait favorisé le départ de Charles Stuart. Elle savait bien qu’elle n’y avait pas songé ; milady Falcombridge l’affirmait comme elle ; mais dans les affaires de parti, il est impossible de poser des bornes à la crédulité comme à l’intérêt personnel. La circonstance la plus étonnante, c’était celle des diamants ; c’était toujours là que s’égarait l’imagination ; il semblait inexplicable que cette découverte fût liée aux aventures de Caroline, et à cette lettre qui déposait si faussement contre Amélia. Celle-ci était désespérée de se voir traiter en criminelle, de voir son père exposé peut-être aux froideurs du chef de l’état, de penser qu’elle s’était perdue pour Caroline sans pouvoir la sauver, et d’ignorer même si Charles Goring avait pu s’échapper. À son âge, un exil sans terme fixe, une dure captivité dont rien ne lui promettait d’adoucir l’ennui, l’absence de sir Henry, qui seul peut-être aurait pu la défendre ; que de maux auxquels l’âme la plus courageuse résisterait à peine ! Du moins, elle profita de son malheur pour obtenir de son père que Sarah lui fût rendue. Milord prononça sur-le-champ, qu’on eût à la faire revenir auprès de sa fille. Il avait donné cet ordre avant d’avoir consulté milady ; et ses femmes, peu empressées de s’enfermer dans un château-fort, se hâtèrent de répondre qu’elle était retirée chez Fenny Claypole, mère de sir Henry. « On n’aura peut-être pas le temps d’aller chez ma sœur, répliqua Milady ; je vais écrire à mistriss Claypole ; j’enverrai une voiture, dirent à la fois Aurélia et son père. « Milady ne répliqua pas en présence de sa belle-fille ; mais elle sortit pour empêcher l’exécution des ordres de son époux ; quelle fut sa surprise de trouver dans une seconde pièce Fenny elle-même, qui par hasard étant venue à Londres ce jour-là, venait d’apprendre l’infortune d’Amélia, et se hâtait de venir l’embrasser, et prier sa sœur et son mari de lui rendre Sarah, qui l’accompagnait, et dont l’attachement demandait à partager le sort de sa jeune maîtresse ! Adélina frémit de colère ; mais comme depuis longtemps ces deux femmes ne s’aimaient pas, Amélia n’attribua son trouble qu’à la présence inattendue de sa sœur, et profitant de sa bonté, elle embrassa tendrement Sarah, et déclara qu’elle l’emmènerait avec elle. Fenny ne pouvait croire qu’Amélia eût commis l’action que sa famille eût été en droit de lui reprocher. Crumwel la craignait, parce qu’il était forcé de respecter ses vertus ; et sans exagérer l’ascendant qu’elles ont sur le vice, sans leur attribuer celui qui n’est que théâtral ou purement romanesque, il est certain qu’elles en imposent à tout homme public, qui a toujours des mesures à prendre, une réputation à garder, et un crédit à perdre. Fenny avait cru d’abord que son père voulait changer la forme du gouvernement ; son opinion était d’accord ; depuis il avait prouvé qu’il n’avait renversé Charles Ier que pour se mettre à sa place, et ne pouvant applaudir à des vues qu’il avait couvertes avec art, elle s’était retirée de sa cour. Elle ne l’aurait ni contrarié ni trahi ; mais sa franchise et l’austérité de ses principes ne lui permettant pas de déguiser sa pensée, elle ne le voyait jamais que pour lui demander la grâce de quelqu’un, et lui épargner quelque injustice. Crumwell accordait presque toujours, pour ne pas entamer de discussion avec la sévère probité de sa fille. Comme il s’agissait ici d’un fait, elle ne jugea point à propos de se présenter à son père. Ce n’est pas la grâce de votre fille qu’il faut obtenir, dit-elle à son beau-frère, c’est la justice qui doit prononcer son rappel, et il faut se mettre en état de la réclamer. En attendant, l’obéissance est le premier parti à suivre. Nous chercherons à éclaircir son affaire ; et je me charge de démêler pourquoi on la croit coupable. « Mistriss Claypole, lui dit alors sa sœur, vous connaissez mal la Cour, et vous n’apporterez pas à ces recherches l’adresse nécessaire. » — Aussi n’est-ce pas à la Cour que sir Claypole bornera ses vues. On saura d’abord par qui Charles Stuart a été secouru, accompagné, conduit au vaisseau qui l’a transporté en France ; nous saurons, dit-elle en regardant sa sœur, ce que c’est que cette Caroline, ce Charles Belmour que personne ne connaît, et qui jouent pourtant un rôle dans cette aventure ; on les engagera à dire la vérité, et la vérité ne peut être ni au désavantage d’Amélia, ni à celui de ces deux personnes qui, m’a-t-on dit, sont d’étranges victimes du malheur. Adelina ne répondit rien, mais son agitation était visible ; elle cherchait à distraire son mari, en s’inquiétant sans sujet des préparatifs du voyage ; et enfin, appelant tous ses gens, elle l’accéléra tellement, que les voitures étaient prêtes, et qu’elle enleva sa belle-fille aux embrassements de son père et de Fenny, plus promptement que Crumwel ne l’eût exigé lui-même. Sarah partit avec sa maîtresse, malgré les regards irrités que lui lançait milady. Amélia ne voyait rien ; les yeux baignés de larmes, elle était toute entière à sa douleur, et plusieurs lieues se trouvaient déjà traversées sans qu’elle eût rompu un silence affligeant pour tout autre qu’une femme à qui ses propres pensée donnaient assez d’occupation. D’ailleurs elle méditait son rôle, et se préparait à en jouer un nouveau.

La voiture était accompagnée par quatre officiers et douze soldats à cheval ; les premiers étaient constamment à côté des portières ; la moitié de l’escorte était devant les chevaux, et l’autre suivait ; de sorte qu’il était impossible que nul pût arriver jusqu’auprès d’Amélia. Les stores étaient baissés, les glaces levées ; et quoiqu’on fût dans une saison où ces précautions devaient garantir du froid, milady se plaignait de la chaleur, et tenait un flacon de sels dont elle se servait souvent. Enfin, à peu près à huit mille de Londres, le jeu des évanouissements commença. Amélia qui n’en concevait pas la nécessité dans ce moment, crut à leur réalité ; elle s’effraya, appela les officiers, et les conjura de permettre qu’on donnât de l’air, et qu’on arrêtât un moment. Bientôt on se remit en chemin, et au bout de quelque temps on s’arrêta encore pour la même cause. À chaque fois, on aurait dit que cette femme allait expirer, et son état forçant à une lenteur qui ne pouvait s’accorder avec les ordres qu’on avait reçus, l’un des deux officiers lui dit qu’il était chargé de la personne d’Amélia, mais non de la sienne ; et qu’il prenait la liberté de lui conseiller le retour à Londres, puisqu’elle pouvait laisser à sa belle prisonnière sa première femme, dont l’âge était pour elle une garde décente ; qu’il prendrait soin de la lui faire reconduire d’Édimbourg, puisqu’alors Sarah serait suffisante à sa maîtresse. Milady rejeta bien loin cette proposition, et serrant sa belle-fille dans ses bras, elle jura que, dût-elle en mourir, elle la conduirait à sa prison, l’y recommanderait aux soins du gouverneur, verrait le général Monk, et obtiendrait de lui qu’il fût indulgent et généreux. Amélia inquiète, alarmée d’un état dont les symptômes devenaient effrayants, crut devoir renoncer à sa protection, et la supplier de retourner sur ses pas. Après beaucoup d’instances, la célérité de la marche étant dictée à la petite troupe, le commandant en chef déclara qu’il fallait absolument que milady prit le parti de s’arrêter au premier endroit où elle pourrait loger, et de prendre la voiture de suite pour se rendre à Londres, ou dans tout autre lieu. Amélia redoubla ses prières, lui protestant qu’elle aimait mieux être moins bien traitée au château d’Édimbourg, que de la voir risquer sa vie. Le commandant répondit qu’Amélia ne paraissant pas disposée à donner d’inquiétude à ses conducteurs, il la recommanderait de manière à lui procurer toute la douceur qu’on pouvait espérer dans un château-fort, sous la surveillance d’un militaire humain et sensible. Enfin, milady se soumit à la nécessité, et arrosant Amélia de ses larmes, supplia l’officier de tenir sa parole, et passa d’une voiture dans l’autre, laissant prendre sa place à mistriss Madely, sa première femme de chambre. Amélia sentait bien que, pour la décence, cette femme âgée de cinquante et quelques années, lui était nécessaire. Mais elle et Sarah surtout connaissaient bien la nécessité de s’observer beaucoup avec elle, et le voyage ne fut pas plus agréable pour elle, qu’en présence de milady Falcombridge.

Les officiers avaient ordre de prendre des chemins détournés, et de ne suivre les grandes routes que par une extrême nécessité. Ils avaient en même temps une commission importante pour le comté de Shrop, et pour l’armée d’observation postée le long de la Severn, Cette marche singulièrement détournée, conduisit Amélia justement sur les mêmes lieux que Charles II et Caroline avaient parcourus. Elle n’en avait pas une idée précise, et nul souvenir ne se présentait à sa pensée. Mais mistriss Madely ne l’ignorait pas ; et comme il est rare qu’une femme de son état ne s’enorgueillisse pas d’un instant de pouvoir, elle dit à Sarah : « nous approchons de Desborough ; c’est ici qu’on prétend que cette petite écossaise a conduit Charles Stuart, et qu’on dit aussi qu’elle a perdu sa trace. — D’où savez-vous cela, je vous prie, lui demanda lady Amélia ?… Un peu déconcertée du ton sévère de sa maîtresse, elle répondit qu’elle en avait entendu faire le rapport. — À qui ? Par qui ? — Un des gens de milord votre père le disait l’autre jour en ma présence au secrétaire de milord Protecteur. — Comment pouviez-vous être présente à un entretien de quelqu’importance ? Et comment un secrétaire de milord Protecteur a-t-il des entretiens avec les gens de mon père ? — Ma foi, madame, je ne sais pas trop… Mais je l’ai entendu dire, et du reste je ne me mêle pas d’une fille de cette espèce… — Mistriss Madely, je vous défends de parler de miss Caroline en ces termes : — Ah ! vraiment, je ne savais pas qu’il fallût la respecter. — Je vous défends de la nommer devant moi. — Milady ma maîtresse n’exige pas tant de précautions à son égard, et vraiment, Madame, elle vous coûte assez cher pour que vous pussiez bien la haïr comme elle. — Encore une fois, mistriss Madely, je vous ordonne un silence absolu, et je ne veux plus vous entendre. À ces mots, un peu échauffée par l’impertinence de cette femme, elle baissa une des glaces quoique la nuit fut froide, nébuleuse, et que le vent du nord fût élevé. Les officiers assidus auprès de sa voiture, lui laissaient la liberté d’ouvrir et de fermer à sa volonté. Dans ce moment, elle remarqua comme eux, des nuages enflammés comme ils le sont au coucher d’un soleil d’été, lorsque le temps est orageux. Plus on avançait, plus ils prenaient une teinte colorée ; la montagne se détachait de dessus un horizon d’un rouge plus vif encore. Bientôt à ce spectacle singulier, se joignit dans l’éloignement le son d’une cloche, dont les tintements précipités se mêlaient au bruit des tambours, et malgré le bruit de la voiture qui roulait sur un terrain rocailleux, on croyait par fois entendre aussi des cris. Ils semblaient approcher, et en effet, peu de moments après, on apperçut des groupes fuyant à travers la campagne ; plusieurs voulant tourner la montagne, prirent le chemin de la voiture ; la clarté augmentant sans relâche, faisait aisément distinguer les objets. Amélia vit un jeune homme emportant son père sur ses épaules ; des mères chargées du précieux dépôt de leurs enfants ; de jeunes filles se partageant le fardeau d’une mère effrayée. Frappée de terreur elle-même, Amélia considérait ce tableau sans oser ouvrir la bouche, lorsque, la voiture arrivée à l’angle de la montagne, on découvrit la cause d’un pareil tumulte ; un village entier semblait être la proie des flammes ; on voyait au travers des chaumières incendiées passer et repasser, et les malheureux habitants, et ceux qui cherchaient à les sauver. Dès que la voiture parut avec son escorte, les malheureux se précipitèrent vers les hommes armés pour leur demander du secours. Pressés par l’humanité, retenus par le devoir, les militaires n’osaient se déterminer ; les cris redoublaient ; enfin, lady Amélia déchirée par cet horrible spectacle, conjura les officiers d’employer leurs forces et leur courage ; « j’engage ma parole, leur dit-elle, de ne pas bouger d’ici. Prenez ma vie, si je manque à cette loi de l’honneur. » À peine eut-elle prononcé ces mots qu’ils furent entourés de manière à ne pouvoir se défendre, et entraînés sur le lieu de la scène. La voiture avançait lentement afin de trouver un lieu où l’on pût la mettre à l’abri : car ne voulant point donner d’inquiétude au commandant, lady Amélia avait ordonné à ses postillons de se tenir toujours à portée de la vue. Cependant, arrivée vis-à-vis d’un bâtiment plus considérable, et où le feu manifestait aussi plus de violence, elle apperçut auprès de la voiture une paysanne assise à terre, les bras croisés sur ses genoux, ne faisant aucun mouvement, et regardant l’incendie comme une personne absolument stupide. Amélia se disait à elle-même : « Pauvre femme, elle a tout perdu, elle est dans un état d’insensibilité ! Quel affreux moment, quand elle retrouvera l’usage de la pensée ! » Dans ce moment, la chute d’une maison, redoublant l’activité des flammes, et faisant écarter au loin des étincelles et des charbons enflammés, effraya les chevaux au point que l’un des postillons fut renversé par eux, et foulé à leurs pieds. L’autre plus adroit ou plus heureux, cria aux femmes de descendre, tandis qu’il les arrêterait peut-être pour un instant. Un paysan se présente à la portière, l’ouvre, et prend dans ses bras lady Amélia. Elle avait à peine mis le pied à terre, que la paysanne assise, sur laquelle elle avait toujours les yeux, se lève par un mouvemen très-vif, et prenant à la gorge un homme qui passait : « misérable, cria-t-elle en pleurant, rends-la moi, qu’en as tu fait ? » Cet homme au même instant la frappe avec une arme tranchante ; elle chancèle, son sang jaillit sur les vêtements blancs d’Amélia, et l’infortunée vient tomber à ses pieds. Amélia recule, et porte les deux mains sur ses yeux en poussant un cri perçant ; les chevaux s’effrayent encore, partent sans pouvoir être arrêtés, et Amélia soutenue à peine par Sarah qui fait retentir l’air de ses plaintes, allait être entraînée par la voiture contre laquelle elles étaient appuyées, lorsqu’un jeune officier fendant la presse, s’approche, la saisit en s’écriant : « ma bien aimée Amélia, que faites-vous donc ici ! Ô sir Henry, lui dit-elle, faites arrêter un assassin ! cette femme… Plusieurs habitants s’étaient déjà saisis du coupable. Sir Henry voyant à ses pieds la malheureuse victime : Ciel, dit-il, quelle horreur ! monstre, qui t’a porté à cet accès de rage ? « C’est elle qui a mis le feu, dit l’assassin sans s’émouvoir. À ces mots, tous les assistants plongés dans la stupéfaction abandonnent cet homme, et la rage succédant à ce premier moment de surprise, ils étaient prêts à la tourner contre l’infortunée qui respirait encore… Mais sir Henry tirant son épée : « le premier qui s’avance est mort, leur dit-il ; conduisez cet homme à l’abbaye, nous l’interrogerons. » Il dit, on regarde ; il était parti, et où le retrouver dans un pareil tumulte » ? Ce qu’il dit n’est pas vrai, dit la pauvre femme expirante ; j’en atteste le Dieu qui va recevoir mon âme ; il nous a volés, dépouillés de tout ; il y a plus de quinze jours qu’il nous guette ; et enfin quand le feu a pris, il a enlevé… Elle ne put achever. Madame, s’écria Sarah, en se précipitant sur le corps, c’est Déborah ; Amélia se baisse, la reconnaît, jète un cri, et se précipitant dans les bras de sir Henry ; malheureuse Caroline, la voilà perdue ! Elle s’évanouit, et sir Henry aurait été bien embarrassé de lui trouver du secours, si le ministre du lieu ne se fût approché du groupe où il se trouvait avec elle ; l’incendie n’avait épargné aucune maison, excepté celle du pasteur, bâtie à l’écart et proche des ruines d’une ancienne abbaye. Lui et sir Henry enlevèrent donc lady Amélia du milieu de la foule, et se mirent en chemin pour son habitation. Sarah et mistriss Madely la suivirent, laissant la pauvre Déborah couchée sur la poussière, seulement recommandée par le pasteur à la religion de deux vieillards qui offrirent aussi de la faire transporter dans le cimetière où l’on placerait les corps des habitants qui avaient péri, en attendant qu’on leur rendît les derniers devoirs.

Les soins du commandant de l’escorte avaient eu pour but de sauver les habitants encore renfermés dans les maisons en flammes ; ils s’étaient réunis à la troupe que commandait sir Henry, et qui était arrivée en même temps qu’eux par un autre chemin. Peu de personnes avaient péri ; quelques soldats victimes de leur généreux dévouement étaient blessés ; deux avaient disparu dans la chute des maisons. Le commandant dégagé des soins de l’humanité cherchait sa prisonnière. Il la rencontra presqu’inanimée, et la suivit au presbytère. Elle avait perdu son chapeau. Ses beaux cheveux épars flottaient sur son sein : sa robe était tachée de sang, sa figure tout à fait décolorée ; sir Henry éperdu la croyait environnée des ombres de la mort.

On eut, en effet, beaucoup de peine à la rappeler à la vie. Caroline, malheureuse Caroline ! Ce furent les premiers mots qu’elle prononça. On la plaça sur un lit, et le commandant ordonna qu’on lui laissât quelques heures de repos. Henry apprit par lui la situation où elle se trouvait. Quel coup de foudre pour ce jeune homme ! Son Amélia soupçonnée de trahison ! son Amélia conduite à un château fort, tandis que lui se hâtant de reprendre la route de Londres, n’aspirait qu’au moment de l’y rejoindre ! Amélia couverte du sang innocent, témoin de la mort de Déborah, qu’Henry connaissait comme elle ; convaincue de celle de Caroline, comme il l’était lui-même d’après cet événement ! Henry était valeureux, les dangers d’une action ne pouvaient l’effrayer ; mais en ce moment, faible et abattu, il ne cherchait à cacher ni son trouble, ni même ses larmes. Le commandant le plaignit et le consola. Sans connaître ce que la mort de Déborah présentait de sinistre, sans savoir ce qu’était cette Caroline au sort de laquelle cette mort semblait liée, il était plus disposé à plaindre Amélia, qu’à la blâmer, et n’avait point adopté l’opinion qu’elle eût trahi sa famille et son pays. Henry voulait suivre son amie ; le commandant était trop sage pour ne pas lui faire observer qu’un officier ne doit pas quitter le poste où l’honneur l’a placé ; il était trop éclairé pour ne pas lui démontrer qu’à Londres, il serait plus utile à lady Amélia ; et enfin, il fut assez adroit pour ramener le calme dans une tête égarée. Amélia venait de s’éveiller après deux heures d’un sommeil agité, mais se sentant plus tranquille, elle fit appeler le commandant.

« Partons, lui dit-elle, je suis en état de voyager, et je ne me consolerais pas de vous exposer à quelques désagréments. Vos devoirs sont austères, et je dois m’y conformer. Permettez-moi seulement de parler en votre présence au pasteur qui nous a donné un asile. Le ministre parut ; elle lui fit des questions sur la malheureuse Déborah. Elle apprit de lui qu’un sergent nommé Hydes, avait recueilli chez lui un jeune montagnard qui se disait Écossais, conduit par une vivandière et son mari, soldat dans un régiment de cavalerie, et à qui le colonel avait permis de s’arrêter vers Salisbury, pour soigner sa femme accouchée en route ; que le sergent avait reçu ce jeune homme malade, et l’avait soigné comme son enfant ; que peu de jours après son arrivée, une paysane Galloise avait paru dans ce village, cherchant ce même jeune homme qu’elle appelait son fils, et qu’elle voulait, disait-elle, ramener dans son pays ; qu’après deux ou trois jours, cette femme et le sergent Hydes, s’étaient plaints d’avoir été volés, sans qu’on eût pu découvrir comment et par qui ; que la femme avait donné une lettre au fils du sergent pour la porter au loin, et qu’elle semblait attendre sa réponse pour passer dans les montagnes ; qu’enfin, cette nuit même, le feu s’était manifesté dans la maison du sergent, et que le vent du nord soufflant avec violence, avait rendu l’incendie général et consumé tout le village ; qu’a l’égard de l’assassinat commis sur cette même femme, qu’on appelait en effet Déborah, il n’avait encore acquis aucune lumière, si ce n’est qu’à la faveur du désordre universel, le criminel avait sans doute arraché des bras de sa mère ce jeune homme qui ne se retrouvait point, et qu’il semblait l’avoir frappée pour l’empêcher de parler. Il ajouta que cependant ce n’étaient là que des conjectures, car le jeune étranger pouvait avoir péri dans la maison embrasée, ou avoir fui le village et le danger ; que le lieutenant de sir Henry avait envoyé à la poursuite du meurtrier, qui ne pouvait pas avoir fait beaucoup de chemin au milieu de la nuit. C’était tout ce qu’il avait appris.

» Ah ! Monsieur, dit alors Amélia, je sais quelle est cette malheureuse Déborah ! Je sais mieux encore quel est ce prétendu jeune homme qu’elle appelait son fils ! C’est une jeune fille que des malheurs, dont la cause est inexplicable, forcent à emprunter un déguisement. Je pénètre tout ce que renferme cette aventure ; l’événement sans doute est affreux, mais enveloppée moi-même dans une affaire aussi obscure que celle de la malheureuse fille dont je plains le triste sort, je ne puis lui être d’aucune utilité. Je ne sais quelle confiance méritent de ma part des promesses solennelles, et je prévois que vous ne reverrez point l’infortunée Caroline ; cependant, si vous la retrouviez, je vous demande pour elle asile et protection, et je me crois en état de vous dédommager de vos bontés pour elle. En ce moment, je vous prie de rendre à Déborah les derniers devoirs que prescrivent la religion et l’humanité, en vous remettant au surplus quelques secours pour les misérables victimes de l’incendie. Partons, M. le Commandant, les moments vous sont chers, et il me tarde de quitter ce théâtre de crimes et de désolation. Adieu, sir Henry, et ce mot d’adieu ne fut pas prononcé d’une voix ferme. Des larmes s’avancèrent au bord des paupières, on cherchait en vain à les retenir, et le nom de Fenny Claypole vint se placer sur ses lèvres tremblantes. Il était bien permis de s’attendrir en parlant d’une femme respectable et chérie qui était la mère de Henry. Les parents d’un objet aimé sont d’un si grand secours quand on veut dérober un sentiment délicat et qui redoute les regards étrangers ! Le commandant était pressé de partir, il donna la main à sa prisonnière, serra celle de sir Henry, et se hâta de reprendre la route du château d’Édimbourg, où ils arrivèrent sans accident, et où se trouva renfermée la protectrice de Caroline. »



FIN DU SECOND VOLUME.
LÉOPOLD COLLIN, Libraire (3p. 1-276).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE X.



Sir Claypole et sa femme s’étaient unis par inclination plus que par les intérêts, qui, pour le malheur social, règlent souvent le destin des époux. À cet amour qui, au printemps de la vie, occupe exclusivement les âmes innocentes, avait succédé avec l’âge ce sentiment composé, si l’on ose s’exprimer ainsi, sentiment moins ardent que l’amour, plus vif que l’amitié, tenant de l’un et de l’autre, et ne pouvant plus se remplacer. Un fils était leur seule espérance ; tous deux l’avaient élevé, tous deux s’étaient disputé le soin de l’instruire et de lui donner l’exemple des vertus. L’amour filial était le prix de l’amour paternel, et sir Henry ne respirait que pour son père et sa tendre mère. Son union avec Amélia était l’objet de leurs vœux comme des siens, car Fenny Claypole avait voué à cette aimable fille un attachement maternel. Sarah imprudemment éloignée de chez milady Falcombridge, avait été se réfugier chez mistriss Claypole, et n’avait gardé, comme de raison, aucun des secrets qu’Amélia l’aurait empêchée de révéler. Fenny connaissait donc la haine de sa sœur pour la jeune Caroline ; Sarah en avait assigné la cause ; Sarah était persuadée que Charles Goring était dans sa fuite le compagnon de miss Caroline, et la rectitude des principes de Fenny Claypole ne pouvait souffrir une injustice qui pesait à la fois sur sa chère Amélia et sur une infortunée qu’elle aimait. Peut-être un peu d’antipathie entre elle et sa sœur, et le ressentiment d’une conduite qu’elle ne pouvait excuser, l’animait aussi en faveur de ces jeunes gens ; enfin, elle avait conçu le projet de leur être utile. Elle engagea donc sir Claypole à faire un voyage chez le vieux Law, et à prendre des informations sur Caroline et Déborah. Malgré les soins d’Adélina, Amélia avait eu le temps de confier à Sarah le dépôt qu’elle tenait de lady Goring, et qui prouvait au moins que les parents de Caroline étaient nés dans la splendeur ; car il n’était pas probable que ces effets trouvés dans la cassette de M. Melvil, n’appartinssent pas à sa pupille, puisqu’il lui avait dit que ce coffret renfermait son bien. Sarah les avait confiés à Fenny par ordre de sa maîtresse, et du moins là, ils étaient en sûreté.

C’était l’apparition de mistriss Claypole, chez milord Falcombridge, qui avait engagé Milady à retourner à Londres au lieu de suivre sa belle-fille à Édimbourg. Elle ne doutait plus que Sarah n’eût parlé, et une fois Amélia séquestrée pour un temps, il lui importait de veiller sur sa sœur, et de rompre les mesures qu’elle pourrait prendre en faveur de Caroline. Elle préférait même enfermer Sarah près de sa maîtresse, et son dessein était de lui donner pour surveillante mistriss Madely, sa confidente, afin de captiver l’esprit actif de cette fille, et d’entraver les ressources que fournissent par fois et la jeunesse et les grâces, et cette irréflexion qui déconcerte les projets des gens âgés, par cela même qu’ils ne peuvent prévoir ce qu’elle enfante d’audacieux. En conséquence, elle avait ordonné au commandant de faire demeurer cette femme au château d’Édimbourg, sous un prétexte de décence et de régularité de mœurs.

Elle arriva donc à Londres dans un état de langueur et d’affliction dont son mari fut effrayé ; on la mit au lit, on appela des médecins, elle ne se rétablit que par degrés, et ne vit son père que pour l’irriter de plus en plus contre Caroline, et lui arracher l’ordre de la faire chercher dans toute l’Angleterre, et de la traduire dans les prisons les plus voisines du lieu où elle serait arrêtée. Bientôt on apprit l’incendie du village par où lady Amélia venait de passer. On sut qu’elle avait été très-effrayée d’un assassinat commis en sa présence ; qu’elle avait donné des secours qui avaient fait bénir son nom ; enfin, qu’elle en était partie, et l’on eut la certitude qu’elle était arrivée au lieu de sa destination.

Milady curieuse de savoir quels étaient les projets de sa sœur, alla la voir à sa maison de campagne qu’elle habitait toujours. Mais Fenny, sans être dissimulée, était assez prudente pour ne pas dévoiler des secrets ; milady parla beaucoup de ce village consumé par le feu, de cette femme assassinée, et appuya sur l’idée qu’elle avait allumé l’incendie. Fenny ne répondit point, et quant à l’absence de sir Claypole, elle l’attribua seulement aux intérêts d’Amélia, et si naturellement, que Milady crut qu’elle avait abandonné toutes recherches sur une fille, qu’après tout, elle ne connaissait pas, et qui ne pouvait l’intéresser.

Cependant, sir Claypole était arrivé chez le prince de la musique ; il avait trouvé le vieillard instruit du désastre arrivé à Héales ; le crime commis sur sa Déborah, l’avait pénétré de tristesse, il n’était pas en bonne santé. Nul n’avait pu donner aucune lumière ni sur l’auteur de l’incendie, ni sur celui de l’assassinat, quoiqu’on fût convaincu que c’était une seule et même personne ; quoiqu’on fût à peu près certain que le feu avait été mis à la maison du sergent, ce qui était trop bien d’accord avec le vol qui avait été fait auparavant, et l’enlèvement de Caroline, qui était certainement dans cette maison, puisque Déborah s’y trouvait. La lettre d’Amélia avait été reçue par cette femme, et aussitôt elle s’était mise en marche pour trouver Caroline. Sir Claypole demanda quel intérêt elle prenait à cette jeune fille. — Elle a été impénétrable, même avec moi, répondit Law, mais elle m’a dit en partant d’ici, qu’elle périrait ou qu’elle la sauverait. Pauvre Déborah ! elle ne l’a point sauvée, et la nuit du tombeau enferme son secret avec elle. Encore si j’avais avec moi mon cher Cowlay ! il célébrerait sa mort ; moi, je la chanterais, et ma douleur pourrait ainsi s’épancher dans le sein des arts et d’un ami. Claypole ne prenait à Caroline qu’un intérêt secondaire, celui d’Amélia l’occupait tout entier. Il demanda au vieillard s’il avait vu la lettre qu’elle écrivait à son amie. — Oui, et c’est sur cette lettre que j’ai permis à Déborah de me quitter. — Mais, qui la lui a remise ? — Elle l’avait écrite en arrivant à Londres, pendant le sommeil de sa belle-mère. Sa femme de chambre trouva un villageois, notre voisin, qui, étant allé à la ville pour affaire, se chargea de la lettre, et l’apporta ici. — Claypole comprit difficilement comment un paysan des hameaux voisins de la maison de Law, se trouvait à Londres, comment Sarah avait pu le découvrir dans cette ville pour une commission de cette nature, dont on est ordinairement pressé de se défaire ; il était d’autant plus surpris, que Sarah lui avait avoué qu’elle avait donné la lettre à un jeune homme dont elle était parente, et qui lui avait promis de la porter lui-même. — » Ce fut un paysan qui la remit à Déborah, et ce ne fut pas sans peine qu’il en vint à bout, car elle était obsédée par un valet de milady Falcombridge, qui a demeuré ici plus long-temps qu’il n’aurait dû, parce que l’un de ses camarades avait eu le bras cassé par des voleurs dans le parc du château de Rochester, et qu’il se fit rapporter dans ma maison où l’autre demeura pour le soigner. »

Ils partirent tous deux avant Déborah, qui avait eu besoin de prendre des informations secrètes sur la route qu’elle aurait à tenir. — Comment cette lettre se trouve-t-elle dans les mains du protecteur ? — Je l’ignore. — Vous avez vu qu’Amélia savait que Caroline n’était pas seule. — Oui. — Et ce jeune homme avec qui elle était ? — On dit que c’est le malheureux prince, fils de Charles Ier. — Le croyez-vous, M. Law ? — Je ne sais que ce qui circule dans le public ; moi, jadis dévoué au père qui attachait un grand prix à mes talents, je ne pourrais, sans danger, témoigner de l’intérêt pour le fils : on m’a enlevé Cowlay sur de simples soupçons. Ce qu’il y a de certain, c’est que Charles Stuart est passé en France, et l’on assure qu’une jeune fille déguisée en homme l’a suivi jusqu’au vaisseau. Charles Stuart, suivant les rapports vulgaires, a résidé à Héales, et c’est sans doute à Héales que Caroline vient d’être enlevée. — Vous ignorez la route qu’ont prise les valets de milady Falcombridge ? — Ils sont retournés à Londres, du moins tel était leur dessein. — Grand Dieu ! se pourrait-il que lady Amélia !… Elle, trahir les intérêts de sa famille ! Law ne répondit rien. Dans ses opinions, Caroline avait bien fait de secourir Charles II, et Amélia ne lui paraissait pas fort coupable ; mais ce qu’il ne concevait pas plus que sir Claypole, c’était la lettre qui se trouvait former un chef d’accusation auquel on ne pouvait opposer que la substitution de nom et de personne, alléguée par Lady Amélia. D’un autre côté, le dépôt des diamants qui formaient un autre chef d’accusation contre Caroline, se serait trouvé expliqué à peu près, par le vol dont on se plaignait à Héales, si les temps s’étaient rapportés. Au milieu de tant d’incertitudes, sir Claypole quitta le musicien de Charles Ier, beaucoup plus incertain qu’avant de l’avoir vu, ou plutôt presque convaincu, qu’il fallait abandonner une cause qu’on ne pouvait défendre avec succès.

En arrivant à sa maison près de Londres, il apprit par la trop sensible Fenny, que l’on ne doutait plus que Caroline et Amélia se fussent entendues pour faciliter le départ de Charles II. Les espions du gouvernement avaient intercepté une lettre de ce prince à sir Francis Windham, par laquelle il parlait des obligations qu’il avait à Carolinę, des vœux qu’il faisait pour qu’on la retrouvât, et le priait, lui et le peu d’amis qu’il avait laissés en Angleterre, de la faire passer à Fécamp, où il l’avait recommandée à un négociant chargé par lui de l’envoyer à la reine sa mère.

Le mystère était donc éclairci, et la seule Adélina osait révoquer en doute la trahison de sa belle-fille ; Fenny Claypole était désespérée, d’autant plus que Crumwell venait de lui faire défendre de penser désormais à unir le sort de son petit-fils Henry, à celui d’une fille qui, par grâce singulière de sa part, ne pouvait s’attendre qu’à finir ses jours dans la prison où elle était confinée.

Milady était désespérée ; ne pouvant douter des soins qu’avait rendus Caroline à Charles II, ne pouvant croire à la complicité d’Amélia, et ne pouvant refuser sa confiance aux rapports du seul de ses agents qui lui restât, elle crut que Charles Goring était aussi compagnon de la fuite du roi, et que c’était pour le suivre que Caroline se trouvait attachée à ce parti. Le soin de sa vengeance n’en était pas moins actif, sa haine s’accroissait en proportion de ce que lui coûtait cette innocente fille ; elle l’accusait de la perte d’Amélia, du sort déplorable d’une jeune personne privée de sa liberté à l’aurore de sa vie, sans que nul moyen pût s’offrir pour la lui rendre ; Caroline portait tout le poids des maux que l’insensée avait elle-même attirés sur la bienfaisante amie des deux jeunes gens. Milady avait à supporter les chagrins de son mari et les siens. Milord Falcombridge aimait tendrement sa fille, il aimait aussi le jeune Henry ; il ne partageait pas la haine de sa femme contre Caroline ; car la conduite de cette fille, son attachement pour le prince, quelle qu’en fût la cause, n’étaient pas des objets intéressants pour lui ; et la seule chose qui l’inquiétât, c’était la part que sa fille avait prise à la fuite du roi, sans même en être sollicitée, car sa lettre prouvait que l’on ne s’était pas adressé à elle, et que c’était d’elle-même, qu’elle avait couru au-devant du fugitif. Cependant Milady ne cessant de l’aigrir contre sa victime, vint à bout d’en faire un persécuteur et d’engager Crumwell à faire plus d’attention qu’il ne l’aurait dû à un être sans consistance et dont la faiblesse ne pouvait pas, selon lui-même, avoir eu beaucoup d’influence sur le départ de Charles Stuart. Politiquement parlant, Caroline était nulle ; Amélia, fille de gendre de Crumwell, était d’une autre importance ; mais il est facile d’étendre les soupçons, et l’âme du protecteur n’était pas assez grande pour limiter ses précautions.

Il avait donné l’ordre d’arrêter Caroline ; Milord Falcombridge, pressé par son épouse, lui remit un jour le signalement de cette infortunée. Soudain il fut envoyé à tous les lieutenants de province, à tous les gouverneurs des châteaux forts, au général Monk, et aux autres capitaines. Caroline fut entourée d’ennemis intéressés à obéir et à plaire au chef de l’état. Quel mouvement contre une fille qui, s’ignorant elle-même, devait confier le repos de sa vie à l’obscurité de sa naissance et de sa fortune !

Ce qui avait engagé milady Falcombridge à prendre tant de précautions contre elle, c’était l’arrivée de son agent Will ; elle se croyait bien certaine que Charles Goring avait d’abord blessé l’autre dans le parc du lord Wilmot, et qu’il l’avait tué dans la chaumière du paysan ; elle avait appris que cet homme était porteur de la lettre d’Amélia. Tous deux l’avaient surprise à celui qui en était chargé ; mais Déborah ne l’avait point reçue. Ils avaient cru devoir retenir dans leurs mains une partie de l’argent et la lettre qui en faisait mention ; ils avaient contrefait l’écriture de lady Amélia, et remis la copie à la Galloise, afin de l’attirer hors de la maison de Law ; Will avait reçu des informations secrètes sur la route qu’avaient prise Caroline et celui qu’il croyait être Charles Goring ; il fit marcher son compagnon sur leurs traces, tandis que lui-même s’attacha aux pas de Déborah, qui, marchant au hasard, fut moins prompte a trouver celle qu’elle cherchait. Il avait appris que son camarade avait été tué dans la chaumière, par le même homme qui l’avait blessé ; il s’était muni de la lettre et du portefeuille pour les remettre aux mains de milady Falcombridge, et ne pouvait deviner comment la lettre était parvenue en celles du protecteur. Quant aux diamants, il s’en était emparé à Heales chez le sergeant Hydes, et n’osant les conserver sur lui, il les avait déposer à Salisbury chez un officier de justice ; celui-ci, sans doute saisi de la même crainte, les avait remis en d’autres mains, et il n’avait pu s’en informer avant de fuir. Le jour de l’incendie, il avait enlevé Caroline de la maison du sergent, et l’avait mise en lieu sûr ; mais comme il revenait s’emparer aussi de Déborah, il l’avait trouvée près d’une voiture dans laquelle, à son grand étonnement, il avait reconnu lady Amélia. Déborah sans doute allait aussi la reconnaître, lui parler, faire réclamer la jeune fille, et dans cette extrémité, il n’avait vu d’autre expédient que de lui ôter la vie. Amélia troublée, prête à s’évanouir, environnée d’une foule nombreuse, ne l’avait pas reconnue. Effrayé lui-même lorsque sir Henry donna l’ordre de l’arrêter, poursuivi par les habitants et les troupes, il n’avait dû son salut qu’à sa fuite précipitée. Mais comme il lui paraissait impossible qu’on découvrît le lieu où il avait enfermé Caroline mourante de frayeur, il assura Milady qu’elle était délivrée d’elle et de Déborah. Ces services importants lui donnaient le droit de réclamer la récompense qui d’ordinaire en est le prix. Mais Adélina ne se croyait sûre que de la mort de la Galloise, et quant à Caroline, elle pouvait être encore vivante. Elle se contenta donc de donner une partie de cet or, au poids duquel on mesure les crimes, et remit le complément de ses promesses au temps où elle serait assurée de n’avoir plus à craindre la présence de Caroline. Elle se montra même sévère aux yeux de son complice ; elle osa dire que le meurtre et l’incendie n’avaient pas été ordonnés par elle ; qu’elle ne voulait que s’assurer de la liberté de Déborah, jusques au moment où elle aurait privé Caroline des secours qu’elle pouvait lui fournir ; qu’on l’avait mal servie, et qu’elle ne pouvait approuver un tel excès d’inhumanité.

« Vous avez toujours passé mes ordres, lui dit-elle, et sans jamais remplir mes intentions. Me délivrer de cette fille était le but de vos efforts ; vous avez fait plus qu’il ne fallait mille fois, et peut-être elle vit encore. Je suis bien malheureuse de n’avoir à mon service que des gens aussi maladroits ! Will fut déconcerté de ce langage, il s’était attendu à des récompenses, à son mariage avec Madely, promis depuis long-temps, et il trouvait Madely enfermée au château d’Édimbourg : milady très-irritée et déterminée à ne point livrer les sommes promises. Mais réfléchissant que si une pareille femme venait à le craindre, elle pouvait le perdre, il sut feindre comme elle des regrets que ni l’un ni l’autre n’éprouvaient, et demanda des pardons qu’on n’accorda qu’aux conditions qu’il repartirait immédiatement pour s’assurer du sort de Caroline.

Adélina jouissait cependant de prévoir que cette infortunée ne pouvait avoir échappé à une mort funeste que pour tomber entre les mains de Crumwel irrité ; le silence qui régna quelque temps sur sa destinée lui fit espérer qu’elle en était tout à fait délivrée. Il ne lui restait plus qu’un seul désir et un seul objet d’inquiétude, c’était de se venger de Charles Goring et de savoir jusqu’à quel point Caroline leur était connue, à quelle famille ils attribuaient son origine, et qui elle pouvait avoir à redouter dans la suite, si l’on découvrait qu’elle l’eût poursuivie avec acharnement. Crumwel était heureux et puissant, il donnait des lois à l’Angleterre, il la faisait respecter au-dehors ; il était prêt à punir les Hollandais des secours qu’ils avaient donnés au parti de Charles Ier et de son fils ; le Régent de France envoyait une ambassade auprès de lui ; pendant sa vie, milady Falcombridge pouvait se croire en droit d’abuser de son pouvoir ; mais sa santé chancelante, usée par les travaux, les fatigues et les inquiétudes que lui avait coûtés sa grandeur, pouvait faire craindre à sa fille le moment où il faudrait rendre compte à tout autre qu’à un père. Elle résolut donc d’envoyer son agent en France s’informer du lien où résidait mistriss Belmour ; elle le fit venir de nouveau à Londres, lui promit beaucoup s’il lui rendait bon compte de sa commission, et le fit partir.

Cependant Amélia avait été remise entre les mains du gouverneur du château d’Édimbourg. L’officier qui l’avait conduite rendit témoignage de sa docilité, de sa résignation, et le gouverneur lui témoigna des égards. Elle fut logée commodément, on lui accorda toutes les douceurs qui peuvent adoucir le séjour d’une prison ; on lui permit des livres, des instruments de musique, du crayon, des pinceaux, car elle savait peindre, et le gouverneur lui présentait tous les jours des fleurs rares qu’elle pouvait tracer sur la toile. Les attentions augmentèrent encore, quand elle eut reçu la visite du général Monk qui voulut la voir. Amélia lui raconta l’événement qui l’avait confinée dans une prison ; elle le fit avec franchise ; quant à ce qui la regardait, elle n’avait rien à cacher. Dans son récit, elle ne ménagea que sa belle-mère, qu’elle peignit comme trompée par de faux rapports ; elle parla de Caroline avec toute l’éloquence d’une sincère amitié : l’éloquence d’une belle personne de vingt ans est ordinairement si persuasive !

