Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/17

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (5p. 64-179).

CHAPITRE XVII et dernier.



Le jour était avancé quand Milord arriva au château de l’Hermitage. Sa femme s’avança vers lui d’un air libre et même enjoué. La première impression était passée ; le poison qu’elle avait porté à Caroline était si violent, qu’elle ne doutait pas de sa mort ; elle ne sentait plus que la joie cruelle d’en être délivrée. Elle parut surprise de ne voir ni Amélia, ni Henry. Ils viendront me joindre, répondit-il, mais un peu plus tard. J’attends avant eux d’autres personnes, et je vous prie de faire préparer des appartements. En disant ces mots, il parut froid et réservé, ce qui étonna Milady ; elle fut plus surprise encore lorsque, rendue au haut du grand escalier, Milord entra sur-le-champ dans le corps-de-logis qui lui était réservé, sans vouloir passer chez elle. Le plus léger nuage qui paraît sur le front de ceux qui entourent un coupable, lui semble toujours le signal d’une découverte fatale à son repos. Elle rentra chez elle pensive, et, pour la première fois, intimidée devant son mari. À table, Milord continua d’être sérieux, et de ne répondre que par monosyllabes aux questions qu’elle lui adressait sur le retour d’Amélia et sur son mariage. Lorsqu’ils furent seuls, il la regarda d’un œil fixe. Ainsi, lui dit-il, vous ignorez ce qu’est devenue Caroline ! — Sans doute, lui répondit-elle, je vous l’ai déjà écrit, et je ne crois pas qu’elle mérite l’intérêt que vous semblez prendre à elle. — Vous vous trompez, Adelina, et je mettrai beaucoup de soins à connaître le lieu où elle a dû se retirer en sortant de vos mains. — De mes mains, Milord ? — Pourquoi me cacher ce que Molly m’a déclaré ? elle a quitté la chaumière de Maclean avec vous et sir Charles Goring. Pourquoi m’avez-vous écrit le contraire ? — En vérité, Milord, cette affaire a tourné si désagréablement pour moi ; ces jeunes gens ont si fort abusé de mes bontés, que je veux moi-même oublier ce que je voulais faire pour eux, et dont je vous avais rendu compte vaguement, croyant que vous vous occuperiez moins d’objets de si peu d’importance. — Non pas de si peu d’importance, Adelina, vous vous trompez encore. Caroline n’est pas fille de Maclean. — Elle n’est pas fille de Maclean ? — Non. — Et de qui donc actuellement fait-on descendre cet illustre personnage ? dit-elle avec une assurance que démentait un léger frémissement. — D’une ancienne et noble famille. — C’est dommage, répliqua-t-elle avec un sourire dédaigneux, que ce rejeton, déjà trop fameux par ses aventures multipliées, ne se retrouve pas, et qu’on ait probablement perdu sa trace de manière à ne la retrouver jamais. Milord la regarda encore d’un œil sévère, prit un flambeau sur la table, et sortit. Elle le laissa aller sans oser le retenir, et demeura quelques moments abattue sur son siège. Se relevant enfin, et revenant à son caractère : Grâces au ciel, s’écria-t-elle en s’adressant au concierge, qui venait d’entrer pour son service, elle n’existe plus ; ensevelie dans ces caveaux fermés depuis dix-huit ans, Milord l’aura bientôt oubliée ; vous avez obtenu du docteur que Charles fût transporté à Édimbourg ; sa raison est pour jamais altérée ; le docteur n’a point de motifs pour me désobéir. Est-il parti, Philips ? — Oui, Madame, ce matin même le docteur l’a emmené dans une litière, et sans doute il est déjà loin d’ici. Mais votre grâce vient de m’apprendre que son ennemie a terminé ses jours ; oserai-je !… Milady fut interdite, elle venait de se trahir ; Philips ne savait pas même que Caroline fût dans l’enceinte du château ; elle se vit obligée d’avouer son crime. Philips lui représenta qu’il faudrait au moins s’assurer de la jeune fille, et faire disparaître les traces de sa résidence, afin de prévenir les soupçons de milord, qui pourrait songer aux souterrains et les faire fouiller. Adelina y avait pensé, mais l’effroi ne lui avait pas permis de contempler sa victime dans les horreurs de la mort. Elle en convint avec Philips, et lui donna les clefs qu’elle retrouva sur le sopha où la muète les avait remises, en lui recommandant de ne pas perdre un instant. Philips allait sortir, lorsqu’il fut appelé par milord chez lequel il entra ; et milady osa bien se coucher sans inquiétude, persuadée que son époux oublierait bientôt l’existence de Caroline dès qu’il ne l’aurait point sous les yeux ; il ne pouvait la soupçonner que d’avoir écarté ces jeunes amants ; de les avoir peut-être séparés ; il ne pouvait l’accuser que d’une haine injuste, et dans sa vie elle en avait donné des exemples qui devaient l’y avoir accoutumé. Elle s’inquiétait cependant de ce qu’on prétendait que Caroline n’était pas fille du pâtre Maclean ; mais, quant à croire son origine illustre, elle ne pouvait imaginer qu’on en fournît des preuves après dix-huit ans. Enfin, sa mort la mettait à l’abri de tout, et tous les soupçons possibles ne pouvaient aboutir qu’à des recherches complètement inutiles. Elle s’endormit, savourant à longs traits le plaisir de la vengeance, et s’applaudissant encore de se l’être assuré avant l’arrivée de son époux.