Monk cependant, plus dissimulé que Crumwel, ne laissait pas échapper une parole, un geste, un regard qui pût dévoiler sa pensée. Crumwel voulait persuader ce qui n’était pas, Monk voulait cacher tout ce qui était ; il écouta le plaidoyer d’Amélia, mais rien ne fit connaître l’impression qu’il en recevait ; il ne s’occupa que de recommander au gouverneur d’avoir pour elle des égards recherchés : du reste, il ne lui promit aucun service auprès du protecteur, ne la flatta d’aucune espérance, et la laissa dans cette situation, où l’on n’est ni satisfait ni mécontent d’un homme duquel on peut espérer ou craindre. Il se proposait de quitter bientôt l’Écosse, presque entièrement pacifiée ; et comme on croyait son retour plus prompt qu’il ne le fut en effet, sir Henry Claypole l’attendait pour joindre sa troupe à celles qu’il ramenait à Londres. Le lendemain de l’incendie, il reçut l’ordre d’avancer du côté de Worcester, où se ferait la jonction des différents corps. Henry se prépara au départ et ne laissa à son détachement que le temps de prendre du repos après une nuit aussi fatigante. Les soldats n’ayant plus de logement chez les habitants du bourg, s’étaient jetés dans les ruines de l’abbaye ; les corridors, autrefois la demeure des silencieux cénobites, retentissaient du bruit des armes et des chants de guerre ; le feu pétillait dans un seul foyer capable de le contenir encore, et quelques curieux parcouraient les restes de cet antique et triste édifice ; il ne restait de vestiges d’un jardin que des pins, dont la sombre verdure ajoutait à l’aspect lugubre des murs dégradés et des débris qui couvraient l’enclos, jadis peuplé sans doute d’arbres fruitiers, de plantes potagères et de fleurs aimables. Plongé dans une profonde mélancolie, Henry, assis sur une pierre détachée depuis peu d’une des hautes tours, pensait à son Amélia, à Caroline, à l’étrange accusation qui pesait sur toutes deux ; on sait ce qu’est l’amour au premier âge, et sans doute il regrettait avec amertume que le soin d’une étrangère eût entraîné son amie dans un malheur semblable ; mais il se rappelait aussi qu’Amélia, plongée dans cette infortune, n’avait pas montré de ressentiments, qu’elle avait au contraire recommandé Caroline au ministre du lieu. Il communiquait ses réflexions à un jeune enseigne, son proche parent, auquel il pouvait confier ses chagrins ; et quoiqu’il fût naturel d’en vouloir à cette fille, qui semblait avoir quitté Barclay pour s’attacher à Charles Stuart, il promettait de n’épargner rien pour obéir aux désirs de la bienfaisante Amélia. Il y avait une demi-heure qu’ils conversaient ensemble, et que le bruit des militaires, leurs clameurs, leurs chants bizarres et leurs entretiens bruyants leur laissaient à peine entendre ce qu’ils se disaient, quand le silence succéda au tumulte ; c’était le moment du repas. Alors Henry crut entendre des gémissements : il se lève, il écoute ; son chien, couché à ses pieds, dresse les oreilles, et courant autour des murs, s’approche d’une ouverture excessivement étroite, flaire, remue la queue en signe de joie, tourne autour de cette fente, traversée par des barreaux de fer, et gratte la terre comme pour s’ouvrir un passage. C’était un chien de chasse qui avait appartenu à lady Amélia ; elle l’aimait beaucoup, elle le lui avait donné lorsqu’il avait quitté avec Crumwel le château de l’hermitage. Qu’on juge s’il était cher a sir Henry ! Il crut que l’animal avait senti quelque pièce de gibier réfugiée dans quelque trou, et craignant qu’il ne se blessât, il le rappèle. Le chien revient, s’asseoit devant lui et se met à hurler ; sir Henry se lève une seconde fois, le chien le regarde et court de nouveau au même endroit, il revient sur ses pas, le regarde encore, retourne à son poste, aboie et gratte encore avec tant d’empressement que la terre cède ; une pierre se détache et roule dans une cave profonde. À ce bruit succède un cri d’effroi ; Henry, certain qu’une créature humaine est renfermée dans ce lieu souterrain : « Cherchons, dit-il à son jeune ami, et tâchons d’être seuls. » Ils tournent l’un et l’autre autour du bâtiment ; ils entrent dans une chambre spacieuse, qui, par la disposition du lieu, leur paraît avoir été une cuisine ; une porte se présente dans un enfoncement, mais elle est fermée, elle est traversée par des barres de fer, et il semble difficile de la forcer. Cependant, comme depuis le règne d’Henry VIII, les planches, quoique épaisses, avaient souffert de l’humidité, elles cédèrent aux efforts d’un homme robuste qu’Henry fut contraint d’appeler à son aide ; avec un levier, on parvint à faire sortir la porte de ses gonds, et la serrure se brisa. Pendant ce temps, le chien trépignait d’impatience, et dès qu’il put passer, il se précipita dans un escalier assez profond. — Quand on y fut descendu après lui, on le trouva léchant le visage et la main d’un jeune homme étendu à terre, et n’ayant de connaissance que ce qu’il en fallait pour repousser faiblement des caresses peu précautionnées. Les trois libérateurs l’emportèrent et lui firent respirer un air plus pur ; ses cheveux lui couvraient presque le visage ; Henry les écarte pour lui présenter des sels ; il tressaille, jète un regard sur son ami et se tait. Le jeune homme ouvre un œil appesanti, le fixe sur lui, et par le même sentiment de discrétion qui tient à sa sûreté, il lève les mains au ciel, les joint ensuite, et garde le silence. Henry lui fait apporter du vin, il en avale un peu, et ses forces renaissent. Mais que faire de lui ? Comment l’exposer aux regards d’une soldatesque désœuvrée, curieuse et peu discrète ! Le jeune enseigne avait compris le regard de son capitaine ; d’ailleurs il était clair que le chien reconnaissait bien cette personne, qu’en effet il avait vue plusieurs fois et qui souvent l’avait gardé quelque jours. Il emmena le soldat dont on avait eu besoin, et lui recommanda la discrétion. Cet homme était né en France de parents anglais et n’était revenu que vers l’âge de douze ans en Angleterre. Il tenait de son pays natal beaucoup de vivacité, d’intelligence et d’empressement à servir l’humanité. Il avait des parents âgés proche du lieu où l’on était campé ; il offrit d’y conduire le jeune homme, si Henry pouvait lui obtenir un congé de quelques heures, sous un prétexte de santé. Pendant ce temps, Henry était demeuré seul auprès de celui qu’il avait si heureusement délivré à l’aide de son chien. On sent que c’est la malheureuse Caroline. Dès qu’elle n’eut que lui pour témoin : « Est-ce vous, lui dit-elle, à qui je dois la vie ? — Est-ce vous, Caroline, répondit-il, à qui je l’ai sauvée ? Et comment vous trouvez-vous ici ? — On m’y a portée lorsque la maison du sergent Hydes a été en feu ; sous le prétexte de me sauver, un malheureux, qui sans doute voulait ma mort, m’a enfermée dans ce lieu souterrain et m’y a laissée sans pitié. Sans vous, la terreur et la faim auraient terminé mes jours. — Savez-vous que le village est entièrement consumé ? — Consumé, dites-vous !… Eh ! qu’est devenue Déborah ? — Henry garda le silence, Caroline l’entendit et versa d’abondantes larmes… Elle n’est plus !… s’écria-t-elle… Grand Dieu ! que vais-je devenir. Pauvre Déborah ! vos montagnes étaient le seul asile qui me fût désormais offert. — Henry aima mieux lui laisser croire qu’elle avait péri dans les flammes, que d’arrêter sa pensée sur l’image de cette femme assassinée sans doute à cause d’elle. Bientôt il lui parla d’Amélia. — Surcroît de maux, reprit vivement Caroline… — Quoi ! il faut encore que je coûte la liberté à ma bienfaitrice !… Ô lady Amélia !… Que puis-je donc faire pour vous ? Que n’ai-je péri dans ce tombeau où l’on m’avait plongée vivante !… Que n’ai-je péri plutôt encore avec M. Melvil ! Éloignez vous de moi, sir Henry ; je traîne à ma suite le malheur qui m’accable ; laissez-moi seule et sans secours… — Moi ! s’écria Henry, non jamais ! vous souffrez, Caroline, et vous êtes chère à lady Amélia ! » Caroline ne répondit que par des larmes. Il en vint enfin à lui faire des questions sur Charles Stuart. Oui, lui dit-elle ; c’est avec ce prince qu’on m’a rencontrée ; c’est à lui que j’ai rendu des soins ; c’est avec lui que j’ai partagé les bienfaits d’Amélia. Cet homme était malheureux ; mes faibles services ont pu lui être utiles, ce n’est pas du roi d’Angleterre que j’ai eu pitié ; c’est d’un homme souffrant comme moi, errant comme moi, et j’ai dû passer en France avec lui. Si l’on regarde cet acte d’humanité comme une trahison envers le gouvernement, on se trompe ; nul autre intérêt ne m’a guidée ; je n’espérais de lui que de retrouver sous un autre ciel mes amis, mes protecteurs, mon époux et sa mère, et j’ai couru avec lui plus de dangers que je n’aurais pu en courir seule. « Henry lui demanda pourquoi elle l’avait quitté. » Quand nous pensâmes être arrêtés à Lyme, dit-elle, et que nous revînmes à Héales, je suivais sur un mauvais cheval, quand nous rencontrâmes un régiment de cavalerie avec lequel je vis Charles Stuart obligé de faire route. La peur me saisit, mon cheval s’effraya aussi du bruit des armes et des tambours ; il voulut reculer ; je ne le retins point, et il m’emporta loin du sentier où la troupe défilait. Je repris bientôt un peu de calme, et je voulus gravir la montagne afin de voir de loin ce que devenaient Charles et son compagnon. Comme j’étais à couvert sous les arbres qui en ombragent le sommet, un coup de feu tiré à vingt pas de moi effraya l’animal, qui, faisant un écart, me jeta si rudement contre un arbre que je perdis connaissance. En revenant à moi, je me trouvai dans les bras d’une vivandière du régiment qui s’était arrêtée en chemin pour se délivrer d’un enfant qu’elle portait dans son tablier. Quoique grossière, elle était humaine ; elle prit soin de moi, me prenant pour un jeune garçon, car sous un grand manteau dont j’étais enveloppée, j’avais repris ces habits que m’avait fait faire John Barclay. Comme l’enfant était à peine couvert, je voulus prendre dans mon porte-manteau du linge et quelques vêtements de femme ; mais le cheval avait profité de sa liberté pour s’échapper, je ne le retrouvai plus et mes recherches furent vaines. Cette femme alors me pressa de la suivre ; la nuit était venue, l’air était piquant, l’enfant était malade, la mère épuisée ; nous cherchâmes un asile dans une chaumière de bûcheron, d’où nous ne pûmes partir que le lendemain au soir. En arrivant à Héales, le hasard me conduisit chez Hydes, où sir Windham était encore, mais Charles II était parti, et j’appris combien il avait été affligé de m’avoir perdue. Sir Windham me recommanda aux soins du sergent, et me remit des diamants que le roi avait laissés pour moi. Mais il ne pouvait rester dans ce lieu, et je n’aurais pu suivre un homme inconnu qui n’avait pas de retraite à m’offrir. Le désespoir d’avoir perdu la seule occasion qui pouvait me conduire en France, la fatigue que j’avais éprouvée, me firent tomber malade ; on m’a dit que j’avais été en danger, on m’a dit que j’avais perdu long-temps l’usage de ma raison. Ah ! que j’étais heureuse alors ! Mais, quand je revins à moi et au sentiment de mon malheur, je vis auprès de moi Déborah envoyée par lady Amélia et le bon Law ; elle avait, je ne sais par quel enchantement, suivi mes traces et m’avait enfin rejointe à Héales, où elle m’avait trouvée dans le délire et m’avait réclamée sous le titre de son fils ; car Hydes et sa femme connaissaient seuls mon sexe et mon nom. Law consentait à se priver d’elle pour qu’elle me fit passer dans le pays de Galles, où sa maison lui appartient encore et se trouve placée au pied du Snowdon. Je n’ai pu apprendre d’elle le motif qui l’attache à moi. Déborah était bonne, humaine, généreuse, mais sauvage et peu communicative. Elle était dépositaire d’un secret qui me regarde ; je ne saurais douter qu’elle ait eu des relations avec M. Melvil, mais elle a été impénétrable aujourd’hui, et tout est perdu avec elle. Elle attendait que mes forces me permîssent de faire une longue et pénible route, quand, nous étant promenées l’une et l’autre aux environs d’Héales par un beau jour, et afin de reprendre un peu de vigueur, nous nous apperçûmes en arrivant que nous avions été volées ; on avait forcé des tiroirs et l’on avait pris les diamants de Charles Stuart, et l’argent qui m’était resté, et celui qu’avait apporté Déborah. Nous questionnâmes nos hôtes, incapables de nous trahir ; ils n’avaient ni vu ni entendu personne ; on s’était introduit sans doute avec beaucoup d’adresse, et la nature des effets qu’on nous avait dérobés ne nous permettait pas de faire beaucoup de perquisitions. Il nous restait de quoi faire notre route, mais point assez pour nous établir dans la maison de Déborah. Elle fit écrire à son maître par Hydes et le fit prier d’en envoyer dans le pays de Galles, et nous nous préparions à partir lorsqu’enfin hier soir nous entendîmes crier au feu, et nous réveillant en sursaut, moi, qui, par l’ordre de Déborah, couchais toujours toute habillée, je me précipitai vers la fenêtre, et l’air ayant comprimé la flamme qui s’élevait du bas de la maison, je m’en trouvai subitement enveloppée et reculai d’effroi. Au même moment, un homme, qui avait placé une échelle, s’élança dans la chambre et se saisit de moi, malgré les cris de Déborah qui me tirait vers elle avec violence ; déjà le feu s’était communiqué à plusieurs maisons voisines, déjà la rue était pleine d’habitants qui emportaient aussi les vieillards et les enfants. Celui qui s’était chargé de moi m’apporta sans doute ici ; j’avais apparemment perdu connaissance, car je me suis trouvée dans ce lieu sombre sans pouvoir d’abord démêler comment et pourquoi je m’y trouvais. Le misérable est sans doute encore un agent de milady Falcombridge ; sans doute sa vengeance me poursuit toujours, et sans doute que c’était enfin à une mort lente et douloureuse que j’étais réservée. Plaise au Dieu qui vous a conduit, que l’incendie d’un village entier ne soit point un crime commis pour assassiner un être infortuné qu’on devrait laisser vivre et languir dans la misère et l’oubli ! On va plus loin qu’on ne veut dans cette horrible carrière, et des maux incalculables peuvent résulter d’un acte de violence dirigé seulement contre une victime désignée. Je ne doute point, sir Henry, que mon cheval ne soit tombé dans quelques mains perfides qui se sont emparées de la lettre de lady Amélia, et qu’on ne se soit servi des pierreries du roi pour me convaincre de la trahison dont on m’accuse. — Ciel ! dit alors sir Henry, serait-ce donc Adelina qui aurait accusé sa belle-fille ? Quel trait de lumière ! Lady Amélia avait pénétré la passion insensée de cette femme pour Charles Belmnour ; elle s’y est opposée, elle vous a pris l’un et l’autre sous sa protection ; elle vous a voué cette amitié qui, dans les âmes généreuses, s’accroît par les difficultés et par chaque service qu’on rend aux objets aimés. Milady est capable d’avoir étendu sa vengeance sur cette respectable fille. — Lady Amélia me dicte mes devoirs ; reprit Caroline ; je vais me livrer moi-même à mes ennemis et justifier ma bienfaitrice. Je déclarerai que c’était Charles Stuart que j’avais rencontré, que je l’ai accompagné, mais que lady Amélia fut trompée par le nom, l’âge et les rapports qui pouvaient se trouver entre le prince et le fils de lady Goring ; qu’elle me croyait avec lui, et que sans doute elle savait que ce dernier était exposé à des dangers qu’elle ne pouvait m’expliquer. — Ils ne vous croiront pas, chère Caroline, et en vous perdant, vous ne sauverez pas Amélia ; elle vous a crue avec lui, elle l’a dit et on ne l’a point écoutée. — On en croira davantage celle qui viendra se dévouer, que celle qui cherchait à se défendre. — On regardera de votre part cet aveu comme un sacrifice dont vous voulez payer celui que vous a fait Amélia. Renoncez à ce projet inutile ; laissez faire au temps et à mes soins ; je retourne à Londres, je verrai milady Falcombridge et son époux ; je prendrai les conseils de ma mère ; ne nous occupons pour le moment que de vous trouver une retraite. — En ce moment parurent le jeune enseigne et le soldat qui apportaient au jeune homme des aliments propres à réparer ses forces. Concevoir un projet et l’exécuter, c’est le même instant pour un Français. Déjà il avait parlé à ses chefs, déjà il avait obtenu la permission de rester deux jours dans les environs ; déjà il avait intéressé un vieux capitaine qui lui avait avancé quelqu’argent. « Je vous réponds de cet enfant, mon officier, dit-il à Henry ; confiez-le-moi et je le mènerai chez mes vieux parents ; avec cette petite monnaie, car ils ont bon cœur et peu de moyens, je vous promets qu’il sera mieux qu’aucun de nos lords. — Il ne faut pas qu’il soit connu. — Le diable ne saura pas qu’il est là. — Garde ton argent, mon ami ; tu es généreux et brave, je te connais, mais tu as des besoins, et moi je n’en éprouve aucun. — Partez, mon officier, je vais conduire le petit camarade, et ne vous inquiétez de rien. Henry avait remarqué le silence de Caroline lorsqu’il avait voulu la dissuader de se rendre à Londres ; il lui répéta encore qu’elle se perdrait sans faire aucun bien, et lui fit promettre de suspendre toute démarche avant d’avoir eu des informations de sa part. Il fallait la quitter ; il la confia au jeune français ; et se mettant à la tête de sa troupe, il dirigea sa marche par un côté opposé à celui que prit Caroline avec son nouveau guide. Le soir même il arriva chez ses parents avec elle sans avoir eu la moindre idée de son sexe, et l’ayant recommandée à ces braves mais pauvres gens, ravis de rendre un service, il la quitta après l’avoir embrassée très-amicalement et avoir juré qu’il viendrait la revoir, et qu’il fallait absolument qu’elle prît le métier des armes quand son affaire serait arrangée ; car il supposait que c’était une intrigue d’amour, et que le beau garçon avait fait quelque conquête au dessus de son rang, et se trouvait poursuivi par les parents de sa maîtresse. Rien dans leur conversation n’avait pu lui faire présumer ainsi des raisons qui la forçaient à se cacher ; mais il faut que l’imagination des Français travaille ; elle est frappée d’un fait, il faut qu’elle en pénètre les causes, et si elle ne rencontre pas juste, elle compose un roman qui acquiert la consistance de la vérité jusqu’à ce que la vérité se découvre ; et comme enfin il y a presque toujours quelques rapports avec ce qu’on a imaginé, le joyeux inventeur s’y raccroche et dit au moins qu’il avait deviné assez juste. Caroline le laissa dans l’erreur et le vit partir avec regret ; car son caractère vif et enjoué l’avait distraite des sombres pensées qui l’accablaient. « Adieu, lui dit-il ; dans un mois je dois avoir mon congé, et je vais prier sir Henry de me charger de tout ce qui pourra vous être utile ; car vous êtes vraiment aimable, un peu trop sérieux pour votre âge, mais vous deviendrez comme moi quand vous aurez oublié votre petit chagrin. Sir Henry vous tirera d’affaire, car il est aussi généreux qu’un Français… Un peu grave comme vous, un peu l’air d’un vieux jeune homme, mais brave et bon cœur. Adieu, je serai toujours votre ami, si pourtant vous n’êtes pas d’un état qui ne me permettrait pas ce mot là ». Caroline sourit, le remercia, l’assura de sa reconnaissance, et demeura dans la retraite qu’il lui avait choisie.




CHAPITRE XI.



Elle se trouvait dans une situation tout à fait nouvelle ; les parents du jeune français étaient presque Gallois ; elle retrouvait le caractère agreste et silencieux de Déborah ; ils étaient pauvres, si les gens du monde appèlent ainsi la possession de tout ce qui suffit largement aux besoins d’une vie simple et frugale ; mais ils n’étaient point misérables, sir Henry leur avait envoyé de quoi traiter leur hôte avec délicatesse. Et comme ils n’avaient pas même l’idée de ces besoins factices qui corrompent les âmes bien plus que les besoins réels, ils avaient trop de probité pour ne pas employer ce qui lui avait été remis, Caroline s’apperçut que l’on avait soin d’ajouter pour elle à ce qui faisait l’ordinaire de la famille ; elle se défendit de toute espèce de distinction ; et dès qu’elle voulut absolument vivre comme eux, les bonnes gens obéirent et l’en aimèrent davantage. La maison était simple ; pour ornement intérieur, des murs blanchis et très-propres, des ustensiles luisants et rangés avec ordre. À l’extérieur, des murs tapissés de vignes, dont les branches s’étendaient jusque sur les croisées des chambres d’en haut ; près d’elle, une étable où vivaient paisiblement deux vaches qui partaient dès le matin pour aller aux champs sous la conduite d’un pâtre du village voisin. Dans une petite cour, quelques poules dont la bonne femme avait soin ; de là, on descendait quelques marches pour arriver au jardin. Une allée droite se présentait ; de chaque côté régnaient deux plates-bandes ornées d’arbustes odoriférants et de fleurs agréables ; il y avait surtout deux rosiers de l’espèce que nous appelons en français rose-pompon, qui formaient un buisson arrondi, sans avoir été taillé ni assujéti, et fournissaient des milliers de fleurs qui se renouvelaient continuellement pendant près de trois mois de la belle saison ; les carrés voisins étaient remplis de légumes qu’on avait soin de semer à temps pour fournir toute l’année. À l’extrémité de l’allée, on en trouvait une autre transversale, formée par des tilleuls et terminée de chaque côté par un berceau impénétrable aux rayons du soleil. Au milieu de cette allée, en face de la maison, on descendait par sept ou huit marches de gazon dans un verger peuplé de pruniers, de pommiers, de cerisiers, d’abricotiers, de poiriers, et dans lequel serpentait un ruisseau dont l’eau claire et limpide entretenait une aimable fraîcheur. Cette partie du jardin était enclose d’une simple haie, et une porte située à l’extrémité conduisait dans une prairie, que terminait une petite rivière dans laquelle on pêchait d’excellent poisson. Le jardin d’en haut était clos de murs ; il y avait dans les deux ailes, qui s’étendaient plus loin que le verger, beaucoup d’arbres fruitiers en plein vent, et les murs étaient aussi tapissés de beaux et fertiles espaliers[4]. Plus loin, par une porte, près de l’étable, on traversait une petite ruelle qui conduisait à une vaste houblonnière, dans laquelle il y avait encore des fruits, des légumes et des fleurs ; une autre porte donnait dans les champs, le long de la rivière, et les montagnes qui environnaient cette habitation, de concert avec son exposition au midi, la défendaient de tous les vents funestes à la végétation, et offraient aussi dans leurs contrastes et la variété de leurs aspects tous les charmes du site le plus pittoresque. Ce fut dans cette demeure que Caroline passa près d’un mois, séparée du genre humain ; elle y aurait été heureuse, sans les souvenirs qui l’assiégeaient. Au milieu des dangers, elle avait appelé Charles Goring à son aide ; plus tranquille, elle aurait voulu que Charles eût partagé ce moment de calme. C’est ainsi que partout vous vous rappelez la mémoire de ceux que vous avez perdus, ou pour un temps, ou pour toujours. On croit qu’on serait moins malheureux s’ils étaient auprès de vous ; on sent qu’on serait plus heureux s’ils avaient leur part des jouissances qu’on éprouve ! L’ordre de la nature exige sans doute cette succession des êtres sur la terre ; mais le sentiment, plus fort que le raisonnement, voudrait que les familles bien unies, les amis bien intimes, disparussent en même temps, et que nul ne restât debout la dernière colonne du temple de l’amitié. C’est un délire peut-être ; mais loin de se faire un reproche de s’y livrer, on désirerait, peut-être pour le bien des sociétés, que beaucoup d’hommes s’égarassent ainsi dans un ordre idéal, qui ne peut être blâmé par ceux-là même à la sensibilité desquels il n’offre pas une idée flatteuse.

Le calme de la nature, le silence des campagnes, le chant des milliers d’oiseaux dont cette paisible demeure était peuplée, la pureté de l’air et la franche hospitalité des maîtres rendirent à Caroline ce que tant de malheur lui ait arraché, la force et le sommeil. Elle attendait des nouvelles de sir Henry ; la France, ce climat heureux, cette terre, où Mistriss Belmour et son fils respiraient en liberté, la France et ses beaux rivages étaient toujours présents à sa pensée. Mais elle ne perdait pas de vue lady Amélia, et loin d’elle la pensée de jouir de la présence de sa mère et de son époux, si elle avait abandonné la terre où sa bienfaitrice languissait dans les fers ! Comment parvenir à la justifier ? Errante dans l’enceinte de cette aimable solitude, ou sur des collines aussi solitaires que le jardin, elle roulait dans sa tête mille projets sans consistance, et commençait même en ce lieu paisible à trouver le temps long, lorsque le jeune français reparut. Il apportait des lettres de sir Henry, qui défendait encore de sortir de la retraite avant que toutes les troupes répandues en Angleterre fussent réunies et dispersées suivant leur destination, une partie en Irlande, une autre à la guerre contre la Hollande, et le reste dans les différentes garnisons ; mais ce n’était pas là l’intention de Caroline. » Je voudrais, dit-elle, aller à Édimbourg. — À Édimbourg, quoi faire ? — Je veux m’introduire au château. — Comment, au château ? pourquoi, comment ? — Comment, je ne sais ; mais pourquoi le voici : il faut que j’y voye quelqu’un qu’on y a enfermé. — Qui donc ? — Lady Amélia Falcombridge. — Ah ! c’est donc elle… pas mal, mon camarade, pas mal en vérité ! çà voyons, cela est difficile, mais non pas impossible. Il faut essayer. — En avez-vous le courage ? — Sans doute, et vous, mon petit frère ? — Je braverais tous les dangers pour y réussir. — Eh bien, partons, introduisons-nous au château ; voyons lady Amélia ; enlevons-la, s’il le faut. — Ah ! si je le pouvais ! — Il faut voir. A-t-elle des femmes auprès d’elle ? — Une seule je pense, et qui lui est très-attachée. — Est-elle jeune et jolie ? — L’un et l’autre ; mais que cela vous fait-il ! — Cela fait beaucoup, mon camarade ; croyez-vous qu’on ne prend pas plus d’intérêt à une jeune et jolie femme qu’à une autre ? Un peu d’intérêt à la chose ne nuit pas. Vous délivrerez peut-être la maîtresse ; moi, je sauverai la suivante, et l’on fait bien quelque chose pour un libérateur. — Il n’est pas question d’amour ici ; la seule amitié… — Oui, l’amitié, comme vous dites fort bien ; entre jeunes gens de tout état, c’est toujours d’amitié qu’il s’agit ! Oh, c’est une belle chose que l’amitié ! c’est elle qui fait courir après sa belle ; on la suit, on l’enlève, on l’épouse, et le tout par amitié. Allons, que l’amitié nous conduise, et voyons où elle nous mènera ! »

Le dessein fut pris le même jour, et l’on en remit l’exécution au surlendemain. Lewis (c’était le nom du jeune anglais) né en France, fit beaucoup de questions à Caroline ; les Français sont curieux, on ne peut le nier, et Caroline s’attacha, sans rien dire de faux, à lui persuader qu’elle était née dans un état supérieur au sien, afin de mettre des bornes à une familiarité dangereuse, et d’autoriser toutes les précautions qu’elle devait prendre. Lewis, convaincu de l’intérêt que sir Henry prenait au jeune homme, n’eut pas de peine à se persuader qu’il était l’égal de son capitaine, et n’osant bientôt plus le nommer son camarade, il finit par ne l’appeler que monsieur Charles, et lui parler avec respect. Contente d’en être venue là, elle ne s’arracha qu’avec peine de l’asile qu’elle abandonnait peut-être pour toujours. Cependant elle espérait y revenir assez tôt pour y attendre encore de nouvelles instructions de sir Henry. Les vieux amis avaient en réserve la somme que Lewis leur avait apportée, et ils la lui remirent à son départ. Caroline ne voulait pas la reprendre, mais ils lui dirent qu’ils l’avaient reçue pour le traiter autrement qu’eux ; qu’il ne l’avait pas voulu, et qu’ils ne pouvaient garder ce qui ne leur appartenait pas. On ne fait pas varier les Gallois dans ce qu’ils ont arrêté : il fallut céder. On partit, et dans la route, Lewis montra beaucoup d’attention et de déférence pour monsieur Charles ; l’une et l’autre lui rappelaient John Barclay : elle le nomma ; Lewis le connaissait. Caroline lui demanda si elle savait ce qu’il était devenu. » Il est en France. — En France ? — Oui. — Et comment en France ? — Il fut pris après la bataille de Worcester : des soldats le trouvèrent dans un bois ; ils le crurent du parti de Charles II. Ils l’emmenèrent à Londres ; on trouva sur lui beaucoup d’or ; on le jeta dans les prisons. Lady Amélia engagea son père à le réclamer ; il prouva qu’il était propriétaire de beaucoup de marchandises qui étaient expédiées pour Londres ; mais, en accordant sa mise en liberté, milord protecteur exigea qu’il passât en pays étranger et lady Amélia l’envoya en France : c’est moi qui l’ai conduit à Plymouth où il s’est embarqué. » Caroline fut satisfaite de savoir au moins que celui-là n’était pas victime de son attachement pour elle, et se flatta que la bienfaisante Amélia l’avait chargé de découvrir où étaient ses amis.

Au bout de quelques jours de marche, ils arrivèrent à Édimbourg sans aucune rencontre fâcheuse. Là, Lewis se logea séparément de son compagnon pour ne pas attirer les regards sur deux étrangers ; il commença bientôt à former ce qu’il appelait son plan d’attaque. Il rencontra bientôt un soldat avec lequel il avait fait la guerre d’Écosse. Cet homme le reconnut, l’embrassa ; les compagnons d’armes se retrouvent toujours avec un extrême plaisir. On entra dans une taverne, où le vieux ami ne manqua pas d’offrir un régal au nouveau venu ; Lewis rappela dans la conversation les affaires où l’on s’était trouvé ; il exalta le courage du camarade, et lui dit que sans doute il était bien récompensé. « Pas trop, dit le caporal, je ne suis encore que sous-officier, comme tu vois, et j’en sais bien d’autres plus avancés, qui n’en ont pas fait autant que moi : mais chacun pour soi, Dieu pour tout. J’ai fait mon devoir ; et quand on l’a fait, on peut regarder tout le monde en face. — Mais quel service faites-vous à présent ? Je suis tous les cinq jours de garde au château. — Ah ! et avez-vous beaucoup de prisonniers ? — Pas beaucoup maintenant : ils ne sont que six, et une jeune femme, fort belle, ma foi, et si douce ! c’est en vérité un petit mouton. — Vous la nommez. — Chut, parle bas, mon brave ; ça ne se dit qu’à l’oreille, ça ! c’est la fille de milord Falcombridge. — Oh ! oh ! par quel hasard ? — Ah ! c’est cela qui ne se dit pas. Au corps de garde, il se fait bien des histoires, mais bah ! ce sont des secrets que nous ne savons jamais, nous autres. — Eh sans doute elle est bien resserrée ? Elle, oh non ! pas du tout ; elle a un beau logement, dont les fenêtres ne sont pas grillées, elle va se promener au jardin quand elle veut. Milord gouverneur a pour elle toutes sortes d’égards, le général est venu la voir le jour qu’il croyait partir pour l’Angleterre. — Elle est donc contente de son sort ? — Ah ! contente, c’est autre chose ; je crois bien que c’est comme un oiseau en cage. Il est là qui chante, qui saute, qui semble bien gai, mais donnez-lui la clef des champs, et vous verrez s’il y restera. — Elle est là toute seule ? — Non parbleu, elle a auprès d’elle une vieille sorcière plus laide que l’enfer, qui va toujours grondant, et qui a auprès de cette pauvre petite l’air d’un vrai Cerbère ; mais en revanche, elle a aussi une petite Sarah qui est bien la plus gentille petite friponne qu’on puisse voir ; ça est jeune, ça est frais, toujours riant, sautant, chantant ; elle est vraiment à manger. — Camarade, comme vous prenez feu ! cette petite Sarah semble vous tenir au cœur ? — Ah ! mon brave, si je n’avais que vingt ans ! mais je serais un fou de m’aller amouracher d’une jeune fillette de dix-huit, et encore, élevée auprès d’une dame de la cour ! tout de même, c’est qu’elle est bien jolie, et vrai comme je le dis, c’est qu’elle me parle volontiers ; comme quand je suis de garde au poste, c’est moi qui la suis à la promenade, et qui accompagne ceux qui lui portent à manger, elle et sa belle maîtresse ont toujours quelque chose de gracieux à me dire, et même la jeune lady m’offre parfois un verre d’excellent vin ; ça ne se refuse pas, du vin, surtout pour boire à sa santé et à celle de Sarah ! et puis, ça fait enrager la vieille ; c’est un plaisir de plus : ce n’est pas pourtant, je crois, tout à fait pour moi, toutes ces cajoleries de Sarah, car elle m’a offert une fois deux belles guinées pour faire passer une lettre, mais goddham, c’est que cela est bien épineux… — Et qu’avez-vous fait ? — Ah, ce que j’ai fait… Camarade… — Eh bien… — Eh bien, répondit-il en tirant de sa poche un vieux portefeuille de cuir… Voyez-vous, camarade… ? c’est que les voilà, les deux guinées. — Vous avez donc fait passer la lettre ? — Ma foi, camarade, qui voulez-vous qui résiste à deux jolis yeux, comme ceux de Sarah ? — Oh ! cela ne se peut pas. — À l’air de douceur de sa maîtresse, et à deux guinées que je n’avais jamais eues de ma vie ! — Impossible, mon brave ! — Et une lettre, au bout du compte, quel mal ça peut-il faire ? — Aucun ; c’était à quelqu’amoureux sans doute. — Ah ! je n’en sais rien, je ne sais pas lire, et comme vous pensez bien, on ne va pas divulguer le secret d’une femme… ! — Fi donc, cela ne se fait jamais… Si bien donc que la lettre est partie. — Oh ! elle est bien loin, si elle a toujours couru, comme je le crois. » Lewis ne voulut pas en savoir davantage pour ce jour-là ; il proposa au camarade de lui rendre le repas qu’il avait accepté : ils prirent jour et il revint joindre Caroline. De faire partir une lettre pour deux guinées de récompense, à introduire quelqu’un dans le château pour une plus forte somme, il ne manquait que la possibilité de le faire, et l’on résolut de le tenter ; un Français et une jeune fille ne font pas de bien profondes réflexions. À la seconde entrevue, c’était le lendemain du jour de garde, Lewis demanda au vieil amoureux des nouvelles de sa gentille Sarah. Ce soldat bavard, comme de coutume, ne se refusa point à parler de la jeune fille. Lewis lui demanda si l’on avait eu réponse à la lettre. — Non, dit-il ; et la jeune dame est triste ; elle pleure, quelquefois, si doucement que cela fait pitié. — Lewis ne doutait pas que Caroline ne fût l’amant à qui la lettre était adressée, et Caroline s’était bien gardée de le désabuser. Camarade, dit-il au soldat, si je vous disais une chose, garderiez vous le secret ? — Oui pardieu. — Et si je vous offrais vingt guinées, les prendriez-vous ? — De bonne foi, mon brave, est-ce donc que cela se refuse ? — Eh bien, l’amant de la jeune lady est dans Édimbourg. — Pas possible ; — Cela est ; il faut que les deux jeunes gens se voyent. Oh ! mon camarade, impossible ! — Non. — impossible, vous dis-je. — Eh non, vous dis-je aussi. — Croyez-vous qu’un jeune officier se mette dans la poche comme une lettre ? ça est bien facile à prendre un papier ; ça ne tient pas de place, mais un homme ! et je serais perdu, moi, si jamais j’étais seulement soupçonné. — Oui, je sais qu’il y a du danger, mais il y a vingt guinées à gagner. — Je sais bien ; c’est ma fortune faite, mais aussi… Allons, camarade, de l’intelligence et vingt guinées, peut-être plus. — Cela est vrai, allons promener au dehors, et nous penserons plus en liberté. » Ils allèrent faire le tour de la ville ; le camarade apportait toujours quelques raisons contre le projet dont le résultat lui semblait bien séduisant ; aux obstacles qu’il prévoyait, Lewis répondait par vingt guinées et comme il n’y avait de résistance que par la crainte d’être découvert, il demanda une nuit pour songer encore, et se résoudre à gagner une somme, qui à cette époque faisait en effet une fortune pour le vieux militaire.

Il fallait attendre quatre jours, et le camarade promit de tout observer, et de rendre compte des moyens qu’il aurait découverts. Le lendemain, il vint tout joyeux dire qu’il avait eu le temps de dire un mot à Sarah, qu’elle l’avait entendu, et l’avait conjuré de procurer l’entrevue qui, disait-elle, rendrait le repos à sa maîtresse. Savez-vous, ajouta-t-il, que cette aimable petite Sarah m’a promis de m’écouter quand je lui parlerais ? — Quand vous lui parleriez ? de quoi ? — Eh ! mon dieu, de ce qu’on dit si volontiers à une jolie fille ! — Ah ! je vous entends. — Et puis elle m’a donné des choses précieuses, là, des choses qui ne sont pas pour tout le monde. — Quoi donc ? — Tenez, camarade, voyez, un peu de thé ; un petit sac de café, et puis des graines avec quoi je ferai ma fortune : semées dans mon petit jardin, j’en fournirai le gouverneur et tous les milords d’Écosse[5]. — C’est très-bien, mon brave, mais que s’ensuit-il de là ? — Eh bien ! — Eh mais ! est-ce qu’on peut refuser sa fortune et un peu de complaisance de Sarah ? écoutez, il faut que votre gentilhomme prène des habits bien simples, oh ! mais bien simples, entendez-vous ? — Des habits de paysan, par exemple. — Oui, c’est cela. — J’ai demandé à milord gouverneur la permission d’amener mon neveu avec moi, à la première garde, et il me l’a donnée de bonne grâce. Un de nos soldats qui est à l’hôpital militaire, a son billet de sortie pour ce jour-là. Comme le drôle a une petite maîtresse dans la ville, il sera curieux d’aller passer quelques heures à causer avec elle ; vous êtes de sa taille, vous viendrez vers la brune avec ses habits. Vous arrivez, je vous mets en faction sous les fenêtres de la jeune lady ; son balcon donne sur une cour, à l’aile gauche du château ; je glisserai une échelle de corde à Sarah, et quand la vieille sera couchée et endormie, votre jeune amant montera ; car de penser à séduire quelqu’un dans l’extérieur, il n’y faut pas penser. — Bien, mon camarade, bien ; les vingt guinées sont à vous. — Et la jolie Sarah, elle m’aimera un peu ? — Oh ! cela, mon brave, cela n’est pas de notre marché, car je n’en sais rien ; » et notre Français au fond de l’âme, ne doutait pas d’avoir la préférence sur un vieux soldat, s’il pouvait seulement voir un moment la gentille compagne d’Amélia.

Tout réussit comme ils l’avaient conçu ; Lewis et Caroline furent introduits dans la citadelle. Le soir arrive, le temps était chargé de nuages épais ; l’obscurité de la nuit devance l’heure ordinaire. Elle enveloppe cette partie de l’aile gauche du bâtiment où se trouvait la chambre d’Amélia. Une des fenêtres s’ouvrait sur la grande cour, et l’autre sur une plus petite où il n’y avait point de sentinelle, si ce n’en est une placée sur le rempart, et dont la guérite faisait face à l’appartement ; mais elle était éloignée, et quelques arbres pouvaient lui cacher ce qui se passait dans l’intérieur, quand rien n’attirait ses regards de ce côté. Tout allait bien jusqu’au moment où Caroline se trouva sous le balcon. Lewis lui avait dit de chanter à voix basse ; elle commence cette vieille chanson de Marie Stuart :

Adieu, plaisant pays de France, etc.

Sarah se présente, elle écoute ; … Amélia était derrière elle ; toutes deux balancent ; ce n’est pas la voix de sir Henry ! les aurait-on trompées ? Sarah ose parler : Est-ce vous, dit-elle ? — Oui, répond Caroline, mais c’est avec beaucoup de précaution qu’elle ose dire ce oui. À tout événement, Sarah jète son échelle. Caroline monte ; elle mettait le pied sur le balcon, lorsque le son de la trompette se fait entendre, les portes s’ouvrent, la garnison est sous les armes, le général Monk entre dans le château, et le gouverneur se présente pour le recevoir.

On n’avait pas prévu cette visite ; Amélia et son amie troublées ferment précipitamment leur croisée, laissant Caroline sur le balcon, blottie derrière une caisse dans laquelle était un superbe oranger que le gouverneur avait donné à lady Amélia.

Mistriss Madely s’était éveillée au bruit, et ne sachant d’où il venait, elle jète une robe sur elle, et vient dans la chambre augmenter le trouble de nos jeunes femmes. Bientôt on ouvre la porte, et le général vient voir Amélia qui le fait asseoir, et se place vis-à-vis de lui, le dos tourné à la fenêtre. La conversation, comme on peut bien croire, n’était pas très-animée : Monk était réservé, Amélia inquiète, Sarah appuyée sur le siège de sa maîtresse, et mistriss Madely assise un peu plus loin. Tout à coup on entend crier, Qui vive ? Trois fois le cri se répète, un coup part, une balle siffle, casse une vitre, vient effleurer le bras d’Amélia et va frapper le gouverneur à la jambe droite.

» Sir Henry ! s’écrie Amélia, dans son premier mouvement d’effroi, en courant vers la croisée ; elle se retire par réflexion, mais le général ouvre, et saisit par le bras une personne évanouie qu’il est obligé de relever et d’apporter lui-même sur un siège. « C’est un jeune homme, dit-il en s’adressant à lady Amélia ! Sarah, qui reconnaît Caroline, se hâte de se mettre devant elle ; mais mistriss Madely l’a reconnue ; elle la nomme.

« Malheureuse ! lui dit Amélia, en lui mettant la main sur la bouche, tais-toi, ou crains mon courroux. »

» Que dites-vous, reprend gravement le général ? vous prononcez un nom de femme, et je vois un jeune homme… imprudent sans doute… !

» Il venait pour moi, reprit Sarah, je le connais, et c’est moi qui lui ai facilité le moyen de venir sut ce balcon, où je voulais l’entretenir.

» Général, on veut tromper votre grandeur, s’écrie mistriss Madely ! ce prétendu jeune homme est une fille ; c’est celle qui a sauvé Charles Stuart, et sans doute elle s’est introduite ici pour tuer ma maîtresse, ou peut-être vous-même. — Vous êtes un monstre, mistriss Madely, dit Amélia !… — Et une insensée, reprit le général ; ce jeune homme ne peut avoir de dessein criminel ; le coup est venu de plus loin que ce balcon. — Il ne faut pas moins s’assurer de sa personne, dit le gouverneur. — Oui, oui, répondit Madely ; elle est dénoncée au gouvernement. — De pardieu, taisez-vous, reprit sévèrement le général ; êtes-vous là pour nous apprendre quels sont nos devoirs, et les mesures qu’ils nous dictent ? — Je vous dis, milord, que c’est miss Caroline, cette vagabonde qui a favorisé la fuite de Charles Stuart, et qui est cause que madame Amélia est ici ; et si vous la laissez échapper, vous en répondrez à milady Falcombridge. »

Monk irrité fit un mouvement d’impatience, et dans ce moment Caroline reprenant l’usage de ses sens, Amélia avertie d’une précaution que lui-même semblait dicter, prit Madely par la main, et voulut la conduire dans sa chambre ; mais cette femme était furieuse ; elle cria tant, elle accusa tellement Caroline, que le général, cédant aux soupçons que le gouverneur irrité pouvait concevoir, donna l’ordre de conduire Caroline en prison ; mais il ajouta qu’il voulait que le jeune homme (car il appuyait toujours sur ce mot), fût traité convenablement. Amélia se vit donc séparée de sa chère Caroline, sans même oser l’embrasser ; et Caroline, soutenant son rôle avec courage, la salua respectueusement, et dit tout bas à Sarah : » Tout est fini, je suis perdue ! »

Comme elle touchait le seuil de la porte, le canon se fait entendre : on crie de toutes parts : Aux armes ! aux armes ! La garnison se rassemble, la cour se remplit de soldats, les chefs courent, et le premier soin du gouverneur est de faire emmener Caroline, d’enfermer lady Amélia, Sarah et Madely, et de visiter les chambres des autres prisonniers. Le gouverneur était trop blessé pour aller sur la brèche, car il s’agissait ici d’une surprise, et Monk soupçonna aussitôt le comte de Gleincarn, le lord Balcarras, et le général Middelton qui, depuis quelque temps retirés dans les montagnes, ne s’étaient pas encore soumis. En effet, à peine s’était-il mis en état de défense, à peine s’était-il informé des ressources de la place, que l’ennemi parut sous les murs du château, et commença l’attaque.

Monk n’était pas facile à vaincre ; il portait dans les combats le même sang-froid que dans sa vie privée ; mais les Écossais étaient enflammés par ce désespoir qui accroît le courage, et fait chercher enfin la victoire ou la mort. Ceux qui commandaient étaient tous échappés de la bataille de Worcester ; c’était leur dernière tentative, et Monk crut un moment qu’il serait vaincu. Le gouverneur, remarquant combien l’assaut devenait terrible, voulut pourvoir à la sûreté des prisonniers, et donna ordre qu’on les fit descendre dans les souterrains du château, où ils seraient au moins en sûreté de la vie. Mais de quelle surprise fut-il frappé, lorsqu’on vint lui dire que lady Amélia et sa jeune compagne avaient disparu, et qu’on n’avait trouvé dans son appartement que la vieille gouvernante qui se lamentait et jurait que des officiers étaient venus, avaient jeté des manteaux sur les deux prisonnières, et les avaient enlevées dans leurs bras.

Quant à l’infortunée Caroline, elle était encore dans le lieu écarté où on l’avait conduite ; le gouverneur, au désespoir se fit porter sur les remparts, et à peine y était-il arrivé qu’il y perdit la vie, que désormais il ne pouvait conserver avec honneur. Son lieutenant fit descendre mistriss Madely et Caroline dans la chambre inférieure. La victoire fut long-temps incertaine ; mais la fortune de Monk l’emporta, et les assiégeants furent repoussés avec une telle perte de munitions et d’hommes, que ce dernier effort les fit fuir dans leurs montagnes pour n’en plus sortir les armes à la main.

Quand la tranquillité fut rétablie, Monk, appelant les officiers auprès de lui, apprit la mort du gouverneur et le singulier enlèvement d’Amélia et de Sarah ; il fit venir Madely qui voulut commencer ses imprécations contre Caroline.

Je ne vous demande pas, lui dit le général, ce qu’ont fait les autres ; répondez pour vous-même : vous avez favorisé l’évasion de votre maîtresse ?… Moi, milord ?… Oui, vous ; et il faut me dire en quelles mains vous l’avez remise. — Mon dieu, mon dieu, milord, que notre sauveur me maudisse, si cela est ainsi ! — Qui donc peut vous avoir empêchée de crier, d’appeler au secours, d’avertir enfin ? — Eh ! qui vous dit que je n’ai pas crié, Milord ? au bruit d’enfer que l’on faisait, qui aurait pu m’entendre ? Et puis, croyez-vous que ceux qui l’ont enlevée, m’ayent laissée libre ? L’un d’eux m’a brutalement saisie par le bras, et sans égard pour mon sexe, m’a jetée sur le lit d’Amélia, me menaçant de me tuer, si je continuais à retenir ma maîtresse. Je croyais aussi qu’ils voulaient m’emmener, mais ils ne l’ont pas voulu, et ils ont préféré cette petite Sarah… — Et qui sont ces gens-là ? — Des officiers. — Tous étaient auprès de moi. — Ah ! je vous réponds que c’étaient des officiers ; je connais bien leurs habits. — Je n’y comprends rien, reprit Monk ; mais vous étiez présente ! vous n’avez pas fait de résistance ! vous étiez sûrement d’accord ! vous répondrez au conseil de guerre de la personne de votre maîtresse et de son évasion. »

Elle jeta des cris perçants, appela en témoignage milady Falcombridge qui savait bien, dit-elle, qu’elle n’avait pas pu lui manquer de fidélité. Monk la fit conduire en prison, et se fit amener Caroline ; mais il voulut être seul avec elle.

« Eh bien, lui dit-il, jeune homme, Amélia est sortie de ces murs ! pendant le combat, on l’a dérobée à la vigilance du gouverneur. — Amélia est libre ! Ô Dieu ! que ton nom soit béni, dit-elle en fléchissant un genou et levant ses mains vers le ciel ! je mourrai contente. — Pourquoi mourir à la fleur de votre âge ? vous pouvez servir votre patrie. — Moi, Milord ! Ah ! laissons les vains déguisements… Vous me connaissez, et je connais aussi le sort qui m’attend. Si je puis emporter avec moi l’idée que mon arrivée a fait cesser la captivité de ma chère Amélia, il n’est plus qu’un seul point sur lequel je voudrais être éclaircie avant d’entendre mon arrêt. Vous me connaissez, Général, je suis cette Caroline dévouée à la vengeance d’une femme implacable, que je n’ai pas volontairement offensée. Je sais que ma tête est proscrite ; je sais que votre devoir vous oblige à me livrer au chef du gouvernement ; je sais qu’il est prévenu contre moi ; et s’il faut vivre toujours environnée de dangers, en proie à tous les genres de terreur, funeste à tous ceux que l’humanité intéresse à mon sort, je préfère, quoique bien jeune encore, être affranchie d’un pareil destin, et attendre que la dernière heure sonne pour ceux que j’aurai aimés, et les réunisse à moi pour toujours. Hélas ! je les attendrai long-temps. »

Monk sentit ses yeux mouillés, et Caroline s’apperçut qu’il en imposait difficilement à son émotion. « S’il était possible, reprit-il, de déguiser encore votre sexe ?… — Non, Milord, je vous l’ai dit, je suis lasse des maux que j’éprouve ; je ne veux plus traîner mon existence dans les tourments, séparée à jamais de celle qui voulut être ma mère, de celui qui m’avait nommée son épouse, séparée de lady Amélia, ma généreuse bienfaitrice ; après avoir troublé son repos, après avoir rompu les liens qui devaient l’unir à celui qui l’aimait, je ne veux point encore ajouter à tant de maux, et me voir la cause de votre disgrâce. Je vous demande seulement de me faire rendre les habits de mon sexe, et j’attends de votre générosité de n’être pas traînée à Londres comme une vile criminelle. Après cela, Milord, faites votre devoir, je suis résignée. Ô monsieur Melvil, ajouta-t-elle avec un peu d’exaltation ! votre élève se souviendra de vos principes ; et quand son âme ira se réunir à la vôtre, elle sera digne de partager aussi la félicité suprême.

« Quoi, répliqua le général, M. Melvil était votre parent ? — Je ne connus jamais de parent, Milord ; M. Melvil fut mon bienfaiteur, et je l’ai perdu. — Je sais, reprit le général, qu’il a été assassiné près de Barwick ; je sais qu’on n’a pu trouver les meurtriers. Mon frère regrète en lui un ami dont il a reçu des services essentiels ; c’était lorsque la splendeur où vivait notre père, surpassant de beaucoup ses moyens, eut attiré sur nous des désastres peu communs : M. Melvil nous conserva les restes d’une fortune qui aurait été totalement engloutie ; il me fit, moi, entrer au service dans le régiment du lord Goring… — Du lord Goring ! Vous avez connu le lord Goring !! — J’ai fait sous lui mes premières armes, et lorsque je fus pris par Fairfax[6], je combattais sous ses ordres. — Et sa veuve, et son fils ? — Je ne les connais pas ; mais je sais qu’ils avaient survécu au jugement du comte. »

Caroline n’en osa demander davantage à un ami de Crumwell ; lui-même ne fit aucune question, et parut vouloir terminer l’entretien.

« Je ne puis en effet, lui dit-il avec une grande douceur, me relâcher de mes devoirs, et vous dérober à l’autorité qui vous réclame ; mais je puis vous remettre moi-même aux mains du protecteur ; vous me suivrez à Londres, où je dois me rendre et vous éprouverez dans la route jusqu’où vont les égards que je crois vous devoir. » Il la quitta alors, et le moment d’après on la conduisit dans l’appartement qu’Amélia venait d’abandonner. On lui apporta des habits de femme, et dans sa prison elle put encore, quoique étroitement gardée, jouir de quelques agréments.

Elle était surprise de ce que le général ne lui avait fait aucune question sur la manière dont elle s’était introduite au château ; (elle l’était encore plus de la délivrance d’Amélia.) Comment se faisait-il que ceux qui l’avaient enlevée ne se fussent pas occupés d’elle ? Elle ne voyait que Lewis qui, dans le tumulte, et au moyen des intelligences qu’avait son vieil ami, eût pu opérer un tel miracle ; et comment Lewis l’avait-il abandonnée ? Comment Amélia elle-même avait-elle pu la laisser entre les mains d’un homme qui ne pouvait la sauver, malgré la générosité dont on le connaissait capable ? Mais à quoi pouvaient servir les réflexions ? Et ses amis, et la vie n’étaient plus pour elle qu’un songe dont la fin ne devait point être le réveil. Lady Goring, Charles, Amélia, Henry Claypole, tout était perdu. Amour, amitié, tout allait s’ensevelir dans le tombeau. La triste Caroline ne pensait plus qu’à mourir, et combien on quitte à regret la vie avant d’en avoir joui !

Lorsqu’elle revit Monk, il lui fit alors des questions sur son arrivée. Elle lui dit à peu près la vérité, sans nommer ni désigner Lewis, et sut taire son ancienne connaissance avec celui qui l’avait introduite. Elle ne parla que du désir extrême qu’elle avait de voir son amie, et feignit d’avoir fait la rencontre d’un soldat dans Édimbourg même. Monk lui demanda si elle pourrait reconnaître le coupable ? — Oui, dit-elle froidement. Monk fit défiler devant elle ceux qui restaient après le combat ; elle apperçut Lewis ; Monk l’observait avec soin, mais elle était préparée ; elle le laissa passer sans émotion apparente ; et si le général, moins attentif aux mouvements de sa prisonnière, eût observé ceux du soldat, il aurait vu le jeune français pâlir d’abord, et rougir ensuite de joie et de reconnaissance.

« Il est sans doute au nombre des morts, dit Monk ; et je ne puis que l’en féliciter après sa faute. »

Elle apprit alors de lui que c’était une sentinelle placée sur les remparts en face de la fenêtre d’Amélia qui l’avait apperçue, avait crié trois fois et tiré sur elle, ne recevant point de réponse.

Caroline était abattue lorsqu’elle rentra dans son appartement ; elle était décolorée ; ses yeux avaient moins d’éclat. Monk en fut touché : « Madame, lui dit-il, rassurez-vous, un devoir austère m’oblige de vous conduire à Londres. Je vous l’ai dit moi-même. Mais ne vous livrez pas au découragement, milord protecteur… — Est prévenu contre moi par sa fille. — J’ai quelques droits à sa confiance, et je puis balancer peut-être les avis d’une femme. Je vous prie de vous rassurer ; de trop vives inquiétudes sembleraient un défaut de confiance… — Milord, il faut peut-être un courage peu commun pour s’avancer au devant d’une mort certaine ; mon sexe n’est pas fait pour de semblables épreuves ; cependant on ne me verra pas la recevoir non plus avec lâcheté. Je n’ai point trahi l’État, je n’ai pas mérité la haine de milady Falcombridge ; c’est assez pour ne pas m’avilir, mais je regrète des amis, des amis bien tendres, Milord, et leur souvenir excite dans mon âme un combat que je ne puis définir, et qui sans doute s’affaiblira lorsque le dernier moment sera moins éloigné. Je sens qu’alors l’injustice et l’indignation rendront à mes esprits le ressort nécessaire pour abandonner la vie sans faste, sans orgueil, mais avec dignité. » Monk se sentit touché ; il la quitta, et ne la revit plus qu’au moment du départ. Toutes les perquisitions qu’il put faire dans l’intérieur du château, ne lui donnèrent aucun éclaircissement sur ceux qui avaient facilité l’entrée de Caroline. Lewis ne fut l’objet d’aucun soupçon, non que son vieux camarade fût encore vivant, non que celui dont il avait pris la place ne fût resté à son poste ; mais tous avaient un intérêt égal à garder le secret. L’officier qui avait trouvé Lewis à la place de l’autre soldat, n’avait nulle raison à éclaircir comment cette affaire s’était passée, lorsqu’il eût pu lui-même être accusé de négligence, et s’exposer à être puni.

Comment Amélia était sortie, était une autre énigme difficile à expliquer. Mais rien ne put dévoiler ce mystère. La mort du gouverneur le dérobait à un châtiment rigoureux, il fallait une autre victime ; mistriss Madely, vieille et méchante, fut celle que choisit Monk ; il dépêcha un courrier à Çrumwell, lui rendit compte de tout, et rejeta le complot sur cette femme, en lui apprenant au reste que Caroline était dans ses mains, mais le suppliant de garder le secret sur ce point, avant qu’il eût pu l’entretenir sur cette jeune femme qu’il n’avait pas pris la liberté d’interroger, mais qui lui paraissait plus digne de pitié que de courroux. Le protecteur avait des raisons de ménager Monk ; il connaissait son habileté dans l’art militaire, sa fidélité dans les fonctions qui lui étaient confiées, et cet art difficile de manier les esprits, qui dans si peu de temps lui avait soumis l’Écosse et opéré la réunion de ce pays, sans effusion de sang et sans persécutions.

Après la décadence de sa famille, Monk, fils cadet, avait embrassé la profession des armes ; il s’était trouvé aux expéditions de Cadix et de l’île de Rhé. La paix ayant été conclue avec les Espagnols, il fit un plus heureux apprentissage dans les Pays-Bas ; et sous le lord Goring il commanda deux cents hommes, dont cent étaient volontaires, tous hommes de naissance, tous riches, et en état de s’équiper et de vivre avec magnificence : tel était alors un usage militaire introduit dans toute l’Angleterre[7]. Il revint dans sa patrie au commencement des guerres civiles, et fut employé contre les Irlandais rebelles. Bientôt, à la tête de son régiment, il donna des preuves de son habileté dans l’art de la guerre, et d’un calme réfléchi. Son humeur égale et son humanité lui attachèrent les soldats. Étranger en apparence à tout ce qui était esprit de parti, et tandis que tout autour de lui régnait la rage qu’il inspire, il portait au milieu de tous une tranquillité par laquelle il venait à bout de les maîtriser. On finit cependant par inspirer au roi des soupçons sur ses opinions, et il fut suspendu de ses fonctions. Il vint à Oxford et se justifia ; son régiment lui fut rendu, mais au siège de Nantwick, il fut pris et conduit à la tour. Il y passa deux ans dans la solitude et la pauvreté. On lui avait pendant ce temps fait des offres de s’attacher au Parlement, et il les avait refusées ; mais Crumwell ne fut pas plutôt maître du gouvernement qu’il lui fit proposer de nouveau de servir contre les rebelles Irlandais. Monk ne jugea pas à propos de refuser, avec sa liberté, les moyens de se distinguer encore. Il combattit en Irlande contre le comte d’Ormond, et contre Charles II en Écosse. Ce fut alors qu’après la défaite de ce prince il demeura revêtu du suprême pouvoir et investi de la confiance illimitée du protecteur. Ce fut alors que l’impartialité d’une administration, douce et ferme à la fois, contint d’abord et ramena peu à peu ce misérable peuple soumis au joug d’une nation qu’il haïssait. Crumwell l’aimait, et peut-être a-t-il été le seul des hommes attachés à son gouvernement, qui, presque égal à lui en autorité, n’ait pas eu à se défendre d’un seul soupçon.

Monk, prévenu en faveur de Caroline, par un sentiment d’estime qu’elle savait commander, ne se flattait pas sans raison d’adoucir le sort de sa prisonnière ; mais il n’était pas dans son caractère de dévoiler jamais aucun de ses projets, ni de se reposer sur des espérances. Certain que l’Écosse était désormais tranquille, il fixa le jour de son départ, et fit avertir Caroline. L’infortunée ne répondit au message du général que par un signe ; ce mot l’avait consternée. Chaque jour qui s’écoulait dans sa prison, était un jour de délai ; le moment de la quitter en fut un d’angoisse inexprimable. Sa situation toucha de pitié celui qui lui avait parlé au nom de son chef. Monk vint la voir et lui communiqua les précautions qu’il avait prises pour que son voyage ne lui fût pas désagréable. Elle reprit bientôt l’apparence de cette douce résignation dont elle avait déjà donné des marques, et remercia le général de ses bontés, le suppliant de croire qu’elle en emporterait le souvenir avec elle. Elle fut traitée avec beaucoup d’égards pendant la route, et en arrivant à Londres, il la fit conduire à la tour par un officier qui la recommanda au gouverneur.

Crumwell n’avait communiqué à sa file et à son gendre que ce qui concernait la fuite de lady Amélia, et n’avait, d’après la demande de Monk, rien dit de Caroline. Milady Falcombridge et son mari étaient affectés de cet événement suivant la trempe de leurs caractères respectifs. Le lord, tendrement attaché à sa fille, ne put se défendre d’un mouvement de joie, en apprenant qu’elle était en liberté, en même temps que l’inquiétude paternelle le forçait de se dire à lui-même « que deviendra-t-elle ? »

Adelina se livra aux emportements de la plus vive colère, surtout quand elle entendit accuser Madely de trahison envers elle.

Elle déplorait la perte d’Amélia, et mêlait à ses pleurs tant d’emportement que son mari ne put s’empêcher de lui demander si elle croyait qu’on l’eût tuée ? Mon Dieu, lui dit-il, Amélia n’a pu sortir du château d’Édimbourg qu’à l’aide de gens assez puissants pour nous la conserver, et assurément ils trouveront les moyens d’instruire un père du sort de sa fille. — Et de sauver aussi cette odieuse Caroline, pour qu’elle plonge un poignard dans le sein d’Amélia. — Vous me parlez toujours de Caroline comme d’un être redoutable ! mais citez-moi donc quels sont les illustres protecteurs d’une fille réduite à la misère, cachée sous de vils habits chez le musicien Laws, et que nul être en Angleterre n’a le droit ni le désir de réclamer. — Eh ne sais-je pas qu’elle ne cherche qu’à découvrir son Charles Goring, ou à se mettre sous la protection de Charles Stuart ? — Eh, laissez-la se réunir à des proscrits ; que vous importe son existence ? — Elle assassinera votre fille ! — Que vous êtes étrange avec vos visions, ma chère, ajouta Falcombridge ! la haine vous aveugle ; Amélia n’a rien à craindre de cette malheureuse fille qui, pour sortir ou d’Angleterre ou d’Écosse, invoquerait en vain toutes les puissances humaines. Rassurez-vous : pourvu que milord protecteur ne soupçonne ni vous ni moi d’avoir participé à l’évasion de ma fille, je ne puis que m’en réjouir, et je vous exhorte à rasseoir vos esprits.

À ces mots il la quitta, sans faire pour cette fois beaucoup d’attention à ses larmes, la liberté de sa fille ayant porté dans son cœur paternel le calme d’une joie pure. Mais l’âme d’Adelina n’était pas faite pour la goûter. Elle courut au palais, et demanda au protecteur la permission d’aller en Écosse tirer de l’indigne Madely des éclaircissements sur la fuite d’Amélia, et sur le lieu où elle l’avait fait conduire.

Crumwell comprenait difficilement comment cette femme avait eu la faculté de concevoir un semblable dessein, et des intelligences propres à l’exécuter, ni comment on l’avait laissée seule en butte à la colère de ses supérieurs ; mais le désir de se débarrasser de sa fille, dont les cris perpétuels le fatiguaient sans utilité, le détermina ; il lui accorda ce qu’elle demandait, et milady était en route pour l’Hermitage, lorsque Caroline arrivait à Londres.

Elle fut d’abord traitée assez rigoureusement par le gouverneur. Prisonnière d’État on la reçut en conséquence malgré la reçommandation verbale du lieutenant de Monk. Mais quelques heures après, d’une chambre basse et obscure où on l’avait conduite, on la transféra dans une autre moins triste et plus commode. On s’informa des besoins qu’elle pouvait ressentir après une longue route, et on lui offrit des mets plus flatteurs que ceux qu’on lui avait d’abord apportés. Elle fut sensible à ce changement qu’elle attribua au général, mais elle n’en conçut pas un plus favorable augure. Elle fit demander quelques livres de piété, on les lui accorda sans délai ; elle y puisa des consolations et montra même à ceux qui l’approchaient, une douce sérénité. Huit jours de solitude et d’ennui venaient de s’écouler, lorsqu’on vint la chercher pour la conduire au palais où Crumwell voulait l’interroger lui-même. Elle parut, non pas avec ce maintien arrogant, qui aurait l’air de braver une autorité que tout un pays reconnaît, mais avec la modeste assurance de quelqu’un qui n’a pas blessé cette autorité. Sa taille avantageuse, ses mouvements aisés et gracieux, une toilette extrêmement simple, des cheveux sans ornement et relevés sans art, toute sa personne enfin formait un ensemble dont le Protecteur fut vivement frappé. Il était seul dans son cabinet ; elle se tenait debout, il la fit asseoir et lui demanda la vérité, comme elle la dirait à dieu même. Elle la lui promit comme à son juge.

Quel est votre nom, lui demanda-t-il ? — Caroline. — Point d’autre ? — Elle fit un signe négatif. — Qui sont vos parents ? — Je n’en ai jamais eu connaissance. — Quoi donc ! êtes-vous orpheline ? — Je l’ignore : abandonnée dès le berceau, mon sort est de dépendre de la bonté des hommes. — Avez-vous véritablement conspiré en faveur de Charles Stuart, lorsqu’il était en Écosse ? — Eh, Milord, comment aurais-je pu en avoir l’intention, moi qui connaissais à peine la situation politique de l’État ! et quels auraient été les moyens d’une infortunée sans parents, et dont les relations se bornaient à l’étroite enceinte d’une chaumière ! — Mais dans cette chaumière habitaient des ennemis de l’État ! — On vous a trompé, Milord protecteur ; ceux qui m’avaient adoptée n’ont jamais manifesté de pareils sentiments. — Vous voudriez me tromper vous-même ; c’étaient des amis de celui qui régnait sur l’Angleterre. — Caroline comprit que le nom de Goring était connu. — C’était, reprit-elle, la veuve du comte de Norwick et son fils, mais lady Goring se bornait à pleurer en secret son époux, et ne chercha jamais à troubler l’État. — Elle ne respirait, m’a-t-on dit, que la vengeance ; elle y excitait son fils, elle faisait des partisans à celui qu’elle appelait son roi. — Milord, j’atteste que lady Goring n’est jamais sortie de son habitation depuis qu’elle m’y avait recueillie ; qu’elle n’a jamais reçu personne, et que je ne l’ai jamais entendue discourir des affaires d’État. — Pourquoi donc, quand milady Falcombridge eut obtenu de moi une commission d’enseigne pour son fils sous un autre nom que le sien, lady Goring l’a-t-elle obstinément refusée ? pourquoi est-elle si soudainement partie, et où est-elle allée en quittant l’Écosse ? — La santé de milady Goring déclinant chaque jour, il était peut-être naturel à une mère de vouloir mourir dans les bras du seul être qui s’intéressât à son sort. Sa probité peut-être répugnait à un changement de nom qui aurait d’ailleurs exposé son fils à de graves soupçons. Dans quel lieu elle a porté ses pas, je l’ignore ; j’étais hors de sa maison avant son départ. — On dit que vous deviez épouser son fils. — Elle m’avait nommée sa fille. — Elle connaît donc vos parents ? car milady Goring ne peut avoir choisi pour le fils du comte de Norwick qu’une fille égale à lui, le renoncement à soi-même n’a jamais été connu de ceux du parti des Stuart. — Milady Goring ne me connaît point, Milord, et les préjugés n’avaient pas d’empire sur une âme si noble. — Mais on m’a dit que Goring prétendait à la main de lady Amélia. — Milord, on vous a trompé. — On m’a dit que cette rivalité avait produit en vous des mouvements de haine pour cette jeune personne. — Moi, haïr lady Amélia, Milord ! Juste ciel ! ma bienfaitrice, mon amie ! Ah ! cette accusation serait plus horrible que toutes celles qu’on peut faire planer sur ma tête. Ah ! Milord, ma vie, mon sang, mon être, tout appartient à lady Amélia. — Il suffit ; mais vous aimez Goring ? — Oui, Milord ; je lui dois la vie, je lui dois un asile, je lui dois l’adoption de sa mère, je le considère comme mon époux ; mon dernier soupir et mes derniers vœux seront pour lui. — Vous ignorez, dites-vous, où il est ? — Oui ; cependant, si on ne m’a pas trompée, il est en France avec sa mère. — Lady Amélia prétend que vous avez guidé ses pas pour l’y conduire. — Amélia se trompe. — Qui donc avez-vous conduit à Lyme ? — Charles Stuart.

Crumwel fit en se levant un geste d’effroi. — Charles Stuart, s’écriat-il ! À la naïveté de vos réponses, j’ai cru vous trouver innocente de cette trahison, et vous me l’avouez, et vous m’avouez que lady Amélia est aussi coupable que vous ! — Milord, répondit Caroline toute tremblante, je vous dois la vérité, je ne puis la trahir.

Crumwel se remit promptement, et s’étant assis de nouveau : — De quelle religion êtes-vous ? — Je fus élevée dans la religion presbytérienne, et jusqu’à ce moment nulles raisons n’ont balancé dans mon esprit la foi dans laquelle j’ai vécu. — Et vous avez favorisé la fuite de Charles Stuart, à quel dessein ? — Je n’en avais aucun ; je n’ai point favorisé sa fuite, je n’en avais pas les moyens. Je craignais de tomber dans des mains redoutables pour moi ; je le rencontrai dans un bois ; c’était un homme, il avait du courage, il me sauva lorsque j’étais poursuivie ; il était malheureux, je lui fus utile comme j’aurais voulu l’être à tout autre. Il me proposa de le suivre en France ; mon projet était de me soustraire à d’injustes persécutions, et de rejoindre lady Goring et son fils. Prête à m’embarquer avec lui, nous fûmes séparés, voilà tout. — Lady Amélia savait avec qui vous étiez ? — Je sais bien sûre qu’elle l’ignore encore. — Et cette lettre qui m’a été remise ? — Je ne sais dans quelle erreur elle a pu vous faire tomber ; je sais moins encore comment ce billet a pu vous parvenir : mais lady Amélia n’a pas voulu favoriser Stuart, j’en suis sûre ; et moi même, je vous le répète, Milord, je n’ai eu nul dessein contraire au bien public. — Savez-vous qui vous accuse ? — Je l’ignore. — Vous m’en imposez. Moi ! — Oui, vous dis-je, vous parlez de persécutions injustes, de mains ennemies, qui prétendez-vous désigner ? Caroline garda le silence.

Parlez donc, reprit-il d’un ton impérieux. — Milord, je sais que j’ai eu le malheur de déplaire à milady Falcombridge. — Pourquoi ? Je l’ignore, mais je suis certaine qu’elle en a toujours voulu à ma liberté, peut-être même à ma vie. — C’est qu’elle sait que vous avez été toujours liée avec les ennemis de Dieu et de l’État. — Si elle le croit, elle est trompée elle-même : Amélia me rend plus de justice. — Amélia savait que vous suiviez Charles Stuart ; et lorsqu’elle vous dit que la vie et la liberté de votre compagnon sont menacées, elle ne vous par le pas de Charles Goring. Milady Falcombridge est attachée à son père et à l’État. — Je le crois, Milord, et ne prétends point lutter contre elle. Je suis loin de m’abuser ; le fait est contre moi ; la tête de Charles Stuart était mise à prix ; je l’ai suivi, je l’ai secouru, je ne l’ai pas dénoncé, j’ai encouru la peine décernée contre les coupables ; mais je n’ai pas eu l’intention de trahir l’État, de troubler l’ordre établi. Je n’ai fait aucune réflexion, j’ai été imprudente, mais non criminelle, et j’emporterai au tombeau cette idée consolante. — Qui vous dit que vous êtes condamnée ? — Ah ! Milord, vous êtes père, milady est puissante ! elle a en sa faveur les titres et la fortune ; moi, je n’ai que mon innocence ! — Croyez-vous, Caroline, que l’innocence n’ait pas aussi des droits sur moi ? rassurez-vous ; toujours occupé de m’unir à l’esprit saint, je le cherche dans les cas difficiles ; je connais la parole de dieu, j’espère ; je dis que je l’aurai toujours pour règle de ma conscience et de mes précautions. Je sais qu’il y a des hommes qui marchent dans des sentiers obscurs, par la volonté de dieu et de la providence. On ne peut leur en vouloir ; car, qui aime à se promener dans l’obscurité ? Mais la providence dispose ainsi : et quoiqu’en péchant l’homme puisse imputer à la providence sa propre folie et son aveuglement, il est cependant en péril, car la volonté de dieu peut maintenir les hommes dans les ténèbres. Je vous dirai donc, Caroline, que j’ai acquis une longue expérience de la providence ; et quoiqu’il n’y ait aucune règle sans ce mot, ou contre ce mot, cependant il y a beaucoup d’apparence que je sais en faire l’application en certains cas. Allez, et laissez-moi chercher dieu à votre occasion. Je dois dire quelque chose pour moi-même, pour mon propre esprit, et je ne suis pas scrupuleux sur les mots, ou les noms des choses qui n’en ont pas[8].

Dans les articles de son interrogatoire, Caroline n’avait remarqué nulle diffusion ; mais quand elle entendit ce discours, auquel elle ne comprit que très-peu de chose, elle demeura immobile, et ne savait plus si elle devait attendre une explication. Mais Crumwel qui n’avait plus rien à dire, appela ses gardes, et la fit reconduire à la tour où elle fut mieux accueillie et mieux traitée encore qu’auparavant. Ces égards lui apprirent qu’elle devait s’attendre à quelque indulgence, et l’en instruisirent mieux que les paroles dont elle cherchait vainement à expliquer le sens positif.

Cependant milady Falcombridge courait en hâte à Édimbourg. Là elle apprit tout ce qui s’était passé ; elle demanda à voir Madely ; on n’osa le lui refuser. Elle entra dans la prison, et la vue de cette femme redoublant sa fureur, elle ne s’expliqua que par un torrent d’injures et de menaces. Elle était tellement hors d’elle-même qu’elle s’oublia jusqu’à la frapper. Maltraitée à tort, Madely répondit avec moins d’humilité qu’elle ne s’y attendait, et il y avait des témoins de cette scène. Elle sentit apparemment qu’il était dangereux de l’irriter davantage ; car, sur l’invitation d’un officier présent, elle voulut bien condescendre à écouter les raisons que la prisonnière lui expliqua d’un air de mauvaise humeur. Milady alors versa des larmes sur la perte de sa belle fille qui ne devait plus s’attendre qu’à une captivité plus rigoureuse, ou bien à un exil éternel. Apprenant ensuite que Caroline s’était introduite dans le château, elle ne douta pas que ce ne fût elle qui eût contribué à l’évasion d’Amélia, quoiqu’il parût inconcevable qu’elle n’eût pas fui avec elle. Mais elle fut interdite lorsqu’elle sut que Monk l’avait emmenée avec lui. La trouver sous une protection aussi puissante auprès de Crumwell, c’était un coup plus terrible que la disparition d’Amélia. Elle pâlit, se troubla, ne fit que balbutier quelques mots, et tomba dans un évanouissement qui cette fois n’était pas joué. Madely semblait triompher du désespoir de sa maîtresse ; et quand elle sortit appuyée sur l’officier, elle lui fit un geste menaçant qui fut remarqué et interprété. Celui qui commandait au château en attendant la nomination d’un nouveau gouverneur, eut pour Adelina toutes les attentions qu’il devait à la fille du Protecteur, et lui permit même de revoir encore une fois mistriss Madely. À cette seconde entrevue, elle la traita beaucoup plus doucement, s’excusa sur l’erreur où on l’avait jetée, et lui promit qu’elle lui ferait bientôt rendre sa liberté. Elle lui fit même des présents, et n’oublia rien pour se faire les honneurs d’une ample réparation de l’injustice dans laquelle elle avait été entraînée. Elle partit en déplorant encore la perte de son Amélia, et il était facile de voir que sa douleur était extrême, car ses yeux noyés de larmes attestaient qu’elle en répandait, lors même qu’elle n’était vue de personne. Mais si l’on était tenté de partager son désespoir et d’admirer sa tendresse pour sa belle fille, ses imprécations contre la malheureuse Caroline inspiraient le dégoût et même une sorte d’horreur. Il semblait que cette jeune fille était assez punie de l’imprudence qu’elle avait commise, et ceux qui la croyaient exposée à la peine de mort, ressentaient bien plus de pitié sur un sort si déplorable, que de courroux pour une faute pardonnable à son âge et à son sexe.



CHAPITRE XII.



Cependant Crumwell avait pris de l’intérêt à Caroline. Outre sa figure, il avait remarqué en elle des manières polies, un langage pur et beaucoup de simplicité ; cet attrait puissant et dont peu de femmes sentent bien le prix, cet ensemble enfin, qui n’était pas la beauté idéale, mais

La grâce plus belle encore que la beauté


avaient fait une impression très-vive sur le Protecteur. Il la revit et la trouva moins troublée, moins interdite et par conséquent encore plus aimable. Il lui permit de recevoir quelques personnes dans sa prison ; elle demanda si elle pouvait espérer que Fenny Claypole ne dédaignerait pas de la voir, et Crumwell fit avertir sa fille, en paraissant désirer qu’elle se rendît à sa prière. Fenny s’intéressait trop à lady Amélia et à son fils, pour refuser d’essuyer les pleurs d’une infortunée qu’ils aimaient. Elle accourut à la tour, quoique déjà faible et languissante.

Caroline vint se jeter dans ses bras, et lui montrant la chaîne et le médaillon que Henry lui avait donnés, elle réclama la protection dont ce présent avait été le gage.

Fenny soupira de ce que tant d’événements l’avaient empêchée de le lui présenter plutôt. » Alors, lui dit-elle, j’aurais pu vous garantir de tous les maux qui sont venus fondre sur votre tête ; mais à présent que puis-je pour vous ? Je pourrai seulement entretenir les bonnes dispositions de mon père ; il semble s’adoucir en votre faveur ; peut-être il fera grâce à votre jeunesse, si toutefois milady Falcombridge ne vient pas l’aigrir encore, et lui faire regarder votre perte comme essentielle à sa sûreté. Mais qu’avez-vous donc fait à cette femme, pour encourir de sa part une haine implacable ? »

Combien cette question était embarrassante ! Caroline se trouvait toujours placée de manière à ne pouvoir s’expliquer. Pouvait-elle découvrir à un père, à une sœur, qu’aveuglée par un penchant criminel, l’épouse du lord Falcombridge haïssait en elle l’amante du jeune Charles Goring ? Amélia même respectait trop son père pour avoir jamais rien fait entendre à la généreuse Fenny. Mais Henry n’était pas retenu par les mêmes égards, et Caroline ne savait pas qu’en lui faisant cette question, Fenny était aussi bien instruite qu’elle-même. Cependant elle fut touchée de la retenue de Caroline, et abandonna ce sujet de conversation. Le point le plus intéressant à traiter ensuite était la circonstance par laquelle elle s’était trouvée au château d’Édimbourg. Caroline lui raconta tout ce qui s’était passé, et le motif qui lui avait fait quitter la retraite où Henry Claypole l’avait placée. » Je me serais détestée, Madame, dit-elle, si j’avais fui l’Angleterre sans savoir si je ne pouvais encore, en me livrant moi-même à mes ennemis, rendre à lady Amélia son innocence et sa liberté. Je suis parvenue à monter sur son balcon, et la fatalité qui me poursuit m’a privée des douceurs d’un entretien avec elle. Aperçue par une sentinelle, j’ai pensé être tuée par elle. Une balle qui m’était destinée a blessé le gouverneur qui, dans ce moment, était chez Amélia. J’ai été découverte sur le balcon, étroitement enfermée au moment de l’attaque, et appelée ensuite devant le général Monk qui m’apprit qu’Amélia était libre. Je ne conçois pas, ajouta-t-elle, comment elle a pu le devenir ; je ne vois que le jeune français qui ait pu opérer sa délivrance ; mais pourquoi m’aurait-il abandonnée, moi qu’il avait conduite, moi qui lui étais recommandée par votre fils, et comment n’a-t-il pas suivi lady Amélia, et s’est-il pour ainsi dire consigné dans le château, exposé à être ou nommé par moi, ou trahi par quelques uns de ses camarades ? Plus que tout cela, le sort d’Amélia m’inquiète. Quel est le lieu qui peut la dérober aux regards ? Sa belle-mère va la faire chercher en tous lieux ; le Protecteur lui en fournira les moyens, et si elle est retrouvée, sa prison sera plus triste et plus obscure. — Généreuse enfant, reprit Fenny, dans la position où vous êtes, c’est Amélia qui vous occupe ! Ah ! Madame, si ma captivité pouvait rendre à cette fille céleste sa liberté, son état paisible et la main de sir Henry, croyez que je voudrais rester dans la tour. Je ne me vanterai pas du fastueux effort de sacrifier volontairement ma vie ; Ah ! sans doute elle dut m’être chère, et l’espoir qui ne s’éteint jamais me montre encore dans un long avenir sir Charles Goring et sa mère. Oui, madame le charme d’un premier amour (car vous savez cette partie de mon histoire), m’attache encore à l’existence, et je ne voudrais pas mourir sans savoir du moins où respirent les objets d’un attachement et d’une reconnaissance éternels ! — Fenny fut touchée ; elle versa des pleurs, elle embrassa Caroline, mais elle jugea que ce n’était pas un de ces caractères qu’on éblouit d’un espoir trompeur ; elle sentait trop profondément, elle avait le coup-d’œil trop juste, pour ne pas voir toute l’horreur de sa position.

L’heure accordée venait d’expirer, et Fenny la quitta. Crumwell lui avait ordonné de se rendre chez lui. — Vous avez vu cette fille ? — Oui. — Qu’en pensez-vous ? — Je crois qu’il est difficile de la condamner. — Et difficile aussi de l’absoudre… ! — Je ne sais comment la politique peut faire envisager sa faute. — Comme un crime d’état. — Mon père, je me tais. — Non, dites-moi, de quel sang la croyez-vous née ? — Je l’ignore ; je ne puis voir en elle qu’une éducation très-soignée, beaucoup d’élévation dans l’esprit, des manières délicates, et tout cela s’acquiert difficilement dans un dénuement absolu de fortune et d’état. — Cependant elle ne connaît pas ses parents ! — Il y a long-temps que des persécutions exercées tour à tour par différents partis, ont forcé tant de familles à s’expatrier, qu’il ne serait pas étonnant que cet enfant eût été déposé au moment d’une fuite précipitée, et abandonné ensuite par un enchaînement de malheurs. — Cet Écossais qui l’a élevée, a donc été assassiné ? — On le dit, et elle n’a reçu de lui aucune idée sur son origine. — Il fut tué dans un voyage qu’il avait entrepris, disait-il, pour lui rendre son état ? Elle en avait donc un ? — Cela paraît probable. — Il suffit ; je réfléchirai encore, et je prie dieu qu’en cherchant pour elle son esprit saint, il puisse m’inspirer selon le salut de l’état et la gloire de son nom.

Que répondre à ce langage ambigu qui ne faisait rien présumer de favorable ou de contraire ? Fenny demanda s’il lui serait permis de revoir Caroline. Il hésita, et finit par dire à sa fille qu’elle le saurait. Mistriss Claypole savait bien qu’elle avait dans les mains des preuves que les parents de Caroline avaient eu en leur possession des objets d’un grand prix, et qui annonçaient beaucoup de magnificence. Mais comme il n’était pas certain que ces joyaux trouvés dans la cassette de M. Melvil appartinssent à l’orpheline, comme Fenny ne pouvait démêler le vœu de son père en faisant de semblables questions, elle desirait au moins revoir Caroline, avant de faire usage de ces apparences de rang ou de fortune.

Crumwell avait été vivement frappé des charmes de cette innocente victime ; il fut intérieurement flatté de voir que Fenny Claypole sa fille favorite avait pris à elle un vif intérêt ; mais sans démêler la cause de l’aversion de milady Falcombridge, sans savoir si elle était fondée ou non, il redoutait ses clameurs et le tort qu’elle pouvait lui faire dans l’esprit de ses amis, et par suite dans l’armée, au sein de laquelle il remarquait un esprit de sédition qui l’inquiétait fortement. Il désira que milord Falcombridge vît la jeune prisonnière, afin d’opposer au-moins son suffrage à l’injuste haine de sa fille ; et afin de l’engager à son parti, il lui promit de ne point faire faire de recherches trop sévères sur l’imprudente fuite d’Amélia, et de lui laisser choisir sa retraite, soit en Angleterre, soit en pays étranger.

Lord Falcombridge qui, par caractère, n’était pas disposé à la rigueur ; qui par tendresse pour sa fille, l’était plutôt à favoriser une personne qu’elle aimait ; qui portait dans son ménage plus d’amour de la paix que de confiance dans les idées de sa femme, profita de la permission que le Protecteur lui donnait.

Un matin, Caroline à côté d’une fenêtre de sa prison, était assise devant une petite table sur laquelle était une bible ouverte ; elle ne lisait plus, elle tenait son mouchoir serré sur ses yeux, et au travers d’une main de la plus parfaite beauté, on voyait couler quelques larmes. Milord entre sur les pas du garde qui allait annoncer le gendre de Crumwell, il apperçoit cette femme intéressante dans cette attitude mélancolique ; il s’arrête, on le nomme, elle se lève soudain avec un geste d’effroi et découvre son visage. Milord fit un mouvement de surprise ; il a dit depuis qu’il sentit en la voyant un mélange de tendresse et de pitié dont lui-même fut surpris. Elle témoigna un profond respect, et tous deux s’assirent, sans oser ni l’un ni l’autre se parler, et à peine se regarder. Elle voyait un homme d’une très-belle figure, quoique plus âgé qu’elle ne le croyait, et qui portait dans ses traits l’image d’une parfaite tranquillité d’âme. C’est donc là, se disait-elle, l’époux malheureux d’une femme dépravée ! quels liens forme quelquefois l’hymen ! » Est-ce là, se disait-il, l’objet d’une haine si étrange ! Est-ce donc parce qu’elle est si jeune et si belle ? À quels caprices l’imagination d’une femme n’est-elle pas sujette !

Enfin on rompit le silence ; mais la question la plus simple qui se présentait de la part de tous ceux qui la voyaient, devenait encore bien plus embarrassante dans la bouche du lord ! Que dire au mari de sa rivale, surtout quand cet honnête homme lui demandait s’il était vrai qu’elle eût formé des desseins contre la vie d’Amélia. Frémissant de l’idée d’une pareille horreur, elle ne pouvait que nier une semblable allégation, et dire seulement que milady était étrangement abusée, mais qu’il était à craindre pour elle qu’elle ajoutât toujours plus de foi aux insinuations de sa confidente qu’à la justification d’une personne jetée dans le monde sans amis et sans protecteurs. — Vous en aurez, lui dit alors affectueusement lord Falcombridge, si, comme je le crois, votre présence a produit sur le Protecteur l’effet qu’elle produit sur moi, je vous garantirai de toute prévention contraire. Milady a des lumières ; ce n’est pas sans doute une femme ordinaire ; sa tendresse pour ma fille lui donne des droits sur mon cœur, mais non celui de vous accabler d’une haine dont je ne conçois pas le motif. — Ah ! Milord, si j’étais assez heureuse pour acquérir un protecteur tel que vous !… mais serait-ce bien moi qui oserais l’espérer ? et en disant ces mots les larmes de Caroline oppressaient son cœur, et coulaient sur son sein. Par un mouvement de reconnaissance bien naturel dans sa position, elle fléchit un genou devant lui et lui tendit les bras. Lord Falcombridge la relevant aussitôt, la serra contre son cœur, et mêlant ses pleurs aux siens : « Que vous êtes séduisante, lui dit-il ! ô Caroline ! où prenez-vous l’empire que vous avez sur tous ceux qui vous connaissent ? Adieu, ma fille, adieu, comptez sur moi, comptez désormais le père d’Amélia au nombre de vos amis.

Caroline éprouvait un extrême attendrissement de la bonté du lord Falcombridge. Sa présence avait été pour elle d’un prix inestimable ; elle le perdit de vue à regret, mais bientôt elle se souvint que sa principale vertu domestique était l’amour de la paix, c’est-à-dire, que son peu de caractère et les vices de sa femme auraient bientôt imposé silence à sa loyauté. Elle finit par le plaindre et par compter peu sur une semblable protection. Crumwell la vit une seconde fois, sans s’expliquer plus clairement avec elle ; mais elle fut encore mieux traitée dans la tour ; on veut pour elle plus d’égards, plus de soins ; on lui accorda tout ce qu’elle demandait pour charmer ses ennuis. Ce fut surtout à la peinture qu’elle donna la préférence. Cet art convient mieux peut-être que la musique à celui qui est accablé par le malheur. La musique a trop d’empire sur l’imagination ; elle tend trop à l’exaltation ; elle peut être quelquefois l’expression d’une douleur profonde, mais elle n’en est pas toujours le remède. Elle traça de mémoire sur la toile une image frappante de lady Amélia, et lorsqu’elle l’eut achevée, elle pria le gouverneur de la tour de la faire porter à milord Falcombridge qui la reçut avec transport et la fit voir à Crumwel. Cet ouvrage était frappant de ressemblance, et les couleurs étaient habilement maniées. Il admira ce talent dans une femme qui déjà lui avait paru au-dessus des femmes ordinaires. Il voulut faire à milord quelques ouvertures sur ce qu’il pensait ; mais ce fut avec tant d’ambiguïté, dans un style si entortillé, si éloigné de sa pensée, que son gendre ne comprit rien à son discours, sinon que Caroline n’avait pas à craindre beaucoup de rigueur.

Le mauvais succès de cette première harangue, détermina cependant le Protecteur à s’expliquer plus clairement à sa fille Fenny ; il alla lui-même dans sa retraite, et lui dit que l’esprit saint exigeait de lui une grande régularité de mœurs ; mais qu’il ne lui défendait pas les distractions permises aux plus simples citoyens ; qu’il connaissait bien le sens des préceptes, et la différence que les actes avaient souvent avec ce même précepte, mais que Dieu se manifestant à lui, ne lui avait pas interdit les joies humaines, puisque la chair étant faible et l’esprit fort, l’esprit faisait envers les sens ce qu’il faisait à l’égard de la lettre, puisqu’on disait ordinairement que la lettre tue, et que l’esprit vivifie ; que cependant Caroline était sans parents, et qu’en ce sens l’esprit ne pouvait vivifier ce qui n’existait pas ; que la suprême magistrature dont il était revêtu ne lui permettait pas, selon l’esprit de dieu, de vivifier ce que disait la lettre, mais que sous le sceau du secret il pouvait, sans causer de scandale, prononcer le mot qui en effet rendrait la vie à celui qui avait cru la perdre, et ferait naître la joie du paradis, à la place des peines de l’enfer ; qu’il la choisissait pour porter à la prisonnière des paroles douces comme le miel du désert, et de la préparer à ce que l’esprit du christ lui avait inspiré.

Fenny Claypole accoutumée au langage de son père, finit enfin par le comprendre. « Quoi, mon père, vous voudriez épouser Caroline ! — Vous m’ayez entendu, ma fille, lui dit-il, c’est une preuve que vous êtes inspirée comme moi, et je ne pense pas que ce mouvement de la grâce céleste puisse déplaire à ma famille. — Quant à moi, répondit mistriss Claypole, je n’y mets pas d’obstacle, mais je ne réponds pas de milady Falcombridge, ni de mes autres sœurs. — Vous savez que votre suffrage m’est plus cher que le leur, Fenny, et que je voudrais que l’esprit de dieu vous rendît plus accessible à la persuasion sur tous les points. — N’en parlons pas, mon père ; je vous supplie de ne pas essayer la discussion sur ces points dont vous parlez. — Soit, mais je vous charge de voir Caroline et de la pressentir sur mon projet, sans cependant le lui dévoiler en entier. On ne sait pas quelles inspirations peuvent venir à la suite de mes communications avec le christ. — Mon père, quand vous parlez d’épouser Caroline, permettez-moi de vous observer que le rang auquel vous êtes parvenu ne vous permet pas peut-être d’y élever une fille digne par ses vertus et son éducation d’un sort brillant, mais dénuée de ce titre que le plus pauvre apporte en naissant, puisqu’au moins il connaît son origine. — Si Dieu m’inspire en sa faveur, je sais aussi qu’il ne peut vouloir que je la reconnaisse publiquement.

Fenny pâlit à ce mot ; elle savait bien que Caroline ne serait pas la première femme que son père aurait trompée par les apparences d’une secrète union, et qui n’aurait, obtenu pour prix de sa confiance que le déshonneur, l’illégitimité de ses enfants, et même la prison, si l’on avait osé se plaindre. Crumwell essaya de la rassurer ; mais il ne put le faire, et si elle ne lui refusa pas de voir Caroline, ce fut par prudence, et pour se réserver le pouvoir de la conseiller. Fenny parlait peu de mœurs et de vertu ; ces mots ne sortaient point avec emphase de sa bouche ; elle n’avait pas besoin d’afficher ce qu’ils présentent d’idées aimables et douces ; elle était simplement ce qu’elle devait être, et tout le monde le savait. Il ne fallait pas au reste une grande austérité pour ne pas vouloir exposer une innocente fille à devenir la victime de sa crédulité. Elle vit donc sa jeune amie, et lui ayant porté la cassette de M. Melvil, elles examinèrent ensemble la variété des pierreries, la richesse du collier, comme celle des bagues et de l’aigrette ; et trouvant une boîte qu’autrefois Charles Goring n’avait pu forcer, mais qui, par cette difficulté même, inspirait une plus grande curiosité, elles cherchèrent en vain le secret. Fenny allait enfin la briser, lorsque le gouverneur de la tour annonça l’arrivée de Crumwel, et Caroline supplia Fenny de dérober à sa vue ces objets précieux.

Les passions du Protecteur fermentaient dans son sein avec trop de violence pour lui permettre de longs délais. Il venait s’expliquer avec Caroline, et pour la première fois, peut-être, il prit moins de détours pour arriver à son but, et fut assez concis pour se faire comprendre. Mistriss Claypole n’avait pas encore eu le temps de s’expliquer avec elle, de sorte qu’elle fut anéantie de la proposition de Crumwell. Qui doute qu’en ce moment le souvenir de Charles ne se présentât à sa pensée ? Mais elle sentit aussi qu’elle devait garder le silence à cet égard, répondre avec respect, et alléguer pour raisons d’un refus tout ce qu’elle pouvait dire contre elle même. Elle lui représenta donc l’obscurité de sa naissance, l’isolement de toute espèce de parenté et d’amis, le dénuement de toute fortune, de tout moyen d’existence, et le peu d’honneur que trouverait dans son alliance le chef de la nation anglaise. Elle ne se doutait pas que ce plan de défense, en accroissant l’estime du Protecteur, enfonçait plus avant le trait dont il était blessé. Il oublia ou voulut oublier qu’elle lui avait avoué son amour pour Charles Goring ; il réfuta tous ses arguments, et opposant sa volonté à cet égard, laquelle, disait-il, était une inspiration du christ qu’il avait longtemps cherchée avant de se déterminer, et qui ne lui défendait pas de prendre une compagne dont la société pût le délasser de ses travaux, il la quitta en lui disant qu’il allait préparer les voies du Seigneur, et disposer les esprits à lui voir accorder sa grâce, afin de la placer dans un lieu écarté, près de Londres, où il pût accomplir son dessein.

Il emmena mistriss Claypole avec lui, et laissa l’infortunée Caroline dans un abattement inexprimable. Elle avait compté un moment sur la pitié du Protecteur, mais son amour était pour elle le comble du malheur dans la position où elle était. Un refus positif était un arrêt de mort, et comment consentir à épouser Crumwell ? comment abandonner l’espoir d’être unie à Charles Goring ? comment trahir une foi jurée entre les mains de sa mère ? comment éteindre ce feu d’un amour vertueux, et comment ne pas voir l’échafaud sans frémir ? Quel moment que celui où il faudrait détromper Crumwell, et lui dire sans détour qu’elle n’était pas soumise à sa volonté ! Il ne lui restait plus qu’une espérance, c’était d’attendre qu’il l’eût fait sortir de la tour, qu’il l’eût mise apparemment dans quelque maison de campagne aux environs de Londres, et d’essayer encore de cette vie errante qu’elle menait depuis si longtemps. Elle s’arrêta enfin à ce projet, et se promit de commencer un cours de dissimulation. Quelquefois cependant elle craignait d’être gardée à vue dans la maison où elle serait logée ; mais enfin quitter la prison était un motif d’espérance, et l’espérance ne nous abandonne jamais.

Huit jours se passèrent cependant sans obtenir aucun éclaircissement du dehors ; elle était toujours de mieux en mieux traitée ; on lui témoignait même du respect. Le Protecteur lui envoya de riches étoffes à choisir ; elle s’en remit à son propre goût, et ne marqua nulle curiosité, nulle préférence. Elle ne revit plus Fenny Claypole, elle resta dans une solitude absolue ; l’impossibilité de confier à personne la foule d’idées dont elle était tourmentée la conduisit par degrés à un abattement profond ; immobile dans son triste appartement, elle n’agissait plus que machinalement. La pensée demeurait éteinte, le sentiment absorbé ; il n’y avait plus que des sensations. Elle était dans cet état quand les portes s’ouvrirent ; il entra deux officiers civils qui hui ordonnèrent de les suivre ; elle obéit, croyant qu’on allait la conduire au palais ; mais ce fut avec horreur qu’elle se vit transférer de la tour à la prison du banc public[9]. On l’y laissa sans lui donner aucune explication, et sans lui accorder aucune des douceurs dont elle jouissait à la tour. On la mit dans une chambre très-obscure ; on lui présenta des aliments sains à la vérité, mais non recherchés ; et les manières des geôliers étaient dures et grossières. Elle ne pouvait expliquer cette transition inattendue, et l’on juge bien qu’elle ne lui présageait que des maux incalculables. Deux jours se passèrent sans qu’aucun être parût s’intéresser à son existence ; mais le troisième jour tout lui fut expliqué par la présence de milady Falcombridge. Son nom la fit tressaillir ; elle se leva sans avoir la force de parler, et demeura debout, laissant libre l’unique siège qui fût dans sa misérable chambre. « Je viens savoir, lui dit cette femme, à quel titre vous avez prétendu vous faire des appuis auxquels il ne vous est pas permis de prétendre ! Quoi ! vous osez rechercher la protection du général Monk, celle du lord Falcombridge, de mistriss Claypole, et vous osez enfin prétendre même à séduire mon père ! Quelle est donc cette audace ? — Madame, si ma situation a pu inspirer quelqu’intérêt aux personnes que vous venez de nommer, en quoi suis-je coupable, et quel crime est-ce donc que de sauver sa vie, en démontrant son innocence ? — Est-il donc permis à une fille née dans la misère et l’opprobre, d’exciter l’attention des premiers personnages de l’état ?… — Dans la misère, Madame ! permettez-moi de vous dire que cela n’est pas exact ; je me rappèle confusément les deux premières années de ma vie ; la misère ne m’environnait pas alors, mais quand cela serait, elle n’est pas un opprobre. — Il y aurait déjà beaucoup de témérité à vous de solliciter artificieusement la bienveillance de ceux dont l’attention se doit à des objets d’une autre importance ; mais quand on est né comme vous d’une femme perdue… — Écoutez, Madame, reprit Caroline avec un peu de fierté, j’ignore qui étaient mes parents ; mais si j’étais comme vous le dites, le fruit de l’inconduite d’une mère, M. Melvil n’aurait pas élevé ma jeunesse avec tant de soin… — C’était aussi de sa part une folie de vous donner une telle éducation. Avec moins d’aveuglement, il devait penser que la fille de Deborah, tirée de Newgate, et de la fange de cette prison, n’obtiendrait jamais d’état, même dans la plus vile classe de la société. — Moi, fille de Deborah ! — Oui, telle est votre illustre origine ; oui, cette Deborah, jeune encore, fit à Londres un de ces voyages auxquels sont quelquefois forcées des filles de campagne. Abandonnée par un premier séducteur, livrée à la honte et à la misère, arrêtée, conduite dans les prisons, elle eut recours, je ne sais comment, à la bonté de M. Melvil ; il la retira d’un lieu infâme, la prit chez lui, et peu à peu oubliant avec elle cette sagesse dont il faisait profession, il se vit bientôt obligé de la marier afin de cacher ses propres fautes. Un homme du pays de cette femme consentit à devenir son époux, à être votre père, et reçut une dot proportionnée au sacrifice. Deborah fut renvoyée chez elle, et M. Melvil, n’osant vous nommer sa fille, fit la folie de vous élever au moins avec la même délicatesse… Arrêtez, Madame, et n’outragez pas la mémoire d’un homme de bien. Je n’ai point le bonheur de pouvoir donner le nom de père à M. Melvil. Il était incapable de faiblesse ; et quand je pourrais lui en supposer une, je sais qu’il n’aurait pas avili le lien du mariage, ni fait présent à un autre du fruit de sa propre inconduite. Peut-être suis-je fille de Deborah ; mais alors son époux est mon père ; elle a des parents dans le pays de Galles ; ses parents sont les miens, et quoique mes souvenirs ne s’accordent point avec ce que vous m’annoncez, malgré quelques indices qui peut-être s’accordent encore moins, je ne demande à Dieu que de m’indiquer une famille qui veuille me recevoir, et à Milord Protecteur, que de me rendre à cette famille, quelqu’obscure et misérable qu’elle puisse être ; si cela est vrai… — Encore un doute sur ce que j’ai la bonté de venir vous dire dans un lieu où je n’aurais jamais dû entrer ! — L’innocence l’habite quelquefois, Madame, et la bienfaisance ne rougit pas de venir la consoler ! — Je n’en rougis pas non plus, reprit milady, si l’on reçoit mes soins avec reconnaissance. Je ne vous reproche pas les projets qu’un fol orgueil vous avait fait adopter, ni la séduction que vous aviez employée envers mon père ; je pourrais croire qu’en effet votre origine vous était inconnue, si je ne vous avais pas trouvée avec Deborah, si Deborah n’avait pas tout quitté pour vous suivre, si elle ne s’était pas offerte au coup mortel pour vous réclamer ; mais cette conduite et votre attachement pour elle, sont des preuves sans réplique que toutes deux vous vous connaissiez parfaitement. — Je vous jure, Madame, que je n’eus jamais l’idée d’appartenir à Deborah. — Quoi, M. Melvil ne vous avait pas dit !… — Eh ! Madame, si j’avais connu ma mère, mon devoir ne m’aurait-il pas conduite auprès d’elle aussitôt après la mort de M. Melvil ! — Vous y avez été aussi. — Le hasard seul nous a réunies chez M. Law… — Et le hasard aussi l’a portée à vous suivre ?… Et vous avez vécu ensemble sans qu’elle vous ait parlé ?… — Je vous le jure, Deborah était peu communicative… — Vous n’en imposerez à personne par de semblables dénégations, et vous ne vous laverez pas de l’insolence d’avoir voulu entrer dans la famille de lady Goring, et ensuite dans celle du Protecteur de l’Angleterre. Non, ce sont des traits d’une audace qui mériterait sans doute un châtiment exemplaire. Mais lady Amélia veut que je les oublie ! — Lady Amélia est-elle donc rendue à milord son père ? — Vous devez penser que je n’ignore pas quel est le lieu qu’elle habite ! — Est-elle en sûreté ? — Sans doute. — Oh ! j’en bénis le ciel, cette nouvelle me console de tous mes maux, et je puis à présent vous demander, Madame, ce que vous voulez faire de moi. Quels que soient les parents qu’on veuille me faire connaître ou adopter, je les suivrai, je leur obéirai, je travaillerai sous leur toit agreste sans doute, et le souvenir de lady Amélia, et son estime, et son amitié, vivront avec moi et soutiendront mon courage. — Oui, reprit vivement milady Falcombridge, que sa résignation comblait de joie ; oui, lady Amélia vous protège encore auprès de moi ; elle veut que j’oublie vos offenses, mais elle est juste ; elle sent bien que vous devez cacher désormais votre existence ; elle veut que vous suiviez dans le pays de Galles le mari de votre mère ; et puisqu’enfin il vous avait adoptée, elle veut que vous reconnaissiez l’autorité que les lois lui donnent sur vous. Vous êtes mal préparée à des travaux rudes et laborieux, mais vous êtes jeune encore, et cet honnête homme en usera sans doute avec indulgence. Il est à Londres ; il est muni des papiers qui constatent votre état, et milord Falcombridge qui les a examinés, les a communiqués au Protecteur. Ainsi vous sortirez de cette prison pour suivre votre père ; allez ensevelir dans l’oubli vos folles prétentions, et souvenez-vous qu’on n’usurpe pas impunément au sein des familles illustres, un rang auquel on est monté quelquefois sans être issu d’un sang noble, mais du moins avec une origine qu’on pouvait avouer. Elle sortit à ces mots sans attendre de réponse. Caroline n’en aurait pu faire. Milord Falcombridge avait les papiers entre les mains ; il les avait examinés ! Crumwell, sans doute était convenu de leur évidence, puisqu’il abandonnait ses projets ! Mais comment expliquer la conduite de M. Melvil ? car M. Melvil n’était point son père ; M. Melvil ne s’était pas dégradé au point d’être l’amant d’une femme sans mœurs, et Deborah n’était point cette femme tirée d’un lien infâme ! c’étaient des calomnies que Milady inventait pour dégrader sa victime. Mais comment expliquer l’éducation que M. Melvil avait donnée à la fille de Deborah ? Que signifiaient ce voyage entrepris, disait-il, pour lui rendre son état, ces papiers, cette cassette, et ces objets précieux qui semblaient lui appartenir ? « Votre fortune est là, lui avait-il dit, et elle était fille de Deborah ! D’un autre côté, Caroline voyait dans le dévouement de cette femme les mêmes apparences que lady Adelina avait remarquées. Cependant elle ne lui avait dit autre chose, sinon qu’elle était envoyée par M. Law pour la tenir cachée à tous les regards dans les montagnes du pays de Galles. Eh ! pourquoi Deborah aurait-elle craint de nommer et d’avouer sa fille ? Cette idée la ramenait à craindre qu’en effet elle n’eût à rougir de sa naissance ; mais enfin, elle avait un père ; ce père la réclamait. Comparée à l’éducation qu’elle avait reçue, la vie qu’elle allait mener était horrible ; mais elle allait jouir de sa liberté. D’avance elle se dévouait à tout ce qui pouvait soulager la vieillesse d’un père, qu’elle supposait accablé d’une longue suite de travaux. Son cœur finit par se reposer sur cette idée pieuse ; elle se dit ensuite qu’elle devait obéir aux volontés de lady Amélia, qui apparemment savait qu’elle était réellement fille de Deborah, puisqu’elle lui ordonnait de suivre son père ; désormais le vœu le plus cher de l’infortunée était, en effet, de se dérober à tous les yeux, puisqu’il ne lui était plus permis de prétendre à la main de sir Charles Goring. Ce souvenir cependant faisait couler des larmes amères ; mais le moyen de ne pas se dire qu’on n’y pouvait plus penser ! Parmi les songes flatteurs qui bercent l’humanité, l’amour est sans doute celui dont l’attrait est le plus puissant ; et quand ses illusions disparaissent, il semble que l’âme n’est plus susceptible de mouvement, et que fugitive comme elles, elle va les suivre et s’évanouir à son tour. Ô Charles, s’écria-t-elle dans son désespoir ! Charles, il faut renoncer à toi ! Ô ma bienfaitrice ! ô mistriss Belmour, je ne vous verrai plus ! vous ignorerez le lieu qui recevra mes froides cendres ; jamais vos larmes ne mouilleront la pierre qui couvrira mon tombeau. Mon dernier soupir cherchera en vain les objets que j’adore ; il ne s’exhalera point sur votre sein, et personne ne vous dira que ma dernière pensée aura été pour l’amour et la reconnaissance !