Le lendemain, Milord parut au déjeûner et demanda à Milady si elle avait donné des ordres pour des appartements. — Qui donc attendez-vous, lui demanda sa femme ? — Sir Claypole, avec lui un vieillard respectable auquel j’ai des obligations, et quelques autres encore. Il avait à peine dit ces mots qu’un grand bruit de chevaux et de voitures se fit entendre dans la cour. Milady voulut courir à la fenêtre ; mais son époux la prenant par la main ; je vous prie, lui dit-il, de demeurer chez vous, ces personnes ne viènent que pour moi ; on va les introduire dans mon cabinet, où vous m’obligerez de ne point paraître. Elle demeura interdite. Eh quoi ! dit-elle, des secrets pour moi ? Milord ne répondit point. Je vous demande, reprit-elle avec audace, depuis quand vous me faites un mystère de ce qui se passe entre vous et des étrangers ; dites-moi qui ils sont, ou je cours m’en instruire moi-même. — Milady, je vous ai priée de ne point m’interrompre, vous me contraignez à vous l’ordonner, et je veux être obéi. Jamais cet époux complaisant et facile n’avait employé de pareilles expressions ; aussi l’étonnement de sa femme fut extrême et porta dans son âme une secrète terreur. Milord avait disparu, les évanouissements étaient inutiles ; les personnes arrivées étaient enfermées avec lui dans son appartement ; mais il fallait du moins savoir à quoi devait aboutir cette conduite extraordinaire, et de quelle nature était l’orage qu’elle présageait. Adelina descendit. Les cours étaient remplies de domestiques ; elle passe dans celle où était le logis du concierge, elle ne trouve que sa fille tranquillement occupée à filer. Elle s’approche d’elle, et dans son délire, oubliant qu’elle ne peut lui répondre, elle lui adresse plusieurs questions et finit par la prendre très-rudement par le bras, et la menacer du geste. La jeune fille lui échappe, le rouge d’une noble indignation colore son visage ; elle la regarde d’un air sévère et semble lui dire qu’elle a cessé d’être redoutable. La mère survient et lui conseille de rentrer dans son appartement, et d’obéir à milord ; à ce mot d’obéir, elle entre en fureur, demande Philips à grands cris, apprend qu’il est avec milord et tombe dans un accès de convulsions réelles. Les deux femmes appèlent quelques valets et la font reporter chez elle, où leurs secours la rappèlent à elle-même ; elle ne menace plus, elle demande, elle prie qu’on lui dise quel est le sujet de l’entretien secret de milord, qui sont les étrangers admis dans sa confidence. La femme du concierge se tait, la muète ne peut rien savoir, ni rien dire ; elle qui savait si bien se faire comprendre par signes, semble avoir oublié leur usage. Sa maîtresse éprouve toutes les horreurs d’une douloureuse anxiété ; tour-à-tour elle s’agite et demeure immobile, elle donne par fois des marques de désespoir ; et ce qui l’accroît encore, c’est qu’elle s’apperçoit que son état n’excite ni l’inquiétude ni la pitié. Enfin, milord paraît, elle l’appèle avec douceur, mais il s’approche avec le front d’un juge, ordonne aux deux femmes de se retirer ; et s’asseyant auprès du lit, Adelina, lui dit-il, je viens vous prier, par égard pour moi, plus encore pour vous-même, de me déclarer franchement ce que vous avez fait de miss Caroline et de sir Charles Goring. Tous deux sont entrés dans ce château avec vous ; Caroline a disparu le lendemain, sir Charles est demeuré malade et privé de sa raison ; vous l’avez fait transporter dans le lieu qui avait appartenu à sa mère ; il n’y est plus ; qu’avez-vous fait de ces jeunes gens ? Parlez, que la vérité sorte une fois de votre bouche. Je suis encore maître de cette vérité quand vous me l’aurez confiée : gardez que cette question vous soit faite par d’autres. Je respecte en vous, et le titre de mon épouse, et celui de fille