En apprenant à Crumwell l’état de Caroline, milady Falcombridge avait cru renverser ses projets, mais elle n’avait fait que changer leur nature. Le Protecteur n’oublia point les charmes de cette fille qui, tombée à ses yeux dans une situation misérable, devait être pour lui une conquête plus facile ; il chargea un de ses confidents de la voir ; elle était toujours sous la main de la loi, comme complice de la fuite de Charles Stuart ; la mort présente à ses yeux, et le sort qui l’attendait dans une chaumière, devraient la rendre plus docile lorsqu’on lui présenterait une existence plus agréable. On ne sait s’il avait jamais eu le projet de lui donner en secret sa main et sa foi ; mais lorsqu’il fut assuré qu’elle était née d’un basse extraction, il prétendit en faire sa maîtresse. Caroline ne pouvait être ni séduite ni corrompue ; elle résista d’abord avec douceur, mais avec courage ; ensuite sa fierté irritée ne parut pas balancer entre le déshonneur et la mort. On lui représenta que ce serait une mort infâme ; elle répondit que cette infamie n’était que dans une opinion passagère comme l’esprit de parti, une opinion d’un moment, mais que son consentement serait une tache réelle. On lui dit, qu’avilie déjà par son état plus qu’équivoque, elle devait être moins scrupuleuse que toute autre. Elle répondit que son âme ne pouvait être avilie par les fautes de ses parents, s’ils en avaient commis ; que sa conscience lui appartenait, et qu’elle n’en ferait le sacrifice à personne. On osa lui dire, qu’en accompagnant dans sa fuite un prince qui n’avait pas une réputation de conduite fort sévère, elle avait déjà beaucoup hasardé la sienne ; elle dédaigna de répondre, et pria l’orateur subalterne de la laisser au moins mourir en paix. » Eh bien, elle mourra, répondit Crumwell, et il ordonna qu’on lui fît son procès. Elle le sut, et de ce moment elle parut plus tranquille, malgré la dureté avec laquelle elle fut traitée : elle souffrait sans se plaindre, sans gémir, et regardait enfin le terme fatal, comme celui des maux auxquels un aveugle destin l’avait condamnée.

Ô piété ! s’écriait-elle, ô religion ! vous me défendez d’attenter à ma vie, vous m’ordonnez de souffrir désormais des maux sans remède. J’adore les décrets d’une providence qui m’y a condamnée, et j’embrasse enfin avec joie l’arrêt qu’elle va dicter à des juges ou pervers ou trompés.

La veille du jour où elle devait comparaître, à peine les rayons de la lune pénétraient au travers des barreaux de sa prison ; couchée sur de la paille, elle était à demi assoupie ; un mouchoir était sur ses yeux que couvrait un de ses bras, lorsqu’elle se sentit touchée légèrement ; elle s’éveille, se lève sur son séant ; elle voit le geolier tenant une lanterne, éclairant deux hommes enveloppés chacun d’un large manteau et couverts de chapeaux qui ombrageaient leur figure ; elle veut s’écrier, sa voix expire sur ses lèvres ; l’un d’eux la prend par la main, sans ouvrir la bouche, se dépouille de son manteau, le place sur elle, l’en enveloppe avec soin, lui met sur la tête un chapeau semblable au sien, la confie à son compagnon, leur fait signe de sortir, et Caroline se trouve hors de la prison, et dans les rues de Londres, sans concevoir encore par quel enchantement. Appuyée sur le bras d’un homme qui l’entraîne plutôt qu’il ne la conduit, elle ne sait ni où elle est, ni ce qu’on veut faire d’elle ; elle marche d’un pas rapide, plus par instinct que par volonté, car il lui est impossible de rassembler deux idées. Elle parcourt un chemin assez long, arrive à l’extrémité d’un faubourg ; son guide frappe à une petite porte, on ouvre, une femme de quarante ans paraît avec de la lumière. » Ah ! je ne l’espérais pas, dit-elle en prenant Caroline par la main ; venez, Madame, venez vous reposer. Caroline était déjà dans une petite salle fort propre, commodément assise, elle voyait son hôtesse s’empresser à lui ôter ce qui devait la gêner, ou plutôt elle ne voyait rien, et ne pouvait que promener autour d’elle des regards incertains, quand son guide ayant ôté son chapeau, et laissé tomber son manteau, elle le fixa. » John Barclay ! s’écria-t-elle, où me conduisez-vous et d’où m’avez-vous tirée ? Le brave jeune homme s’abandonna un moment à sa joie d’avoir encore une fois sauvé l’amie de lady Amélia. Mais il ne put répondre à toutes les questions dont l’accabla Caroline, quand la surprise et la terreur eurent fait placé à un sentiment plus doux. Il fallait qu’il retournât en diligence, il fallait qu’il reparût afin d’éviter le soupçon. » Je vous laisse, lui dit-il, entre les mains de ma belle-mère ; elle n’en a que le nom, car je lui dois autant que je devrais à celle qui m’a donné le jour. Gardez qu’on ne vous voie… Un moment, John, de grâce ; qu’est devenu sir Charles ? — Sir Charles vit. — N’a-t-il point oublié la triste Caroline ? — Vous oublier, lui ! ah, ne le pensez pas ! — Et mistriss Belmour ? — Faible et languissante, elle n’aspire qu’a vous presser encore dans ses bras. — Et lady Amélia ? — Dans une retraite ignorée, mais libre et sans inquiétude, et toujours occupée de vous… — Ah ! c’en est assez, John, retournez puisqu’il le faut ; mes amis vivent, je suis satisfaite. Hélas ! je ne dois plus les revoir, mais ils m’aiment toujours, et c’en est assez pour que ma vie s’écoule avec moins d’amertume. — Je reviendrai demain, ajouta John, et je vous rendrai compte des événements qui nous ont séparés. Adieu, Madame.

Il reprit à ces mots son vêtement mystérieux, et disparut.

La belle-mère eut pour elle toutes les attentions que dicte à tous les hommes un cœur compatissant. Le plus rustique est susceptible de certaines nuances de délicatesse quand il est chargé d’un être souffrant. Caroline goûta quelque repos le reste de la nuit ; mais le soleil, qui depuis long-temps n’avait pas frappé ses yeux, vint à son réveil répandre une sorte d’amertume dans son âme. » Voilà, s’écria-t-elle en appercevant ses rayons, voilà l’ouvrage de la divinité ; elle distribue ses dons à tous les hommes : les hommes se les disputent entre eux, se les arrachent, comme si la nature, avare de ses bienfaits, ne présentait point assez de trésors à partager. Cette brillante lumière est un don de Dieu, les hommes ont fait des cachots. La terre est fertile, elle suffirait à ses habitants, ils la dévastent et la rendent stérile ; tous pourraient subsister, un petit nombre vit, le reste végète, languit et meurt. Ô Caroline, que possèdes-tu dans ce vaste univers ? une âme déchirée par le tourment de savoir aimer, et de se sentir repoussée du sein de ses amis par la misère et les préjugés ! » Le réveil est un moment délicieux pour celui qui n’éprouve aucune peine ; mais le malheureux qui compte ses jours par les souffrances de l’âme, s’effraye à la vue des heures qu’il va compter dans l’attente ou dans le sentiment des infortunes. Caroline se présenta devant la bonne femme d’un air abattu, et dans son impatience, elle trouvait Barclay trop lent à remplir sa promesse.

Il vint cependant, et les premières questions portèrent sur la séparation douloureuse qui avait été le signal de tant de malheurs ; Barclay avait été pris par les soldats qui, cherchant la trace de Charles Stuart, ne laissaient pas une route sans la parcourir, pas un bois sans le fouiller. » Le sommeil dans lequel vous étiez ensevelie vous dérobait à leurs regards, ils m’emmenèrent avec eux, et me conduisirent en prison, croyant que je pourrais donner quelques lumières sur la retraite du prince Charles. Vous savez que j’avais sur moi de l’or et des billets de banque ; me voyant arrêté, ne voulant compromettre ni vous, ni lady Amélia, ni mistriss Hartley, j’eus l’adresse de soustraire la lettre qui était adressée à cette dernière. Je prouvai que j’étais marchand, j’avais des caisses en route qui renfermaient des objets précieux. Henry Claypole n’était pas à Londres, mais lady Amélia arriva peu de jours après avec sa belle-mère ; elle apprit ma détention, elle me fit réclamer par son père. Heureusement j’étais le seul qui ne pouvait encourir la peine de désertion pour l’aventure de la chaumière, puisque j’avais déjà mon congé avant votre fuite, et ne fus employé que de bonne volonté à cette surveillance. Milord me fit rendre la liberté, aux conditions que je passerais en France, et je fus conduit à Plimouth. Mais j’arrivai dans un mauvais moment. Le Protecteur était irrité des mauvais succès des amiraux Pen et Venable dans les Indes occidentales, malgré leur conquête de la Jamaïque. L’Espagne irritée à son tour de notre manière d’opérer, et notre usage d’attaquer les propriétés des états, sans aucune déclaration de guerre, venait de faire saisir nos vaisseaux marchands, et de les retenir corps et biens. Le commerce était interrompu, plus de quinze cents bâtiments anglais étaient entre les mains de l’Espagne. L’amiral Blake allait partir pour l’expédition de Cadix, il avait besoin de matelots, je fus saisi, enrôlé de force, et placé sur le vaisseau amiral.

Quelle fut ma surprise, en arrivant à bord, d’appercevoir un jeune homme qui ne me parut pas inconnu ! Triste et pensif, il considérait les vagues et mesurait de l’œil cette vaste étendue qu’il était prêt à parcourir. Un officier s’approcha de lui avec bonté. » Vous avez des peines, lui dit-il, je ne suis pas étranger au malheur, confiez-vous à moi. Je puis quelque chose auprès de l’amiral, et j’adoucirai la rigueur de votre sort. — Le jeune homme leva les yeux sur l’officier, lui tendit la main, soupira, et ne répondit rien. » Charles Belmour ! m’écriai-je, en me précipitant vers lui. John Barclay, répondit-il, qu’as-tu fait de Caroline ? Hélas ! que pouvais-je lui dire ? je gardais un morne silence, il vous crut morte, et son premier mouvement fut de s’élancer dans les flots. Je pris sur moi de l’assurer que vous existiez, quoique je n’en eusse pas de certitude, et cette idée calma son désespoir. Cependant il fallut partir, mais le jeune officier, qui lui-même laissait à terre une amante, une jeune épouse enceinte de son premier enfant, et dont la douleur sympathisait avec celle de Charles Belmour, lui jura un amitié fraternelle, et me regardant avec intérêt, s’occupa de notre sort.

L’amiral Blake était trop éclairé pour ne pas mettre les hommes à leur place, et Charles n’était pas fait pour être matelot. » Et comment se trouvait-il sur ce vaisseau, demanda Caroline, les yeux baignés de larmes ? Que faisait-il en Angleterre ? où étais-je donc alors ? » — Il était tombé dans un piège odieux, reprit John. M. Tillotson, mistriss Belmour et lui étaient débarqués à Ostende ; de là, ils étaient passés en France, et s’étaient rendus à Fécamp, où ils ont acheté une retraite peu éloignée des bords de la mer.

Charles, les regards toujours fixés sur les lieux où vous respiriez, n’attendait qu’un moment favorable pour passer en Angleterre ; sa mère était tranquille, M. Tillotson veillait à ses besoins, Brigitte et Tomy étaient auprès d’elle ; il se croyait permis de revenir en ces lieux chercher son amie. Il ne fit confidence de son projet à personne, et ne s’en remit qu’à lui-même de trouver des moyens d’exécution. Comme il en était occupé, un pêcheur l’aborda un soir au bord de la mer, et lui demanda en anglais s’il n’était point Charles Belmour. — Oui, je le suis, que lui voulez-vous ? — J’ai hasardé d’aprocher de cette côte, dit-il, afin de vous trouver. Une belle fille vous attend dans l’île de Wight, et se propose de venir joindre votre famille, mais elle n’ose sans vous passer la mer ; elle dit qu’elle est exposée à de grands périls : elle est, dit-on, soupçonnée d’avoir favorisé la fuite du pauvre prince Charles, notre légitime souverain, et si vous n’avez pitié d’elle, ce n’est pas moi qui oserais tenter de la sauver, je risque déjà trop de lui avoir donné un asyle dans ma cabane… ! Vous l’avez retirée ! s’écria Charles, transporté de joie… ! Ah ! brave homme, de quel prix puis-je payer un semblable service ?… Tenez, voilà de l’or, c’est bien peu en comparaison du bien que vous me rendez ; voilà de l’or, et conduisez-moi sur-le-champ où respire mon infortunée Caroline. » Je ne puis repartir que demain, mes fils sont en course le long des côtes, et je vous attendrai volontiers dans la nuit au lever de la lune ; surtout, gardez-vous de parler de votre projet à personne. Je serais coupable de vous amener dans une île à peine soumise au nouveau maître, et la belle dame m’a dit que vous étiez un des proscrits… Si je veux bien, en sa faveur, courir quelque risque, il faut du moins que vous me gardiez le secret… Je vous le promets, lui répondit Charles… Suffit, reprit le pêcheur ; demain, au même lieu, à minuit, et dans quatre jours, je vous ramène ici même avec votre belle amie. Charles lui serra la main, et s’éloigna, livrant son cœur à la plus douce espérance. Le trajet était si court jusqu’à l’île de Wight ! le plaisir de remettre Caroline entre les bras de sa mère, était si pur, que lors même qu’il n’aurait pas fallu garder le secret au pêcheur, il aurait voulu le dérober à mistriss Belmour, pour augmenter le prix d’une telle jouissance. Cependant, celle-ci s’apperçut à souper que les yeux de son fils brillaient d’un feu depuis long-temps éteint par la tristesse ; elle remarqua sur ses joues un coloris plus vif, et sur ses lèvres un sourire qui n’était plus ordinaire. Elle le questionna vivement, et Charles, peu accoutumé à feindre, surtout avec son excellente mère, éprouva le plus cruel embarras. Il se vit plus d’une fois prêt à lui dévoiler ce mystère, mais il connaissait trop sa tendresse ; elle aurait voulu partir avec lui ; elle n’aurait pu se taire avec M. Tillotson, et cette idée, qu’elle ou lui voudraient accompagner sa marche, lui fit appercevoir les dangers que la joie lui avait cachés jusqu’alors. L’entreprise pouvait échouer ; un orage pouvait engloutir la barque et toutes ses espérances ; il pouvait être découvert dans l’île, et comment associer ou sa mère, ou M. Tillotson le seul appui qui lui restât, aux périls que la réflexion lui faisait envisager ! Il reprit alors l’air pensif auquel il était accoutumé depuis sa fuite et mistriss Belmour crut que l’air et l’exercice avaient seuls occasionné le changement qu’elle avait remarqué. Charles, tout entier à son projet, moins assuré du succès, mais déterminé à tout, prétexta le lendemain une partie de chasse avec des jeunes gens dont il avait fait connaissance, et se déroba dès le lendemain matin à l’œil curieux et pénétrant d’une mère.

À minuit, il était sur le rivage ; la barque parut, elle était conduite par le pêcheur et trois jeunes hommes qu’il lui présenta comme ses fils. Charles s’abandonne à son sort, et se croyant déjà près de revoir Caroline, il s’élance, et lui-même hâte le départ. Le ciel était couvert, la mer agitée : rien ne le frappe, rien ne l’avertit du danger ; cependant il augmente quand ils sont loin des terres de France. Battus par un vent contraire, plongés dans une obscurité profonde, ne voyant plus qu’à la lueur des éclairs, l’ouïe frappée du bruit des vagues confondu avec celui de la foudre, Charles crut mille fois périr dans cette traversée. Ses pensées errant sans cesse d’un bord à l’autre, se portaient sur tous deux avec un égal sentiment de tendresse et d’effroi ; il appelait alternativement sa mère et Caroline. En songeant à mistriss Belmour, il regrettait son imprudence ; en nomment Caroline, il ne songeait qu’à son amour.

On arrive enfin. Le pêcheur le conduit à une cabane proche du rivage ; on lui fait du feu, on lui fait changer ses habits trempés d’eau, il demande où est Caroline, pour toute réponse, les trois jeunes gens l’entourent, et lui déclarent qu’il est leur prisonnier. Charles indigné veut se défendre, mais il est sans armes, et les traîtres font briller le fer à ses yeux. Aux mouvements de son désespoir, ils ne répondent qu’en le raillant de sa crédulité, et le félicitant de sa bonne fortune en termes grossiers. On le laisse exhaler de vains transports de rage sans prendre le plus léger intérêt à lui, et quand ses forces sont épuisées, on lui ordonne de suivre ses gardiens ; toute résistance était inutile : il obéit. On le fit monter dans un chariot couvert, et on le conduisit vers un immense château, dont il apperçut de loin l’aspect lugubre : il remarqua bientôt qu’on entrait dans l’avenue, il en demanda le nom. » C’est le château de Carlsbroock, lui répondit un de ses conducteurs, c’est là que Charles Stuart a été renfermé, ses enfants y sont encore. » Comme il achevait ces mots, on passait sous les voûtes, les portes s’ouvrirent à un certain signal, et sir Charles fut invité à descendre. Plusieurs hommes se présentèrent, et lui firent signe de marcher sur leurs pas. On le conduisit à travers de longues galeries, et d’immenses salons, à une pièce beaucoup plus petite, mais fort obscure : c’était au déclin du jour. Il entre, et dans le fond il apperçoit une femme. » Voilà celle qui vous attend, lui dit un des domestiques qui le suivaient, » et à l’instant la porte se referma derrière lui. Un mouvement de joie s’empara de son âme inquiète, il crut voir Caroline ; il imagina qu’elle était prisonnière, il se crut appelé à briser ses fers. Il approche d’un pas précipité, et recule aussitôt d’épouvante en découvrant son erreur. Quelle était cette femme ? Il m’est permis de le présumer, mais sir Charles m’a tû son nom, et j’ignore également quel fut leur entretien. Seulement, lorsqu’il me racontait cette circonstance, il était encore effrayé, ses cheveux semblaient se hérisser, il croyait, me dit-il, voir encore autour de lui l’ombre de son père, dans ce château où avant sa mort il avait partagé la captivité de Charles Ier. Après quelques heures d’un état violent, il sortit et de cette chambre, et du château, et fut transporté en Angleterre ; il se vit enrôlé de force, et conduit à bord du vaisseau l’amiral, où le hasard me fit partager avec lui son infortune. Vous pouvez imaginer, Madame, dans quel désespoir je l’ai vu plus d’une fois réduit par un indigne artifice. Il avait cependant à se reprocher une aveugle crédulité ; il avait abandonné sa mère que l’inquiétude et la douleur pouvaient avoir privée du jour. » Peut-être elle expire, me disait-il quelquefois, en appelant un fils ingrat ! Caroline, errante et abandonnée, n’existe plus ; les flots m’environnent, et je n’ai pas le courage de chercher le repos dans leur sein. »

En parlant ainsi, il les fixait d’un œil égaré ; je ne le quittais point dans ces moments de délire, son nouvel ami lui répétait alors qu’il avait envoyé à sa femme l’instante prière de donner à mistriss Belmour, la connaissance du destin de son fils, et l’espoir consolateur se glissait encore au fond de son âme oppressée.

Les détails de l’expédition ne vous intéresseraient pas dans la position où vous êtes ; il vous suffira de savoir que devant Cadix, Charles Belmour ne négligea pas les intérêts de sa patrie. Quoique attachés tous deux à l’amiral en qualité de secrétaires, nous devînmes soldats quand la valeur et le nombre des ennemis voulurent qu’on leur opposât les armes, et sir Charles mérita plus d’une fois les témoignages d’estime de l’amiral et de ses officiers. À peine les trésors pris sur les galions furent-ils arrivés à Portsmouth, nous croyions jouir d’un moment de repos ; mais l’amiral Blacke apprit qu’une flotte de soixante vaisseaux, plus riche que la première, venait des Canaries, et faisait voile vers le continent. Il courut au devant d’elle, et la trouva dans la baye de Santa-Cruz ; mais elle y était dans une posture formidable. La baye était défendue par un fort château bien pourvu d’artillerie, et au milieu de sept autres petits forts unis par une ligne de communication, et bien approvisionnés de mousquéterie. Blake fut plutôt animé qu’intimidé par une aussi belle défense ; le vent secondait son courage, et après une résistance de quatre heures, les Espagnols abandonnèrent leurs vaisseaux : ils furent consumés par le feu avec tous leurs trésors. Ce fut alors que notre flotte courut le plus grand danger ; elle restait exposée au feu du château et des petits forts. Il fallait bien peu de temps pour nous anéantir, mais le vent qui nous avait conduits au milieu des ennemis, nous éloigna tout-à-coup de la baye, et nous laissâmes les Espagnols dans l’étonnement de notre audace et de notre bonheur. Charles ne quitta point l’amiral, et disait comme lui : » C’est toujours notre devoir de combattre pour notre patrie, dans quelques mains que puisse être son gouvernement. » Charles se fit aimer de ce vaillant et habile marin, et sans doute, son sort aurait changé, si Blake n’eût rendu le dernier soupir en arrivant dans sa patrie. Cependant, comme il l’avait recommandé à ses lieutenants, nous avons tous deux obtenu un congé, lui, pour revoir sa mère qui est inconnue à tous, et moi, pour venir à Londres où m’appelait le désir de vous chercher, et où j’ai encore le bonheur de vous délivrer.

» Il est donc auprès de sa mère, s’écria Caroline en essuyant ses pleurs ! — Votre cœur ne peut lui reprocher cette préférence, répondit Barclay ; c’était son premier devoir. — Ah ! je suis loin de la lui reprocher. Une mère telle que mistriss Belmour, doit être sans doute la première pensée, comme le premier besoin du cœur d’un fils. Ah ! qu’il rejoigne ma bienfaitrice, qu’il la console, la chérisse, et lui serve d’appui jusqu’à son dernier jour. Caroline n’est plus digne ni de lui ni d’elle. À ces mots, ses larmes recommencèrent à couler. L’amour n’inspire point la résignation au destin qui vous arrache à l’objet aimé. Cependant, Caroline s’apperçut que John avait changé de couleur à cette exclamation qui lui était échappée ; elle craignit un soupçon offensant pour elle, et se hâta d’instruire ce jeune homme de ce qu’elle avait appris de son origine, et de la résolution où elle était de fuir pour jamais un lien que l’opinion rendrait déshonorant pour sir Charles, sa mère et sa famille. » Jamais, dit-elle enfin, mon existence ne sera pour mes bienfaiteurs un sujet d’opprobre ; je serai digne de sir Charles en lui refusant ma main ; je cesserais de mériter la sienne en l’acceptant. Je dois lui dérober la connaissance de mon sort, et je m’ensevelirai dans le fond de l’Écosse ou de l’Irlande ; mistriss Claypole ne vous refusera point de me rendre les bijoux qui lui sont confiés. J’ignore à la vérité s’ils m’appartiènent, mais enfin, M. Melvil ne m’aurait jamais laissée dans la misère, et je crois pouvoir employer une petite partie de cette richesse à me procurer les premiers besoins d’une vie dure et solitaire. Oui, Barclay, j’irai dans un désert, inconnue à tous les humains, j’accourcirai par le travail la durée de mes jours, jusqu’au moment où la bonté céleste en viendra terminer le cours. » Barclay ne répondit rien, ses yeux étaient humides et baissés, il sentait la nécessité d’une pareille résolution, et ne trouvait aucun motif de s’y opposer. Il la supplia seulement de lui laisser le choix d’une retraite, et lui promit qu’elle serait impénétrable. Caroline éprouvait encore le besoin de connaître la main à qui elle devait sa liberté. Le secret m’est imposé, répondit le jeune homme, je ne puis le trahir. » Ah ! ce ne peut être que Henry Claypole, s’écria-t-elle, ne dissimulez pas avec moi. Chère lady Amélia, je reconnais votre amant, votre époux, je reconnais un cœur digne du vôtre ! Barclay se leva sans répondre, recommanda encore les plus grandes précautions, et disparut.



FIN DU TROISIÈME VOLUME.
LÉOPOLD COLLIN, Libraire (4p. 1-226).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE XIII.



On attendait Barclay le lendemain, il ne parut point : la journée s’écoula dans l’inquiétude, et le sommeil ne put fermer les yeux de Caroline ; ce fut bien pis quand la seconde s’écoula dans la même anxiété. Dès la troisième aurore, elle supplia la belle-mère d’aller dans la ville s’informer des bruits qui pouvaient circuler autour du palais. La bonne femme connaissait des amis de son fils ; elle sortit, et Caroline demeura seule dans le fond de la maison, n’osant presque remuer, attentive au moindre bruit, et croyant toujours entendre quelque rumeur dont sa fuite pouvait être l’objet. Elle était livrée à cette secrète horreur qui semble annoncer de plus grands maux que celui dont on gémit. Plusieurs heures s’étaient écoulées quand la belle-mère revint d’un air consterné. Caroline la regarde et n’ose la questionner. Immobiles l’une devant l’autre, l’une craignait de parler, et l’autre d’entendre. Enfin, la vieille rompit ce terrible silence. Barclay, dit-elle, est en fuite, Henry Claypole est dans la prison de laquelle il vous a fait sortir ; on l’y a trouvé à votre place ; le Protecteur furieux lui a donné quatre jours pour déclarer le lieu où vous êtes, et s’il refuse de l’avouer, il sera mis en jugement comme complice du crime dont vous étiez accusée.

Cette jeune fille timide qui, le moment d’auparavant, tremblait d’être découverte, montre à la mère de Barclay un œil brillant d’un feu extraordinaire. » Sir Henry en prison ! s’écrie-t-elle ; Henry, accusé d’un crime d’état ! Le fils de mistriss Claypole, l’époux de lady Amélia périrait pour moi !… Adieu, ma bonne, adieu pour toujours… À ces mots, elle se précipite vers la porte de la maison, en sort, et vole plutôt qu’elle ne marche vers Londres. En arrivant dans la ville, elle demande le palais du Protecteur, on le lui enseigne ; le peuple étonné suit des yeux sa marche rapide. Elle arrive, s’élance au travers de la garde, traverse les cours, pénètre dans les appartements, franchit les obstacles qu’on lui oppose, et se trouve près de la salle où Crumwell était à table. Là, de farouches soldats tentent de l’arrêter en croisant leurs armes. » Je suis Caroline, dit-elle à haute voix, je suis prisonnière du Protecteur, et je veux lui parler. » Elle fait un nouvel effort, ouvre la porte, s’approche du fauteuil de Crumwell, et là, ses esprits tout-à-coup abattus ne lui laissent plus la force de se soutenir ; elle tombe évanouie. Le Protecteur était placé entre lady Ireton, l’une de ses filles, et milord Falcombridge ; vis-à-vis de lui était le général Monk. Lady Ireton ne connaissait point Caroline, mais son état lui inspire une tendre pitié ; milord Falcombrige relève cette infortunée, lady Ireton la place sur le siège qu’elle venait de quitter, et lui donne des secours ; Monk la considère avec attendrissement, les autres convives observent le visage de Crumwell qui demeure immobile. Ranimée par les soins d’une femme sensible, Caroline ouvre les yeux, elle se trouve dans ses bras, et soutenue par milord dont elle voit les yeux humides : elle promène un moment ses regards sur l’assemblée, elle semble se demander ce qu’elle fait dans ce lieu : mais tout-à-coup, rappelant ses forces épuisées, elle se jète aux pieds du Protecteur. » Milord, lui dit-elle, je vous rends votre prisonnière, et je viens délivrer Henry Claypole ; si l’humanité l’entraîna vers une infortunée sans défense, comment pourrais-je abuser d’un sentiment si généreux ! je mourrai innocente, et je vivrais coupable. Grâce pour Henry Claypole, c’est votre fils, c’est un jeune homme, l’espoir et l’honneur de sa famille ; Milord je vous en conjure, qu’on lui ouvre les portes de la prison où je vais rentrer… Milord, prononcez sa grâce, ou je meurs à vos pieds !

Crumwell prenant enfin la parole, et s’adressant à Monk. » Que faire de cette étonnante fille, lui dit-il, en faisant un mouvement pour la relever ! Lord Falcombridge profita de cet instant pour la serrer dans ses bras. Monk réfléchit, et prononça ce peu de mots : » Je dois la vérité au chef de la république. Cette jeune personne est intéressante, et ne peut, à mon avis, être considérée comme criminelle. Ce n’est point le Prétendant à la couronne d’Angleterre qu’elle a favorisé dans sa fuite, c’est simplement un malheureux qu’elle a rencontré par hasard. Hommes d’état et guerriers, nous avons dû proscrire cet homme dangereux, une femme a dû le secourir. » Crumwell ne répondit point, il regardait Caroline d’un air contraint ; sa passion combattait avec ses réflexions, cependant il avait des témoins, et son caractère ne pouvait se démentir. Milord Falcombridge lui demanda la grâce et la liberté de cette enfant qu’il ne pouvait, disait-il, considérer sans émotion ; lady Ireton, à peine arrivée d’Irlande, se joignit à son beau-frère, Crumwell semblait lire aussi dans les regards de Monk. » Eh bien, dit-il enfin, qu’elle soit libre, j’accorde cette grâce à des instances que je regarde comme l’inspiration de l’esprit saint… Il n’avait pas prononcé ce mot qui lui attira les plus grands éloges de la part de ceux qui étaient présents, que Caroline, sans penser à le remercier pour elle, s’écria, en reprenant son attitude suppliante : » Ah ! Milord, la grâce d’Henry Claypole, ou prononcez mon arrêt de mort ! Ses mains étaient jointes, ses regards fixés sur Crumwell, qui lui aidant à se relever, et se tournant vers le capitaine de ses gardes : Henry Claypole est en liberté, dit-il, qu’il aille attendre mes ordres près de sa mère ; elle est malade, elle a besoin de voir son fils. — Ô ciel ! je te rends grâces, dit Caroline ; Milord, je vous bénis, ordonnez de mon sort. — Crumwell était fatigué de cette scène. — Où voulez-vous aller, dit-il à Caroline ? — Elle regardait autour d’elle sans prononcer un mot. Milord Falcombridge prit la parole, et s’adressant à lady Ireton : » Ma sœur, lui dit-il, chargez-vous de cet enfant, elle est sans appui. — J’y consens, dit-elle, et la prenant par la main, elle l’emmena dans son appartement, car elle logeait encore dans le palais, et l’y laissa entre les mains de ses femmes, en la recommandant fortement à leurs soins. Cette aventure devint l’entretien de la cour et de tous ceux qui l’environnaient.

On flattait Crumwell, mais on admirait Caroline. Si quelques personnes avaient d’abord attribué son dévouement à un sentiment fort tendre pour Henry Claypole, assez d’autres étaient informées du contraire pour redresser un jugement hasardé, et l’amitié ne pouvait, disait-on, engager à des efforts plus généreux.

Mais les éloges que l’on donnait à ces jeunes gens étaient autant de coups de poignard pour lady Adélina, à qui la voix publique avait appris ce qui s’était passé au palais. Elle adressa au lord son époux les plus vifs reproches sur la protection qu’il avait accordée publiquement à une fille flétrie par une origine honteuse ; mais un sentiment d’humanité, une vive admiration pour cette jeune infortunée, l’emportèrent dans le cœur de milord sur son caractère paisible et facile. » Adélina, dit-il à sa femme, je vous cède ordinairement tout ce que vous désirez sur des points de peu d’importance, ou du moins je les vois ainsi ; mais aujourd’hui je ne puis abandonner à vos préventions une victime du sort. Elle m’attendrit, elle m’intéresse, et je veux prendre soin d’elle. — Quoi donc ! une fille née dans les prisons de Newgatę, d’une femme de mauvaise vie, va devenir la protégée de milord Falcombridge ! ce digne objet va tout à l’heure occuper toute la cour, toute la ville de Londres ! son esprit fertile en inventions, jouant l’héroïsme et la grandeur d’âme, et à l’aide de cet échaffaudage de sentiments, s’introduisant tour à tour chez milady Goring et séduisant son fils, s’empressant à la suite de Charles Stuart, sait-on à quel dessein ? aujourd’hui se dévouant au service de Henry Claypole qu’une imagination exaltée avait entraîné dans un piège atroce ! Cet esprit, dis-je, abondant en ressorts toujours nouveaux, va-t-il encore s’emparer de votre volonté, et la faire mouvoir à son gré ? Une haute idée de cette vertu errante, et confiée à la garde de tant de jeunes hommes, va-t-elle vous séduire à votre tour ? — Vous perdez votre temps, Milady, si vous prétendez me faire soupçonner cette jeune fille d’artifice et d’inconduite. Son regard est celui de l’innocence ; son maintien, celui de la vertu opprimée. Eh ! quel fruit aurait-elle retiré de ses prétendus artifices ? des persécutions et des outrages ! Vous parlez de sa vie errante ! eh ! pourquoi ne trouve-t-elle pas un asile qu’aussitôt on n’ait soin de l’en arracher ? Je veux la mettre en un lieu où elle n’ait à craindre ni la haine des hommes ni la misère ; en attendant, je la conduirai demain chez mistriss Claypole ; la santé de notre malheureuse sœur décline visiblement ; la détention de son fils lui a fait éprouver une crise violente : les soins de Caroline adouciront le peu d’instants qui lui restent à vivre, et peut-être auront-ils assez de charmes pour les prolonger ! Milady frémit à cette idée ; elle se plaignit du peu d’égards de milord, qui voulait introduire chez sa sœur une fille perdue. — Oui, perdue, si on l’abandonne ; c’est ainsi que Fenny en jugera. — Vous savez que je la hais. — Oui, mais je ne sais pourquoi. — N’est-elle pas la cause des malheurs d’Amélia ? dois-je y prendre plus d’intérêt que son père ? — C’est avec ce sophisme que vous m’avez déjà forcé à prendre part aux maux qui l’ont accablée ; c’est moi qui, en sollicitant l’ordre de la faire chercher, l’ai conduite aux pieds de l’échafaud ! je m’en suis vivement repenti ; Amélia m’a désapprouvé, elle se regarde comme victime du sort, et non pas de la triste Caroline, et je ne dois pas me venger sur elle de cette destinée, dont le courroux pèse bien moins sur ma fille. — Amélia est éloignée de vous et de moi ! — Amélia est en sûreté ! — Elle est séparée de Henry. — Caroline ne peut rejoindre Charles Goring. — Y pensez-vous, Milord, oserait-elle y penser encore ? née dans la fange, iriez-vous la donner au dernier rejeton d’une des premières familles de l’Angleterre ? au jeune homme le plus digne d’un sort brillant ?… — Eh ! Milady, le sort d’une famille proscrite ne peut être digne d’envie ; Charles Goring arrêté comme matelot, et quoiqu’ayant bien servi, revenu sous ce titre de l’expédition de Santa-Cruz… — Quoi ! Charles est de retour !… — Oui. — Il est en Angleterre ? — Non, il a demandé un congé pour embrasser sa mère. — Je le croyais mort dans cette expédition. — Pourquoi donc craigniez-vous tout à l’heure que Caroline ne se réunit à lui ? — Je ne sais… vous m’embarrassez l’esprit avec votre prédilection pour cette Caroline, et… Je ne sais plus ce que je dis. Croyez-moi, Milord, abandonnez, cette fille à cette obscurité qui doit être le partage d’une naissance vile, et conservez dans votre famille la paix et l’amitié ; elles en sont bannies depuis qu’on a daigné admettre son nom dans nos discussions. Au nom des malheurs d’Amélia, qui sont tous son ouvrage, et qui sont cause de mon ressentiment, n’en parlons plus. — Je le veux bien, reprit milord, et je consens à ne la nommer jamais quand j’aurai assuré son sort. À ces mots il sortit.

» Je t’en empêcherai bien, s’écria milady, et sur-le-champ elle sonna, et demanda Madely qui était revenue depuis peu du château d’Édimbourg où elle avait été traitée fort durement.

Mais quel fut son étonnement quand on lui dit que Madely était sortie ! — Sortie ! actuellement ? — (la nuit était avancée). Il y a plus de cinq heures, lui dit le domestique, qu’elle est partie avec tous ses effets. — Quoi, Madely ? Comment ? expliquez-vous ? Madely partie ? — Votre Grâce ne doit pas l’ignorer puisqu’elle lui a donné son congé… ! Moi, congédier Madely ! encore une fois, expliquez-vous ? — Elle nous a dit que milady la renvoyait, et qu’elle ne pouvait sortir trop tôt d’une maison où elle aurait du être plus considérée ; qu’elle croyait finir ses jours auprès de sa Grâce, mais que les grands avaient des caprices auxquels il fallait céder. Et à la nuit tombante, Will est venu avec une voiture, et ils sont partis ensemble. Will et Madely partis ensemble, s’écria milady en se laissant tomber sur son fauteuil ! Quel infernal événement ! Puis se relevant avec véhémence, éclairez-moi, dit-elle, je veux aller à la chambre de Madely. On l’y conduisit ; les armoires, de secrétaire, tout était ouvert et vide, il ne restait aucun effet. Milady furieuse, hors d’elle-même, s’emporta contre ses gens, frappa même une jeune fille qui servait d’aide à Madely, et finit enfin par tomber en convulsion sur le lit de la vieille fugitive. Les domestiques effrayés, poussèrent des cris, et ce vacarme étant parvenu aux oreilles du lord, il sortit, et cherchant de tous côtés d’où il pouvait naître, il parvint à la chambre où milady faisait retentir l’air de ses gémissements. La présence de son mari calma ses transports, elle reprit ses sens ; et lui raconta la fuite de Madely. — En vérité, mon Adelina, lui dit-il, vous êtes née pour vous exaspérer sur tous les événements quels qu’ils soient. Altérer votre santé, troubler toute votre maison, pour la perte d’une femme de chambre, cela est-il raisonnable ? Madely vous quitte ! Eh bien, vous en trouverez une autre, aussi adroite, et moins impertinente ; car, extrême dans vos complaisances comme dans vos préventions, je vous ai vue souvent endurer d’elle ce que vous auriez à peine souffert de votre père. — Je veux la revoir. — Savez-vous où elle est allée ? — J’imagine chez ses parents à Smithfield. — Eh bien, on y enverra, venez prendre du repos, vous en avez besoin. Il lui présenta la main, elle se laissa conduire assez tranquillement, et de retour dans sa chambre de lit, elle feignit qu’elle allait se coucher pour quelques heures, et milord se retira dans son appartement. Mais l’aurore commençait à paraître, et loin de penser à se mettre au lit, elle attendit assez pour imaginer que son mari dormait, et sortit à la pointe du jour dans sa chaise, ordonnant de dire à milord qu’elle avait été prendre des informations sur Will et Madely.

Vers onze heures elle n’était point de retour ; milord se rendit au palais du Protecteur ; à peine était-il auprès de lui, qu’on vint lui dire qu’un vieux paysan gallois demandait sa protection, et voulait faire parvenir une requête au chef de la république. Milord se fit apporter ce mémoire ; c’était une demande formelle au nom du père de Caroline qui demandait que sa fille fût remise entre ses mains ; il invoquait les lois de la puissance paternelle, et sommait le lord Falcombridge de produire les papiers qu’il avait entre les mains, et qui constataient la naissance de Caroline, et ses droits sur elle. » Ah ! j’aurais voulu les oublier, s’écria milord, mais il n’est que trop vrai, j’ai vu ces papiers, ils sont chez moi ; ils attestent que Caroline est née dans la prison de Newgate, qu’elle est fille de Déborah Maclean, et que Tom ; mari de cette femme, a droit de réclamer cet enfant, baptisé sous son nom, et reconnu par lui comme tel. » Qu’on fasse venir cet homme et sa fille, dit Crumwell à ses gardes, et il parla d’autres objets avec ses courtisans.

Caroline était en ce moment dans un tête-à-tête avec lady Ireton qui la veille avait appris une partie de ses aventures ; qui d’abord l’avait soupçonnée de la dangereuse ambition de séduire le Protecteur, mais qui était alors convaincue de l’innocence de toute sa conduite, et attendrie par ses malheurs. Elle ne lui dissimulait pas le danger où elle se trouvait, si Crumwell avait en effet une passion déterminée ; elle l’exhortait à chercher son salut dans une retraite prompte et absolue, et s’occupait à découvrir par quels moyens elle pourrait la servir. » Henry Claypole, et plus encore le général Monk, vous ont sauvé la vie, dit-elle, je voudrais vous conserver l’honneur. »

Comme elle parlait ainsi, on vint prévenir Caroline qu’elle était réclamée par un père ! Elle sentit un mouvement de joie. » On m’a déjà parlé d’un père, dit-elle à lady Ireton ; ah ! puissé-je avoir en effet un père ! — On m’a dit qu’il était misérable, lui dit sa protectrice. — Eh ! qu’importe, Madame ? quelque fatale que soit l’existence que je tiens de lui, elle n’en doit pas moins lui être consacrée, et je cours me mettre sous sa protection ; personne n’osera m’arracher des bras d’un père. — Elle baisa la main de lady Ireton, qui l’embrassa les larmes aux yeux. » Allez, vertueuse fille, lui dit-elle, ne craignez point la pauvreté, je veux vous y soustraire ».

Elle suivit les gardes du Protecteur ; elle et son père entrèrent dans son cabinet par deux portes opposées. Caroline sentait dans son cœur une douce émotion, elle était prête à se livrer à un sentiment jusqu’alors inconnu, et qu’il lui semblait si doux d’éprouver. Son premier regard se porte sur cet être au devant duquel s’élançaient toutes ses pensées. Elle recule d’effroi, sa langue glacée demeure immobile, et ses jambes se refusent à faire un seul pas. Tout ce que la misère à de plus dégoûtant, tout ce que les passions hideuses laissent de traces sur un visage d’une excessive laideur, se présente à elle et à tous ceux qui l’entourent. Crumwell et ceux qui l’environnent, jètent des regards sur cet homme, ensuite sur cette belle femme qu’il appèle sa fille, et les détournent aussitôt avec horreur. Cependant il s’exprime avec assez de clarté ; il demande sa fille, et milord Falcombridge est forcé d’avouer que les papiers de Maclean sont en règle, qu’ils ont été examinés par deux avocats, et que l’identité de la personne est prouvée par tous les documents requis en pareil cas. Crumwell interdit, et saisi d’une espèce de honte à l’aspect de Maclean, demande au général Monk ce qu’il pense de ce qu’il voit. » Monk examinait tout d’un air calme et réfléchi. » Milord, dit-il, dans les choses qui paraissent incohérentes, il me semble qu’il faut se décider d’après les témoignages les plus apparents. L’état des citoyens étant une chose sacrée, ceux qui portent atteinte aux droits de la paternité se rendent coupables d’un grand crime ; n’est-il pas vrai, Milord, ajouta-t-il en s’adressant au lord Falcombridge ? » Oui, répondit celui-ci en détournant ses regards attendris. » Il faudrait, reprit le général, que cet homme fût assuré d’une protection bien puissante, pour oser se permettre cette réclamation sur de faux exposés ; il faudrait que la main qui dirigerait sa marche, eût bien chèrement payé un semblable secret. » Que cet homme se retire, dit alors Crumwell, je veux faire appeler l’avocat-général, je veux le consulter. Que miss Caroline reste, je veux avoir un entretien avec elle. Tom obéit, et Caroline immobile, livrée à plus d’un genre d’effroi, fut reconduite dans l’intérieur du palais.

Milord Falcombridge fut obligé d’aller chez lui chercher les actes qui devaient constater la naissance de miss Caroline et les droits de Maclean. Sa femme n’était pas encore rentrée à l’hôtel, il retourna auprès du Protecteur. Les plus habiles avocats furent interrogés de nouveau. Maclean parut devant eux avec la sœur de Deborah qui vivait chez lui, et qu’il avait amenée pour chercher sa fille. Tous deux interrogés, répondirent comme ils l’avaient déjà fait ; nulle contradiction ne se trouva dans leurs réponses, et l’état de Caroline parut fixé. Crumwell impatient, rompit la conférence avant que l’arrêt fût prononcé, renvoya Tom et Molly, et retint Caroline dans son palais. La santé du Protecteur visiblement altérée rendait son humeur plus farouche et plus altière ; il avait en outre beaucoup de chagrin de la perte prochaine de Fenny Claypole, en qui ses affections paternelles étaient concentrées. Fenny n’avait plus que quelques jours à vivre, et le caractère inquiet et superstitieux de son père ne pouvait supporter l’idée de sa mort. Son ordre fut absolu, personne n’osa risquer de représentations. Caroline fut accablée de ce nouveau signe d’une protection qu’elle ne demandait pas. Quelle que fût l’horreur que lui eût inspirée la présence de celui qu’on lui annonçait comme son père, reconnaître sa protection lui semblait dans ce moment le plus grand bonheur pour elle. Elle se jeta aux genoux de lady Ireton, et la supplia de la rendre à son père. Mais outre que lady Ireton n’aurait osé prendre sur elle un acte de désobéissance aussi formel, elle était effrayée du sort rigoureux de cette aimable fille. M. Melvil lui avait donné une éducation supérieure à l’état misérable de ses parents ; elle ne doutait pas qu’en proposant à Maclean de se charger d’une fille qui ne pouvait lui être d’aucune utilité, et pour laquelle il ne pouvait avoir une vive tendresse, il ne lui cédât sans peine les droits qu’il venait réclamer. Elle voulait se donner le temps de lui parler, et d’appuyer d’une somme d’argent les raisons qu’elle avait à lui présenter. Caroline était trop effrayée de se trouver dans les mains d’un homme puissant et absolu, qui pouvait la faire enlever et conduire dans quelque lieu écarté, pour admettre le moindre délai ; elle croyait être en sûreté chez son père, et se reprochant déjà le peu d’accueil qu’elle lui avait fait, elle ne désirait que de se jeter dans ses bras. Lady Ireton aussi alarmée qu’elle, la tenait presque sur son sein, et n’osait la quitter. Le soir même elle devait aller occuper son hôtel. Elle n’osait ni partir ni rester au palais, lorsque le Protecteur lui fit dire d’aller chez elle, d’emmener Caroline, et de la lui amener le lendemain matin à neuf heures, parce qu’il voulait l’entretenir avant de disposer de son sort.

» Il ne songe pas du moins à employer la violence, dit à Caroline lady Ireton ; je prévois ce qu’il veut vous dire, mais vous serez libre de répondre, et du moins il met de la décence dans son procédé, puisqu’il vous confie pour cette nuit à mes soins. Elle la conduisit en effet à son hôtel, où cette malheureuse fille demeura dans l’attente des événements qui devaient suivre, et qui, de quelque nature qu’ils fussent, devaient la plonger dans la désolation. » Tout est perdu pour moi, se disait-elle, mistriss Belmour, Charles Goring, Henry, Amélia, personne ne peut changer mon sort. Dans l’état où me réduit la certitude d’une vile origine, je ne puis lever les yeux sur les êtres généreux qui ont daigné me protéger. Encore si la nature m’enseignait à reconnaître un père, si j’éprouvais ce sentiment indéfinissable qui avertit et qui attire ! ah ! la vie la plus dure ne m’effrayerait pas. Serait-ce donc un fol orgueil caché au fond de mon cœur qui me ferait méconnaître mes devoirs ! Oui, sans doute ; je dois repousser un sentiment coupable, je dois me soumettre, et par mon respect et mes soins, réparer ce que mon abord a dû avoir d’offensant pour un père. — Elle était absorbée par tant de réflexions, lorsqu’on frappa vivement à la porte de l’hôtel. Lady Ireton s’étonna, Caroline frémit. On entre, un homme se présente et annonce que mistriss Claypole touché à ses derniers moments, qu’elle demande à voir sa sœur pour la dernière fois ; que la même demande a été adressée de sa part au Protecteur qui s’y rend au même instant et envoie prier lady Ireton de le joindre avec Caroline chez sa malheureuse et chère Fenny. Le trouble et la douleur s’emparent des deux femmes, et sans hésiter, elles prènent leurs chapeaux, et se hâtent de suivre les pas de l’inconnu, par qui le Protecteur a envoyé une de ses voitures. Au moment où l’on ouvre la porte de l’hôtel, une vingtaine de vagabonds pris de vin, passent en chantant, en criant, et faisant foule au devant de la voiture. Caroline était sortie la première, ils se séparent en deux bandes ; l’une entoure Caroline et se saisit d’elle, l’autre repousse lady Ireton dans son hôtel et assiège la porte ; tandis que l’officieux messager file le long de la rue, et s’éloigne à grands pas. Caroline est précipitée dans la voiture, ses cris sont étouffés par les cris aigus des hommes ivres ; deux personnes montent avec elle, et six chevaux volent et l’entraînent loin de sa protectrice qui s’apperçoit trop tard qu’elle a été trompée, et ne sait comment se terminera la scène qui l’attend auprès du Protecteur.