du Protecteur ; mais les lois ne respectent rien, et vous savez trop que votre père vous abandonnerait à toute leur rigueur, précisément parce que vous êtes sa fille. — Les lois, répondit-elle avec sa fierté ordinaire, ne peuvent rien contre moi. Nulle preuve ne s’offrirait à personne pour n’accuser. — Cela se peut, mais les présomptions ne sont-elles rien pour une famille qui réclame son enfant ? — Eh ! quelle est donc enfin cette famille qui a tant tardé à réclamer une fille que ses aventures ont rendue assez célèbre ? — On ne me l’a point encore nommée, mais ceux qui s’adressent à moi sont dignes de foi, et tous me disent qu’elle est issue d’un sang recommandable, qu’elle est héritière de très-grands biens, et qu’on me la nommera quand je l’aurai retrouvée, ou lorsqu’on sera certain que je ne puis la représenter. On me fait entendre que sa famille tient à la cour du Protecteur, qu’elle est puissante, et que j’ai à craindre de grands chagrins, si je ne puis prouver que ni vous ni moi n’avons contribué en rien à sa perte. On nous menace également des poursuites de lady Goring ; on veut que je sois responsable de la personne de son fils, et vous savez, Adelina, qu’il me sera facile de prouver que vous avez toujours agi seule contre ces deux jeunes gens ; qu’une haine injuste vous a toujours dirigée ; il faudra en expliquer les motifs, et ce ne sera point un époux indulgent qui en jugera. Enfin, dites-moi où est Caroline, où est sir Charles, et tout sera enseveli dans l’oubli. — Je ne puis rien répondre, sinon que trop de bontés m’avaient engagée à favoriser l’union de sir Charles et de cette malheureuse fille, dont l’existence est un malheur pour tous ceux qui la connaissent. Elle a disparu le lendemain de mon arrivée, sir Charles en est devenu fou ; je l’ai confié aux soins du médecin le plus voisin, et je pense que cet homme le regardant comme incurable l’aura emmené avec lui, ou dans sa demeure, ou ailleurs. Désormais, il y a peu d’avantage pour sa mère à le retrouver, et quant à votre Caroline, d’abord abandonnée, ensuite reconnue pour fille d’un pâtre et d’une femme perdue, aujourd’hui, dites-vous, réclamée par d’illustres parents, qui n’ont sûrement que des doutes, je ne vois pas le grand intérêt que j’aurais dû y prendre pour la garder avec tant de soins. Ne croiriez-vous pas, Mylord, qu’on veut nous effrayer ? Ne croiriez-vous pas qu’il s’agit d’une intrigue pour faire admettre dans une famille, et sur des preuves légères, un être qu’on veut investir d’une succession vacante pour enrichir quelque aventurier, en faveur de qui la belle disposera de sa main ? — Cela pourrait être, reprit lord Falcombridge ; je ne serais pas éloigné de le croire, malgré quelques indices du contraire ; mais ce sont là des raisons évasives qui ne répondent point à la question. Vous avez eu Caroline dans les mains, on vous demande ce que vous en avez fait ; on vous rend, et l’on vous rendra responsable de son absence. Songez-y bien : on me parle d’une famille puissante, qui, dit-on, ne vous fera point de grâce ; de parents offensés, qui, pour retrouver leur fille, employeront tout, crédit, fortune, intelligences dans tous les pays ; on me dit que son nom est effrayant pour ceux qui l’ont persécutée. Adelina, je vous parle pour la dernière fois, dites ce qu’elle est devenue ; on ne vous demande que cet aveu. — Je ne dirai rien, s’écria milady avec un ton décidé. Je ne sais rien, et quand j’aurais dérobé cette illustre victime à ses illustres parents, personne ne me contraindrait à en convenir ; apparemment j’aurais eu mes raisons, et je ne démentirais pas mon caractère. — C’est votre dernière résolution ? — Je vous dis, Mylord, que j’ignore ce qu’on me demande. — Il suffit, Adelina, ce n’est plus à moi que vous répondrez, dit-il en la quittant.

Elle avait plutôt dans cet entretien cherché à faire parler son mari qu’à se défendre elle-même, et elle s’était persuadée que nul de ses secrets n’était connu. Cette famille puissante qui réclamait Caroline lui paraissait mal informée et guidée par quelques motifs inconnus. Tout l’étalage qu’on en faisait à milord Falcombridge venait peut-être des amis de sir Charles. D’ailleurs, dans l’impossibilité de représenter Caroline ou d’avouer sa mort, il ne lui restait plus qu’à payer d’audace, et elle y était résolue, lorsqu’elle fut appelée dans le cabinet de son mari. Elle y marcha d’un pas ferme et avec une contenance plus qu’assurée. On la vit cependant changer de couleur en entrant. Sir Claypole était entre M. Tillotson et un inconnu habillé de noir. Milord était un peu plus loin, dans une embrasure de croisée, avec un homme âgé qui tournait le dos à la porte, et ils ne se dérangèrent ni l’un ni l’autre. Sir Claypole se leva, et prenant Adelina par la main, la plaça sur un fauteuil en face d’un bureau devant lequel ils étaient assis tous les trois à son arrivée, et sur lequel étaient des papiers et une cassette. Sir Claypole ayant repris sa place : « Milady, nous sommes assemblés, dit-il, pour une affaire extrêmement grave et que vous auriez pu étouffer, si mon beau-frère avait obtenu de vous plus de franchise ; mais j’espère encore que vous sentirez qu’il vaut mieux pour vous, la faire considérer comme une affaire de famille que de nous contraindre à en référer à Milord Protecteur. L’état de miss Caroline est connu ; désormais sa fortune est sous la protection des lois ; évitez, croyez-moi, qu’elles prononcent sur un point semblable. — Milady avait pâli lorsque Claypole avait dit que l’état de Caroline était connu ; elle crut pouvoir se retrancher au-dedans des formes ; je demande, répondit-elle avec hauteur, de quel droit vous osez m’interroger ici ? — J’agis en vertu du droit d’un époux et d’un frère, et par l’intérêt que milord et moi devons prendre à l’honneur de notre famille qui semble offensé. — Par qui ? — Par vous, Milady. De grâce, daignez répondre à quelques questions que vous seule pouvez éclaircir. — Que fait ici M. Tillotson, est-ce aussi l’intérêt de ma famille qui l’y appèle ? — Non, Madame, je n’ai point l’honneur d’appartenir à milord ; mais un intérêt aussi cher que tous les siens m’impose la loi d’y paraître au nom d’une mère qui réclame aussi son enfant ! Je suis chargé par lady Goring de savoir où est son fils. — Un autre, ajouta sir Claypole, est chargé de la procuration de l’oncle maternel de miss Caroline, qui doit sommer milord Falcombridge de lui donner satisfaction sur ce qui le regarde. Vous êtes enveloppée de manière à ne pas échapper, Milady ! L’homme respectable qui représente le parent de lady Caroline n’a encore rien signifié à votre époux ; votre époux ignore encore le nom de celui qui a droit de faire de justes réclamations ; elles sont effrayantes ; mais elles cesseront de l’être pour vous, si vous nous dites librement ce que vous avez fait de la jeune lady. — Elle a disparu ; c’est tout ce que j’ai à dire. — « Milord, dit alors Claypole, en s’adressant à son beau-frère, vous voyez que les prières sont inutiles. » À ces mots, milord se leva, et s’avançant vers la table en face d’Adelina, tenant par la main celui avec lequel il était assis, présenta aux yeux de son épouse le musicien de Charles Ier, dont la présence l’avait si fort effrayée à Londres, et qu’elle avait écarté avec tant de soins de la maison de son mari ; qu’elle avait su rendre suspect à son père, et fait reléguer dans sa province. Elle fut effrayée, se leva