Caroline se croyait au pouvoir de cet homme redoutable ; elle gardait le même silence que ses conducteurs. La nuit était obscure, elle n’avait pris aucune précaution contre le froid, elle souffrait beaucoup, mais elle ne se plaignait point ; l’un de ces hommes s’apperçut qu’elle tremblait, et d’une voix assez douce lui proposa de l’envelopper de son manteau, ce qu’il fit à l’instant. Ensuite le même silence régna dans la fatale voiture. Au point du jour, on arriva dans une auberge écartée ; on arrête, on descend, et l’on introduit la captive dans une salle où il y avait du feu et du thé ; on la laissa seule quelques instants, la chaleur ranima ses esprits et son courage ; elle se préparait à repousser avec dignité les propositions qui pourraient lui être faites, à chercher tous les moyens de fuir le danger, enfin, à prendre conseil de son désespoir, si elle y était réduite. Peu de moments s’étaient écoulés lorsque ses deux conducteurs entrèrent accompagnés de Maclean et de Molly. Au moment où elle redoutait un sort pire que la misère, cette vue lui causa un mouvement de joie. » Est-ce mon père que je vois, dit-elle, en s’approchant de lui avec respect et empressement ? Maclean lui répondit à peine, Molly l’embrassa, et Caroline ne pouvait que s’étonner de la froideur d’un homme qui était venu de si loin pour la réclamer obstinément. Mais le caractère des Gallois est démonstratif, et les circonstances lui montraient sous un point de vue favorable, le séjour écarté d’une chaumière. » Que ne m’appreniez-vous, dit-elle, que vous alliez me rendre à mon père, vous m’auriez épargné bien des inquiétudes ! — Bien, fille, lui dit alors Maclean, vous n’êtes donc plus si fâchée ! — Pardonnez, mon père, la surprise et l’abattement où j’étais hier… — Bon, bon, je sais bien qu’il en coûte d’être une pauvre paysanne, quand on a cru être une demoiselle, mais sois sage, et tu t’en trouveras mieux. Caroline ne répondit pas, et l’un de ses conducteurs s’adressant à elle, lui apprit que son enlèvement n’avait fait que prévenir celui qu’une autre personne méditait, et qu’une main bienfaisante avait écarté d’elle un semblable danger ; qu’on n’avait pas cru lui procurer un asile plus sûr que la maison paternelle, où il fallait qu’elle se rendit sans délai. « Partons à l’instant, dit-elle à Maclean, je ne saurais m’éloigner trop tôt. » Le père sourit de cet empressement, mais ce rire était perfide, et Caroline en fut effrayée !… Enfin, elle était au pouvoir de ce père inconnu, et de gens qui ne lui auraient pas permis de fuir ; il n’y avait plus que la résignation qui pût adoucir son sort. Elle comprit qu’en apportant de la résistance, elle le rendrait plus affreux ; elle s’approcha de son père et de sa tante, et leur demanda leurs bontés. L’homme inconnu, remettant alors une bourse assez pesante à Maclean, lui dit que la personne qui lui rendait sa fille, désirait que la vie de cette jeune personne fût allégée du poids de la misère, du moins jusqu’à ce qu’elle eût pris l’habitude du travail. » Je l’ai contractée dès l’enfance, reprit Caroline avec un peu de dignité, et si mon père a de quoi vivre, je ne lui serai point à charge. » C’est égal, dit Maclean en prenant la bourse, c’est une chose convenue, et… Il en aurait dit davantage, mais les autres arrêtèrent sa voix en disant à Molly de faire habiller sa nièce et de partir aussitôt. Molly avait eu l’ordre de lui préparer des vêtements de paysanne, à peu près de sa taille ; on se retira pour lui laisser la liberté de s’habiller ; elle se dépouilla sans regret d’une parure superflue, et se servit de ces nouveaux habits ; malgré la grossièreté de ces étoffes et le mauvais goût des formes, milady Falcombridge l’aurait encore haïe sous ce costume. Elle partit enfin dans une petite charrette d’osier, remplie de paille, après avoir envoyé des remerciements aux personnes qu’on ne lui nommait point, et qu’elle crut être Henry Claypole et sa mère, puisque ce n’était point lady Ireton.

Au moment où on avait donné la bourse à Maclean, elle avait pensé dire que Fenny avait entre ses mains des effets précieux ; mais ce premier mouvement de fierté fut réprimé par la crainte que lui inspiraient et son père et sa tante. Elle crut qu’il fallait apprendre à les connaître avant de leur confier de semblables trésors. Elle avait entendu dire à Deborah que son mari avait mangé un bien considérable. Elle voulait soulager son père, mais elle crut devoir suspendre le choix des moyens, et calcula en elle-même, que le lieu où on la conduisait n’était pas si dénué d’habitants qu’elle ne pût y trouver au moins un ministre à qui elle pourrait confier son secret.

Laissons-la traverser l’Angleterre silencieusement couchée au fond du chariot, avec des compagnons qui semblaient ne pas s’occuper d’elle, si ce n’est la sœur de Deborah qui de temps en temps lui jetait à la dérobée quelques regards de pitié. Ses amis et ses ennemis nous retiènent encore à Londres, où plus d’un événement doit influer sur son sort.



CHAPITRE XIV.



Quelque pénible que fût pour l’altière Adelina la fuite inattendue de Will et de Madely, elle ne perdit pas de vue son projet d’arracher à Caroline la protection trop positive de son époux, et de déterminer Crumwell à l’abandonner. Au lieu d’aller prendre des informations sur les deux fugitifs, elle prit des habits très-simples, et se fit porter à une taverne, où elle était sûre de trouver Maclean et Molly. Elle eut avec eux un long entretien, et ce fut par elle que le paysan gallois, qui était en effet le mari de Deborah, fut déterminé à se présenter à l’audience du Protecteur. Milady exigea qu’il parût sous le costume d’un simple journalier, dans ses habits de travail, et non avec ses habits de fête, afin de présenter à son père l’idée d’une profonde misère associée avec celle de s’attacher à Caroline sous aucune espèce de rapport. Quoique assez bien combiné, ce plan n’eut pas le succès qu’elle en attendait. Crumwell fut en effet saisi de dégoût à la vue du père de cette jeune personne, mais son premier mouvement fut de ne point la laisser rentrer dans une semblable famille ; il voulut d’abord examiner les preuves de sa naissance, et ne pouvant plus ni conserver de doute, ni l’abandonner à son sort, il se réserva le temps de se déterminer en la confiant à sa fille au moins pour vingt-quatre heures. Adelina ne se méprit point aux projets de son père ; elle comprit qu’ils aboutiraient au moins à placer Caroline dans une position indépendante ; et qu’une fois sous sa protection, elle ne pourrait plus disposer d’elle. Combien elle regretta l’éloignement de Will et de Madely ! mais il ne manquait pas à Londres de ces êtres faméliques, propres à tout, hors au bien, et qui appartiènent à celui qui achète une ou deux de leurs journées. Elle savait en trouver au besoin, et cette fois, elle descendit jusqu’à les chercher elle-même. On enleva Caroline à lady Ireton, on la remit aux mains de Maclean, et cette fois encore tout semblait avoir réussi selon les vœux d’une implacable rivale. Milord Falcombridge, ne pouvant pénétrer la part qu’avait sa coupable épouse à l’enlèvement de Caroline, ne lui dissimula point le chagrin qu’il en ressentit, et comme elle opposa ses cris ordinaires à sa volonté de la chercher jusque chez Maclean, et d’adoucir ses chagrins, il se réserva en silence de suivre ce projet, en supposant que ce fût pour la lui remettre qu’on l’eût arrachée de son asile, ce qui paraissait probable, puisqu’on ne retrouvait ni lui ni sa sœur. Crumwell fut excessivement irrité, quand sa fille tremblante lui raconta comment on lui avait ravi le dépôt qu’il lui avait confié ; il fit venir le jeune Claypole qui lui jura, au nom de la mourante Fenny qu’elle n’avait point désiré à cette heure la présence de sa sœur, qu’elle croyait avoir assez de jours à vivre encore, pour ne pas, au milieu de la nuit, porter l’effroi dans le sein de sa famille. Henry ne se trompa point sur la main qui avait dirigé cette nouvelle persécution ; il eut à peine le courage de le dissimuler ; Crumwell n’en doutait pas plus que lui. » Vous avez pris intérêt à cette jeune fille, dit-il à son petit fils, je vous charge de savoir où elle est, et je vous laisse le choix des moyens de vous en assurer. Vous m’en rendrez compte, et je prie le Seigneur de vous éclairer dans votre marche. Ses voies sont cachées, et son esprit me défend d’être ostensiblement l’interprète de sa volonté. »

En effet, il avait en ce moment des soins trop importants pour s’occuper exclusivement d’une jeune fille, et donner ses faiblesses en spectacle. L’Espagne irritée des actes d’hostilité commis envers elle, venait de déclarer la guerre à l’Angleterre. Crumwell avait dû s’y attendre, mais depuis long-temps il avait formé le projet d’élever la gloire de son pays à un degré bien supérieur à celui qu’avait ambitionné même la reine Elizabeth. Il avait moins de prudence ou plus d’audace que cette princesse, et d’ailleurs l’état politique de l’Europe avait déjà subi des changements. Le Protecteur avait accru la puissance de la Suède son alliée, et l’avait rendue maîtresse de la mer Baltique. Il venait de conclure un traité d’alliance avec la France, et se préparait à envoyer en Flandres six mille hommes se joindre à l’armée de Turenne. Aspirant à se rendre maître d’Elseneur et du passage du Sund, il se proposait de concerter avec Louis XIV la conquête des Pays-Bas[10]. Les ambassadeurs envoyés par le cardinal Mazarin, venaient d’arriver à Londres. Ce ministre les avait chargés de lui exprimer le regret que les affaires de l’État n’eussent pu lui permettre de faire lui-même ce voyage, et de remplir le vœu qu’il avait toujours formé de rendre hommage au plus grand homme qui fût au monde[11].

Ces projets ambitieux s’unissaient malheureusement pour le Protecteur, à des inquiétudes graves. Les royalistes cherchaient constamment à soulever le peuple et l’armée. Celle-ci était infectée d’un esprit général de mécontentement. L’orage grondait sourdement ; de grands, personnages conspiraient, et bientôt ils allaient accomplir leurs desseins, lorsqu’un nommé Willis découvrit les complots. Aussitôt une Haute Cour de justice fut érigée pour le procès des coupables, et tous ceux que la fuite ne put dérober au supplice en subirent de plusieurs genres différents, entr’autres le docteur Huet, homme qui depuis long-temps était l’ami de Fenny Claypole. De tous les coupables, il fût le seul dont elle demanda la grâce à son père. Mais quoique le Protecteur ne pût concevoir de leur liaison antérieure aucun soupçon contre sa fille, il ne refusa pas moins obstinément le pardon qu’elle lui demandait avec instance. Ce refus porta le dernier coup à la santé de la triste Fenny. Sir Henry, jugeant mieux que sir Claypole et ses amis de l’état de sa mère, n’osa la quitter dans une si fâcheuse circonstance ; mais, ne voulant pas non plus abandonner Caroline recommandée à lui par son grand-père, il concerta ses mesures avec milord Falcombridge, et chargea de l’exécution un homme capable d’en assurer le succès.

Mistriss Claypole, qui ne se croyait pas si proche de sa fin, éprouva tout-à-coup des crises si fâcheuses, qu’elle fut éclairée sur sa véritable situation. Pour la dernière fois, elle demanda son père, et la dernière grâce qu’elle voulut obtenir de lui, fut le bonheur de son fils et le rappel d’Amélia. Crumwell était vivement touché de la mort de sa fille ; persuadé que son dernier refus avait hâté l’instant fatal, il ne put se résoudre à lui en faire éprouver un plus cruel au cœur d’une mère. Il lui promit solemnellement d’unir les deux jeunes amants. La voix de Fenny se faisait à peine entendre ; elle remercia Dieu et son père, et prononçant le nom de Caroline, elle ordonna à sir Henry de la prendre sous la protection d’Amélia ; Crumwell permit au jeune Henry de remplir à cet égard les derniers vœux de sa mère.

Fenny, ayant ainsi marqué son dernier soupir par un dernier bienfait, expira doucement dans l’été de sa vie, laissant une mémoire qui est arrivée jusqu’à nous, et qui s’est conservée, non par aucun trait d’héroïsme, ni par aucune célébrité dans aucun genre, mais par le témoignage que les historiens ont rendu de ses vertus simples et modestes.

Elle avait nommé le lord Falcombridge son exécuteur testamentaire ; il avait été appelé avant sa mort, et il en fut sensiblement touché. Sir Claypole était inconsolable, la douleur de sir Henry était excessive, et toute la dissimulation de Crumwell ne pouvait cacher son noir chagrin. Quelques jours après sa mort, il fallut songer à l’exécution de ses dernières volontés, et lord Falcombridge, accompagné d’un notaire, se rendit à la maison où son époux et son fils la cherchaient encore, quoique certains de ne l’y revoir jamais. En examinant les divers objets que pouvait renfermer un bureau appartenant à elle seule, milord trouva une petite cassette d’un bois précieux ; la clef était à côté ; il l’ouvrit parce qu’elle n’était pas désignée dans le testament. L’étonnement dont il fut saisi en appercevant ce qu’elle contenait fut extrême, et frappant pour ceux qui étaient présents. Un papier était placé au milieu des bijoux dont elle était remplie ; il l’ouvre, et sa surprise redouble en lisant ces mots écrits de la main de Fenny. » Milord Falcombridge est averti que tout ce que renferme cette boëte, et la boëte même appartient à miss Caroline ; elle se trouva auprès du corps de M. Melvil, lorsqu’il fut assassiné en Écosse ; tout porte à croire que c’est l’héritage de cette jeune fille, puisque il n’a jamais été réclamé par les parents de son protecteur. Je prie milord Falcombridge d’en disposer de son consentement pour lui assurer un sort. Je l’institue son tuteur et son père ; et je désire, qu’en la rendant indépendante des hommes, il la mette également à l’abri de leurs fausses et malignes opinions, en lui choisissant un asile honorable ; ce sera, je l’espère, auprès de lady Amélia, si mon père m’accorde la faveur que je compte solliciter de lui avant ma mort prochaine. »

Lord Falcombridge tenait ce papier d’une main tremblante ; il fixait tour à tour les caractères tracés par sa belle-sœur, les bijoux étalés sur la table, la cassette qu’il retournait en tout sens. Tout à coup la petite boîte d’or le frappe ; il s’en saisit, et ce secret qui n’avait cédé ni à mistriss Belmour, ni à Fenny, ni même à Caroline, s’ouvre sous la main de milord qui verse des pleurs. Il la presse contre son cœur, la montre à sir Claypole, qui l’observe en silence, et la renfermant soudain dans la cassette, la serre dans le bureau dont il prend soigneusement la clef, regarde autour de lui si nul des témoins de cette scène muète n’y a prêté une grande attention, et emmène sir Claypole dans le jardin, où ils eurent un long entretien. Henry était le seul qui eût observé ce qui venait de se passer, les autres étaient des hommes d’affaires et des scribes, occupés seulement de leur métier. Il vit revenir son père et son oncle ; tous deux lui parurent extrêmement occupés, et lorsqu’ils se trouvèrent seuls, le lord Falcombridge lui fit mille questions sur cette cassette, sur la manière dont elle était parvenue à Caroline, et sur son intention en la déposant entre les mains de Fenny. Henry ne connaissait que le fait même du dépôt, sans en savoir aucune circonstance. Sa mère ne lui en avait parlé que comme d’une chose qui venait à l’appui de ce que disait Caroline, que dans son enfance, elle avait été entourée des apparences de la richesse ; il lui répéta que cette cassette s’était trouvée près du corps sanglant de M. Melvil, lorsque Charles Goring avait trouvé la jeune fille dans le bois, près de Jedburg ; sir Claypole qui se persuadait avec tout le monde que M. Melvil pouvait bien être en effet le père de Caroline, disait à son beau-frère que sans doute ces diamants lui avaient appartenu, et que miss Caroline avait aussi la même opinion, puisque jamais elle n’avait manifesté le désir de se les approprier. Milord Falcombridge secouait la tête d’un air d’incrédulité, mais sans donner aucune explication. Il finit par recommander à sir Claypole et à son fils, un secret absolu, et par manifester le plus vif désir de terminer promptement les arrangements relatifs à la succession. Désormais elle demandait peu de soins. Fenny avait partagé sa fortune entre son époux et son fils, et Henry avait déclaré qu’il en laissait la totalité à la disposition de son père : il n’y avait donc plus qu’à s’occuper de la délivrance des legs particuliers, et milord se hâta de prendre les mesures nécessaires.

Pendant ce temps son épouse ne paraissait pas moins soucieuse et moins agitée ; un chagrin secret semblait l’accabler, elle quittait souvent sa maison avec empressement, et y rentrait plus triste encore ; elle avait de fréquentes attaques de vapeurs, elle était inquiète, capricieuse ; elle devenait plus irascible que jamais, et milord ne savait plus de quels moyens se servir pour calmer des emportements sans sujet au moins apparent. Il allait souvent à la campagne de sir Claypole ; mais il ne parlait plus à personne ni de la cassette, ni de ses projets.

Un jour qu’il était resté à Londres, mais qu’il était au palais, un vieillard enveloppé d’un manteau, la tête couverte d’un grand chapeau, et appuyé sur un bâton, demande à être introduit dans son cabinet. Milady traversait l’antichambre, le vieillard ôte son chapeau ; milady le regarde, fait un cri, ordonne impérieusement qu’on écarte cet homme, et tombe évanouie. Le vieillard sans s’émouvoir remet son chapeau, et se retire sans hâter ses pas chancelants. On reporte Adélina dans son appartement, et son premier soin fut de recommander à ses gens de renvoyer ce vieillard toutes les fois qu’il se représenterait, et de garder le secret sur son apparition. Milord à son retour la trouve dans un état alarmant, et comme il était naturel d’en rechercher la cause, il fit des questions. On lui fit des réponses ambiguës, on déguisait maladroitement ce qu’on désirait de répondre ; et milord apprit enfin qu’un homme inconnu à toute la maison, avait causé une si grande terreur à milady, qu’elle s’était évanouie. Il repassa chez elle, et sans trop compromettre celui de ses gens qui avait rompu le silence, il tâcha de la faire parler elle-même ; elle lui dit alors qu’ayant une fois en voyage été attaquée par des voleurs, elle était sûre d’avoir reconnu ce matin dans ce vieillard, un de ces mêmes brigands, et qu’elle conjurait milord, pour sa propre sûreté, de ne pas se laisser approcher par cet homme. Milord la crut, tâcha de la rassurer, et ajouta qu’au lieu de renvoyer l’inconnu, il fallait le laisser entrer, s’il se présentait ; et aller chercher aussitôt le Constable et les Watchmen. Milady le conjura pour son propre repos de ne point l’exposer à une pareille scène dans sa maison, et de laisser cet homme chercher ailleurs le sort qui pouvait le poursuivre et l’atteindre. Milord se rendit à sa demande pour la tranquilliser ; d’ailleurs il pensa que la fougue de son imagination pouvait bien la tromper ; que sur son seul rapport, il ne fallait pas risquer de faire un semblable affront à un citoyen ; et que si cet homme avait affaire à lui, il finirait par lui écrire et lui demander audience.

Ce fut quelques jours après cette scène, qu’Henry Claypole essaya de distraire le chagrin qui l’accablait depuis la mort de sa mère, et vint à Londres visiter quelques amis, et rendre des devoirs au Protecteur. La mort de Fenny avait été pour lui un coup dont il avait peine à se remettre. Il accueillit son petit fils avec bienveillance ; mais son astucieuse politique ne permettait pas encore d’accomplir sa promesse, relativement à lady Amélia ; il refusa de prononcer son rappel, et remit à s’en occuper après le deuil. Les terreurs dont son âme était toujours agitée, lui rendaient le pardon difficile ; et son orgueil ne prétendait pas céder en apparence aux prières, même de sa fille mourante. Il traitait toujours Amélia en criminelle d’état, d’autant plus coupable qu’elle était sortie de sa prison, et n’avait point fait connaître le lieu de sa retraite. Henry sortit du palais le cœur flétri, l’œil humide, et entra dans une taverne où il devait dîner avec deux jeunes officiers. Il y était à peine entré, qu’un d’eux vint l’embrasser en l’appelant par son nom. Ils s’étaient à peine dit quelques mots, qu’un jeune homme d’une très-belle figure, s’approcha de lui, et demanda tout bas, s’il s’appelait en effet Henry Claypole ? Oui, répondit-il ; il remarqua que les yeux de cet étranger s’animaient de courroux en le regardant : il le fixa très-attentivement, l’autre le prit par la main, l’emmena au fond de la salle, lui dit quelques mots d’un ton fort animé ; on entendit sir Henry lui répondre avec beaucoup de modération : » Si cela est, je l’ignore. L’étranger répliqua ; Henry répondit encore, j’y consens ». Alors ils se saluèrent, le jeune homme sortit, et Henry rejoignit ses amis : est-ce un duel, lui demandèrent-ils ? Non, répliqua-t-il, et il passa la journée avec eux.

Le soir, il alla coucher chez milord Falcombridge qui le recevait toujours, mais il ne vit point sa tante qui était déjà couchée. Il passa la nuit à écrire, et le jour était prêt à paraître quand il entendit quelque bruit à sa porte : il écoute, des pas légers et des paroles entrecoupées frappent ses oreilles ; il croit qu’il y a dans la maison quelqu’un de malade qui a besoin de secours ; il ouvre sa porte : il apperçoit une grande femme vêtue d’une simple robe jetée sur elle, les cheveux épars, l’air égaré, le regard fixe et perçant, qui tenait un flambeau, et parcourait sans dessein une galerie qui séparait les appartements. Henry recule, effrayé de voir lady Adélina dans un pareil désordre. Elle l’apperçoit à son tour, et comme elle ne savait point qu’il fût venu cette nuit dans la maison, elle est frappée d’une muète terreur ; elle lui fait signe de rentrer, et pressant sa course, elle va se réfugier dans son appartement. Henry la croyant dans une espèce de délire occasionné par la fièvre, la suit, et lui demande avec beaucoup de douceur, si elle a besoin de ses secours. Je veux, lui dit-elle, après l’avoir regardé quelque temps sans répondre, que vous épousiez Amélia ! osez me dire que vous ne le voulez pas ! — Non, sans doute, je ne le dirai point, répondit Henry, c’est le plus cher de mes vœux. — Dites-vous vrai ? — Ah ! je vous le jure, s’il ne faut que cela pour vous tranquilliser, ma tante, rentrez et prenez le repos qui vous est nécessaire. — Cependant il ne le veut pas, lui ! — Qui, lui ? — Ce méchant vieillard qui cherche milord… Tenez, le voilà encore… là, là… à la porte de son cabinet… — Je ne vois rien, dit Henry étonné… Ah ! il s’en va… il n’y est plus… Plutôt mourir que de le laisser entrer, plutôt mourir que de ne pas vous donner Amélia. Je le veux. — Ah ! si le Protecteur le voulait comme vous ! — Il le voudra… — Oui, répondit Henry en la prenant par la main et la reconduisant dans sa chambre à coucher ; où il éveilla ses femmes, et se hâta de la laisser entre leurs mains, la croyant plus mal que milord ne semblait le penser.

Le soleil était déjà levé, Henry se hâta de sortir de Londres, et se rendit à Kensington, où déjà l’attendait l’étranger de la veille, se promenant à grands pas, l’air agité. Henry l’aborde : « Je ne sais, lui dit-il avec modération, de quelle offense vous prétendez me demander raison, et je crois qu’en hommes prudents, nous devons nous expliquer, et savoir s’il n’y’a point ici quelqu’erreur… Il n’y en a aucune, reprit vivement l’inconnu ; vous m’avez enlevé un trésor qui m’est plus cher que ma vie. Il a sans doute assez de prix pour vous coûter quelques efforts ; et pour vous en voir tranquille possesseur, il faut m’ôter le jour. Henry crut alors que c’était un amant de lady Amélia ; un léger mouvement de colère enflamma ses regards naturellement si doux ! » Je ne sais, lui dit-il en cherchant à se rendre maître de lui-même, quel étrange reproche vous m’adressez, et vous devriez du moins préciser mieux la cause d’un combat singulier entre deux hommes, dont l’un est parfaitement inconnu à l’autre. — Il se peut que je vous sois étranger, mais moi je connais sir Henry Claypole comme un séducteur, et je suis décidé à lui faire rendre raison des pièges qu’il a tendus avec tant de succès à l’innocence ; mettez-vous en garde, Monsieur. — Un moment, répliqua Henry, ne saurai-je point votre nom ? — On vous l’apprendra si vous êtes le plus heureux, et si je le suis moi-même, vous n’avez nul besoin de le savoir !… À Dieu ne plaise, répondit tranquillement Claypole, que je me batte avec un homme que je n’ai pas offensé, parce que dans un moment de délire, il lui plaît de le supposer, sans vouloir ni s’expliquer, ni même se nommer ! Remettez vos sens, Monsieur, calmez une fureur… — Henry Claypole serait-il un lâche, reprit l’inconnu, l’œil étincelant ? — J’ai donné quelques preuves du contraire, répondit en souriant le jeune Henry ; mais je ne suis ni un assassin, ni un insensé ; et ce serait être l’un et l’autre, que d’aller risquer d’ôter la vie ou de la perdre, sans savoir même quel sujet me mettrait les armes à la main. — L’inconnu furieux, tira son épée : — Je me bornerai donc à me défendre, reprit Henry avec calme, et jetant son manteau, il mit à son tour l’épée à la main. Les marques de deuil qu’il portait, frappèrent l’étranger ; il s’arrêta : » Que signifient, dit-il, ces ornements funèbres ? Daignez m’en instruire. Il y a quelques jours que ma mère… répondit Claypole… et il ne put achever. L’inconnu baissa la pointe de son épée ; sa fureur était calmée ; un sentiment religieux, ce nom sacré de mère, les vertus de celle qui l’avait porté rendirent immobile celui qui le moment d’auparavant ne respirait que fureur et vengeance. » Pardonnez, dit-il, sir Henry, j’ignorais cette circonstance, nous pourrons nous revoir dans un autre temps. À ces mots, il voulut s’éloigner : » Un moment, lui dit sir Henry, ce mouvement vous honore, vous rend respectable à mes yeux, et je désire enfin vous connaître ; je désire surtout, n’en doutez pas, savoir quel est l’objet que vous prétendez me disputer… Une autre fois, répliqua le jeune inconnu… Mais au moment où il prononçait ces mots, il se sentit saisir par le bras, il se retourne, un vieillard courbé sous le poids des années, le considère avec une sorte d’indignation : » Jeune homme, lui dit-il, d’un ton sévère, est-ce ainsi que vous traitez un bienfaiteur, un ami ! Ne savez-vous pas que vous devez tout à sir Henry Claypole, et à la divine Amélia ! — Vous êtes sir Charles Goring, s’écria Claypole, et vous imaginez que je vous ai enlevé votre Caroline ! — Il est vrai, la renommée m’a appris ce que vous avez fait pour elle, ce qu’elle a fait pour vous, et j’ai cru que l’amour seul pouvait inspirer tant d’héroïsme. — Et vous avez douté répliqua sévèrement le vieillard, de celui de l’amitié ! Rougissez, sir Charles, de ne pas croire à la vertu ! Voyez, je vous prie, le vieux musicien de Charles Ier, quitter sa retraite, et porter ses pas chancelants dans un monde où tout est nouveau lui. Certes, ce n’est pas l’amour qui le conduit ; c’est une affection paternelle, c’est le désir, ou plutôt le besoin d’être utile à ses semblables. C’est le devoir impérieux qui ordonne de se servir des moyens offerts, et qui fait dire, au coucher du dernier soleil, qu’on a encore bien employé sa journée. Allons, jeune homme, embrassez sir Henry, confiez vous à son honneur, et vouez-lui une reconnaissance éternelle. Charles Goring confus et pénétré des reproches qu’il se faisait à lui-même, désavoua généreusement un moment de délire et d’erreur. Henry l’excusa facilement, et ne songea qu’à le dérober au danger où il semblait s’exposer en paraissant à Londres. Law, car on l’a déjà reconnu, engagea les deux jeunes gens à venir se reposer chez lui, près de Kensington. Il y avait pris une maison simple et commode ; depuis longtemps habitué à respirer l’air de la campagne, celui de Londres lui aurait été dangereux. Au moment où il s’était nommé, sir Henry lui avait donné ces marques de respect que les cœurs généreux accordent à l’âge, et dont la vieillesse est si touchée ! Amélia et Caroline furent les objets de leur entretien, mais il ne voulut s’expliquer ni sur les motifs de son voyage, ni sur les moyens qu’il cherchait à rassembler en faveur de Caroline, ni sur le séjour d’Amélia, qui cependant semblait lui être connu. Henry s’occupait de trouver une retraite au jeune Goring. Goring voulait aller trouver Caroline, Law lui défendit de faire le moindre mouvement de ce genre. Mais il se révoltait à l’idée d’être plongé dans une honteuse nullité, lorsque tant de personnes bienfaisantes s’agitaient pour l’objet de ses vœux les plus chers. Henry et Law lui demandèrent s’il voulait se faire connaître à milady Falcombridge, et paralyser par ses propres malheurs les efforts qu’on faisait pour le réunir à son amante. Henry se flattait à peine de le déterminer à la fuite, quand tout à coup John Barclay entre chez le vieillard ; » Suivez-moi, dit-il à Goring… suivez-moi sans différer… Qu’y a-t-il, demanda sir Charles ? — Je n’ai pas le temps de m’expliquer ; on ne vous cherche pas, et cependant on vous trouvera ; encore une fois, ne perdez pas de temps ; et le prenant par la main, il l’entraîna, sans que Law et Henry pussent lui dire autre chose, sinon que Barclay ne pouvait ni les tromper, ni leur en imposer. Son air troublé, son action précipitée laissèrent le vieillard et son compagnon dans une incertitude pénible ; ils n’y demeurèrent pas long-temps. L’hôte de Law vint lui annoncer la visite du capitaine des gardes de Crumwell. Celui-ci parut surpris de ne trouver que sir Henry près du vieux musicien, mais il n’en signifia pas moins à ce dernier, l’ordre de le suivre chez le Protecteur. Law obéit, et sir Henry lui donna le bras jusqu’à la voiture amenée pour lui. Le capitaine ne lui permit pas d’y monter, mais remarquant dans ses yeux une vive inquiétude, il crut devoir le rassurer en lui disant : « Je Vois qu’on a trompé milord et qu’il n’y a rien à craindre. »

Peu tranquille cependant, Henry qui savait bien qu’un soupçon était bientôt changé en certitude dans la sombre imagination du Protecteur, se hâta de revenir à Londres et de se rendre au palais. Il était à peine dans la salle des gardes, qu’il s’y fit un mouvement extraordinaire ; il entendit appeler, il vit accourir des femmes de la maison de Crumwell, qui passèrent rapidement, furent introduites dans l’intérieur de l’appartement, y restèrent quelque temps, et tout à coup les portes s’ouvrirent, et plusieurs officiers parurent soutenant un lit de repos, sur lequel était couchée lady Adélina, pâle, échevelée, respirant à peine, suivie des femmes qu’on avait appelées à son secours, escortée par son mari à peu près aussi décoloré qu’elle-même. Les officiers déposèrent leur fardeau dans la salle, et sir Henry s’approchant alors de son oncle : « Qu’est-il donc arrivé, demanda-t-il ? — Je l’ignore moi-même ; j’étais dans un cabinet secret, à travailler par l’ordre du Protecteur ; lui-même est venu m’appeler, et j’ai trouvé cette femme attaquée de convulsions effrayantes. Crumwell troublé, ne savait quel secours lui donner ; il a demandé les femmes attachées à sa maison, et lorsque l’anéantissement a succédé à la rage du mal, les officiers des gardes ont bien voulu la transporter ici ; je vais essayer de la reconduire chez elle. — Il faudrait tâcher de l’y retenir, répondit Henry, et il raconta la scène dont il avait été témoin le matin avant l’aube du jour. « C’est une femme singulière, répondit milord, sa tête est toujours exaltée ; elle voit ce que personne n’a vu et ne verra jamais ; un vieillard que je ne connais pas s’est présenté chez moi ; je ne sais par quelle fatalité, quelque chose d’extraordinaire en lui a troublé les sens de Milady ; depuis ce moment, elle me voit sous le poignard d’un assassin. Depuis long-temps son imagination troublée par l’exil de ma fille a réuni les idées les plus incohérentes ; elle ne rêve que sang, vol, incendie ; c’est un torrent d’extravagances qu’elle débite sans suite et sans liaison ; je ne sais que penser d’elle, et je crains qu’elle ne se donne en spectacle à la ville et à la cour. Demeurez ici, le Protecteur doit vous faire appeler. Je vais à l’hôtel ; forcé de quitter un travail important et pressé, je reviendrai le reprendre aussitôt. Adieu Henry ; je désire, ainsi qu’Adélina, vous voir l’époux de ma fille ; mais ni vous ni moi ne pouvons rien sans l’autorité suprême. »

À ces mots, il partit avec Milady qui, toujours privée de sentiment, ne pouvait s’appercevoir des mouvements qu’on se donnait pour elle. Henry demeura long-temps avant d’être admis dans le cabinet de Crumwell ; enfin on l’appela ; il parut. La physionomie du Protecteur était sombre, ses regards inquiets fixaient la terre et parcouraient les objets inférieurs à la personne de Henry ; il s’approcha de son bureau, et touchant sans y jeter les yeux, des papiers épars, il semblait les rassembler par contenance et sans intention. Jamais sa timidité naturelle ne s’était tellement montrée dans tout son maintien ; son petit-fils était aussi embarrassé que lui. Enfin rompant le silence, Henry, lui dit-il… — Milord,… répliqua Henry, et tous deux gardèrent le silence. — Henry, répéta-t-il une seconde fois !… Suivit encore une longue pause… Puis enfin reprenant haleine : le seigneur veut m’éprouver, continua-t-il… Ses voies sont cachées ; pour la première fois, je cherche le Christ, et ne l’ai pas rencontré. Votre mère m’a été ravie !… Les joies de ce monde sont périssables, Dieu seul est infini !… Des larmes coulaient le long des joues du jeune Henry. Crumwell, sans avoir l’air de s’en appercevoir, continua ainsi : — Il plaît à Dieu, qui m’a toujours accordé la victoire sur les ennemis de l’État et du Christ, de m’affliger dans ma propre famille : j’ai perdu mon gendre Ireton ; je suis encore menacé de perdre mon autre fille, votre tante Adélina ; cette femme dont le caractère emporté ne souffre pas la contradiction, me demande à grands cris que vous épousiez a belle-fille Amélia. Je l’ai promis à votre mère, et je veux bien tenir ma parole ; mais il est plusieurs circonstances imprévues qui peuvent demander d’amples méditations ; une recherche profonde au milieu des ténèbres qui obscurcissent les voies ; et d’ailleurs que sais-je ce qu’Amélia est devenue ? Si votre desir est de vous lier à elle, priez donc le Christ, priez-le avec ferveur, et qu’il vous enseigne à découvrir le lieu de sa retraite. Alors venez m’en instruire ; je le consulterai moi-même, et s’il est vrai qu’il donne la force à l’esprit de concevoir le bien, et de l’opérer par de saintes œuvres, je trouverai sans peine s’il est bon que l’œuvre du Seigneur s’accomplisse. » Il était déjà fatigué d’avoir tant proféré de paroles dont le sens était enveloppé, et dont la plupart n’étaient sorties de sa bouche qu’à de longs intervalles ; il fit un signe de la main, et Henry l’ayant salué, se retira sans mieux comprendre ce qui était réellement sa volonté que s’il n’eût point parlé. Il n’y avait aucun moyen de faire de questions à cet homme impénétrable, de sorte qu’il n’avait osé s’informer pourquoi Law avait été demandé. Son inquiétude à cet égard était extrême ; il ne savait pas davantage pourquoi Barclay avait si précipitamment entraîné Charles Goring, et il sortit du palais avec la certitude que son grand père était agité de quelques fortes et nouvelles inquiétudes ; qu’il ne voulait pas lui faire épouser Amélia ; que Law était arrêté, et que Goring courait de grands dangers. En sortant du palais, il vit du mouvement dans les cours, des troupes sous les armes, des officiers qui allaient et venaient, et des partisans et créatures de Crumwell qui portaient sur leurs fronts l’empreinte des soucis et de la terreur. Cet appareil alarma le jeune homme, et machinalement ses pas se portèrent vers la maison de Kensigton ; l’espace de temps avait été de cinq ou six heures, et déjà Law était parti par ordre du Protecteur, mais sur sa parole de se rendre de suite à sa maison du comité de Wọrcester. C’est tout ce que Henry put apprendre du propriétaire de cette habitation. Le jeune homme revint tristement à Londres où il espérait trouver son père, ce qui arriva effectivement. Sir Claypole lui apprit qu’il s’était répandu tout à coup dans la ville qu’on avait vu Charles Stuart, et que ce bruit venait, à n’en pouvoir douter, d’un valet de milady Falcombrigde, qui prétendait avoir reconnu le prince, et l’avait vu le matin même sortir de Londres, et prendre sa route précisément vers Kensington. Claypole ajouta que l’on avait eu des soupçons sur le vieux Law, qu’un singulier hasard avait amené aux environs, sans qu’on lui connût aucune affaire pressante dans la capitale ; que cependant son interrogatoire ayant été minutieux et ses réponses très-simples, le Protecteur s’était borné à le renvoyer à sa propre maison, et à lui défendre les approches de Londres. Law ne demandait qu’un entretien avec lord Falcombridge, et n’avait pu l’obtenir. Henry se douta que ce fantôme dont on était alarmé n’était que Charles Goring, déjà pris une fois pour Charles Stuart. Il ne lui fut pas difficile d’imaginer pourquoi John Barclay l’avait si précipitamment emmené, ni d’apprécier le danger qui le menaçait ; car s’il était arrêté, il faudrait décliner son nom, et le fils de lord Goring pouvait craindre la destinée de son père, quoiqu’il eût porté les armes sous les drapeaux de la République. Henry confia ses alarmes, et sir Claypole ne put que lui représenter qu’il avait déjà couru pour Caroline un danger assez grand, et qu’il fallait désormais se contenir dans les bornes de la prudence. Ce que suggère en pareil cas la sage prévoyance d’un père, n’est pas toujours adopté par la jeunesse ardente et généreuse, et Henry tremblant pour l’ami de la jeune Caroline songeait en lui-même aux moyens d’être utile à Charles, tout en écoutant avec respect les avis de son père.

Mais tandis que la nouvelle la plus fausse et la plus inconsidérément répandue, tenait tous les esprits dans une pénible inquiétude, suivons Caroline dans son triste et mystérieux voyage.



CHAPITRE XV.



Livrée aux réflexions les plus tristes, abandonnée à des gens en qui elle ne trouvait aucune trace des sentiments de la nature, Caroline observait en silence celui qui se di sait son père ; elle se serait encore reproché sa propre indifférence, pour ne pas dire plus, si elle n’y avait trouvé une excuse dans celle qu’il lui témoignait. Molly seule paraissait sensible à son sort, et lorsque le mouvement de la voiture eut profondément endormi Maclean, cette femme tendit la main à la délaissée Caroline, et craignant qu’elle n’eût froid, elle lui donna une espèce de cape de drap dont elle la força de s’envelopper. Plusieurs fois elle ouvrit la bouche pour lui parler ; mais elle observait Maclean, et gardait le silence. Caroline n’osait le rompre de son côté, et l’on avançait toujours sans qu’elle s’occupât de la route qu’on suivait, et sans même s’informer du lieu où on la conduisait. Vers le soir, on arrêta en pleine campagne vis-à-vis d’une méchante auberge, et Maclean descendit le premier. Molly l’appela pour aider à Caroline. « N’a-t-elle pas besoin de moi, dit-il grossièrement ? Il faut laisser à la ville ces airs de dame ; je ne suis d’humeur à les souffrir. — Je descendrai bien seule, mon père, répliqua-t-elle promptement ; je suis plus habituée à la peine qu’aux aisances de la vie. — À la bonne heure ; car pour de la peine, vous n’en manquerez pas, et en même temps il entra dans la maison. Caroline sauta légèrement à terre, et se présenta ensuite pour aider à Molly, qui lui dit en descendant : « Pauvre enfant, quel sera ton sort ! » Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage ; car Maclean sortant avec deux autres hommes, prit Caroline par le bras. « Suivez-moi, fille, lui dit-il ; on dit que vous êtes curieuse ; je veux vous faire voir une chose nouvelle pour vous. » Caroline obéit sans résistance ; il la fit tourner derrière la maison ; ils descendirent un chemin creux, dans lequel ils avaient beaucoup de peine à marcher sur des pointes de rochers, dans un terrain humide, dont les creux étaient remplis d’eau. Après avoir tourné l’espace d’un quart d’heure autour d’une montagne, ils se trouvèrent au bord de la mer, et à l’instant du lever de la lune, Caroline apperçut une barque à l’ancre dans une petite anse. « Mon père, où me conduisez-vous ? s’écria-t-elle dans le plus grand effroi. » Taisez-vous, lui dit-il ; de quoi donc avez-vous peur ? On veut vous faire faire une petite promenade, et voilà tout. » Caroline de plus en plus saisie de crainte, ne put retenir un cri perçant, surtout quand Maclean se retirant en arrière, les deux hommes qui l’avaient suivi, la saisirent chacun par un bras, et voulurent l’entraîner vers la barque. Sa résistance aurait été vaine ; mais elle jète un second cri, une voix lui répond, et plusieurs hommes sortant de dessous un rocher, accourent, et tombant sur les deux compagnons de Maclean et sur lui-même, commencent à les maltraiter. Maclean se défendait avec courage, et en inspirait à ses camarades, qui essayaient toujours d’entraîner Caroline ; mais enfin l’adversaire de Maclean ayant tiré une arme blanche, Caroline émue se débarrasse par un mouvement vif et imprévu des mains des deux autres, et s’élançant vers l’homme armé, le reconnaît au clair de la lune. « Arrêtez, Lewis, lui dit-elle, voulez-vous tuer mon père ? En même temps elle embrasse Maclean, le couvre de son corps, et la pointe de l’arme de Lewis lui effleure l’épaule, et fait jaillir quelques gouttes de sang sur son père et sur ses habits. — À l’instant même, Maclean la prend dans ses bras, la serre contre lui. — Eh bien, elle ne s’en ira pas, dit-il d’un ton résolu, la pauvre fille ; elle a voulu me sauver la vie, je l’emmène avec moi. — Oui, mon père, s’écrie Caroline, ne m’éloignez pas de vous, je vous servirai, je vous aiderai ; vous serez content de mon obéissance ; mais ne m’éloignez pas de vous, je vous en conjure. — Miss Caroline, lui dit Lewis, retournez à l’auberge avec cet honnête homme-là ; je vais vous y suivre quand j’aurai fait remonter ces gens-ci sur leur barque, et soyez tranquille, on veille sur vous.

Maclean voyant que la frayeur et un peu de douleur de sa blessure empêchaient Caroline de marcher, la prît dans ses bras, et la porta dans le chemin pénible qu’ils venaient de parcourir. Vingt fois il prononça ces mots : « Cela est singulier… fort singulier, » et toujours il en revenait là, sans que la pauvre Caroline, pénétrée de froid, et à peine rassurée, fût tentée de lui en demander l’explication. En arrivant, il trouva Molly auprès du feu ; elle parut surprise et joyeuse de revoir Caroline, effrayée de voir du sang sur elle et sur son père ; mais elle ne fit aucune question. La maîtresse de l’auberge la fit passer avec la malade dans une pièce voisine, et fit allumer un grand feu. On déshabilla Caroline, sa blessure était peu de chose, et quand elle fut réchauffée, on lui fit boire du vin chaud, et on la coucha par ordre de son père, qui déclara qu’on partirait le lendemain, si toutefois elle était en état de voyager.

À peine elle était dans son lit, mais sans pouvoir sommeiller, qu’elle entendit arriver Lewis et ses compagnons. Elle écouta la conversation, et Molly étant venue près de son rideau, elle fit semblant de dormir afin qu’on ne fermât point la porte, qui resta en effet entr’ouverte. « Bien fâché, M. Maclean, d’avoir interrompu votre voyage ; mais où alliez-vous donc par ce chemin là ? — Belle demande, je m’en vais au pays de Galles. — Au pays de Galles par la pleine mer ! la route est nouvelle ! — Qui vous dit que je voulais m’embarquer ? — Qu’alliez-vous faire au bord de la mer, avec le patron de cette barque ? — Que vous importe ? — Il m’importe si bien, et par de tels ordres, que je vous attendais là, moi, pour vous empêcher d’aller plus loin. — De quel droit, par quel ordre ? — Par ordre de milord Falcombridge qui a consenti qu’on vous remît votre fille, qui veut bien vous la confier, à vous et à votre sœur, mais qui ne prétend pas la perdre de vue, et qui veut que vous lui répondiez de sa personne, et… — Parlez bas, Monsieur, dit alors Maclean, si elle vous entendait… vous sentez bien que je ne saurais plus en être maître, et je ne peux pas être le serviteur de ma fille ! — Soit, mais j’avais ordre de prévenir toute espèce de danger, et votre vie même aurait été sacrifiée. — Écoutez, Monsieur Lewis, je vous ai vu en effet bien disposé… Mais Caroline est une bonne fille, elle m’a sauvé de vos mains, elle a été généreuse, et je ne veux pas lui faire de mal : en vérité, je ne le ferai pas. Ainsi, vous pouvez assurer sa seigneurie milord Falcombridge qu’elle sera bien avec moi, et ma sœur. Goddham, faudra qu’elle travaille, qu’elle se rende utile, qu’elle n’ait pas de fierté, car nous sommes pauvres. — Soyez honnête homme envers elle, et vous ne le serez plus ; soyez aussi plus sage que par le passé ! — Chut, s’écria vivement Maclean ! — Soit, reprit Lewis, brisons-là, et buvons un coup ; plus de voyage par mer, marchez droit au pays de Galles, et demain je vous parlerai. — Non, tout de suite, dit Maclean, allons dehors, une affaire finie débarrasse le jugement. À ces mots, ils sortirent et Caroline un peu rassurée appela Molly comme si elle se réveillait, et pour lui demander un léger service. Molly courut auprès d’elle, l’embrassa tendrement et avec une effusion réelle, mais sans lui parler, et en sortant elle ferma la porte de sorte qu’elle ne put rien entendre lorsque Lewis et Maclean rentrèrent pour souper.

Le lendemain, Molly et Maclean vinrent auprès d’elle ; le dernier n’avait plus cet abord sournois et méchant qui la rebutait ; ses manières étaient brusques et rustiques, mais il la fixa d’un œil presque caressant. « Eh bien, fille, comment va-t-il ce matin ? — Bien, mon père, je ne sens plus à l’épaule qu’une légère douleur. — Bien, bien, vous avez été bonne fille, et vous ne vous en repentirez pas. Quand vous pourrez partir, nous nous en irons, pour cette fois au pied du Snowdon. — Quand vous voudrez, mon père, dit-elle, heureusement bien instruite de ce qui s’était passé la veille. — Elle témoigna en même temps le désir de se lever, et quand elle passa dans la chambre commune, elle trouva Lewis qui, en se levant pour la saluer, lui fit signe de ne pas parler, assez adroitement pour qu’elle seule le comprît. — C’était cependant un cruel supplice que de se voir avec un homme qui pouvait lui donner tant d’éclaircissements sur les événements passés, sur le sort de Lady Amélia, et peut-être sur celui de sir Charles ! Mais Maclean semblait craindre qu’elle fût seule avec lui, et Lewis ne faisait aucun mouvement pour favoriser un entretien secret. Il trouva seulement le moyen, en déjeûnant, de raconter une histoire arrivée, disait-il, à un de ses amis, par laquelle Caroline pouvait entendre que sir Charles lui était fidèle, et qu’il n’était pas impossible qu’on pût se réunir. La fille de Maclean ne pensait plus à un pareil miracle, mais elle apprit encore une fois que mistriss Belmour et son fils respiraient, et c’était tout ce que sa raison lui laissait à désirer quoique son cœur pût regretter davantage. Quant à lady Amélia, Lewis fut impénétrable ; on ne parla point de l’aventure de la veille, et quand elle eut déclaré à son père qu’elle était en état de partir, elle dit adieu à Lewis, et remonta dans la petite charrette. Maclean y avait fait placer un matelas où elle fut commodément couchée, et couverte d’un manteau doublé de peaux, ce qui lui fut d’un grand secours.

Ils retrouvèrent Lewis à la couchée. Le souper se passa tranquillement ainsi que le lendemain, et enfin le troisième jour, comme ils étaient tout près de passer la Severn, Lewis prit congé de Caroline, et de ses parents, sans qu’elle eût pu l’entretenir en particulier. Il avait par fois en la regardant, l’œil attentif et inquiet ; d’autres fois il semblait plus satisfait, mais son obstination à l’éviter lui semblait un problème difficile à résoudre. Elle fit en vain tous les efforts possibles pour le rapprocher d’elle, sans en tirer d’autre fruit que de l’impatience et de l’incertitude.

Lorsqu’il les eut quittés, les attentions de Maclean ne se ralentirent point, et Caroline arriva excessivement fatiguée, mais du moins persuadée qu’elle ne risquait rien entre les mains de son père et de Molly. Elle ne pouvait croire que la protection de milord Falcombridge fût illusoire ; mais comme elle ne savait pas pourquoi il la lui accordait, n’avait-elle pas à craindre que l’ascendant de Milady ne l’emportât sur un mouvement de compassion qui s’effacerait par l’absence de l’objet qui l’avait excité ? La demeure plus qu’agreste de Maclean ne la rebuta point autant qu’il aurait dû s’y attendre, et il lui sut gré de ce qu’elle ne parut ni effrayée, ni dégoûtée de la misère qu’elle annonçait. On déchargea le bagage que contenait la petite voiture, et à sa grande surprise, on apperçut qu’il y avait sous la paille, une malle à l’adresse de Caroline. Elle l’ouvrit, elle y trouva du linge et des habits très-simples, tels qu’elle les avait eus dans la tour lorsque le général Monk l’avait ramenée d’Écosse. Le linge lui fit plaisir, elle en offrit à Molly, mais les habits ne pouvaient plus lui être utiles, et Maclean lui dit qu’il irait les vendre à la ville à son prochain voyage. Comme elle arrangeait dans une espèce de chambre, ou plutôt de soupente qu’on lui assigna pour demeure, ce que contenait cette malle que Lewis avait, disait-on, apportée pour elle, elle trouva au fond, une petite boîte qu’elle ouvrit. Elle renfermait un portrait de lady Goring, peinte très-jeune tenant sur ses genoux un enfant dont les traits encore peu développés, n’offraient pas moins ce que devait être Charles à cet âge. Cette vue fit couler d’abondantes larmes. Ô mistriss Belmour, Ô sir Charles, s’écria-t-elle ! Quelle main cruelle ou bienfaisante, je ne sais lequel dire et penser, retrace à mes regards tout ce que j’aimai jamais ; et tout ce que j’ai perdu ! Ô ciel ! est ce à la fille de Maclean à songer au fils de lord Goring, à nommer encore sa veuve du nom de mère ? Encore si je n’étais que la fille de Maclean et de Deborah ! mais on dit que je suis le malheureux enfant du hasard ; et encore que cela ne puisse être, encore que M. Melvil ne soit point mon père, on l’a dit, on le croit, on le croira toujours, et je ne reverrai jamais ni lady Goring, ni son fils. Ah ! Lewis, à quel supplice m’avez-vous livrée ! Mais ce pauvre jeune homme ne connaît pas le fatal secret de ma naissance ! Il ne sait pas que le seul espoir de la triste Caroline est d’étouffer tout espoir, et de chercher désormais tout son repos dans l’oubli du passé ». À ces mots, elle baisa respectueusement l’image de lady Goring, jeta un long regard sur celle de sir Charles, et comme si elle lui avait dit adieu, elle les cacha dans un coin obscur de sa chambre, résolue à ne plus les regarder. Eut-elle la force de tenir à cette résolution ? c’est ce qu’on croirait avec peine. Elle ne pouvait deviner comment cette malle qu’elle devait sans doute aux bontés de milord Falcombridge pouvait contenir ces deux portraits ; et s’ils étaient une marque de l’attachement de Lewis, comment avait-il pu se les procurer ? Ne serait ce pas un don de sir Henry Claypole ? Mais sir Henry savait bien tous ses secrets ; comment pourrait-il lui faire un présent plus propre à éterniser ses regrets qu’à lui procurer des jouissances ? Telles étaient ses réflexions, quand Maclean l’appela pour aider Molly au travail du ménage.