et voulut sortir. Adelina, lui dit son mari d’un ton ferme et sévère, si vous sortez, vous êtes perdue. Je veux que vous m’expliquiez du moins un fait qui m’a ôté toute espèce de repos depuis qu’il m’est connu ; qui a troublé mon imagination au point que le sommeil m’a refusé toutes ses douceurs. Avez-vous eu connaissance de la mort de M. Melvil ? Adelina était demeurée sur son fauteuil, parce qu’elle pouvait à peine se soutenir ; elle avait caché son visage dans ses mains ; elle fut quelques moments sans répondre, mais elle se rassura encore, leva les yeux et répondit que M. Melvil n’était pas un personnage assez important pour que sa vie ou sa mort dussent occuper toute l’Angleterre. On m’a dit, ajouta-t-elle, qu’il avait été assassiné par des voleurs. — Étranges voleurs, qui ne se sont pas saisis des bijoux renfermés dans cette cassette ! Voyez, Adelina, vous devez les connaître ; ils n’ont pas changé de forme depuis vingt-deux ans. — Je ne les connais pas. — Vous ne les connaissez pas ? — Non. — Ah ! je ne les ai pas oubliés, et je veux savoir comment ils se trouvaient dans les mains de M. Melvil ; je sais qu’ils ont été désignés par lui comme l’héritage de Caroline. Caroline les a fait passer à Fenny, votre sœur, qui, en mourant, me les a confiés, afin d’en disposer en faveur de cette infortunée. Comment M. Melvil en était-il possesseur ?… Je ne sais, continua milord, depuis que je les ai vus… Ô ciel ! je desire, je tremble de m’éclaircir ! Adelina, parlez, ces objets autrefois !… Vous ne pouvez nier que vous les avez connus… Bien connus… De grâce, parlez ! Adelina n’écoutait pas : elle résumait ses moyens de défense ; elle voyait bien que l’état de Caroline était soupçonné ; mais les témoins les plus redoutables étaient morts ou expatriés ; les écrits étaient anéantis ; la mort de Caroline rompait le fil qui pouvait rattacher ensemble de légers indices ; il ne pouvait exister aucune preuve, l’audace pouvait encore la sauver. Au moment où Milord avait prononcé ce mot, parlez, elle releva sa tête altière, et lui dit qu’elle ne pouvait souffrir cet interrogatoire ; que Law et M. Tillotson n’avaient aucun droit à s’ériger en juges de sa conduite ; que sir Claypole, n’en avait aucun en présence de son époux, et que son époux, en abusant des siens, méritait de les perdre ; qu’elle était donc résolue à ne pas répondre un mot et à finir ainsi une scène scandaleuse. Milord se frappa le front avec violence, et s’adressant ensuite à Law : « Respectable vieillard, lui dit-il, toute condescendance a son terme ; la mienne est épuisée : je suis préparé à tout. Vous dites que le nom de Caroline lui doit causer assez d’effroi pour la forcer à parler. Enfin, cette fille, quelle est-elle ? Eh bien ! Milord, c’est… la vôtre !

Il suivit un moment de silence effrayant. Milord demeura immobile, les yeux fixes, la bouche ouverte, ne voyant et n’entendant rien. Sir Claypole l’observait en silence, craignant qu’il ne lui arrivât quelque accident. Après quelques minutes, il tomba dans un fauteuil, qui, par bonheur, se trouva derrière lui. Ah ! grand Dieu ! s’écria-t-il, voilà donc où s’arrêtent toutes mes incertitudes ! Caroline est à moi ! Et Amélia ? — Amélia, répondit Law, est aussi votre fille et celle de milady, ici présente, elle tient de vous toutes ses vertus. — Quelle détestable imposture, dit alors Adelina, où sont les preuves d’un roman aussi invraisemblable ? Où sont les témoins de la substitution qu’on veut me prêter ? — Vous voulez des preuves, s’écria Claypole ! en voici une ; tenez, Monsieur, lisez, dit-il à l’inconnu assis à ses côtés en lui remettant un papier.