Elle n’y fut point embarrassée, elle ne montra nul dégoût pour de grossiers travaux, elle fut ce que sont les hommes doués d’un esprit supérieur, ce qu’ils doivent être dans les différentes positions de la vie. Maclean, pour la première fois depuis leur réunion, parla de Deborah, et Caroline qui n’avait osé la nommer, se sentit soulagée lorsqu’elle entendit sa sœur faire l’éloge de ses vertus et de sa bonté. Maclean trop grossier pour déguiser ses sentiments ne fit nulle mention de ce qu’on avait allégué contre la réputation de sa femme, et la pauvre Caroline goûta quelque douceur à se croire en droit de respecter les auteurs de ses jours. De ce moment elle se crut leur fille, et résolut de se soumettre à son sort. Le souvenir de ce que lui avait dit M. Melvil s’effaça presque, en songeant que la tendre amitié de ce vieillard avait formé sur elle de simples projets d’élévation ; qu’il voulait apparemment lui procurer un établissement, et que ces pierreries renfermées dans la cassette étaient sans doute la dot qu’il lui destinait. Le soir Maclean partit pour Édimbourg, où il emporta beaucoup d’argent. Caroline s’en apperçut avec étonnement, mais elle garda le silence ; Molly avait l’air sombre et mécontent à l’instant de son départ. » Toujours le même, dit-elle en grondant, jamais il n’aura rien, et songera toujours à mal faire ! — Parlez-vous de mon père, lui dit Caroline ? — Oui, mon enfant, c’est tout comme du vivant de ma pauvre sœur, il ne peut rien garder ; il n’a jamais su que prodiguer, et puis après faire encore de méchantes actions pour se procurer de quoi prodiguer encore. — Mon père n’est sûrement pas capable de faire de méchantes actions. — Ah ! vous devez avoir entendu dire à Deborah… ? — Jamais elle ne m’a parlé de mon père. — Serait-il bien possible ? mais c’est égal, Maclean ne vaut pas grand’chose, c’est moi qui vous le dis, et quoi qu’il en soit, Caroline, c’est votre intérêt de lui obéir et de le respecter. — C’est mon devoir aussi, ma tante, et je ne prétends pas m’en écarter. — Bien, bien, mon enfant ! le ciel devrait vous bénir, vous êtes une bonne fille, et ma pauvre sœur Deborah vous chérissait aussi de toute son âme… Mais brisons là dessus ; la pauvre femme n’est plus, vous le savez, et rien ne m’afflige comme de penser à elle. N’en parlons plus, et puisque son absence nous laisse un peu de repos, faisons paisiblement notre ouvrage. Molly avait raison de s’exprimer ainsi ; les quinze jours suivants s’écoulèrent tranquillement au milieu des pénibles, mais innocentes occupations de la vie rustique. Caroline ne dédaignait aucun soin, ne se rebutait d’aucun genre de travail, et tout son bonheur était de se retrouver chaque soir dans son espèce de chambre, et de contempler un instant les portraits dont elle était en possession, qu’elle s’était d’abord condamnée à ne plus voir, mais auxquels un secret instinct l’avait ramenée, et après lesquels elle soupirait tout le jour. « Est-ce un crime, se disait-elle ? Oh non ! je ne considère lady Goring qu’avec le respect que je dois sans doute à ma bienfaitrice. Charles, je ne vous vois que comme un ami auquel je dois la vie, et si elle a cessé de m’être chère, si je ne la conserve que comme un dépôt dont il ne m’est pas permis de disposer, hélas, il n’a pas tenu à vous qu’elle ne fût heureuse ; c’est la faute des événements, c’est celle de ma destinée, je m’y soumets en renonçant à vous ; ainsi, je puis bien jouir du plaisir innocent de vous dire tous les soirs ce que j’adresse au ciel de vœux pour votre bonheur. » Chaque soir donc, elle donnait un baiser à lady Goring, un tendre adieu à son fils, et se jetait sur sa couche grossière, où la fatigue lui procurait un long sommeil.

Maclean revint enfin, il était de fort mauvaise humeur, il reçut mal le bonjour affectueux de Caroline, trouva tout mal fait, mal soigné, se plaignit amèrement de son sort, et finit par ordonner brusquement à sa fille tremblante de le laisser avec sa sœur. Caroline sortit les larmes aux yeux, emmena les chèvres et les brebis à quelque distance de la cabane, et s’assit sur une pierre couverte de mousse dans une vallée profonde, entourée de très-hauts rochers couverts d’arbres, au travers desquels coulait une source d’eau vive qui s’échappant au travers des pierres descendait jusque dans le vallon, en faisant entendre son murmure. Elle demeura plusieurs heures à filer en ce lieu, presque machinalement, car le mauvais accueil de son père l’avait tellement interdite qu’elle ne savait plus penser. Le soleil cependant lançait ses derniers rayons dans le vallon, lorsqu’elle aperçut une de ses chèvres suspendue sur des pointes élevées, bêlant tristement après deux petits chevreaux qui ne pouvant la suivre, et n’osant descendre, l’appelaient sans qu’elle pût les aider. Caroline craignant de les perdre et d’exciter le courroux de son père, tâcha de gravir les rochers, et de parvenir jusqu’à l’endroit où les petits s’étaient égarés ; elle eut assez d’adresse et de bonheur pour les reprendre tous deux, et comme elle connaissait un sentier pour redescendre, elle monta jusqu’au sommet de la montagne, où l’attendait la mère inquiète à laquelle elle rendit ses deux nourrissons. Fatiguée de cette course, et jugeant qu’elle avait encore le temps de reposer, elle s’assit sous les arbres touffus, et bientôt fut surprise d’entendre parler près d’elle. Elle se lève, elle s’apperçoit que ceux qui s’entretiènent ensemble, sont derrière des broussailles ; elle écoute, le son d’une voix d’homme parvient jusqu’à elle ; elle entend des protestations de fidélité, de discrétion, de reconnaissance ! Un mouvement très-vif la porte à écarter un peu les branches, elle reconnaît sir Charles Goring, mais à qui parle t-il en ces termes, Grand Dieu ! c’est à milady Falcombridge, aux genoux de laquelle il est penché, tenant une de ses mains qu’il baise au moment où Caroline l’apperçoit. Elle demeure un instant immobile ; mais bientôt la frayeur la saisit, elle s’éloigne aussi vite que ses forces le lui permettent, regagne le sentier qui la conduit dans le vallon, où elle retrouve ses paisibles animaux ; elle arrive à la chaumière hors d’haleine, égarée, tremblante, et tombe en arrivant sur le seuil de la porte. Molly effrayée la relève, la couche sur son propre lit, et ne sait que penser d’un état que Caroline ne peut ni ne veut expliquer.

La nuit n’apporta presqu’aucun changement à sa situation ; un silence profond répondait aux questions multipliées de Molly ; elle lui montrait seulement, par ses gestes et ses regards, la sensibilité qu’excitaient ses caresses. De grand matin, sans avoir pu fermer l’œil, sans avoir pu même verser une larme, le cœur serré, la paupière appesantie, elle voulut cependant se lever, et vaquer comme à l’ordinaire aux travaux de son ménage. Ses forces épuisées pouvaient à peine seconder ses efforts. Maclean ne paraissait nullement s’occuper d’elle ; il fumait, une pipe au coin de la cheminée, et lorsque Molly inquiète lui montrait de l’œil la souffrante Caroline, il haussait les épaules, et souriait malignement. Enfin, l’ordre et la propreté une fois établis dans la chaumière, Caroline prit sa quenouille et s’assit près de la porte sans parler. « Vous êtes mal, lui dit Molly, Caroline, allez vous coucher. — Non, qu’elle reste, dit Maclean. — Pourquoi ? — Je veux qu’elle demeure. — Vous ne voyez pas, frère, qu’elle ne peut se soutenir. — Oh ! les filles sont toujours prêtes à mourir. Allons, venez déjeûner, ce ne sera rien. — Je ne saurais manger, mon père. — Venez quand je vous l’ordonne ; allons, du lait, du fromage et des œufs frais ; qu’on se dépêche. Caroline interdite, immobile, regardait Maclean sans quitter sa place. Molly se leva, et disant à Caroline de demeurer en repos, elle apprêta elle-même ce que demandait son frère, non sans témoigner son étonnement de tant de prodigalité. » Il n’est pas toujours fête, répondit Maclean ! — Ma foi, répliqua Molly, vous n’avez pas coutume d’en faire tant au logis, et c’est toujours ailleurs que vous dépensez tout. Que prétendez-vous faire ? vous avez tout emporté ; vous n’avez rien rapporté, et vous venez manger nos provisions en une fois ; vous n’en avez jamais fait d’autres ; rien ne vous profite, ni le bon ni le mauvais ; mais enfin patience, ma pauvre Deborah et moi n’avons jamais eu à dire que ce mot-là. Maclean devint rouge de colère ; il voulut imposer silence à sa sœur, mais la tête de la bonne paysanne était montée ; elle continua ses reproches, et prononça des mots si durs, que l’homme brutal se leva et courut sur elle pour la frapper. Aussitôt Caroline s’élance de son siège pour se jeter entre eux, son père la repousse avec rudesse ; elle était chancelante et prête à tomber contre la porte, lorsqu’elle se sent soutenue par une personne qui entrait au moment même dans la cabane. Maclean demeure immobile, Molly en extase. Caroline se retourne, jète un grand cri, se précipite dans le petit escalier qui conduisait à sa chambre. Où fuyez-vous, ma bien-aimée, s’écria Charles Goring en la suivant ? quel transport inattendu vous porte à fuir votre ami, votre époux ! Caroline lui échappe, monte et s’enferme dans son humble réduit. Sir Charles est interdit, et jète des regards étonnés sur ce qui l’environne. Maclean lui fait un signe, il monte sur les pas de Caroline, et la porte n’était pas difficile à forcer. Caroline appèle son père à son secours ; il ne paraît nullement s’inquiéter de voir un jeune homme qui devait lui être inconnu, poursuivre sa fille. Caroline se tait enfin parce que les forces lui manquent, et sir Charles croit profiter de cet instant pour se faire entendre ; mais elle tombe sans connaissance dans ses bras. Il est obligé de redescendre chargé de ce fardeau, afin de lui donner du secours. Elle ouvre les yeux, et repoussant sir Charles, elle se cache le visage dans le tablier de Molly, qui semble ne rien comprendre à cette étrange scène ; enfin Maclean s’adressant à sa fille, lui ordonne impérativement d’écouter sir Charles ; et Caroline, toujours craintive, et toujours persuadée qu’elle ne trouve pas dans son cœur assez de docilité envers son père, lève ses beaux yeux humides de larmes vers sir Charles, et attend qu’il s’adresse à elle. On l’avait assise sur un banc à la porte de la chaumière ; un peu plus loin, se trouvait un vieux chêne, qui couvrait de son ombre un siège de mousse formé par la nature ; Charles le montre à son amie, elle s’y laisse conduire sans résistance ; il s’assied auprès d’elle, Maclean et Molly s’éloignent. Bientôt sir Charles obtient l’aveu de ce qui a causé le courroux de Caroline. » Dieu m’est témoin, lui dit-elle, que je n’ai jamais pensé qu’à vous ; que vous et mistriss Belmour avez été l’objet de toutes mes pensées. J’ai traversé l’Angleterre pour venir à Londres, sous la protection de lady Amélia. Détournée de ma route par la perte de mon guide, errante et persécutée par mon implacable ennemie, j’ai rencontré le prince, fils du dernier roi, comme moi, misérable jouet de la fortune, comme moi, rejeté de la société. Quoiqu’il ait alors trouvé d’autres secours que les miens, je me suis exposée pour le suivre, parce qu’il allait en France, et qu’il m’ouvrait un chemin à vous rejoindre. Accusée d’un crime d’état, fugitive et proscrite, j’ai perdu dans les flammes celle qui m’avait donné le jour ; je n’ai que par un miracle été sauvé des horreurs d’une mort lente et douloureuse. J’ai voulu revoir lady Amélia victime de mes propres malheurs, et enveloppée dans ma proscription. Je ne sais par quel enchantement Amélia est sortie de prison, et comment j’y ai pris sa place. Conduite à la tour de Londres, j’y ai, en peu de semaines, éprouvé tout ce que peuvent supporter les forces humaines. Le coup qui m’a été le plus sensible, a été la fatale découverte de ma naissance, qui, me donnant à un père inconnu, dépouillé par une longue absence des sentiments de la nature, et peu capable de les faire naître en moi, m’arrache pour jamais à mes bienfaiteurs. Car, ne croyez pas, sir Charles, que la triste fille de Maclean ait continué de prétendre à l’honneur d’être celle de lady Goring, et d’épouser son fils. On a flétri mon nom et mon existence, de manière à m’ôter tout espoir… Ne m’interrompez point, dit-elle en voyant sir Charles rougir et ouvrir la bouche ; laissez-moi finir, tandis que j’en ai le courage. Je vous le répète, je sais que je ne suis plus pour vous qu’une étrangère, une malheureuse fille à qui vous avez rendu le jour (et sans doute c’est un malheur pour elle) ; je m’étais fait justice à moi-même, mais je me plaisais à conserver votre souvenir et celui de vos bienfaits ; j’aimais à croire que tout en respectant l’opinion publique, et le nom que vous portez, au moins vous donneriez quelques regrets à celle qui vous fut chère, et je n’avais pu considérer comme une chose possible que je vous verrais jamais jurer amour et fidélité à une femme méprisable et à l’implacable ennemie de l’infortunée Caroline. Après avoir été frappée d’un spectacle aussi étrange, je ne m’attendais pas à vous voir chercher la présence de celle que vous avez si promptement oubliée ; car je ne pense pas, malgré l’obscurité, dirai-je même la bassesse de mon état, qu’il puisse m’avilir assez pour associer dans votre estime, et Caroline Maclean, et lady Adelina. J’ai tout perdu, sir Charles, mais je suis toujours ce que j’étais sous la protection de lady Goring. Mon âme est encore plus élevée que ma fortune ; et réduite à ne plus respecter que votre mère, j’emporterai son souvenir au tombeau. J’ai tout dit, et je vous prie actuellement de me laisser cacher mon existence au fond de cette retraite où j’ensévelis avec moi le souvenir des illusions de ma jeunesse. À ces mots, elle voulut se lever : sir Charles la retint, en passant malgré elle un de ses bras autour de sa taille : Sachez, lui dit-il, que je ne puis répondre à des paroles si simples et si touchantes qu’en vous apprenant que j’embrasse en ce moment mon épouse : oui, je viens vous arracher à un sort indigne de vous ; que vous soyiez fille de Maclean, ou de tout autre, vous êtes Caroline, vous êtes tout pour moi, tout pour ma mère, et je vous demande de consentir à mon bonheur, au sien, et je l’espère, à votre propre félicité… Vous êtes surprise, ma bien-aimée, une injuste prévention vous abuse ; ah chère Caroline ! vous êtes surprise même de mon amour ; mais vous le serez davantage quand vous saurez que milady Falcombridge, revenue de ses erreurs, repentante des maux qu’elle nous a faits, veut les réparer et nous unir… — Quoi ! milady… — Elle-même, c’est-elle qui m’a conduit en ces lieux, c’est vous qu’elle y vient chercher… — Prenez-garde, sir Charles, s’écria Caroline, un prestige a fasciné vos yeux ; Adelina capable de repentir !… — Ah ! vous pouvez m’en croire, ma bien-aimée, j’ai lu dans son cœur ; elle m’a tout avoué, elle m’a confié par quels artifices elle s’était toujours attachée à votre perte ; je veux jeter un voile sur tout ce que ses remords lui ont arraché. L’extrême bonté de son époux, l’excès de votre malheur actuel, une maladie terrible, lui ont ouvert les yeux ; elle veut tout réparer ; et, de concert avec milord, elle va nous conduire à l’Hermitage, où il nous attend lui-même avec Henry Claypole et lady Amélia. Ah ! chère Caroline, concevez l’excès de ma joie ; car vous ne vous attendez pas que votre ami descende jusqu’à se justifier ! Moi, oublier ma Caroline, l’amie de mon cœur, la première femme qui m’a fait sentir le prix de l’existence, la seule qui, semblable à ma mère, m’a fait éprouver des sentiments différents, mais aussi délicieux ! Vous m’avez vu sans doute aux pieds de lady Falcombridge, dans le moment où, du haut de ces collines, elle venait de me montrer l’habitation de Caroline, et de faire palpiter mon cœur. Caroline, vous n’en doutez pas : dites-moi que vous n’en doutez pas… — Non, sir Charles, je n’en doute plus, et n’ai besoin que d’un mot de votre bouche. Mais qu’allez-vous devenir quand vous aurez épousé la fille de Maclean ? Encore si j’étais sûre d’être sa fille ! mais je dois le jour à Deborah, et les actes qui constatent ma naissance, portent que son mari m’a seulement reconnue. On prétend que M. Melvil… Je sais tout, et ne vois, ne connais au monde que Caroline ! — Je suis Caroline à vos yeux comme aux miens ; mais l’opinion, mais le monde !… — Est-ce pour le monde que je prends la compagne de ma vie ? Et quand l’opinion ne peut flétrir sa personne, que m’importe son origine ? — L’honneur de votre nom ! — Eh bien, ce nom, je vous le donne ; et quant à l’opinion dont vous parlez, je veux vous rassurer vous-même. Nous ne pouvons rester en Angleterre, vous le savez : après notre mariage, nous passerons à la Haye ; nous irons grossir la cour du prince Charles ; il vous a des obligations ; je sais qu’il ne demande qu’à s’en acquitter : et si par hasard notre espoir ne se réalisait pas auprès de lui, nous irions près de ma mère, qui possède encore assez de biens en Normandie pour nous recevoir. — Ah ! sir Charles, laissons la cour des rois, et vivons près de votre mère dans une douce obscurité ! Je voudrai ce que voudra ma Caroline ; mais qu’elle bannisse tous les scrupules, et qu’elle suive un époux et ses bienfaiteurs. — Ah ! fasse le ciel, dit en soupirant Caroline, qu’en effet milady Falcombridge soit une bienfaitrice ! mais je ne sens pas au fond de mon cœur cette confiance que vous devriez m’inspirer pour elle ; je ne sais, un froid mortel se glisse dans mes veines lorsque j’entends ou que je prononce son nom. — Je le crois, elle ne se présente à vous qu’avec l’idée des tourments qu’elle vous a fait endurer : mais quand vous la verrez, humble et repentante, chercher, à force de bienfaits, à réparer ses torts, vous serez attirée vers elle par l’attrait de la reconnaissance et de la sensibilité. Ses erreurs doivent effaroucher une vertu sévère, mais la vertu même est indulgente, et ne sait point repousser le repentir. — Soit, répondit Caroline, je m’abandonne à vous, sir Charles, vous devez être mon guide et mon appui. Comme elle prononçait ces mots, Maclean vint au devant des deux jeunes gens, et leur annonça milady, qui descendait de la montagne. Caroline voulut se lever, mais ses jambes chancelantes refusèrent de la soutenir ; une extrême pâleur couvrit son visage, un tremblement la saisit, et sir Charles cherchait à la rassurer, lorsque milady était déjà près d’elle, et l’aborda d’un air presque craintif, et surtout caressant.

Caroline, interdite et méfiante, prit sur elle de se lever, mais elle garda le silence, que milady ne se pressait pas de rompre, lorsque sir Charles prenant la parole : J’ai fait part à miss Caroline de vos intentions, Madame, lui dit-il ; nous désirons l’un et l’autre qu’il ne soit point parlé du passé. — Généreux jeune homme, répliqua-t-elle, vous voulez m’empêcher de solliciter l’oubli des torts dont votre amie fut victime, mais je me dois à moi-même de le lui demander et je désire… — Arrêtez, Madame, dit Caroline ; lorsque votre bonté actuelle répare si amplement ce que j’ai souffert, c’est à moi de vous prier de ne vous en souvenir pas plus que moi-même. L’épouse de sir Charles Goring ne doit voir que le sort qu’on lui prépare… — Ah ! sans doute, répondit Adelina, il sera tel, que la mémoire du passé n’existera plus. — J’en accepte l’augure, répliqua vivement sir Charles, et je m’en repose sur vos bontés présentes. Ils reprirent le chemin de la chaumière. Milady eut l’attention d’appuyer elle-même la faible Caroline, et dans la maison où elle voulut bien accepter un modeste repas, elle fut aussi affable et aussi indulgente qu’elle était autrefois hautaine et sévère. Caroline l’observait d’un œil curieux, mais son maintien, d’abord avec son langage, ne démentait point les dispositions qui avaient été annoncées. Caroline finit par ne plus considérer que son union inespérée avec sir Charles ; elle se livra entièrement à l’idée flatteuse de passer du comble du malheur, à l’état le plus heureux et le plus honorable. Toutes les illusions de la jeunesse s’emparèrent d’elle encore une fois ; et, à la fin de la journée, celui qui aurait paru douter de sa félicité, aurait excité son courroux.

Après le repas, Milady observa qu’il fallait avoir le consentement de Maclean pour célébrer le mariage, et sir Charles le lui demanda, même avec autant de respect que si cet homme eût été plus digne par ses vertus d’acquérir un pareil gendre. Le vieux pâtre était rayonnant de joie, mais ses traits étaient trop façonnés par les passions viles pour que son sourire ne fût pas toujours plein de malignité. Molly ne témoignait que de la surprise ; elle considérait tous les acteurs de cette scène avec cette muèt immobilité des gens qui ont peu d’idées, et ne peuvent joindre à d’autres celle qui les frappe. Son regard fixe s’arrêtait souvent sur Caroline, et prenait alors un caractère de pitié qui aurait fait faire des réflexions à cette aimable fille, s’il avait été dirigé sur elle par une personne plus éclairée. Enfin milady Adelina parla de départ, et déclara qu’elle allait emmener avec elle Caroline et sir Charles, qu’ils passeraient la nuit au château voisin d’un de ses amis, et partiraient le lendemain pour l’Hermitage. Caroline éprouva dans ce moment un serrement de cœur extraordinaire ; elle considéra cette pauvre cabane ; elle jeta les yeux sur son père, sur Molly, mais elle finit par regarder Charles, et la joie qu’elle vit se peindre sur son visage dissipa cette impression de terreur. Elle monta promptement à sa chambre, se saisit du portrait de lady Goring, et le cacha dans son sein. Milady lui dit avec beaucoup de douceur, qu’elle n’avait pas besoin de se charger des habits qui désormais ne lui convenaient plus, et qu’elle en trouverait d’autres au château. Elle fut peinée de cette réflexion qui la rappelait devant sir Charles à son état de fille de Maclean. Mais, repoussant loin d’elle une fierté déplacée, elle s’approcha de son père pour lui dire adieu, et lui demanda s’il ne viendrait point à la cérémonie de son mariage. Maclean l’assura qu’il n’y manquerait point, si toutefois sir Charles ne s’en tenait pas offensé. Vous me donnerez Caroline, s’écria le jeune homme, ne vous devrai-je pas mon bonheur ? Molly s’approcha furtivement de sa nièce : Si le malheur vous en voulait, lui dit-elle tout bas, venez me retrouver au pied du Snowdon, dans mon habitation à moi. — Quoi, ma tante, lui dit Caroline, vous ne demeurez pas ici ! — Juste ciel, jamais. J’y suis venue pour vous, mais venez me trouver, et la demeure de Molly Peters sera toujours ouverte à l’enfant de Deborah ! Elle lui serra la main, les larmes aux yeux, et Caroline l’embrassa tendrement. On partit ; Maclean fit quelques pas pour les reconduire jusqu’au sentier, et puis les quitta brusquement, et s’en retourna dans sa chaumière.

Au haut de la montagne, on trouva la voiture de milady, on y monta, elle partit ; et pendant le trajet de ce lieu au château où l’on devait passer la nuit, il s’établit une conversation intime et agréable. Cette femme avait de l’instruction ; elle parlait bien, et montrait une liberté d’esprit propre à effacer tous les soupçons que Caroline aurait pu conserver. Arrivée chez son ami, qui était absent, les domestiques s’empressèrent à faire les honneurs de la maison. Un souper élégant se trouva prêt, et la nuit s’écoula paisiblement. Caroline était couchée près de l’appartement de milady. Un doux sommeil la rafraîchit, et la rendit plus belle ; car depuis quelque temps la fatigue et les chagrins avaient altéré ses charmes. Après un déjeûner pris à la hâte, on s’empressa de partir pour l’Écosse. Le voyage fut agréable, et Caroline était transportée, à l’idée que chaque pas l’approchait de sa chère Amélia, de son bienfaiteur Henry Claypole, et de milord Falcombridge, qui lui avait montré tant de bienveillance dans le cours de ses derniers malheurs. De loin, elle apperçut la maison de mistriss Belmour, elle la montra au jeune Charles ; leurs paupières humides attestaient que cette vue réveillait en eux des souvenirs chers et délicieux. On entra dans les cours du château de l’Hermitage, les portes se refermèrent sur eux, et sir Charles remarqua qu’il était réparé ; le corps-de-logis, autrefois habité par les fermiers, était relevé ; les appartements reconstruits, distribués et meublés. Il en avait l’air plus triste ; les mouvements d’une ferme n’y étant plus, le silence y régnait, et la solitude n’y était pas même rompue par le nombre des domestiques nécessaires ; car le concierge, sa femme et sa fille parurent seuls à la descente de milady. On lui remit une lettre : Ah ! c’est de milord, dit-elle ; il n’est donc point arrivé ! — Sa grâce arrivera bientôt, répondit le concierge. Elle conduisit les jeunes amants dans le salon où jadis sir Charles l’avait portée après la chute prétendue dans la prairie ; elle fit asseoir Caroline auprès d’elle, et, l’ayant embrassée affectueusement, elle lui lut la lettre de milord, qui annonçait son arrivée, retardée par une légère indisposition d’Amélia. À souper, elle parut d’un extrême enjouement. Il se prolongea assez tard ; ensuite elle conduisit Caroline dans son appartement, et, l’ayant baisée au front : Dormez en paix, lui dit-elle, votre sort est fixé. Le concierge avait ordre de mener sir Charles dans une chambre élevée, d’où la vue s’étendait sur des plaines magnifiques, couronnées d’un côté par des monts couverts de beaux arbres, et de l’autre bornée par la vue de la mer. Charles et Caroline accablés de sommeil, ne tardèrent point à y céder, et leur âme tranquille s’endormit dans l’espoir du plus heureux avenir.



CHAPITRE XV.



Caroline s’éveilla ; elle sentait bien qu’elle avait dormi long-temps ; cependant les rayons du jour ne frappèrent point ses yeux ; elle se retourna pour chercher encore le sommeil. En effet, elle s’assoupit ; mais des songes effrayants se présentent à son imagination. Elle se sent mal à son aise, un air froid et humide la pénètre encore à moitié endormie ; elle touche son lit, et sent de la paille autour d’elle, au lieu du lit de duvet sur lequel elle s’était couchée. L’effroi s’empare de ses sens, elle s’éveille tout à fait, elle étend ses bras, elle touche la terre, une terre presque imbibée d’une eau fétide. Elle est couverte d’une espèce de linceul, étoffe de laine grossière qu’elle distingue seulement au tact, car elle est plongée dans l’obscurité la plus effrayante. Elle se lève, fait quelques pas, et comprend qu’elle et sir Charles sont tombés dans un piège horrible, et qu’elle est destinée à périr dans un cachot, sans que nulle puissance humaine puisse la secourir. D’abord une sorte de stupeur s’empare de ses esprits ; elle s’assied sur ce lit misérable, croise ses bras, et demeure immobile. Mais le sentiment d’une douleur aiguë la ranime, et, dans son désespoir, elle verse un torrent de larmes, et fait retentir sa prison du bruit de ses sanglots. Un long espace de temps s’était écoulé, lorsque la porte s’ouvre, et la perfide Adelina se présente, un flambeau à la main. Le temps de la dissimulation était passé. Ses regards avaient repris toute leur férocité ; un sourire perfide accompagne ceux qu’elle jète sur sa victime : À la fin, je vous tiens, dit-elle, et vous ne m’échapperez plus. Jeune insensée, vous avez cru qu’on désarmait ainsi mon courroux ! Vous avez cru que j’oubliais aussi facilement les offenses, et que j’étais assez simple pour combler mes ennemis de bienfaits ! C’est ici votre dernier séjour, vous y vivrez, vous y mourrez, la lumière du jour est éteinte pour vous ! — Et sir Charles, s’écria Caroline avec un sanglot douloureux ! — Que vous importe son destin, puisque vous ne le reverrez jamais ? — Ah ! dites-moi s’il est aussi dans un cachot. — Demeurez dans cette incertitude ; elle me plaît, elle est une jouissance pour mon cœur ulcéré. — Que vous ai-je fait, reprit encore Caroline ? de quelle offense vous plaignez-vous ? — Votre existence est un fardeau pour moi ; sans vous, j’aurais été heureuse ! Mais je le serai désormais. — Oh ! lady Amélia, si vous saviez que je venais ici chercher votre père et vous !… — Cessez d’implorer lady Amélia et milord ; ils savent tout. — Non, Madame, répondit Caroline. — Comment, non ! — L’autorité la plus sainte ne me persuaderait pas que votre époux et sa fille fussent jamais capables de pareilles horreurs ! — Vous osez me braver ! — Voyez en quel état je suis, et jugez si je puis rien braver : mais je vous dis une vérité que vous connaissez aussi bien que moi ! Milady furieuse, mais cependant interdite de ce ton de simplicité noble que la vertu seule peut conserver dans l’excès du malheur, se tourna vers la jeune fille du concierge qui la suivait, portant un panier dans lequel étaient quelques provisions. Cette fille les posa près du lit de paille. Milady, regardant Caroline, semblait jouir de sa misère : Adieu, lui dit-elle en se retirant, adieu : que l’hymen vous soit propice ! En même temps elle sortit, et Caroline demeura de nouveau dans l’obscurité. Le désespoir et le sommeil se partagèrent cette affreuse journée. L’infortunée appelait à son secours et sir Charles, et Claypole, et Amélia, et milord Falcombridge, et même son père. Elle mesurait toute l’étendue de ses maux ; pour elle, il n’y avait plus de terme que la mort ; et quelle mort, grand Dieu ! Vers le soir, elle était enfin assoupie par la fatigue et l’épuisement, quand on rentra dans sa prison. C’était la jeune fille ; elle était seule ; elle referme la porte sur elle, s’approche du lit, et voit que Caroline n’a touché à aucun des aliments qu’on lui a laissés. Elle lui en présente d’autres plus délicats ; Caroline la considère en silence : Qui êtes-vous, lui dit-elle enfin, qui semblez porter un cœur sensible ? Elle n’obtient aucune réponse. Elle repousse, mais avec douceur, ce qu’on lui présente ; la jeune fille l’encourage par gestes et par signes, et lui fait prendre d’abord un verre de vin excellent qui ranime un peu ses forces. Caroline la questionne encore ; elle porte le doigt sur sa bouche. Caroline croit qu’elle lui fait signe qu’on peut l’entendre. Elle lui parle très-bas ; l’autre lui fait enfin comprendre qu’elle est sourde et muète, non pas de naissance, mais depuis qu’elle avait la hauteur d’un enfant de six à sept ans, ce qu’elle exprima en comptant sur ses doigts. En même temps, en posant la main sur sa poitrine, elle fait entendre qu’elle a un cœur sensible, et son regard, accompagné de quelques larmes, en assure Caroline, qui l’embrasse et la caresse comme le malheureux baise la main secourable qui vient essuyer ses pleurs. Il était temps de partir ; elle fit quelques pas ; Caroline lui fit signe de lui laisser sa lampe : Oh ! non, non, sembla-t-elle dire par ses gestes, et l’effroi qui se peignait sur sa figure très-expressive. Caroline se jète à ses pieds, elle résiste en montrant à la porte, et faisant la caricature de sa maîtresse en fureur ; mais quand elle vit la prisonnière la quitter, et s’aller rejeter sur son lit avec les apparences du désespoir, elle lève les yeux au ciel, se rapproche, pose la lampe à terre, et s’enfuit, comme si elle avait craint de se repentir de cet acte d’humanité. Quelle consolation pour l’infortunée que cette faible et vacillante lumière ! Elle en profita pour visiter son horrible demeure. Le cachot, creusé dans la terre, solidement voûté, et revêtu de fortes murailles, ne laissait appercevoir ni fentes ni crevasses qui donnassent la moindre lueur d’espoir. Une ouverture en arcade, mais sans porte, donnait entrée dans un autre cabinet plus petit ; elle y vit les restes d’un lit semblable à celui qu’on avait préparé pour elle ; mais la paille était pourrie, et l’on ne voyait plus qu’un reste de couverture en lambeaux. « Grand Dieu, s’écria-t-elle, d’autres sont déjà morts ici ! Voilà donc le sort qui m’attend ! » Cette idée, malgré sa propre douleur, lui en fit éprouver une plus profonde. « Dans quelles angoisses, se disait-elle, le malheureux a dû attendre la mort ! Pauvre infortuné ! as-tu été victime encore des fureurs de milady ? Ta fin tragique date-t-elle de plus loin ? As-tu été immolé aux fureurs d’un parti ? Infortuné, tu as langui dans un déplorable abandon de tout être humain ! Et je suis destinée à un pareil sort ! Je vais mourir séparée de tout ce que j’ai de plus cher ! » En disant ces mots terribles, elle se jeta sur son lit, et tomba dans une espèce d’anéantissement auquel succéda un long sommeil.

Que faisait cependant lady Falcombridge, et qu’était devenu sir Charles ? Le lendemain à son réveil, l’âme satisfaite, il se lève avec empressement, et se hâte de chercher sa Caroline. Il est admis chez milady. Le repas du matin était déjà servi. Son rôle n’était pas fini vis-à-vis du jeune homme. Elle appèle le concierge Philips, et lui ordonne d’avertir Caroline. Cet homme revient avec quelques apparences de surprise, et annonce qu’il ne l’a pas trouvée. « Elle est sans doute au jardin, dit-elle, cherchez-la sur-le-champ. » Elle ne s’y trouva pas plus qu’ailleurs. Sir Charles imagina qu’elle était allée contempler la maison de sa mère, et demanda la permission d’aller lui-même la chercher. On la lui accorda, en observant cependant que c’était avoir beaucoup d’indulgence, et que les règles de la décence devraient s’y opposer. Charles partit, mais il revint fort abattu, l’esprit préoccupé, livré à un effroi involontaire, et, malgré celui dont milady parut saisie, il ne put s’empêcher de concevoir une secrète inquiétude. Il lui paraissait difficile de croire que Caroline fût sortie du château sans en prévenir la personne qui lui accordait sa protection, sans attendre qu’elle fût même éveillée, sans prévoir les alarmes qu’elle pouvait lui causer à lui-même. Milady s’agita beaucoup, envoya le concierge, sa femme, la petite fille elle-même, et semblait chercher dans son esprit tout ce que l’absence de Caroline pouvait avoir de fâcheux et de sinistre. Mais quand le soupçon est une fois entré dans un esprit éclairé, il est difficile qu’on échappe à l’observation. Elle avait bien joué son rôle tant qu’elle avait pu fasciner les yeux d’un jeune homme, franc, généreux, ivre d’amour et d’espoir ; mais le bandeau se leva tout à coup ; et Charles, qui ne pouvait douter de Caroline, devait nécessairement douter de son ennemie. Il ne trouva point son inquiétude assez réelle ; dans sa position vis-à-vis de lui, la fuite ou l’enlèvement de Caroline devaient la mettre au désespoir. Elle pleura, mais ses pleurs parurent étudiés ; elle finît par se plaindre de l’ingratitude de sa victime ; et cette attaque fut trop maladroite pour ne pas exaspérer l’esprit déjà troublé de Charles. « Rendez-moi Caroline, Madame, s’écria-t-il tout à coup, l’œil enflammé, la voix altérée ? le geste menaçant ! Vous seule nous avez séparés !

Milady feignit et peut-être éprouva réellement un courroux ardent ; elle prononça le mot d’outrage, et d’un ton impérieux, elle ordonna au jeune imprudent de se retirer dans son appartement, d’y calmer sa fureur insensée, et d’y attendre qu’elle allât essayer sur lui, par un reste de bonté, le langage de la raison. Charles furieux se hâta de sortir de l’appartement, de monter à la chambre qu’il avait occupée, dans le dessein d’y prendre ses armes, de quiter à l’instant le château, et de voler par tout où il pourrait trouver des protecteurs à Caroline. Mais sa marche, quoique rapide, l’était moins que celle d’Adélina, qui le suivait légèrement dans l’escalier. À peine entrée, elle referme derrière lui une porte épaisse, garnie d’une forte serrure.

Il n’avait pas remarqué que les fenêtres étaient garnies de barreaux de fer croisés. Qu’on juge de sa fureur, lors qu’il se vit prisonnier dans le lieu où son imprudente crédulité l’avait conduit ! Caroline était perdue, et c’était lui qui l’avait entraînée, qui avait opposé à ses pressentiments l’ascendant qu’il avait sur elle. Il passa plusieurs heures dans un état approchant de la frénésie. On avait eu la précaution d’ôter les malheureuses armes qu’il était allé chercher ; mais on l’entendait pousser des cris de rage, et Milady n’osa se présenter à sa vue.

Elle fut réellement effrayée, quand Philips vint lui dire que le prisonnier était dans un état de désordre et de délire qui faisait craindre pour sa vie. Que faire ? Quelle résolution prendre, quels secours employer ? Appeler un médecin ! L’esprit égaré du jeune homme s’exhalait contr’elle en imprécations, l’accusait d’un crime, appelait Caroline à grands cris, et ne parlait que de poignards, de meurtre, et d’infernale jalousie.

Cependant comme les fictions ne coûtaient rien à cette femme perfide, elle fit appeler un homme assez habile qui demeurait dans le voisinage, et lui dit qu’elle avait chez elle un de ses parents à qui sa famille avait jugé convenable d’enlever une fille d’une basse extraction, qui à force d’artifice, l’avait séduit au point de vouloir lui donner sa main et son nom ; que son aveuglement était tel qu’il était tombé malade, après cette violente épreuve et qu’il paraissait avoir une fièvre si ardente, que craignant même des excès de folie, elle s’était vue contrainte à s’assurer de lui, et à le tenir enfermé dans une des tours ; qu’elle le priait de le voir, et d’employer toutes les ressources de son art pour le sauver.

Le médecin vit l’infortuné jeune homme ; il l’entendit, il l’examina, et déclara qu’il y avait bien peu d’espoir. Milady se voyait arracher une partie du fruit qu’elle attendait de son crime. Les passions se flattent toujours, et les passions illégitimes plus que les autres : elle espérait en imposer encore à la crédulité du jeune homme, lui faire considérer sa détention comme un excès de précaution contre son désespoir, le flatter d’abord, lui inspirer adroitement des soupçons sur la conduite de Caroline, les fortifier par de faux rapports ; avec le temps lui apprendre sa mort ; et le guérissant de son amour par quelques moyens que ce pût-être, de lui offrir des consolations toutes sentimentales. L’insensée se flattait à son âge d’usurper dans son cœur, la place qu’avait occupée Caroline parée des grâces de la jeunesse, embellies par le charme des vertus.

Ces folles illusions s’évanouissaient maintenant devant un danger actuel. Elle pouvait le calculer d’après l’état où un acte de violence venait de réduire l’infortuné ; sa vie était visiblement exposée, et Charles n’était pas assez inconnu pour qu’on ne lui demandât pas compte de sa résidence au château, résidence qui serait attestée par Maclean, Molly, Philips et surtout le Docteur. L’histoire qu’elle avait faite à celui-ci, pouvait être démentie par le malade lui-même. Dans son délire, des propos quoique mal en ordre, pouvaient facilement porter la lumière dans l’esprit d’un homme dont l’état est d’examiner et de recueillir tout ce qui peut le diriger.

Elle était glacée d’effroi, mais elle était audacieuse ; elle était arrivée au point où l’on ne s’arrête plus, où un crime entraîne un autre crime, où il faut immoler des victimes, ou l’être soi-même. Le sort de Caroline était en ses mains, et il fallait qu’elle fût sacrifiée.

Que faisaient cependant les amis de cette malheureuse fille ? Comment Milady avait-elle consommé sa vengeance ? Lorsqu’elle la vit confiée par le Protecteur aux soins de Lady Ireton, elle comprit qu’il n’avait pas tout à fait abandonné ses projets ; ou bien que forcé peut-être à y renoncer par respect pour sa réputation extérieure, il pouvait bien lui assurer un sort auprès de sa fille, dont le mari venait de périr en Irlande, et qui seule et dans sa retraite, accepterait volontiers une telle compagne. Déterminée à tout pour arracher à cette jeune fille une semblable protection, mais obligée à garder quelque mesure, n’ayant plus à ses ordres Will et Madely qu’elle avait toujours si bien employés, elle jeta les yeux sur un jeune enseigne, dont la sœur avait brigué la singulière faveur d’être secrètement la maîtresse du Protecteur. Ce fut ce jeune étourdi qui se chargea volontiers du soin d’éloigner Caroline, sut la tirer des mains de Lady Ireton, et ameuta la populace à l’aide de l’or et des liqueurs fortes.

Caroline fut enlevée, et remise entre les mains de Maclean et de Molly, conduite par le jeune homme et un de ses camarades ; mais Lewis, ami de Barclay, protégé comme lui par sir Henry (On se rappèle que c’était à lui qu’il avait confié Caroline, après l’incendie d’Héáles et l’on saura bientôt qu’il avait un titre de plus à sa confiance.) Lewis se trouva dans la foule amassée à la porte de l’hôtel d’Ireton ; quelques-uns de ceux qui occasionnaient le tumulte, questionnés par lui, et trop peu de sang froid pour garder la portion du secret qu’il avait fallu leur confier, parlèrent assez pour éclairer Lewis, qui se hâta d’aller prendre les ordres de Sir Henry. Celui-ci le chargea de suivre Caroline ; et d’après ce qu’il avait entendu, de veiller surtout à ce qu’au moins elle fit conduite chez Maclean. Lewis ne s’abusa point sur la route qu’il fallait suivre, et ce fut vers la mer qu’il dirigea sa course.

Comme Henry supposait que Maclean était bien payé, il fallait opposer l’or à l’or, les promesses aux promesses, et maîtriser l’avarice d’un malheureux sans principes et sans remords.

Lewis atteignit les ravisseurs, et sut la tirer d’un péril dont elle ne se doutait pas ; car son père avait reçu l’ordre de la conduire à un château ruiné que possédait le lord Falcombridge, dans les Orcades, et qui était à peine compté dans les vastes possessions qui devaient être l’héritage d’Amélia du chef de sa mère.

C’était tout ce que pouvait se permettre Sir Henry dans la position où il se trouvait, et dans le moment où sa mère était mourante. Il ne fallait que forcer Maclean à la conduire dans son habitation qui du moins était connue, et où sous l’appât des récompenses, et la crainte des châtiments, il fût contraint de la garder, sans oser rien entreprendre contr’elle. Crumwell lui avait ordonné de veiller sur son sort ; Henry savait bien que milord Falcombridge n’autorisait pas d’actes de violence sur une femme dont il estimait les vertus ; aussi n’hésita-t-il point à lui confier ses démarches ; et Milord, naturellement généreux lui mit entre les mains de quoi s’assurer de Maclean, remettant à un autre temps à la tirer de sa misérable chaumière.

Mais comme Henry ne savait pas si Milady ne parviendrait point à le faire changer d’avis ; s’il oserait ensuite se déclarer ouvertement le protecteur de la fille de Maclean, sans en avoir la permission de Crumwell, et si Crumwell la donnerait ; il recommanda fortement à Lewis de n’avoir avec elle nul entretien particulier, de ne lui nommer personne, et enfin d’éviter également de la flatter d’un espoir trompeur, ou de la désoler par la cruelle perspective d’un total abandon. « Il vaut mieux, dit-il, l’abandonner à son imagination. Elle est ingénieuse à nous abuser par d’aimables fictions, et se voyant tirée d’un grand péril par une main inconnue, elle croira facilement, que cette main saura en écarter d’autres. »

Lady Adélina apprit ce qui s’était passé sur le bord de la mer ; elle frémit de rage lorsqu’on lui dit que l’argent et la peur avaient changé les dispositions de Maclean, que cet homme, dont le cœur aride n’était susceptible d’aucun sentiment, avait aussi éprouvé une forte sensation de pitié, lorsqu’il avait vu sa victime s’élancer au devant de la mort pour l’en garantir ; et qu’il avait promis de la protéger. Sir Henry ne manqua pas d’informer Milord de ce qu’il avait fait.

Celui-ci applaudit au zèle de Lewis, le félicita du succès, et avoua que cette fille ; digne d’une meilleure destinée, l’intéressait vivement ; qu’elle avait dans toute sa personne un charme indéfinissable dont il avait été profondément touché ; que par amour de la paix, par reconnaissance de l’attachement de Milady pour Amélia, il ne voulait point blâmer ouvertement sa haine pour une infortunée sans appui ; mais qu’il espérait obtenir l’agrément du Protecteur, et la placer secrètement dans la maison où avait été élevée son Amélia, et où elle serait d’une grande utilité à la maîtresse de pension. Le jeune Henry n’eut pendant un peu de temps, d’autres pensées que celles qui regardaient sa mère, et fut moins occupé de sa protégée ; jusqu’au moment où il rencontra sir Charles, et où concevant ensuite l’espoir d’épouser enfin son Amélia, il forma celui de lui rendre à la fois sa liberté, son amant et son amie.

Mais pendant ce temps, la fureur de Milady ne s’endormait point. Elle faisait observer les pas de son époux, elle savait tous ceux qui lui parlaient, elle ouvrait les lettres qui lui étaient adressées, elle passait les jours entiers à épier toutes ses démarches et à persécuter son père pour consentir au mariage d’Amélia et de sir Henry.

Enfin elle l’obtint ce consentement si desiré, elle l’obtint par écrit, et Çrumwell satisfait de la conduite de son petit fils, lui accorda de grands avantages en faveur de son union avec Amélia, qui ne tenait point à sa famille, et à qui l’orgueil du Protecteur ne voulait pas laisser l’honneur d’enrichir le fils de sa chère Fenny.

Il ne s’agissait plus que de savoir où était Amélia depuis sa sortie du château d’Édimbourg. Milord ne l’ignorait pas ; il avait eu la prudence de le cacher à sa femme, qui dans son emportement aurait pu laisser échapper un secret aussi important ; mais il croyait en être seul dépositaire : il ne savait pas qu’un amant est aussi ingénieux qu’un père, et quelquefois plus heureux. Henry connaissait bien la retraite d’Amélia, et même une fois il avait osé la voir.


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.
LÉOPOLD COLLIN, Libraire (5p. 1-179).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE XVI.



Peut-être il est temps d’expliquer comment Amélia était sortie de la forteresse. On se rappèle l’instant où le gouverneur crut devoir faire transférer la prisonnière dans le souterrain du château. Le trouble dans lequel était Lewis, à la suite de l’accident arrivé à Caroline, l’avait conduit au pied du rempart, vis-à-vis du fatal balcon. La trompette sonne, le signal se donne, l’attaque est commencée, le général rassemble ses troupes, l’appel se fait ; Lewis ne cherche pas à fuir le péril, mais seulement à n’être pas connu ; il se dérobait dans l’ombre et cherchait à tourner du côté de l’angle opposé à l’appartement d’Amélia, lorsqu’il croit appercevoir une porte extérieure s’ouvrir. Dix hommes bien armés se présentent, Lewis recule, et tire son épée ; mais il est entouré par eux, on le désarme, on le saisit ; le plus apparent d’entr’eux lui met une main sur la bouche. « Silence, dit-il, ou tu es mort ; tu as des intelligences ici : où est la prisonnière ? Conduis-nous, et tu es sûr de la vie au nom d’Amélia et de Sir Claypole. »

Qui êtes-vous, demanda Lewis ? Je ne livrerai pas Amélia, sans vous connaître, plutôt la mort. — Je suis Ruthwen, cousin et ami de Sir Henry. Lewis reconnut en effet ce jeune homme ; et quoiqu’il eût été du parti des rebelles, et que son père eût été tué à la bataille de Worcester, il le connaissait loyal et généreux.

Que ferez-vous de Lady Amélia, lui demanda-t-il cependant ? — Je jure de la conduire à ma mère, et de respecter son rang et sa vertu. — Je connais peu l’intérieur de ce château, répondit Lewis, j’y entre aujourd’hui seulement ; mais l’appartement est là, vous ne trouverez que des sentinelles éparses ; et toute la garnison est trop occupée au dehors, pour s’occuper de vous.

En ce moment un jeune enseigne passe, et les voyant ensemble dans l’obscurité, les prend pour des camarades, les appèle, et leur dit qu’il porte l’ordre de faire descendre la prisonnière. Lewis arrête le jeune Ruthwen, et lui indique Amélia, Sarah et un jeune homme qui doit être avec elle, et qui est venu aussi dans l’intention de la sauver.

Il reste en dehors pour veiller à ce qui peut arriver dans l’intervalle. Ruthwen et deux de ses amis entrent avec l’enseigne, les autres demeurent à la petite porte, et quelques minutes après, Lewis les voit repasser chargés chacun de leur fardeau. La porte est refermée ; Lewis se croit sûr que son jeune ami est sauvé avec Amélia ; il se mêle parmi les combattants, et l’on juge de quel étonnement il fut frappé lorsqu’après la victoire il retrouva Caroline, et fut instruit de son sexe et de son malheur.

La discrétion de cette aimable fille lui procura la liberté de sortir du château, et son premier soin, fut de joindre Sir Henry et de lui apprendre le sort d’Amélia. Henry lui procura les moyens de parvenir en secret, jusqu’au Lord Falcombridge, et de l’instruire du dévouement de Caroline, de la délivrance de sa fille, et du lieu de son séjour.

Milord le récompensa magnifiquement, et lui fit promettre un secret absolu sur cet événement, même à l’égard de milady ; et quand celle-ci avait affirmé à Caroline qu’elle connaissait la retraite d’Amélia, elle avait fait un nouveau mensonge pour autoriser ce qu’elle avançait à l’égard des réclamations de Maclean. Ruthwen fidèle à sa promesse, avait conduit sa belle prisonnière dans le fond de l’Écosse chez sa mère. Ce jeune homme était trop prudent pour se joindre aux désespérés qui à l’attaque du château, avaient voulu tenter le sort contre toute apparence ; il ne les avait suivis que dans la vue de délivrer la seule Amélia. On croyait généralement qu’elle avait contribué à la fuite de Charles II, et cet acte était pour les rebelles un motif d’intérêt qui la leur rendait chère.

Ruthwen connaissait le château : il savait que dans cette partie des fortifications, il y avait un endroit dégradé par lequel on pouvait s’introduire, en descendant les fossés, et que la petite porte ne tenait qu’à peine dans les joints de quelques pierres faciles à détacher. Il suivit les troupes qui marchaient contre l’entrée principale, et réussit dans son entreprise.

Malheureusement pour Caroline, il se trouva près d’Amélia au moment où elle fut enlevée, le fils du concierge qui lui offrait ses services, et Ruthwen, voyant un enfant de 14 ans avec elle et Sarah, enleva le jeune homme, et crut remplir les intentions de Lewis. Amélia étonnée, ne sachant ce qu’on voulait faire d’elle, ignorant si elle était conduite par les ordres de Monk, et transférée dans une autre prison, n’apprit que bien loin d’Édimbourg qu’elle était libre, et dans les mains d’un parent de Sir Henry.

Alors l’image de Caroline abandonnée, livrée à ses ennemis, et à la rigueur d’une loi sévère vint flétrir son âme généreuse. Elle se livra aux plus vifs regrets, elle voulait retourner au château, mais Ruthwen n’était pas disposé à sacrifier sa vie pour Caroline qui lui était inconnue, et il lui fit sentir qu’elle se perdrait, et le perdrait lui-même avec ses amis, sans être d’aucune utilité à celle qu’elle lui nommait.

À peine se vit-elle en sûreté près de la veuve du Lord Ruthwen, femme d’un âge avancé, d’un caractère respectable, qu’elle voulut écrire à son père, l’instruire de son sort, et lui recommander celui de Caroline. Mais Ruthwen ne jugea pas à propos de compromettre sitôt le secret de son entreprise, et le salut de sa famille. Ses amis étaient défaits ; ceux qui avaient échappé à la mort, errants et proscrits ; on ignorait complètement qu’il eût marché avec eux ; il ne croyait pas nécessaire d’en informer le gouvernement par une démarche hasardée ; il laissa l’aimable Amélia dans la persuasion que sa lettre avait été remise à son père ; et s’il fut informé des dangers que courait son amie, il les laissa long-temps ignorer. Il sut aussi lui persuader que la prudence de Milord lui défendait de lui écrire et de la voir, et Amélia, sans cesse agitée par de secrètes terreurs sur le compte de son amie, demeura cependant dans l’ignorance de son sort.

Cependant Adélina était agitée par des mouvements tumultueux ; la présence de ce vieillard qui avait voulu parler à son époux, l’avait jetée dans une espèce de délire. Lorsqu’elle avait couru chez son père pour lui demander de conclure le mariage de sa belle fille avec Henry Claypole, sa tête déjà égarée, le fut tout à fait par la présence de Charles Goring qui était conduit au Palais par une escorte nombreuse.

Avant d’y arriver, elle avait entendu circuler le bruit que Charles II était à Londres, et qu’il venait d’y être arrêté. Ce bruit était en effet venu d’un de ses gens à qui Will avait dépeint le compagnon de Caroline dans les champs de Worcester, et qui crut reconnaître le prince en appercevant Sir Charles. Il était venu rendre compte de cette découverte à sa maîtresse qui lui ordonna d’aller sur-le-champ faire cette déclaration aux Schériffs et Constables, en indiquant le lieu où l’on pourrait trouver le fugitif. Elle entre au palais de son père, et apperçoit Goring qu’elle a elle-même précipité dans les mains d’un ennemi.

Crumwell lui ordonna de l’attendre, et devant elle se fit amener le jeune Charles qui avait en effet quelques traits de ressemblance avec le Prince, mais auxquels le peuple seul pouvait s’arrêter. Il questionna le jeune homme qui lui montra plus de sang froid qu’on n’aurait dû l’attendre du fils de Lord Goring ; il ne parut devant lui, ni comme un lâche, ni comme un héros de théâtre. Il répondit avec franchise, ne déguisa point son nom, montra au Protecteur qu’il était soldat de la république, et lui prouva par différents papiers en règle, que l’amiral Blake avait rendu justice à son courage, et à sa conduite, et se proposait de la lui rendre aux yeux de l’état, s’il avait vécu. Crumwell examina scrupuleusement ces diverses copies des registres de la marine, sembla voir avec plaisir qu’un fils des nobles partisans de Charles II fût sous les drapeaux de son pays, lui promit de l’avancement, et le fit mettre en liberté.

Le jeune homme courut retrouver John Barclay qui n’avait pu le dérober à cette disgrâce, et ne croyait plus le revoir. « Ne croyez pas, lui dit-il, que mon cœur n’ait pas frémi à la vue du Protecteur, et que le souvenir de mon père n’ait pas exalté ma tête ; mais hélas, il me reste une mère, une amante et des amis, je me suis contenu ; quoique enrôlé par force, j’ai fait à ma patrie un serment que je dois tenir, et je la servirai, n’importe sous quels ordres. »

» Je suis libre, et je vais en profiter pour suivre Caroline. Barclay crut devoir alors lui raconter la découverte qu’on avait faite, et la destination malheureuse de celle qu’il aimait. Il lui dit qu’elle-même, reconnue fille de Deborah, adoptée, disait-on, par Maclean, ne croyait plus être digne de Lady Goring et de son fils, et ne désirait que de ne jamais revoir ceux qu’une pareille origine devait faire rougir. Sir Charles fut confondu à cette nouvelle, il réfléchit douloureusement.

Caroline née de parents obscurs, mais honnêtes, aurait toujours été Caroline ; mais la fille de M. Melvil et de Deborah, simplement reconnue par un homme de mœurs viles, semblait perdre les droits que ses vertus lui avaient acquis sur Charles et sa mère. Cependant l’amour ingénieux à fournir des armes contre l’austère raison, représenta bientôt à notre jeune amant, que ce n’était pas en Angleterre que le nœud devait être formé ; qu’en France, l’origine serait ignorée ; qu’on jugerait de la jeune épouse sur ses agréments et ses vertus ; qu’en lui donnant son nom, il réparerait l’erreur de la nature, et qu’enfin il donnerait à sa mère une fille de son choix.

Mais sa mère elle-même, que dirait-elle d’un père tel que Maclean, d’une mère telle qu’on avait présenté Deborah ? Charles préférait Caroline à toutes les femmes ; en serait-il ainsi de Lady Goring ? Barclay fut choisi pour lui porter une lettre de son fils. Il lui dit la vérité, il épancha son cœur dans celui de sa mère, il lui dit tout ce qu’un amant peut sentir et penser. Il finit par l’assurer d’une entière soumission à ses ordres : il ne pouvait quitter l’Angleterre sans la permission du Protecteur, et d’ailleurs il se réservait le droit de veiller sur la sûreté de sa chère Caroline. Il s’attacha particulièrement à Henry Claypole, et celui-ci crut pouvoir se permettre de le loger avec lui.

Après l’accident arrivé à milady Falcombridge, elle demeura vingt-quatre heures dans un état d’anéantissement presque total ; mais enfin ses esprits se ranimèrent ; elle se rappela ce qu’elle avait vu ; sa mémoire lui présenta Sir Charles Goring, et son désir de perdre Caroline en devint plus ardent. Mais lorsqu’elle fut bien informée des circonstances, elle sentit que la position du jeune homme avait changé. Elle le retrouvait au service de la république, sous la main du gouvernement, lié avec Henry Claypole, connu du Lord Falcombridge, et toujours plus attaché à l’aimable Caroline. Elle ne pouvait plus employer la force, il ne lui restait d’autre moyen de séparer ces jeunes amants qu’une profonde dissimulation, et une prodigalité sans bornes envers le père de Caroline.

Elle envoya chercher Henry Claypole, et apprenant que Crumwell avait consenti à son mariage avec Amélia, elle parut désirer ardemment que le nœud fût serré sans délai. Henry savait bien que son oncle ne voulait pas montrer au Protecteur une trop grande facilité à retrouver sa fille, et feignait au contraire de mettre des longueurs à des recherches qu’il ne prétendait faire finir que dans un temps donné : mais il n’en parut pas moins reconnaissant des bontés de Milady, qui après quelques jours, lui avoua dans un entretien amical et confidentiel, qu’elle était entièrement revenue de ses préventions contre miss Maclean ; qu’elle reconnaissait son erreur à son égard, plaignait ses malheurs, et regrétait surtout qu’une naissance reconnue abjecte, la plongeât dans une situation contre laquelle devaient se révolter les sentiments qu’elle avait reçus de la nature, et qu’une trop belle éducation avait développés. Elle ajouta que sans cette tache imprimée sur sa naissance, elle aurait pu espérer que Sir Charles aurait consenti à la prendre pour compagne, et que n’ayant plus aucun ressentiment contre elle, elle aurait favorisé ce mariage d’accord avec milord Falcombridge.

» Charles Goring, dit-elle, est déchu de tous les droits possibles au rang qu’ont tenu ses ancêtres ; il ne peut se flatter de parvenir tout au plus qu’aux grades inférieurs ; il lui est défendu de penser à aucune alliance brillante ; il aime cette jeune fille, et cette union peut-être aurait fait leur bonheur à tous deux ; mais j’ignore si lady Goring qui doit tenir à ses anciennes idées de grandeur, consentirait à voir épouser à son fils une personne flétrie dans l’opinion publique. »

Cet entretien, commencé plusieurs fois, laissa dans l’esprit de Henry la conviction que sa tante était sincère dans ses expressions. Il communiqua ses idées, à Sir Charles qui rejeta d’abord tout ce qui venait de Milady ; mais Henry fut si fortement convaincu par de longs discours tenus avec une apparence de franchise propre à séduire même des hommes plus expérimentés, que l’espoir se glissa dans l’âme de Sir Charles ; il demanda la permission de voir Adélina.

Elle n’en avait pas témoigné le désir, quoique ce fût l’objet de tous ses vœux. Elle le reçut sans embarras, en présence de son neveu, lui témoigna de l’intérêt, mais avec modération, et ce ne fut que tête à tête avec lui qu’elle s’expliqua, comme Sir Charles le raconta depuis à Caroline.

Lorsqu’il vit l’orgueil de cette femme humilié jusqu’à convenir de sa faute, et en demander l’oubli, il se sentit plus embarrassé qu’elle-même, et lui demanda pardon à son tour de ses injustes soupçons. Il lui montra une lettre qu’il avait reçue de sa mère.

Elle avait été informée du sort de Caroline, et elle mandait à son fils de la conduire auprès d’elle.

« Les hommes sont égaux, et les fautes personnelles, lui disait cette excellente mère. Nous sommes voués à cette heureuse médiocrité au sein de laquelle on peut être heureux, sans consulter les autres sur le genre de bien-être qui convient à notre cœur, à nos goûts, à nos besoins réels. Ce bien-être ne repose que sur le bonheur domestique. Malheur à celui qui foule aux pieds l’occasion de se l’assurer. Mon fils, amenez-moi notre Caroline, je l’adopte et vous la donne, sans consulter ni les hommes, ni leurs règles bizarres de conduite : vous jouirez de la vie que la plupart consument hors d’eux-mêmes, et dont ils regrètent le cours, lorsqu’arrivés au dernier moment, ils sentent qu’elle a constament été perdue pour eux. » Adelina qui aurait volontiers souri de pitié sur ce qu’elle aurait traité de beaux sentiments et de pitoyables sophismes, applaudit à la véritable philosophie qu’elle admirait, disait-elle, dans une femme du rang de Lady Goring, et promit à son fils l’appui de son époux ; mais avant d’employer ce dernier artifice, elle voulut éloigner Henry Claypole, de la crédulité duquel elle était d’autant moins sûre, qu’il pouvait à toute heure entretenir son oncle, et déjouer ses projets. Il ne lui fut pas difficile de trouver un prétexte.

« Vous m’avez toujours caché, dit-elle à son mari, le lieu de la retraite d’Amélia ; mais sans doute vous le connaissez, et puisque vous avez le consentement de mon père pour un mariage que je désire avec tant d’ardeur, je crois qu’il n’est pas contraire aux lois de la décence, d’envoyer Henry lui-même chercher votre fille. C’est hâter pour ces aimables jeunes gens, un bonheur acheté par tant d’inquiétude, et vous pouvez faire partir avec lui quelque femme d’un âge qui maintiène autour de Lady Amélia ce decorum, qu’exigent sans doute son âge et son rang. Moi, j’irai les attendre au château de l’Hermitage, où le Protecteur veut que le lien soit formé ; vous, Milord, viendrez m’y joindre, et nous reviendrons tous à Londres. »

Milord ne pouvait voir dans cette demande, qu’une suite de l’amitié qu’elle avait toujours eue pour Amélia ; il souscrivit sans balancer à cet arrangement, et l’heureux Henry qui depuis peu avait avoué à son oncle, qu’il n’ignorait pas où était sa chère Amélia, reçut avec transport l’ordre d’aller lui porter l’heureuse nouvelle, et de conduire sa conquête au château de l’Hermitage.

Milord ne lui cacha point que c’était aux bontés de sa tante qu’il devait cette commission : Henry fut touché d’une vive reconnaissance, et ne manqua pas de la peindre à Sir Charles Goring, comme une femme revenue de toutes ses erreurs, et attentive à les réparer à force de bienfaisance. Il partit, et ne crut plus nécessaire de s’occuper du secret de Caroline. Depuis peu Lewis et Barclay avaient reçu de Milord un ordre secret, pour un voyage dont Henry ne connaissait ni le but ni le terme ; mais comme il croyait fermement à la conversion d’Adelina, il fit un tendre adieu à son ami, et tous deux se quittèrent en croyant que la même journée verrait célébrer un double mariage, et assurerait leur bonheur.

Dès que Henry eut quitté Londres, Milady fit aussi les préparatifs de son voyage ; et assurant sir Charles que Mylord consentait à le recevoir au château avec Caroline, elle lui persuada cependant que la crainte de déplaire à Crumwell le forçait à ne donner que tacitement son aveu ; mais qu’une fois arrivée à l’Hermitage, il aurait une cause légitime, en alléguant que les deux jeunes gens étaient venus se jeter entre ses bras, demander sa protection, et que par respect pour les mœurs, il n’avait pas cru devoir leur refuser de les unir légitimement. La bienveillance avec laquelle Milord accueillait sir Charles, la complaisance qu’il témoignait en parlant de cette Caroline qu’il semblait aimer, tout venait à l’appui des discours séduisants de Milady, et sir Charles n’était que trop fondé à se croire déjà possesseur de celle qu’il aimait. On voit comment ces deux victimes tombèrent dans un piège si adroitement tendu, et le succès avait enfin couronné la jalouse haine d’une femme à qui nul crime ne pouvait plus coûter, puisque dès long-temps elle avait perdu l’honneur.

Cependant quoique la vie de Caroline fût désormais entre ses mains, l’état de sir Charles continuait à l’embarrasser beaucoup. Son intention n’avait jamais été de le perdre, on l’a déjà dit ; mais elle n’avait pas prévu l’état où il tomberait au moment où elle ferait disparaître Caroline. Aux transports de son impuissante rage avait succédé un anéantissement total de toutes facultés morales. Des souvenirs confus étaient seuls capables d’agiter ses esprits, mais tous avaient Caroline pour objet, tous retraçaient la perte qu’il avait faite, et ses discours sans ordre et sans suite déploraient son sort, et accusaient sans ménagement l’auteur de ses maux. On pouvait bien en imposer au médecin par la fable qu’on lui avait faite, mais il n’était pas aussi facile de tromper Milord, et surtout Amélia et sir Henry. Le médecin ne paraisait pas même assez crédule au gré de cette femme hardie. Elle imagina de faire transporter le malade dans la maison qu’avait habitée sa mère ; elle en parla au docteur, qui n’était nullement de cet avis ; mais elle voulut être obéie, et le médecin finit par y consentir, aux conditions qu’il lui serait permis de s’y établir avec lui. Cette demande étonna Milady, mais, d’après l’intérêt qu’elle avait témoigné pour ce jeune homme, son prétendu parent, comment refuser une offre de cette espèce ? D’ailleurs, quand Mylord arriverait au château en même temps que sa fille et son gendre, il serait peut-être occupé d’une cérémonie touchante pour le cœur d’un père, et ensuite trop pressé de retourner à Londres pour s’inquiéter de ce qui pouvait se passer au dehors. Le mariage accompli, ce mariage auquel elle attachait un si grand prix, elle se proposait d’être malade au moment du départ, de différer le sien, de laisser les jeunes époux sous la conduite de leur père, et de demeurer auprès de sir Charles. Celui-ci se vit amener dans la maison de sa mère, dans le lieu où il avait transporté Caroline mourante, où il l’avait connue, où il l’avait aimée. Les meubles y étaient encore ; il parut frappé d’étonnement, promena de longs regards sur tout ce qui l’entourait ; il semblait sourire en considérant quelquefois l’alcôve de la chambre où couchait lady Goring, mais il ne prononçait que quelques mots entrecoupés ; il nommait sa mère, ensuite Caroline ; quelquefois il versait des larmes ; l’instant d’après il riait par mouvements convulsifs, car ses yeux appesantis ne prenaient pas alors le caractère de la gaîté. Plus souvent il parlait sans suite, les mêmes noms erraient sur ses lèvres, mais on ne pouvait en rien recueillir de relatif à la position de ceux qui occasionnaient ses plaintes et ses regrets ; et lorsque les accès d’une fièvre ardente revenaient le saisir, il n’était plus possible de distinguer ses accents. Le docteur était rempli d’humanité, et doué d’une sagacité qui l’empêchait de croire pieusement à ce que lui disait Adelina. Elle avait annoncé que ce jeune homme était sous sa dépendance, et sir Charles parlait toujours de sa mère ; il lui semblait que cette mère devait avoir des droits, et qu’au moins elle devrait être avertie de l’état où était son fils. S’étant apperçu de la crainte qu’on avait que Milord nr le trouvât au château, il était résolu d’attendre son arrivée pour le consulter, et croyait devoir garder son malade à vue, afin qu’on ne pût le transférer ailleurs.

Cependant la muète avait toujours les mêmes soins de la triste Caroline. Ses attentions la faisaient exister ; elle vivait, c’était tout ce qu’on pouvait dire dans l’état où elle était réduite. Le père de la jeune fille devait son existence à Milady. Sur ses pressantes recommandations, Milord l’avait fait venir du village où elle était née. Il l’avait chargé de l’administration intérieure du château et des terres qui en dépendaient, et non content de le payer libéralement, il avait assuré à sa fille une rente qui devait la mettre à l’abri de la misère, lorsqu’elle aurait le malheur de perdre ses parents. En se confiant à elle, Adelina, se croyait bien sûre d’un secret qu’elle ne pouvait révéler. Se croyant l’arbitre de l’état du père, elle ne lui communiquait encore que la moitié de ses projets et de ses actions : Philips n’apportait cependant aucune résistance, et acceptait les dons fréquents et considérables par lesquels elle croyait acheter son obéissance. Une fois qu’il les avait reçus, elle était persuadée que son propre intérêt le forçait à cacher les crimes dont il se rendait complice.

Comme elle n’ignorait pas que milord Falcombridge avait dirigé la main qui avait arraché Caroline à ses agents sur les bords de la mer, et qu’elle craignait qu’il n’eût connaissance de son départ de la cabane, elle crut prévenir les soupçons en lui écrivant qu’elle avait passé par cette chaumière, afin de la voir et d’adoucir son sort, mais qu’elle ne l’y avait plus trouvée ; que Maclean l’avait assurée qu’elle l’avait quitté depuis peu pour suivre un jeune homme ; que peut-être c’était sir Charles ou un autre ; et qu’enfin les personnes qui jusque-là lui avaient témoigné de l’intérêt se trouvaient dispensées de s’occuper d’elle. On ne savait point que sir Charles était parti avec elle ; d’après ses ordres, il avait demandé à ses chefs la permission d’aller voir une jeune personne qui intéressait sa mère, et ne l’avait rejointe que hors de Londres ; ce qui devait accréditer le doute qu’elle semblait former sur la fuite de Caroline avec lui. Cette fable la tranquillisait sur les démarches de Milord, qui ne pouvait, croyait-elle, prendre un intérêt assez vif à cette fille pour aller au-delà d’un rapport fait avec une apparence de bonhommie. Peut-être n’avait-elle pas encore résolu de trancher les jours de sa captivé ; mais la réponse à cette lettre, qu’elle croyait si adroitement conçue, la détermina. Elle était effrayante : « Je suis fâché, lui disait-il, que vous ignoriez où est Caroline. Je comptais, je l’avoue, la trouver à L’Hermitage ; c’est du moins ce que plusieurs m’avaient assuré, entre autres, Molly et Maclean. » Non, non il ne la verra pas, s’écria-t-elle dans un transport de fureur, non, jamais il ne la reverra ! Elle parlait ainsi devant la muète, en qui l’habitude de suppléer aux deux sens qui lui manquaient, par celui de la vue, avait rendu celui-ci extrêmement perçant. Elle savait comprendre le mouvement des lèvres. Elle remarqua la sombre rougeur qui colorait le visage d’Adelina : elle résolut de l’observer, et de connaître ses desseins sur la prisonnière.

Il était près de minuit ; tout à coup un geste impérieux renvoya la jeune fille, mais elle ne s’écarta point ; elle vit Adelina entrer dans un cabinet obscur ; elle l’en vit ressortir pâle et tremblante. Elle tenait une lampe, un flambeau, une fiole, un poignard dans les mains. Elle la vit passer au détour d’un escalier où elle s’était blottie derrière une statue. Milady marcha presque sur son tablier, mais elle ne voyait rien, tant elle semblait égarée. Elle s’enfonce dans les corridors du souterrain ; elle veut ouvrir la porte ; la clef vacille dans sa main tremblante. Elle parvient enfin à trouver la serrure, mais la porte résiste, et l’effort qu’elle fait pour l’ouvrir détache une pierre assez grosse qui, de la voûte, vient tomber à ses pieds. Cet incident, que le hasard seul avait amené, trouble cette âme criminelle ; elle recule, ne peut se soutenir, et tombe à genoux. Mais cet accablement dure peu ; elle se relève avec pétulance, elle entre, elle est auprès de la paille qui sert de lit. Quel contraste ! égarée, furieuse, des mouvements tumultueux agitent son sein ! Caroline dort en paix. Une Furie lui apporte la mort ! Le sommeil de l’innocence suspend ses douleurs, et porte le calme dans tous ses sens. Un songe lui rappèle sans doute quelque image chérie, elle sourit ! Adelina frémit, fait un geste de triomphe, pose auprès d’elle sa petite bouteille, écarte avec soin toute autre boisson, lui laisse sa lampe, allume son flambeau, et se hâte de sortir. Caroline ne s’était point éveillée ; la muète, qui avait tout vu, fut obligée de se jeter du côté opposé du corridor pour laisser sortir sa maîtresse, et demeura dans une anxiété terrible. Comment avertir l’infortunée de ne pas goûter de cette liqueur perfide, placée là sans doute pour l’inviter à la boire à son réveil ! Armée d’un poignard dont elle ne fit point d’usage, sans doute si elle eût trouvé sa victime éveillée, elle l’aurait forcée à choisir entre le fer et le poison. La jeune fille comprit parfaitement ce qui se serait passé. Mais sa mort n’était que retardée, et comment l’en garantir ! Ordinairement Milady lui confiait les clefs et les provisions vers le milieu de la nuit, mais Caroline n’avait plus besoin d’elle. Encore une fois, comment avertir l’infortunée, n’ayant point de voix pour se faire entendre ! Hors d’elle-même, elle suit la coupable, elle passe par un autre escalier, et la devance dans l’appartement où elle semble l’avoir attendue. Heureusement l’âme la plus atroce n’est jamais tranquille au moment où elle vient de commettre un crime. Adelina venait de poser les clefs sur un sopha, où elle s’était jetée. Un tremblement involontaire agitait ses membres ; elle regardait autour d’elle, elle apperçoit la muète, veut fuir un regard qui lui semble celui d’un juge, se lève précipitamment, et court s’enfermer au fond de son appartement. La jeune fille se jète sur les clefs, se précipite dans l’escalier, et arrive hors d’haleine. Il était temps. Caroline, assise sur son grabat, avait cru sans doute que c’était à elle qu’elle devait cette attention ; elle tenait une coupe remplie de la liqueur empoisonnée, prête à la faire couler dans ses veines : lui arracher la coupe, la bouteille, les jeter loin d’elle, la prendre par la main, lui faire signe de prendre la lampe, et la conduire à la porte de son cachot, fut l’affaire d’un instant. La même clef ouvrait une grille de fer à peu de distance ; elle lui montre un long corridor obscur, lui remet une autre clef, et lui fait signe de fuir. Caroline la regarde d’abord en silence ; puis, sans penser qu’elle ne pouvait l’entendre, elle lui répète à plusieurs fois : Où irai-je ? Au nom de Dieu, où voulez-vous que j’aille ? Les gestes de la jeune fille lui peignaient le désespoir où elle était de ne pouvoir s’exprimer. Elle lui disait de fuir de mille manières différentes, lui reprenait la clef, lui indiquait qu’elle trouverait une autre porte, et puis étendait ses bras pour montrer qu’alors elle se trouverait dans un grand espace. Enfin, elle l’embrasse en pleurant, lui montre encore le chemin, et la quitte aussi précipitamment qu’elle était venue. Caroline se décide à entrer sous la voûte obscure ; d’abord elle marche sans rencontrer d’obstacle, mais, après avoir fait cent pas, la voûte cessait, et le corridor devenait si étroit et si bas, qu’elle fut obligée de marcher d’abord courbée, ensuite presque couchée, faisant voyager sa lampe avec une de ses mains à quelques pas devant elle ; tandis qu’elle se soutenait de l’autre, en se déchirant les bras et les genoux sur les pierres dont elle était entourée. Il fallait avoir à fuir une mort violente et certaine pour conserver le courage de franchir de pareils obstacles. Un air frais, qui vint la frapper tout à coup, lui indiqua qu’elle approchait du terme de cette terrible position. En effet, elle apperçoit une autre grille extrêmement basse, sous laquelle il fallait aussi passer en se courbant beaucoup. La clef l’ouvre sans difficulté ; mais comment franchir ce passage ? c’était un égout par lequel s’écoulaient les eaux des bâtiments supérieurs, car il se trouvait à l’extrémité du château. Toute la longueur du souterrain lui avait paru en effet humide, et dans quelques endroits elle avait trouvé des creux remplis d’eau ; mais là toutes les eaux s’amassaient, et coulaient lentement dans un fossé, peu profond à la vérité, mais qu’il fallait encore franchir. Cependant, elle était presque dans les champs, la liberté devenait le prix d’un dernier effort de courage ; elle se repose un moment ; elle éteint sa lampe, dont la clarté pouvait la trahir ; et, cherchant autour d’elle à la faible lueur d’un crépuscule naissant, elle trouve des pierres dont le volume n’était pas au dessus de sa force, les roule dans le fossé bourbeux, et s’en fait un pont à l’aide duquel elle le traverse ; alors elle rassemble ses forces, et d’une marche rapide elle parcourt la campagne sans savoir où elle va, mais espérant trouver quelque hameau, où la cabane d’un paysan lui servirait d’asile. Elle arrive enfin au grand jour, et apperçoit une rivière qu’elle ne connaît pas, et qui coulait à une grande profondeur entre deux hautes montagnes. À quelque distance, elle découvre quelques chaumières épaisses dans lesquelles elle se flatte de trouver un peu de lait pour réparer ses forces épuisées. Alors elle ose regarder en arrière ; elle apperçoit le sommet des tours du château à une grande distance, et personne ne venait par les sentiers découverts qu’elle avait parcourus ; elle s’assit sur la crête de la montagne, et tenta de reprendre haleine. En considérant le désordre de son habillement, elle ne savait comment implorer le secours des villageois, couverte d’habits en lambeaux, les bras et les mains déchirés, les pieds mouillés et blessés en plusieurs endroits. Je ne causerai que de l’effroi, se disait-elle, on me croira échappée d’une caverne de brigands ; mais il me reste de l’or, et avec ce métal on calme les terreurs populaires. En effet, elle avait emporté de chez Maclean deux pièces d’or et quelque monnaie. Elle avait le portrait de lady Goring ; et les diamants qui l’entouraient, quoique d’un prix médiocre, pouvaient lui être utiles ; il était suspendu à son cou par un ruban ; car Adelina n’en avait aucune connaissance ; convaincue qu’elle ne pourrait séduire la geolière dont elle avait fait choix, elle n’avait pas songé à lui ôter le peu de moyens qui pouvaient être en ses mains. En calculant avec elle-même, ceux de se procurer un abri et la subsistance, Caroline cherche ses trésors. Le comble du désespoir l’attendait là ; elle s’apperçoit que le ruban qui suspendait le portrait était cassé, le portrait, l’or et l’argent avaient disparu ; il ne lui restait rien au monde que ses vêtements déchirés, et l’apparence fâcheuse qu’ils lui donnaient. Le froid de la mort se glisse en son sein et parcourt toutes ses veines ; elle demeure immobile, n’osant mesurer l’abîme dans lequel elle est plongée. Rien, rien dans l’univers, plus de pitié à implorer, plus de refuge, plus d’espoir ! Une soif ardente, une faim dévorante, et nul moyen de se procurer un remède à ces maux ! Retourner sur ses pas, rentrer sous ces sombres voûtes où sans doute elle avait tout perdu, elle n’en avait plus ni la force, ni le courage. Le soleil était caché sous des nuages épais ; bientôt l’infortunée se sentit pénétrer par une petite pluie très-froide, qui ajouta encore à son abattement. C’en est fait, se dit-elle, il faut mourir ici. En ce moment, sur la route, à trente pas d’elle, passe une voiture précédée par deux courriers. Le bruit la fait tressaillir ; sa tête s’égare : elle ne se donne pas le temps d’examiner d’où vient cette voiture, ni la direction qu’elle prend ; elle croit qu’Adelina la fait poursuivre, elle se croit retombée. en son pouvoir. Ô mon Dieu ! pardonnez-moi, s’écrie-t-elle, je ne recevrai point la mort des mains d’une odieuse rivale. Elle dit, et s’élance dans les flots, qui se referment sur elle, et qui, agités par un grand vent, roulent au loin, et l’entraînent avec eux.



CHAPITRE XVII et dernier.



Le jour était avancé quand Milord arriva au château de l’Hermitage. Sa femme s’avança vers lui d’un air libre et même enjoué. La première impression était passée ; le poison qu’elle avait porté à Caroline était si violent, qu’elle ne doutait pas de sa mort ; elle ne sentait plus que la joie cruelle d’en être délivrée. Elle parut surprise de ne voir ni Amélia, ni Henry. Ils viendront me joindre, répondit-il, mais un peu plus tard. J’attends avant eux d’autres personnes, et je vous prie de faire préparer des appartements. En disant ces mots, il parut froid et réservé, ce qui étonna Milady ; elle fut plus surprise encore lorsque, rendue au haut du grand escalier, Milord entra sur-le-champ dans le corps-de-logis qui lui était réservé, sans vouloir passer chez elle. Le plus léger nuage qui paraît sur le front de ceux qui entourent un coupable, lui semble toujours le signal d’une découverte fatale à son repos. Elle rentra chez elle pensive, et, pour la première fois, intimidée devant son mari. À table, Milord continua d’être sérieux, et de ne répondre que par monosyllabes aux questions qu’elle lui adressait sur le retour d’Amélia et sur son mariage. Lorsqu’ils furent seuls, il la regarda d’un œil fixe. Ainsi, lui dit-il, vous ignorez ce qu’est devenue Caroline ! — Sans doute, lui répondit-elle, je vous l’ai déjà écrit, et je ne crois pas qu’elle mérite l’intérêt que vous semblez prendre à elle. — Vous vous trompez, Adelina, et je mettrai beaucoup de soins à connaître le lieu où elle a dû se retirer en sortant de vos mains. — De mes mains, Milord ? — Pourquoi me cacher ce que Molly m’a déclaré ? elle a quitté la chaumière de Maclean avec vous et sir Charles Goring. Pourquoi m’avez-vous écrit le contraire ? — En vérité, Milord, cette affaire a tourné si désagréablement pour moi ; ces jeunes gens ont si fort abusé de mes bontés, que je veux moi-même oublier ce que je voulais faire pour eux, et dont je vous avais rendu compte vaguement, croyant que vous vous occuperiez moins d’objets de si peu d’importance. — Non pas de si peu d’importance, Adelina, vous vous trompez encore. Caroline n’est pas fille de Maclean. — Elle n’est pas fille de Maclean ? — Non. — Et de qui donc actuellement fait-on descendre cet illustre personnage ? dit-elle avec une assurance que démentait un léger frémissement. — D’une ancienne et noble famille. — C’est dommage, répliqua-t-elle avec un sourire dédaigneux, que ce rejeton, déjà trop fameux par ses aventures multipliées, ne se retrouve pas, et qu’on ait probablement perdu sa trace de manière à ne la retrouver jamais. Milord la regarda encore d’un œil sévère, prit un flambeau sur la table, et sortit. Elle le laissa aller sans oser le retenir, et demeura quelques moments abattue sur son siège. Se relevant enfin, et revenant à son caractère : Grâces au ciel, s’écria-t-elle en s’adressant au concierge, qui venait d’entrer pour son service, elle n’existe plus ; ensevelie dans ces caveaux fermés depuis dix-huit ans, Milord l’aura bientôt oubliée ; vous avez obtenu du docteur que Charles fût transporté à Édimbourg ; sa raison est pour jamais altérée ; le docteur n’a point de motifs pour me désobéir. Est-il parti, Philips ? — Oui, Madame, ce matin même le docteur l’a emmené dans une litière, et sans doute il est déjà loin d’ici. Mais votre grâce vient de m’apprendre que son ennemie a terminé ses jours ; oserai-je !… Milady fut interdite, elle venait de se trahir ; Philips ne savait pas même que Caroline fût dans l’enceinte du château ; elle se vit obligée d’avouer son crime. Philips lui représenta qu’il faudrait au moins s’assurer de la jeune fille, et faire disparaître les traces de sa résidence, afin de prévenir les soupçons de milord, qui pourrait songer aux souterrains et les faire fouiller. Adelina y avait pensé, mais l’effroi ne lui avait pas permis de contempler sa victime dans les horreurs de la mort. Elle en convint avec Philips, et lui donna les clefs qu’elle retrouva sur le sopha où la muète les avait remises, en lui recommandant de ne pas perdre un instant. Philips allait sortir, lorsqu’il fut appelé par milord chez lequel il entra ; et milady osa bien se coucher sans inquiétude, persuadée que son époux oublierait bientôt l’existence de Caroline dès qu’il ne l’aurait point sous les yeux ; il ne pouvait la soupçonner que d’avoir écarté ces jeunes amants ; de les avoir peut-être séparés ; il ne pouvait l’accuser que d’une haine injuste, et dans sa vie elle en avait donné des exemples qui devaient l’y avoir accoutumé. Elle s’inquiétait cependant de ce qu’on prétendait que Caroline n’était pas fille du pâtre Maclean ; mais, quant à croire son origine illustre, elle ne pouvait imaginer qu’on en fournît des preuves après dix-huit ans. Enfin, sa mort la mettait à l’abri de tout, et tous les soupçons possibles ne pouvaient aboutir qu’à des recherches complètement inutiles. Elle s’endormit, savourant à longs traits le plaisir de la vengeance, et s’applaudissant encore de se l’être assuré avant l’arrivée de son époux.

Le lendemain, Milord parut au déjeûner et demanda à Milady si elle avait donné des ordres pour des appartements. — Qui donc attendez-vous, lui demanda sa femme ? — Sir Claypole, avec lui un vieillard respectable auquel j’ai des obligations, et quelques autres encore. Il avait à peine dit ces mots qu’un grand bruit de chevaux et de voitures se fit entendre dans la cour. Milady voulut courir à la fenêtre ; mais son époux la prenant par la main ; je vous prie, lui dit-il, de demeurer chez vous, ces personnes ne viènent que pour moi ; on va les introduire dans mon cabinet, où vous m’obligerez de ne point paraître. Elle demeura interdite. Eh quoi ! dit-elle, des secrets pour moi ? Milord ne répondit point. Je vous demande, reprit-elle avec audace, depuis quand vous me faites un mystère de ce qui se passe entre vous et des étrangers ; dites-moi qui ils sont, ou je cours m’en instruire moi-même. — Milady, je vous ai priée de ne point m’interrompre, vous me contraignez à vous l’ordonner, et je veux être obéi. Jamais cet époux complaisant et facile n’avait employé de pareilles expressions ; aussi l’étonnement de sa femme fut extrême et porta dans son âme une secrète terreur. Milord avait disparu, les évanouissements étaient inutiles ; les personnes arrivées étaient enfermées avec lui dans son appartement ; mais il fallait du moins savoir à quoi devait aboutir cette conduite extraordinaire, et de quelle nature était l’orage qu’elle présageait. Adelina descendit. Les cours étaient remplies de domestiques ; elle passe dans celle où était le logis du concierge, elle ne trouve que sa fille tranquillement occupée à filer. Elle s’approche d’elle, et dans son délire, oubliant qu’elle ne peut lui répondre, elle lui adresse plusieurs questions et finit par la prendre très-rudement par le bras, et la menacer du geste. La jeune fille lui échappe, le rouge d’une noble indignation colore son visage ; elle la regarde d’un air sévère et semble lui dire qu’elle a cessé d’être redoutable. La mère survient et lui conseille de rentrer dans son appartement, et d’obéir à milord ; à ce mot d’obéir, elle entre en fureur, demande Philips à grands cris, apprend qu’il est avec milord et tombe dans un accès de convulsions réelles. Les deux femmes appèlent quelques valets et la font reporter chez elle, où leurs secours la rappèlent à elle-même ; elle ne menace plus, elle demande, elle prie qu’on lui dise quel est le sujet de l’entretien secret de milord, qui sont les étrangers admis dans sa confidence. La femme du concierge se tait, la muète ne peut rien savoir, ni rien dire ; elle qui savait si bien se faire comprendre par signes, semble avoir oublié leur usage. Sa maîtresse éprouve toutes les horreurs d’une douloureuse anxiété ; tour-à-tour elle s’agite et demeure immobile, elle donne par fois des marques de désespoir ; et ce qui l’accroît encore, c’est qu’elle s’apperçoit que son état n’excite ni l’inquiétude ni la pitié. Enfin, milord paraît, elle l’appèle avec douceur, mais il s’approche avec le front d’un juge, ordonne aux deux femmes de se retirer ; et s’asseyant auprès du lit, Adelina, lui dit-il, je viens vous prier, par égard pour moi, plus encore pour vous-même, de me déclarer franchement ce que vous avez fait de miss Caroline et de sir Charles Goring. Tous deux sont entrés dans ce château avec vous ; Caroline a disparu le lendemain, sir Charles est demeuré malade et privé de sa raison ; vous l’avez fait transporter dans le lieu qui avait appartenu à sa mère ; il n’y est plus ; qu’avez-vous fait de ces jeunes gens ? Parlez, que la vérité sorte une fois de votre bouche. Je suis encore maître de cette vérité quand vous me l’aurez confiée : gardez que cette question vous soit faite par d’autres. Je respecte en vous, et le titre de mon épouse, et celui de fille du Protecteur ; mais les lois ne respectent rien, et vous savez trop que votre père vous abandonnerait à toute leur rigueur, précisément parce que vous êtes sa fille. — Les lois, répondit-elle avec sa fierté ordinaire, ne peuvent rien contre moi. Nulle preuve ne s’offrirait à personne pour n’accuser. — Cela se peut, mais les présomptions ne sont-elles rien pour une famille qui réclame son enfant ? — Eh ! quelle est donc enfin cette famille qui a tant tardé à réclamer une fille que ses aventures ont rendue assez célèbre ? — On ne me l’a point encore nommée, mais ceux qui s’adressent à moi sont dignes de foi, et tous me disent qu’elle est issue d’un sang recommandable, qu’elle est héritière de très-grands biens, et qu’on me la nommera quand je l’aurai retrouvée, ou lorsqu’on sera certain que je ne puis la représenter. On me fait entendre que sa famille tient à la cour du Protecteur, qu’elle est puissante, et que j’ai à craindre de grands chagrins, si je ne puis prouver que ni vous ni moi n’avons contribué en rien à sa perte. On nous menace également des poursuites de lady Goring ; on veut que je sois responsable de la personne de son fils, et vous savez, Adelina, qu’il me sera facile de prouver que vous avez toujours agi seule contre ces deux jeunes gens ; qu’une haine injuste vous a toujours dirigée ; il faudra en expliquer les motifs, et ce ne sera point un époux indulgent qui en jugera. Enfin, dites-moi où est Caroline, où est sir Charles, et tout sera enseveli dans l’oubli. — Je ne puis rien répondre, sinon que trop de bontés m’avaient engagée à favoriser l’union de sir Charles et de cette malheureuse fille, dont l’existence est un malheur pour tous ceux qui la connaissent. Elle a disparu le lendemain de mon arrivée, sir Charles en est devenu fou ; je l’ai confié aux soins du médecin le plus voisin, et je pense que cet homme le regardant comme incurable l’aura emmené avec lui, ou dans sa demeure, ou ailleurs. Désormais, il y a peu d’avantage pour sa mère à le retrouver, et quant à votre Caroline, d’abord abandonnée, ensuite reconnue pour fille d’un pâtre et d’une femme perdue, aujourd’hui, dites-vous, réclamée par d’illustres parents, qui n’ont sûrement que des doutes, je ne vois pas le grand intérêt que j’aurais dû y prendre pour la garder avec tant de soins. Ne croiriez-vous pas, Mylord, qu’on veut nous effrayer ? Ne croiriez-vous pas qu’il s’agit d’une intrigue pour faire admettre dans une famille, et sur des preuves légères, un être qu’on veut investir d’une succession vacante pour enrichir quelque aventurier, en faveur de qui la belle disposera de sa main ? — Cela pourrait être, reprit lord Falcombridge ; je ne serais pas éloigné de le croire, malgré quelques indices du contraire ; mais ce sont là des raisons évasives qui ne répondent point à la question. Vous avez eu Caroline dans les mains, on vous demande ce que vous en avez fait ; on vous rend, et l’on vous rendra responsable de son absence. Songez-y bien : on me parle d’une famille puissante, qui, dit-on, ne vous fera point de grâce ; de parents offensés, qui, pour retrouver leur fille, employeront tout, crédit, fortune, intelligences dans tous les pays ; on me dit que son nom est effrayant pour ceux qui l’ont persécutée. Adelina, je vous parle pour la dernière fois, dites ce qu’elle est devenue ; on ne vous demande que cet aveu. — Je ne dirai rien, s’écria milady avec un ton décidé. Je ne sais rien, et quand j’aurais dérobé cette illustre victime à ses illustres parents, personne ne me contraindrait à en convenir ; apparemment j’aurais eu mes raisons, et je ne démentirais pas mon caractère. — C’est votre dernière résolution ? — Je vous dis, Mylord, que j’ignore ce qu’on me demande. — Il suffit, Adelina, ce n’est plus à moi que vous répondrez, dit-il en la quittant.

Elle avait plutôt dans cet entretien cherché à faire parler son mari qu’à se défendre elle-même, et elle s’était persuadée que nul de ses secrets n’était connu. Cette famille puissante qui réclamait Caroline lui paraissait mal informée et guidée par quelques motifs inconnus. Tout l’étalage qu’on en faisait à milord Falcombridge venait peut-être des amis de sir Charles. D’ailleurs, dans l’impossibilité de représenter Caroline ou d’avouer sa mort, il ne lui restait plus qu’à payer d’audace, et elle y était résolue, lorsqu’elle fut appelée dans le cabinet de son mari. Elle y marcha d’un pas ferme et avec une contenance plus qu’assurée. On la vit cependant changer de couleur en entrant. Sir Claypole était entre M. Tillotson et un inconnu habillé de noir. Milord était un peu plus loin, dans une embrasure de croisée, avec un homme âgé qui tournait le dos à la porte, et ils ne se dérangèrent ni l’un ni l’autre. Sir Claypole se leva, et prenant Adelina par la main, la plaça sur un fauteuil en face d’un bureau devant lequel ils étaient assis tous les trois à son arrivée, et sur lequel étaient des papiers et une cassette. Sir Claypole ayant repris sa place : « Milady, nous sommes assemblés, dit-il, pour une affaire extrêmement grave et que vous auriez pu étouffer, si mon beau-frère avait obtenu de vous plus de franchise ; mais j’espère encore que vous sentirez qu’il vaut mieux pour vous, la faire considérer comme une affaire de famille que de nous contraindre à en référer à Milord Protecteur. L’état de miss Caroline est connu ; désormais sa fortune est sous la protection des lois ; évitez, croyez-moi, qu’elles prononcent sur un point semblable. — Milady avait pâli lorsque Claypole avait dit que l’état de Caroline était connu ; elle crut pouvoir se retrancher au-dedans des formes ; je demande, répondit-elle avec hauteur, de quel droit vous osez m’interroger ici ? — J’agis en vertu du droit d’un époux et d’un frère, et par l’intérêt que milord et moi devons prendre à l’honneur de notre famille qui semble offensé. — Par qui ? — Par vous, Milady. De grâce, daignez répondre à quelques questions que vous seule pouvez éclaircir. — Que fait ici M. Tillotson, est-ce aussi l’intérêt de ma famille qui l’y appèle ? — Non, Madame, je n’ai point l’honneur d’appartenir à milord ; mais un intérêt aussi cher que tous les siens m’impose la loi d’y paraître au nom d’une mère qui réclame aussi son enfant ! Je suis chargé par lady Goring de savoir où est son fils. — Un autre, ajouta sir Claypole, est chargé de la procuration de l’oncle maternel de miss Caroline, qui doit sommer milord Falcombridge de lui donner satisfaction sur ce qui le regarde. Vous êtes enveloppée de manière à ne pas échapper, Milady ! L’homme respectable qui représente le parent de lady Caroline n’a encore rien signifié à votre époux ; votre époux ignore encore le nom de celui qui a droit de faire de justes réclamations ; elles sont effrayantes ; mais elles cesseront de l’être pour vous, si vous nous dites librement ce que vous avez fait de la jeune lady. — Elle a disparu ; c’est tout ce que j’ai à dire. — « Milord, dit alors Claypole, en s’adressant à son beau-frère, vous voyez que les prières sont inutiles. » À ces mots, milord se leva, et s’avançant vers la table en face d’Adelina, tenant par la main celui avec lequel il était assis, présenta aux yeux de son épouse le musicien de Charles Ier, dont la présence l’avait si fort effrayée à Londres, et qu’elle avait écarté avec tant de soins de la maison de son mari ; qu’elle avait su rendre suspect à son père, et fait reléguer dans sa province. Elle fut effrayée, se leva et voulut sortir. Adelina, lui dit son mari d’un ton ferme et sévère, si vous sortez, vous êtes perdue. Je veux que vous m’expliquiez du moins un fait qui m’a ôté toute espèce de repos depuis qu’il m’est connu ; qui a troublé mon imagination au point que le sommeil m’a refusé toutes ses douceurs. Avez-vous eu connaissance de la mort de M. Melvil ? Adelina était demeurée sur son fauteuil, parce qu’elle pouvait à peine se soutenir ; elle avait caché son visage dans ses mains ; elle fut quelques moments sans répondre, mais elle se rassura encore, leva les yeux et répondit que M. Melvil n’était pas un personnage assez important pour que sa vie ou sa mort dussent occuper toute l’Angleterre. On m’a dit, ajouta-t-elle, qu’il avait été assassiné par des voleurs. — Étranges voleurs, qui ne se sont pas saisis des bijoux renfermés dans cette cassette ! Voyez, Adelina, vous devez les connaître ; ils n’ont pas changé de forme depuis vingt-deux ans. — Je ne les connais pas. — Vous ne les connaissez pas ? — Non. — Ah ! je ne les ai pas oubliés, et je veux savoir comment ils se trouvaient dans les mains de M. Melvil ; je sais qu’ils ont été désignés par lui comme l’héritage de Caroline. Caroline les a fait passer à Fenny, votre sœur, qui, en mourant, me les a confiés, afin d’en disposer en faveur de cette infortunée. Comment M. Melvil en était-il possesseur ?… Je ne sais, continua milord, depuis que je les ai vus… Ô ciel ! je desire, je tremble de m’éclaircir ! Adelina, parlez, ces objets autrefois !… Vous ne pouvez nier que vous les avez connus… Bien connus… De grâce, parlez ! Adelina n’écoutait pas : elle résumait ses moyens de défense ; elle voyait bien que l’état de Caroline était soupçonné ; mais les témoins les plus redoutables étaient morts ou expatriés ; les écrits étaient anéantis ; la mort de Caroline rompait le fil qui pouvait rattacher ensemble de légers indices ; il ne pouvait exister aucune preuve, l’audace pouvait encore la sauver. Au moment où Milord avait prononcé ce mot, parlez, elle releva sa tête altière, et lui dit qu’elle ne pouvait souffrir cet interrogatoire ; que Law et M. Tillotson n’avaient aucun droit à s’ériger en juges de sa conduite ; que sir Claypole, n’en avait aucun en présence de son époux, et que son époux, en abusant des siens, méritait de les perdre ; qu’elle était donc résolue à ne pas répondre un mot et à finir ainsi une scène scandaleuse. Milord se frappa le front avec violence, et s’adressant ensuite à Law : « Respectable vieillard, lui dit-il, toute condescendance a son terme ; la mienne est épuisée : je suis préparé à tout. Vous dites que le nom de Caroline lui doit causer assez d’effroi pour la forcer à parler. Enfin, cette fille, quelle est-elle ? Eh bien ! Milord, c’est… la vôtre !

Il suivit un moment de silence effrayant. Milord demeura immobile, les yeux fixes, la bouche ouverte, ne voyant et n’entendant rien. Sir Claypole l’observait en silence, craignant qu’il ne lui arrivât quelque accident. Après quelques minutes, il tomba dans un fauteuil, qui, par bonheur, se trouva derrière lui. Ah ! grand Dieu ! s’écria-t-il, voilà donc où s’arrêtent toutes mes incertitudes ! Caroline est à moi ! Et Amélia ? — Amélia, répondit Law, est aussi votre fille et celle de milady, ici présente, elle tient de vous toutes ses vertus. — Quelle détestable imposture, dit alors Adelina, où sont les preuves d’un roman aussi invraisemblable ? Où sont les témoins de la substitution qu’on veut me prêter ? — Vous voulez des preuves, s’écria Claypole ! en voici une ; tenez, Monsieur, lisez, dit-il à l’inconnu assis à ses côtés en lui remettant un papier.

Milady Henriette Lewelyn à
M. Melvil.

« Je vais finir, le froid de la mort circule dans mes veines ; je ne reproche point à mon époux l’infidélité qui me conduit au tombeau. La perfide Adelina seule est l’objet d’un juste ressentiment ; elle a épuisé tous les artifices de son sexe pour usurper ma place. Moi, je n’ai employé pour me défendre que mon amour et mes droits d’épouse et de mère. Que Milord oublie combien il me fut cher ! Il serait trop malheureux s’il se rappelait son Henriette, telle qu’elle fut pour lui, tandis qu’elle fut aimée ! Mais je frémis en pensant que ma fille va tomber au pouvoir de ma rivale. Vous seul, M. Melvil, pouvez la protéger. Veillez sur Déborah, sa nourrice. Si vous soupçonnez que cette femme soit corrompue, si les événements devenaient tels que ma fille pût être abandonnée à la détestable Adelina, emparez-vous d’elle, cachez son existence à tous les yeux, et ne songez à lui rendre ses droits à l’immense fortune que je laisse à son père, qu’à un âge où les lois puissent la protéger avec certitude pour sa vie. Cette espèce de testament, le seul que je puisse rédiger dans une maison où je suis considérée en étrangère, vous sera remis par un homme encore fidèle. Il a les moyens de revêtir cet acte de toutes les formalités nécessaires pour assurer l’état de mon enfant ; il vous les communiquera. Je joins à cet écrit des bijoux que j’avais déjà quand j’épousai milord Falcombridge. Les autres ne sont plus en mon pouvoir. Vous ferez un jour voir à cet enfant un portrait dont Milord a cessé de faire ses délices, et que je lui ai dérobé, sans même qu’il ait daigné s’en appercevoir ; mes diamants peuvent fournir à un état obscur et tranquille. S’il n’est pas possible que ma fille retrouve son rang sans risquer sa vie, alors je veux qu’elle la passe dans l’ignorance de son sort. Croyez-en ma triste expérience ; ce n’est pas la fortune seule qui fait le bonheur. Adieu, M. Melvil, ma main tremblante se refuse à tracer ces derniers mots, mes yeux distinguent à peine ; je ne vis plus que pour pardonner à Milord, et donner à ma fille ma bénédiction et un dernier embrassement. »

Ô trop chère Henriette, prononça en sanglottant son malheureux époux ! ô chère et sensible épouse, c’est donc moi qui ai causé ta perte ! On m’avait persuadé qu’elle ne m’avait donné sa main qu’après la mort prétendue d’un objet aimé avant moi, et qu’ayant appris qu’on était encore vivant, elle ne me voyait plus qu’avec indifférence, et même avec aversion. Malheureuse ! dit-il en s’adressant à sa femme, c’est donc toi qui m’éloignas de cet ange, et lui supposant des torts offensants pour un époux, me forças à lui causer des chagrins qui l’ont conduite au tombeau ! — En croyez-vous, Milord, une femme en démence que vous fûtes obligé d’abandonner à ses chimériques visions, et s’ensuit-il que moi, qui vous avais sacrifié ma propre réputation ; moi, malheureuse mère, qui ai eu à soutenir la perte de ma propre fille, je sois punie de toute la tendresse avec laquelle j’ai élevé celle de lady Henriette ? Ne voyez-vous pas que M. Melvil a bâti sur cette lettre une histoire que d’autres ont recueillie pour substituer ma fille à la vôtre ? Qui sait même si ces caractères indéchiffrables sont en effet de la main de votre épouse ? « — Attendez, Milady, reprit Law, tout n’est pas encore expliqué. L’assassinat de M. Melvil va dérouler à nos yeux une suite de complots dont apparemment vous voulez essayer le récit. Milord, ajouta-t-il, Déborah ne put être corrompue ; mais Maclean, vous le connaissez. Aussitôt après votre mariage avec miss Adelina, celle-ci offrit et donna tant d’or, fit à cet homme vil tant de présents, qu’il consentit à disposer des jours de Caroline, qui s’appelait alors Amélia. Il acheta une ferme très-considérable, et demanda sa femme : on vous persuada que vote fille, encore faible et délicate, ne devait être ni sevrée, quoiqu’elle eût vingt-deux mois, ni changée de lait : vous la confiâtes à Deborah pour la conduire au pays de Galles, et Deborah eut avant son départ le temps de voir M. Melvil, qui se rendit à la ferme avant elle, et malgré Maclean, enleva l’enfant, et le conduisit chez lui, où malgré la simplicité de la maison, les souvenirs de sa première enfance ne se sont jamais effacés. Deborah écrivit à Milady que ses ordres étaient exécutés. Milady lui envoya sa propre fille, que vous aviez nommée Caroline, qu’elle vous présenta comme celle de lady Henriette, en pleurant la mort de la sienne ; et c’est cette véritable Caroline qu’elle a dès lors investie de tous les droits à la fortune des Lewelyn ; c’est Caroline que vous avez élevée avec tant de soin, comme l’enfant de votre Henriette, mais qui a mérité tout l’amour d’un père, et le respect de tous ceux qui la connaissent ; que le hasard a rendue la protectrice de sa sœur, et qui a porté jusqu’à l’héroïsme le sentiment généreux de l’amitié. » Oui, s’écria M. Tillotson ; oui reprit Milord, Caroline et Amélia sont deux anges ! »

« Les troubles de l’état croissaient tous les jours, reprit Law, et donnaient lieu à différentes courses relatives aux intérêts de chaque particulier qui se trouvait lésé par le choc des divers partis. L’un des agents de milady rencontra Maclean, le vit dans la misère ; et ce malheureux espérant obtenir encore quelqu’argent, fit la confidence que Déborah n’avait point fait périr la fille de lady Henriette, et qu’elle vivait chez M. Melvil. Les volontés de sa mère étaient rigoureusement observées, elle ignorait son état et son nom. Vous étiez, Milord, attaché au parti des indépendants. Vos succès étaient incertains ; vos biens, alternativement envahis et abandonnés ; votre existence compromise ; le silence était donc le seul parti que dût prendre M. Melvil. Mais enfin, milord Protecteur est nommé général en chef. Sa puissance s’affermit, M. Melvil se détermine à venir à Londres ; il veut s’adresser à vous, Milord, et même au général Olivier ; il se met en route ; il est assassiné ! mais la moitié seulement du crime est commise, Caroline échappe aux meurtriers ; elle est sauvée par le jeune Goring. Les assassins se sont contentés de saisir les papiers qui constataient l’état de sa pupille, sans s’inquiéter des bijoux qui auraient tenté l’avarice de véritables voleurs. En effet, Milord, qui étaient ces brigands ? Deux domestiques de Milady, dont l’un a été tué par Charles Stuart, et l’autre est Will, actuellement en France avec Madely, la confidente de sa maîtresse, et trop mal récompensée par elle pour avoir gardé de pareils secrets. Du moment où Milady sut où était Caroline, elle vint s’établir au château de l’Hermitage ; elle la vit, et de ce moment ont commencé les persécutions qu’ont essuyées cette fille infortunée, lady Goring et son fils. Quel tissu de fourberies, s’écria Milady avec emportement ! Des prétendus auteurs de cette fable absurde, l’un est mort, l’autre est en France, voilà des preuves bien concluantes ! Oubliez-vous, Messieurs, que l’état de votre Caroline a été constaté par les meilleurs jurisconsultes de Londres, par l’avocat général lui-même ? Oubliez-vous, Milord, vous qui souffrez qu’on m’accuse en votre présence, que vous-même vous avez été convaincu que cette fille est celle de M. Melvil, et de cette Deborah, tirée par lui du dernier asile des prostituées, morte enfin dans cet incendie dont sans doute aussi j’ai fait allumer les feux.

» Oui, c’est vous-même, s’écrie à l’instant une voix sortant d’un cabinet voisin, et ces accents sont suivis d’une apparition terrible ! Deborah se présente devant milady. Oui, continue-t-elle, si vous n’aviez pas ordonné ce crime, il a été commis pour servir votre haine. Je suis échappée au poignard de Will, Caroline a été arrachée de ses mains. Deborah ! s’écrie Adélina d’une voix étouffée ! Deborah, répète Milord, qu’as-tu fait de ma fille ? C’est Caroline, répondit la Galloise ; Maclean et Molly ne me démentiront pas, ils sont ici. — Et voilà, ajouta M. Tillotson, la confession de Will et de Madely, faite sous les yeux et par l’ordre de Charles Stuart ; le colonel Careless, informé d’abord par M. Law du sort de cette aimable fille qu’il avait vue chez M. Melvil, et reconnue lorsqu’elle accompagnait le prince dans sa fuite ; instruit par les recherches de M. Windham, à qui le prince l’avait recommandée ; le colonel Careless, dis-je, étant venu à bout de passer en France, est venu à Fécamp, a été instruit du séjour de lady Goring, s’est rendu chez elle, et nous sommes tous deux témoins avec Lewis et Barclay, de cet acte que Charles Stuart a fait rédiger en sa présence. Je me suis chargé de l’apporter en Angleterre. J’y ai joint cette copie légalisée du testament de lady Henriette, dont elle n’avait adressé qu’un extrait à M. Melvil, et qui était déposé à Rouen chez le fils du notaire français, à qui lady Henriette l’avait remis, et qui fut signé par deux domestiques de cette dame comme témoins. Will avait su découvrir ce fait ; et d’après ces indications nous l’avons trouvé chez le fils de cet homme que la mort avait enlevé avant qu’il eût pu instruire de ce dépôt, ni M. Melvil, ni même son fils, qui ne savait à qui cette pièce pouvait être utile. »

Pour cette fois, c’en était trop. Milady n’eut pas la force de soutenir la conviction d’une partie de ses crimes. Elle tomba réellement sans connaissance, et fut transportée dans sa chambre, par les valets de son beau-frère, qui la laissèrent entre les mains de la muète et de sa mère, en ordonnant à leurs domestiques de veiller à ce qu’elle ne sortit point du château. À peine avait-elle quitté la chambre que Maclean vint se jeter aux genoux de Milord, et lui raconta comment séduit d’abord par Will, ensuite par Adelina, il avait trouvé à Newgate l’extrait de naissance d’une fille qu’il avait eue autrefois dans la prison avec une femme perdue de mœurs, et qui s’appelait Deborah. Cet enfant avait été nommée Charlotte par un prisonnier appelé Charles Melville, fils d’un cordonnier, et détenu pour avoir troublé la paix du roi. Ces papiers étaient en règle, et quelques apparences ayant favorisé la fable inventée à cet égard, les hommes de loi devaient avoir été complétement induits en erreur. Mais Maclean affirma que la pauvre jeune dame qu’il avait emmenée de Londres par ordre d’Adelina pour la conduire dans les Orcades, était vraiment la fille de Milord et de lady Henriette ; que Lewis l’avait suivi, lui avait ordonné au nom de Milord et de sir Claypole de l’emmener chez lui, et lui avait donné, pour marques de leur protection, une forte somme d’argent, et remis pour Caroline une malle dans laquelle il avait glissé un portrait de lady Goring, peinte avec son fils, âgé de deux ou trois ans, que Claypole avait eu lors du procès du lord Goring, et qu’il avait fait donner à Caroline comme une consolation dans son malheur. Maclean ajouta qu’à Édimbourg il avait joué et perdu l’argent qu’il avait reçu, ce qui lui avait fait prêter l’oreille aux propositions d’Adelina, et consentir à lui livrer Caroline, qu’elle voulait, avait-elle dit, éloigner seulement de sir Charles Goring, afin de l’empêcher de faire un si mauvais mariage ; que depuis, Law l’avait fait venir chez lui, l’avait conduit chez milord Lewelyn, grand oncle maternel de Caroline, chez lequel il avait retrouvé Deborah, qu’il croyait morte dans l’incendie d’Heales, et où il avait joint sa déclaration à la sienne.

« Comment as-tu échappé à la mort, demanda Milord à Deborah ? »

Le scélérat Will, répondit-elle, avait mis le feu à notre maison pour m’enlever Caroline, que j’allais par ordre de mon maître conduire dans nos montagnes. Craignant que mes cris n’instruisissent lady Amélia de son crime, il me porta un coup de couteau dans le flanc. Je tombai ; je fus portée avec les morts dans la cour du presbytère, où le pasteur me trouvant un reste de vie, me donna des secours, et opéra ma guérison. Il en informa mon maître qui me fit conduire en effet dans les montagnes où j’ai demeuré cachée pendant qu’il a fait toutes les recherches qui l’ont conduit à la vérité. Enfin nous y voilà parvenus. Caroline est bien mon enfant, Milord, c’est bien le vôtre. Plusieurs fois j’ai été la voir chez M. Melvil sans qu’elle m’ait jamais apperçue, et je l’ai bien reconnue quand, déguisée en garçon, elle est venue chez nous.

Tout était donc prouvé. Adelina était convaincue d’avoir voulu attenter aux jours de Caroline dès son enfance ; depuis, d’avoir voulu la faire assassiner avec M. Melvil ; et si elle n’avait pas ordonné l’incendie du village, et le meurtre de Deborah, il n’était pas moins vrai que ces crimes avaient été commis pour elle. C’était à cette occasion qu’elle avait prétendu que Will avait outrepassé ses pouvoirs, sans qu’elle eût recueilli le fruit qu’elle en attendait, puisque Caroline avait échappé ; que Madely l’avait aussi mal servie à Édimbourg, et lui avait rendu plus difficile la perte d’une victime dont les malheurs avaient fixé tous les regards. Elle leur avait refusé la récompense promise, les avait fatigués par ses reproches et ses emportements, au point que ne pouvant se venger d’elle en Angleterre, sans se dévouer au même châtiment qu’ils auraient attiré sur sa tête, ils étaient d’abord allés trouver le vieux Law, qui avait recueilli leurs indications, et les avait engagés à passer en France, à chercher M. Tillotson, et à se rendre ensuite à La Haye, où ils pourraient avec lui parvenir jusqu’à Charles Stuart, qui seul pouvait leur faire grâce au moyen d’une confession générale qui réparerait tous leurs crimes. M. Tillotson et lady Goring comblés de joie écrivirent à Law de lui envoyer deux personnes sûres, étrangères à tout intérêt relatif à la jeune personne, afin d’appuyer leurs réclamations, et de les présenter comme témoins. Qui pouvait mieux remplir ce but que Lewis et Barclay ? Qui pouvait mieux qu’eux rendre compte des malheurs de Caroline, et de leur premier principe ? Ce fut alors que Law vint à Londres, et tenta de voir milord Falcombridge ; mais ayant été apperçu par Adelina, un secret pressentiment saisit cette femme ; elle imagina que c’était pour Caroline que le vieillard avait quitté sa retraite ; elle l’écarta comme on l’a vu. Mais Law ne se déconcerta point ; il fit parvenir ses inductions à sir Claypole. La découverte des diamants venait de frapper lord Falcombridge d’un long étonnement. Sans s’expliquer comment l’écrin d’Henriette Lewelyn se trouvait entre les mains de M. Melvil, ni comment il semblait que M. Melvil l’eût destiné à faire le patrimoine de sa pupille, ou peut-être de sa propre fille, il brûlait d’être éclairci sur le sort de cet enfant. Claypole n’était pas assez éclairé sur ce point ; il ne voulut point troubler le repos de son beau-frère, ni même celui de la sœur de Fenny. Lorsque les découvertes faites en France et en Hollande eurent montré l’évidence de tout ce qu’on ne faisait encore que soupçonner, on se détermina à ne montrer les preuves incontestables de l’état de Caroline qu’en présence d’Adelina, tant on redoutait son ascendant sur son époux, et son génie fécond en intrigues et en subterfuges. On conclut qu’il fallait les effrayer l’un et l’autre par l’appareil des poursuites d’une famille qui redemandait Caroline, et voulait absolument qu’elle lui fût rendue ; enfin, on voulait démasquer complètement l’ennemie de cette fille infortunée, et ce ne pouvait être qu’en assurant son mari que le sort de Caroline, et la singulière circonstance des diamants seraient éclaircis à la fois. Ces diamants avaient toujours été la source des idées qu’on s’était faites sur la naissance de celle qui les possédait, et toujours ils avaient mis sur la voie ceux qui en avaient eu connaissance ; et lorsque Claypole qui avait prié son beau-frère de les lui confier les avait fait voir au vieux lord Lewelyn, celui-ci les avait reconnus à l’instant. Adelina n’avait jamais su qu’ils fussent dans la cassette ; elle savait seulement par Maclean que de certains papiers existaient chez M. Melvil, et ne s’apperçut pas plus que Will qu’elle n’avait qu’une copie de la lettre testamentaire de lady Henriette. Elle crut que c’était l’original aussi bien que l’extrait baptistaire de l’enfant, et diverses lettres adressées à M. Melvil pendant le cours des chagrins de cette malheureuse femme, et qui prouvaient toutes son amour pour son époux, la pureté de ses sentiments et de sa conduite, et l’infamie de cette supposition d’un premier choix ; milord Falcombridge ayant possédé toutes ses affections dès la plus tendre jeunesse, comme il l’avait toujours cru. Will avait su persuader à sa maîtresse de lui confier tous ces papiers, sous prétexte qu’elle ne pouvait les garder sans s’exposer par quelque circonstance imprévue aux regards de Milord, en lui représentant que si elle les détruisait, elle s’ôtait les moyens de forcer un jour lady Amélia au partage égal de la fortune dont celle-ci demeurait héritière et maîtresse absolue à l’époque de sa majorité. Ce fut la cause du trouble extrême que causa la fuite de Will et de Madely, et de l’empressement qu’Adelina montra de ce moment à presser le mariage d’Henry Claypole et d’Amélia. Elle croyait que cet hymen accompli, sir Claypole et son fils deviendraient les ennemis de Caroline, en cas de quelque trahison de la part de Will ; et d’ailleurs elle faisait marcher de front ce mariage tant désiré, et le complot par lequel elle devait s’assurer de la personne de Caroline, sans perdre de vue sa passion pour le jeune Goring. Mais sir Claypole qui en savait au moins assez pour tout présumer, ne voulait point que son fils fût soupçonné d’avoir voulu profiter de l’erreur de milord Falcombridge. Il savait que lady Amélia, riche de ses seules vertus, serait la femme de son Henry, mais il ne devait l’épouser qu’après l’événement. Ni lui ni Amélia n’étaient point instruits, tous deux se reposaient de leur bonheur sur la tendresse de leurs pères, et Claypole avait donné à milord Falcombridge des raisons de politique assez plausibles pour le satisfaire, et adopter un court délai.

Milord Falcombridge frémissait d’horreur d’avoir été pendant vingt ans l’esclave d’un monstre capable de concevoir et d’exécuter tant de crimes ; capable de les méditer sans cesse, de les entasser les uns sur les autres, et de dormir en paix. Mais convaincu de tous ceux qui venaient de lui être prouvés, que lui restait-il encore à redouter ? Caroline avait été entre ses mains, et Caroline avait disparu ! Dans le premier moment de surprise, il n’avait songé qu’à examiner les pièces qu’on venait de lui produire ; mais se voyant bien certain d’être en effet le père de Caroline, l’affreuse réflexion qu’elle pouvait être perdue pour lui, vint frapper son esprit et son cœur ! Comment arracher un aveu, et quel devait être cet aveu qu’on devait craindre et désirer ! Allons la trouver, mon frère, dit Claypole, et promettons-lui l’oubli de ses forfaits, et sa grâce toute entière… Au moment où il disait ces mots, Adelina, toute échevelée, l’œil en feu, se précipite dans le cabinet… Ma grâce ; s’écrie-t-elle ! pensez-vous que je m’abaisse à vous la demander, que je veuille jamais l’accepter ? Vous avez souffert que la fille du Protecteur, la femme de Milord Falcombridge fût déshonorée ; vous avez éloigné de moi cette fille qui m’était si chère, pour qui j’ai tout sacrifié, et vous vous imaginez que je vous voie tranquillement délibérer à quel genre de supplice vous allez me livrer ! Non, vous ne goûterez point cette joie barbare ! Ne pouvant disposer de vous tous à mon gré, je vous laisse plus à plaindre que moi. Oui, le même poison que je viens de prendre a coulé dans les veines de votre Caroline ; elle est morte, et je suis vengée ! Monstre, s’écria milord Falcombridge, en s’élançant vers elle, à qui tient-il que je ne t’arrache la vie ! — Croyez-vous effrayer celle qui expire par sa propre volonté ?… Elle en aurait dit davantage, mais Claypole craignant que tant de hardiesse ne portât Milord à quelques extrémités qui l’auraient compromis, la prit par le bras et la conduisit dehors du cabinet, sans être ému de la moindre pitié ! mais le malheureux père était tombé dans l’accablement. Tous les assistants étaient frappés de terreur, on n’entendait que sanglots. Law était anéanti.

Tout à coup la muète entre dans le cabinet, va se jeter dans les bras de Milord, et par des signes multipliés tâche de faire entendre ce qu’elle a de si intéressant à apprendre ! mais c’est en vain qu’elle s’épuise en gestes et en regards expressifs ; ceux qui n’ont pas l’habitude de vivre avec elle, la considèrent, et ne peuvent la comprendre. Enfin, désespérée de lutter contre le malheur de sa situation, elle prend sir Claypole et milord Falcombridge par la main, et les entraîne vers la porte. Ils la suivent ; un rayon d’espoir brille à leurs yeux ; elle descend ; elle leur montre une joie extrême de ce qu’ils consentent à marcher avec elle. Milord frémit lorsqu’ils lui voient prendre le corridor étroit qui conduit aux caveaux : il ne doute point que sa fille n’y soit enfermée ; mais y serait-elle encore ? cette fille lui aurait-elle conservé la vie ? l’incertitude était affreuse. À peine Milord pouvait-il se soutenir, Claypole guidait ses pas tremblants, et lui-même aurait eu besoin d’un appui. Une autre scène se prépare ; comme on ouvrait la porte de l’escalier du caveau, Milord s’entend appeler à grands cris par ses valets ; lui et son frère s’arrêtent, tandis que la jeune fille qui n’entendait rien, joignait ses mains, et les tirait à elle en descendant toujours. Un domestique avait vu son maître dans les détours du bâtiment ; il indiqua sa route et Milord vit accourir vers lui tout hors d’haleine le fidèle Philips, qui se jète dans ses bras en pleurant, et si profondément ému, qu’il perdit presque connaissance. « Que me veux-tu, Philips, lui dit-il ? je suis accablé de douleurs ? peut-être la mort serait un bienfait pour moi. » Non, Milord, non pas la mort ; prenez courage. Venez avec moi. — Non, laisse-moi suivre ta fille ; elle me conduit peut-être vers les tristes restes de… — N’achevez pas, Milord, venez, j’ai des renseignements plus sûrs que ceux de ma pauvre muète. — Milord cède aux desirs de Philips ; et en entrant dans la cour, il apperçoit une troupe de jeunes paysans, et un brancard porté par plusieurs d’entre’eux, sur lequel était couchée… Caroline elle-même, que le mouvement avait plongée dans un doux sommeil. Un jeune homme marchait à côté d’elle, et tenait une de ses mains, tandis que de l’autre côté, un homme habillé de noir réglait les pas de ceux qui la portaient… Caroline,… s’écria Claypole ! Ma fille, prononça milord Falcombridge ! et le changement subit de situation le fit tomber évanoui dans les bras de Philips. On ouvrit promptement les salles du rez-de-chaussée, donnant sur les jardins, et l’on y fit entrer Caroline, qu’on plaça doucement sur un canapé. Le jeune homme s’assit près d’elle ; il semblait occupé d’elle seule ; tout autre objet lui était étranger ; il veillait sur ses mouvements comme une mère tendre sur ceux de l’enfant qu’elle nourrit de son lait. Le docteur donna des secours à Milord, et ne tarda pas à le faire revenir. Son premier mouvement fut de se jeter à genoux près de sa fille, et de remercier l’être tout-puissant qui la lui rendait. Caroline ouvrit les yeux, et le premier objet sur lequel elle fixa ses regards, fut son père dans cette touchante attitude. Milord, lui dit-elle… — Ô ma Caroline ! appèle-moi ton père ! — Suis-je en effet votre fille ; n’est-ce point une illusion ? — Non, non, tu es ma fille, la fille de mon Henriette, et ton sort sera aussi heureux qu’il fut infortuné. Sir Charles Goring, dit-il au jeune homme qui tenait encore une des mains de sa fille, sir Charles, vous êtes mon fils, et voici votre épouse. Sir Charles qu’on avait sans doute deviné, sir Charles qui avait retrouvé la raison quand on lui avait montré sa chère Caroline, la quitta, lorsqu’il entendit des mots si doux, et vint se jeter aux genoux de Milord qui le releva, le serra dans ses bras, et joignit sa main tremblante à celle de sa fille. Claypole embrassa les deux jeunes gens. « Que n’avez-vous encore une amie, dit-il avec amertume ? pourquoi ma Fenny n’est-elle pas témoin de votre bonheur ? mais, mon frère, ceux qui vous ont rendu votre fille, ils sont ici, et tremblent de paraître devant vous ! Ah ! s’écria Milord, pourquoi se dérobent-ils à ma reconnaissance ? Qui sont-ils, ces généreux étrangers ? — Eh mon père ! s’écria Caroline à son tour, qui serait-ce, sinon ma sœur et son Henry ? Henry et Amélia, dit vivement Milord ! ah ! qu’ils paraissent, Amélia est aussi ma fille. Amélia et Henry étaient déjà dans les bras de leur père ; tous deux avaient ramené Caroline, mais ils n’avaient osé se montrer. Amélia craignait que Milord ne déversât sur elle une partie du ressentiment dû à l’usurpation involontaire du nom et des droits de son aînée. Rougissant des crimes de sa mère, accablée de la honte qu’ils impriment sur le front d’un enfant vertueux, elle n’osait partager avec Caroline les embrassements d’un père offensé. Sir Henry glacé de la même crainte partageait sa situation. Milord les reçut l’un et l’autre avec des marques de tendresse si touchantes ; il rendit un hommage si public aux vertus d’Amélia ; parla d’elle avec tant d’orgueil paternel ; se félicita tellement d’avoir donné le jour aux deux filles les plus parfaites de toute l’Angleterre, qu’Amélia versa des pleurs de joie, et sentit ranimer dans son cœur, et la vie et la douce satisfaction d’elle-même.

Cependant on ne saurait se peindre l’étonnement dont les deux sœurs se trouvèrent frappées, lorsqu’elles se sentirent serrées dans les bras de Déborah ! elles crurent que les morts sortaient du tombeau pour célébrer leur réunion. La Galloise, ivre de joie, criait et pleurait à la fois. Caroline l’embrassait avec une tendresse presque aussi expressive ; elle vit Molly avec reconnaissance, et Maclean sans courroux ; elle savait que les grands disposent à leur gré du cœur et des actions des misérables, quand la nature leur a donné des penchants vicieux, et qu’alors leurs crimes sont l’ouvrage de ceux qui les ont payés et corrompus.

Le bruit de ces événements était parvenu jusqu’aux oreilles de la coupable Adelina ; malgré l’effet du poison, qui commençait à se faire sentir, elle ordonna impérieusement qu’on allât s’informer de ce qui causait un mouvement extraordinaire dans un lieu où elle croyait tout le monde plongé dans la douleur. On lui rendit un compte fidèle de la résurrection de Caroline, et de son retour auprès de son père. Sa rage augmenta les funestes effets du poison, auquel elle avait refusé d’apporter aucun remède ; elle courut à une armoire secrète dans laquelle était un poignard, et furieuse voulut sortir de son appartement. Dans le moment où elle luttait contre ceux qui la retenaient, parut la malheureuse Amélia, qui, fidèle au vœu de la nature, avait demandé à Milord la permission de voir sa mère ; Adelina l’apperçoit. « C’est toi, lui dit-elle, dont l’obstination m’a perdue ! Malheureuse, j’ai tout fait pour toi, et tu as conservé le serpent dont l’existence me tue ! Eh bien ! tu mourras avec moi. » Au même moment, elle se jete sur sa fille, qui lui tendait les bras d’un air suppliant, la renverse à ses pieds sans défense, et l’allait poignarder, malgré les efforts des femmes qui la gardaient. Mais heureusement Philips avait suivi sa jeune maîtresse ; d’un bras vigoureux, il repoussa cette femme, et releva la tremblante Amélia, qui avait presque perdu connaissance. Adelina désespérée de n’avoir pu assouvir sa vengeance, et entourée de plusieurs domestiques, accourut aux cris de Philips, leva le bras sur elle-même, et s’enfonça dans le sein l’arme fatale. Elle expira presqu’au même instant ; mais Amélia n’en fut pas témoin, Philips l’ayant emportée dès qu’il eut empêché le dernier crime qui manquait à l’existence de cette femme odieuse.

Ainsi Philips eut le bonheur de sauver la vie à l’aimable Amélia, après avoir contribué à sauver aussi l’amant de Caroline. Cet homme incorruptible n’avait feint d’entrer dans les vues de milady que pour éviter qu’elle s’adressât à quelques hommes pervers. C’était lui qui avait prévenu le docteur de la vérité ; et s’il n’avait pas lui-même contribué à la délivrance de Caroline, c’est qu’il ne savait pas ce qu’elle était devenue. Sa fille le croyant de concert avec sa maîtresse, ne lui avait jamais fait entendre que la victime fût dans le château, et l’avait fait évader sans savoir ce qu’elle pourrait devenir. Au moment où elle se jeta dans les flots, Milord passait pour arriver au château où Philips lui avait écrit que sa présence était nécessaire, et où lui-même avait donné rendez-vous à Claypole, à Law, et à M. Tillotson, et où l’on devait lui nommer la famille de la jeune Caroline. À quelque distance, suivaient Amélia, sir Henry, et deux femmes qui les accompagnaient. Sir Henry apperçut quelque chose de blanc qui flottait sur les eaux ; et comme en cet endroit la rivière formait un coude, il crut distinguer un corps. À l’instant il ouvre la portière, descend précipitamment, et voit que c’est une femme dont les vagues semblaient se jouer ; il ôte ses habits, s’élance, la ramène au rivage, reconnaît Caroline, et appèle à grands cris son Amélia, qui se jète sur le corps de son amie, cherche à la réchauffer, ôte une partie de ses vêtements pour la sécher, et n’osant la conduire au château, la fait porter à la maison de lady Goring, où elle trouva le médecin soigneusement renfermé avec son malade. Il avait fait croire à milady qu’il avait exécuté ses ordres ; mais de concert avec Philips, il ne s’était pas écarté avant l’arrivée de Milord. La vue de Caroline mourante, peut-être morte, devait, selon les apparences, troubler absolument la raison de sir Charles ; elle opéra un effet tout contraire. L’idée de mourir avec elle calma ses transports, et lorsque les soins du docteur ranimèrent cette vie prête à échapper, il recouvra toutes ses idées, et ne pensa plus qu’à fuir avec elle, loin de sa persécutrice. Le docteur espérait mieux des événements qui se préparaient, mais il eut la prudence de se taire et de les attendre. De son côté, Philips n’eut pas plutôt entendu, ce qui résultait pour Caroline de toutes les preuves rassemblées contre Adelina, qu’il partit pour la chaumière, l’instruisit de son sort, et la supplia de permettre qu’il la remît lui-même à son père. Il n’avait pas été le témoin de l’aveu qu’avait fait Adelina ; il n’avait pas vu son maître persuadé de la mort de sa fille ; il n’avait donc pu prévenir ce moment d’affreuse perplexité, mais l’extrême intelligence de la muète lui ayant fait comprendre une partie de la vérité, elle entraînait milord aux souterrains, pour lui montrer le chemin par lequel elle avait fait évader celle qu’on pleurait, lorsque Philips vint rendre la joie et le bonheur au malheureux père.

Cette jeune fille, pénétrant enfin quel était le sort de Caroline, vint lui témoigner sa joie par des larmes et de naïves caresses. Caroline la serra contre son cœur, la remit dans les mains de son père, qui la bénissait, quand Philips lui rapporta son Amélia, presqu’anéantie par la frayeur et le chagrin, mais heureusement tirée du péril imminent qu’elle avait couru. On apprit presqu’aussitôt la mort de sa mère ; et comme elle délivrait Milord des embarras qu’aurait entraînés la difficulté de cacher ses crimes, et la honte de les dévoiler, par rapport à l’intéressante Amélia, on regarda sa fin comme un bonheur pour elle et sa famille. Elle était arrivée loin de la capitale ; le secret était entre les mains de parents et d’amis ; on devait regarder comme tels Philips et sa femme. Le Protecteur n’était point en état de s’occuper de soins particuliers. La conspiration des Millénaires le frappait de terreur. Celle de Sindercome ajouta encore à ses craintes. Le crime fut prévenu ; mais Crumwell, en punissant l’assassin, ne put découvrir le fil du complot, ni connaître aucun des complices. Sindercome fut condamné par un jury, mais on le trouva mort dans sa prison, et l’on jugea qu’il avait caché sur lui du poison dont il avait fait usage[12]. Crumwell aurait mieux supporté ses peines, s’il avait été plus heureux dans sa famille, et s’il y avait pu compter quelques amis ; mais il avait perdu la seule personne qui lui fût chère, en perdant mistriss Claypole. Toutes ses filles, opposées à ses opinions, et profitant de ses bienfaits sans lui en savoir gré, ne pouvaient lui offrir aucune consolation. Il ne croyait plus voir autour de lui que des ennemis ; l’aspect des étrangers l’importunait ; il s’entourait à toute heure de forces imposantes, et se tenait sans cesse armé, comme s’il eût commandé à des brigands ; il ne retournait jamais d’un lieu par la même route qu’il avait prise pour s’y rendre ; il ne couchait jamais trois nuits de suite dans la même chambre, et sa garde ne savait jamais celle qu’il avait choisie. La société lui était insupportable depuis qu’elle n’était plus pour lui un objet de ce délassement qui n’existe que dans la confiance ; la solitude lui était à charge, il était dans un état continuel de tristesse et de mélancolie. Ce n’était plus Crumwell, général habile et intrépide ; ce n’était plus Crumwell, méditant de vastes projets d’agrandissement pour la nation anglaise, et triomphant à la fois des Hollandais et des Espagnols ; il avait perdu toute son énergie ; son corps épuisé ne soutenait plus en lui le courage de l’âme. Il était malade, une fièvre-lente le minait sourdement, et l’on ne doutait pas qu’il n’approchât de sa fin[13]. On ne craignait donc pas au château de l’Hermitage qu’il cherchât dans ce moment à connaître le genre de mort de milady Falcombridge, lorsqu’on la lui présenterait comme naturelle ; et Milord et ses amis résolurent de lui épargner la connaissance de tout ce qui l’avait précédée.

Il semblait que tout dût concourir à rendre ce château, d’abord si triste, le séjour d’une douce joie. Un nouvel hôte vint partager celle qu’on y goûtait déjà. Lady Goring n’avait pu savoir que son fils était menacé sans venir partager ses dangers. Monk qui avait donné à Caroline tant de preuves d’intérêt, et qui n’avait pas été étranger aux moyens dont on s’était servi pour lui rendre son nom, favorisa le passage de la mère de sir Charles sous le nom de mistriss Belmour. Quels furent les transports de ces deux enfants ! On se disait au château qu’il ne manquait que sa présence à la satisfaction générale, et tout à coup, milord Falcombridge qu’on avait appelé parut en la tenant par la main. Elle était suivie par Lewis et Barclay qui avaient guidé ses pas ; encore une fois qu’on juge des transports de sir Charles et de Caroline ! qu’on juge de ceux d’une mère tremblante pour son fils, et qui le retrouve entouré du bonheur ! qu’on se représente le plaisir du fidèle Tillotson, qui ne désirait aussi que de rejoindre son amie avec ses enfants ! qu’on se peigne la sensibilité du vieux Law qui venait de faire des heureux à la fin de sa carrière ! qu’on pense aussi au plaisir qu’éprouvaient Lewis et Barclay, dont le zèle avait été si utile, et à la reconnaissance de Milord envers tant de personnes généreuses aux soins desquelles il devait sa fille et son bonheur !

Lady Goring fut de l’avis de tous sur le secret qu’on avait gardé à l’égard de la coupable Adelina. Si l’on n’avait pas adopté ce prudent conseil, il devenait difficile de régler juridiquement les droits des deux filles de Milord. Amélia, ou du moins celle qui était connue sous ce nom, perdait les siens même à l’héritage de son père, et ne pouvait espérer qu’une pension. Il y aurait eu même beaucoup de difficulté à régler leurs partages, si Caroline avait été moins digne de la fortune qu’elle venait de recouvrer. Ni l’une ni l’autre n’avaient songé à ces points de discussion. Contentes de se revoir et de s’embrasser, elles songeaient à leurs amours, à leurs parents, à leurs amis ; leurs biens ne se comptaient pour rien dans leur imagination ! Mais lorsque tous réunis, milord Falcombridge entama un discours nécessaire, et qu’il eut exposé que sa fille aînée avait seule des droits à sa fortune, il fut vivement interrompu par Caroline, qui d’abord embrassa Amélia avec transport. « Quoi donc, s’écria-t-elle, la pauvre Caroline qui ne doit son existence qu’aux vertus de sa sœur, serait dans la prospérité, tandis qu’Amélia serait malheureuse ! Non, mon père, vous ne voulez pas humilier Caroline, et elle deviendrait odieuse à elle-même et au monde entier. Vous avez deux filles, Milord ; le bien de ma mère vous appartient ; qu’il soit partagé entre toutes deux. À ce prix, j’accepte l’héritage de ma mère qui en disposerait ainsi que je le désire, si elle pouvait renaître, et adopter Amélia. Sans cela… Sans cela, interrompit vivement lady Goring, je renonce pour mon fils à ces biens dont il faudrait dépouiller sa bienfaitrice, et je suis sûre de son cœur comme du mien. » Mon père, reprit Caroline, je vous le répète, vous avez deux filles : l’une vous a aimé, elle ose le dire, sans connaître le lien qui l’unissait à vous ; mais l’autre, depuis son enfance, a fait votre bonheur. Diviser leurs intérêts, c’est repousser l’une ou l’autre de votre sein ; toutes deux furent unies par le malheur ; la fortune n’aura point le funeste pouvoir de les séparer. « Vous avez, Milord, ajouta lady Goring, accordé lady Caroline à mon fils ; telle qu’elle était dans la chaumière, je l’avais nommée la fille de mon choix, et aujourd’hui je déclare au nom même de sir Charles, que je la nommerai telle encore avec les tristes débris de ma fortune pour tout héritage, ou que nous y renoncerons, si le sort de lady Amélia n’est pas égal au sien. » — Caroline m’est trop chère, reprit sir Charles, pour songer à son rang ni à ses biens ; mais si Milord ne m’accordait le non de son fils qu’aux conditions de dépouiller Amélia et sir Henry, je n’ose prononcer mon arrêt ; mais je connais lady Caroline, ce que je pense est dans son cœur ! — Pour moi, dit alors Henry Claypole, je suis étranger à de semblables débats. Je n’ai pas une grande fortune, mais je sais qu’elle suffit à mon Amélia… — Non, elle ne suffit pas, reprit Caroline, puisque j’en aurais plus que ma sœur. — Écoutez-moi toutes deux, répondit milord Falcombridge, je ne veux ni refuser, ni humilier mes enfants. Amélia, prononcez. — Je ne mettrai point de fierté dans ma conduite envers ma sœur, envers mon amie, dit Amélia ; j’accepte d’elle ce que je lui aurais offert si je l’avais possédé. Milord n’avait souffert qu’on le sollicitât, que pour jouir avec une satisfaction paternelle des vertus de ses deux filles. Des larmes d’attendrissement baignaient ses joues ; il jouissait aussi de la noblesse des sentiments de lady Goring, et de celui à qui le bonheur de Caroline était confié ; Henry et son père semblaient indifférents à l’accroissement de la fortune actuelle d’Amélia ; mais ils étaient touchés, sans en être surpris, de la manière généreuse dont leur sœur savait jouir d’un sort acheté par tant d’infortunes. Amélia aurait sans regret abandonné des biens auxquels elle n’avait nul droit. Elle leur était si supérieure ! mais l’amitié de Caroline lui était si chère, que cette marque de tendresse et de reconnaissance de sa part était d’un prix que l’or ne saurait payer. Law et Tillotson, témoins de cette touchante discussion, convenaient que le lord Falcombridge et lady Goring étaient trop riches de rassembler dans une seule famille ce qui aurait fait le bonheur de plusieurs autres.

Il ne restait plus qu’à faire adopter au Protecteur le projet des deux mariages. Celui d’Henry Claypole avec Amélia ne pouvait souffrir de difficultés. Mais il n’en était pas de même de celui de Caroline avec sir Charles Goring. Sir Claypole lui apprit d’abord que celle-ci était fille de milord et de lady Henriette Lewelyn ; qu’on l’avait crue morte, mais que par l’infidélité du mari de sa nourrice, elle s’était trouvée sous la seule protection de M. Melvil, parce que cet homme avait espéré faire sa fortune en substituant Amélia à la fille de lady Henriette. Il sut qu’elle était connue sur des preuves qui avaient paru suffisantes à son père, et à son grand oncle maternel. Il ne demanda point à en être juge, et apprit avec plaisir que Caroline avait exigé le partage égal des biens entre elle et sa sœur, et que lord Lewelyn y avait consenti. Monk avait déjà fait beaucoup pour Caroline, il fit plus encore ; il seconda les vues de Crumwell, qui n’avait jamais refusé d’enrôler sous les drapeaux de son gouvernement, tous ceux qui semblaient avoir attachés à l’ancien. Il lui représenta que sir Charles avait bien servi l’état, qu’il était capable de le servir mieux encore, et lui présentant la mort de sa fille comme un événement ordinaire, lui conseilla de s’attacher la famille du lord Falcombridge par de nouveaux bienfaits, et de faire son bonheur et celui des enfants de sa chère Fenny. Le Protecteur consentit enfin, donna un grade supérieur à sir Charles, et permit à lady Goring de résider en Angleterre avec son fils et son épouse dont Milord ne voulait pas être séparé. Les deux couples s’unirent ; le jour de leur union vit régler le partage des biens de lady Amélia ; le père ayant constitué la dot de chacune des deux sœurs de la moitié de l’immense héritage appartenant à la seule Caroline, et s’en réservant seulement la jouissance ainsi que toutes deux l’avaient désiré conjointement avec Charles et Henri. M. Tillotson fixa sa résidence auprès des jeunes époux et de leur mère ; Lewis et Barclay furent magnifiquement traités, et honorés dans les deux familles comme des amis extrêmement chers. Law retourna dans sa retraite, où il fut conduit par ses jeunes amis, et coula ses derniers jours satisfait de les avoir embellis par des bienfaits. Caroline retint auprès d’elle Deborah et Molly ; elle plaça Maclean dans une maison hospitalière, où elle paya ce qu’il fallait pour lui rendre la vie douce, sans lui laisser le pouvoir de retomber dans la misère. Lady Goring avait toujours auprès d’elle Brigitte et Tomy, qui ne la quittèrent jamais. Peu de temps après les deux mariages, le Protecteur termina sa carrière. On juge qu’à la cour de Charles II, Caroline Goring ne fut pas oubliée. Elle eut le pouvoir et le bonheur d’y rendre le sort de sa sœur et celui de son mari aussi beau que le sien, sous un règne qui pouvait leur préparer de grands malheurs. Le public ferma les yeux sur les événements passés ; il n’eut que des hommages à rendre à deux femmes, belles, aimables, et qui avaient donné des preuves d’une rare vertu dans les plus grandes épreuves que puissent offrir les événements de la vie humaine.


FIN.
  1. En Angleterre et en Écosse les filles de qualité portent le titre de Lady ; en leur parlant, on les appèle toujours Madame ; en parlant d’elles on joint toujours aussi le nom de Lady à leur nom de baptême, que suit leur nom de famille quand il est nécessaire. Les filles de parents non titrés sont appelées Miss ; on les nomme ainsi en parlant d’elles ; mais dans la société, en leur parlant à elles-mêmes, on les appèle Madame ce serait un défaut d’usage et de politesse de leur adresser la parole sous le nom de Miss. Cette coutume qu’on apprend par la fréquentation des personnes de la bonne compagnie anglaise, semble ignorée de quelques auteurs modernes ; et ce défaut d’usage du monde qui blesse les personnes qui en sont instruites, et les étrangers chez qui on place le lieu de la scène, qui cependant est peu de chose en lui-même, prouve que l’on s’attache à blâmer des points de peu d’importance, plutôt que de s’attacher à d’autres qu’on devrait souvent applaudir.
  2. Neveu de Charles Ier.
  3. Le Maire de Londres et celui d’Yorck sont les seuls en Angleterre qui portent le titre de Lord.
  4. Cette description est d’après nature : si je l’ai placée en Angleterre, c’est qu’elle convient à tous les pays, où l’on peut se faire l’image de la plus aimable retraite que puisse offrir la nature, et ce qui suffit à l’art, ou plutôt à l’industrie pour l’embellir. Ceux dont les mœurs ne sont pas altérées par le luxe et les habitudes qu’il fait contracter, pourront se dire qu’en introduisant dans un pareil hermitage, les liens sacrés de famille, et les nœuds de l’amitié, on a pu y passer peut-être les instants les plus heureux de la vie. C’est ce qui m’est arrivé.
  5. Ce fut vers 1660 que l’on introduisit en Angleterre le thé, le chocolat et le café. On y vit paraître aussi dans le même temps, les asperges, les artichauts, les choufleurs, et une grande variété d’herbes potagères.
  6. Hume, tome III, page 307.
  7. Hume, tome III, chap. 62, p. 507 ; Gumble, vie de Monk, Clarendon, vol. III, pag. 699.
  8. Tel était le langage de Crumwell dans ses discours étudiés. C’était une chose étonnante dans une nation chez laquelle les lumières et le savoir avaient déjà fait des progrès très-sensibles. Un homme que son mérite personnel, dénué de tous les autres moyens de fortune, avait enfin revêtu de la puissance suprême, ne pouvait s’expliquer que dans un style dont la personne la moins instruite aurait rougi. Hume prétend que son grand défaut venait moins du défaut d’élocution que du manque d’idées ! La sagacité de ses actions, dit-il, et l’absurdité de ses discours forment le plus singulier contraste. La collection de ses discours, de ses lettres, de ses sermons, est réellement un objet de curiosité, et peut passer pour un des recueils les plus bizarres qu’il y ait au monde. Hume, p. 273, t. VII.
  9. C’était la cour du banc du roi, qui avait pris ce nom depuis la mort de Charles Ier.
  10. David Hume, historien sans doute très-estimable, mais soumis aux préjugés nationaux, qu’il aurait dû dépouiller, parle ainsi de ce projet de Crumwell. » S’il eût vécu plus long-temps, dit-il, et maintenu son autorité en Angleterre, ce projet, quelque chimérique, ou plutôt quelque hasardeux qu’il fût, aurait eu son exécution. Ce premier pas vers d’importantes conquêtes, dont la France, n’est venue à bout que partiellement avec une profusion incroyable de trésors, et au prix de tant de sang, aurait été fait par le génie entreprenant, quoiqu’impolitique de Crumwell. L. VI, c. 61.

    Que dirait aujourd’hui l’auteur anglais, qui se réjouit de ce que la France ne parvint alors à conquérir qu’une partie des Pays-Bas, s’il avait vu dans le tumulte d’une révolution les Français en quelques mois, sans prodiguer le sang ni l’or, s’emparer de ces riches et belles provinces ? Que dirait-il donc aujourd’hui ? « La France n’a pu faire, se disait-il, ce que l’Angleterre à peine osa tenter. Elle fait ce que l’Angleterre n’aurait jamais osé concevoir, et ce que vainement elle cherche à empêcher depuis dix-huit ans.

  11. Mazarin qui écrivait en ces termes à Crumwell était loin d’énoncer une si haute idée de lui à la cour de France ; il avait coutume de l’appeler a fortunate madman, un fou heureux. Carte’s collection. T. II. Gumble’s life of Cromvell, pag. 93.
  12. Thurloe’s state papers, vol. VI.
  13. Voyez Hume, vol. VII, chap. XLI.