Milady Henriette Lewelyn à
M. Melvil.

« Je vais finir, le froid de la mort circule dans mes veines ; je ne reproche point à mon époux l’infidélité qui me conduit au tombeau. La perfide Adelina seule est l’objet d’un juste ressentiment ; elle a épuisé tous les artifices de son sexe pour usurper ma place. Moi, je n’ai employé pour me défendre que mon amour et mes droits d’épouse et de mère. Que Milord oublie combien il me fut cher ! Il serait trop malheureux s’il se rappelait son Henriette, telle qu’elle fut pour lui, tandis qu’elle fut aimée ! Mais je frémis en pensant que ma fille va tomber au pouvoir de ma rivale. Vous seul, M. Melvil, pouvez la protéger. Veillez sur Déborah, sa nourrice. Si vous soupçonnez que cette femme soit corrompue, si les événements devenaient tels que ma fille pût être abandonnée à la détestable Adelina, emparez-vous d’elle, cachez son existence à tous les yeux, et ne songez à lui rendre ses droits à l’immense fortune que je laisse à son père, qu’à un âge où les lois puissent la protéger avec certitude pour sa vie. Cette espèce de testament, le seul que je puisse rédiger dans une maison où je suis considérée en étrangère, vous sera remis par un homme encore fidèle. Il a les moyens de revêtir cet acte de toutes les formalités nécessaires pour assurer l’état de mon enfant ; il vous les communiquera. Je joins à cet écrit des bijoux que j’avais déjà quand j’épousai milord Falcombridge. Les autres ne sont plus en mon pouvoir. Vous ferez un jour voir à cet enfant un portrait dont Milord a cessé de faire ses délices, et que je lui ai dérobé, sans même qu’il ait daigné s’en appercevoir ; mes diamants peuvent fournir à un état obscur et tranquille. S’il n’est pas possible que ma fille retrouve son rang sans risquer sa vie, alors je veux qu’elle la passe dans l’ignorance de son sort. Croyez-en ma triste expérience ; ce n’est pas la fortune seule qui fait le bonheur. Adieu, M. Melvil, ma main tremblante se refuse à tracer ces derniers mots, mes yeux distinguent à peine ; je ne vis plus que pour pardonner à Milord, et donner à ma fille ma bénédiction et un dernier embrassement. »

Ô trop chère Henriette, prononça en sanglottant son malheureux époux ! ô chère et sensible épouse, c’est donc moi qui ai causé ta perte ! On m’avait persuadé qu’elle ne m’avait donné sa main qu’après la mort prétendue d’un objet aimé avant moi, et qu’ayant appris qu’on était encore vivant, elle ne me voyait plus qu’avec indifférence, et même avec aversion. Malheureuse ! dit-il en s’adressant à sa femme, c’est donc toi qui m’éloignas de cet ange, et lui supposant des torts offensants pour un époux, me forças à lui causer des chagrins qui l’ont conduite au tombeau ! — En croyez-vous, Milord, une femme en démence que vous fûtes obligé d’abandonner à ses chimériques visions, et s’ensuit-il que moi, qui vous avais sacrifié ma propre réputation ; moi, malheureuse mère, qui ai eu à soutenir la perte de ma propre fille, je sois punie de toute la tendresse avec laquelle j’ai élevé celle de lady Henriette ? Ne voyez-vous pas que M. Melvil a bâti sur cette lettre une histoire que d’autres ont recueillie pour substituer ma fille à la vôtre ? Qui sait même si ces caractères indéchiffrables sont en effet de la main de votre épouse ? « — Attendez, Milady, reprit Law, tout n’est pas encore expliqué. L’assassinat de M. Melvil va dérouler à nos yeux une suite de complots dont apparemment vous voulez essayer le récit. Milord, ajouta-t-il, Déborah ne put être corrompue ; mais Maclean, vous le connaissez. Aussitôt après votre mariage avec miss Adelina, celle-ci offrit et donna tant d’or, fit à cet homme vil tant de présents, qu’il consentit à disposer des jours de Caroline, qui s’appelait alors Amélia. Il acheta une ferme très-considérable, et demanda sa femme : on vous persuada que vote fille, encore faible et délicate, ne devait être ni sevrée, quoiqu’elle eût vingt-deux mois, ni changée de lait : vous la confiâtes à Deborah pour la conduire au pays de Galles, et Deborah eut avant son départ le temps de voir M. Melvil, qui se rendit à la ferme avant elle, et malgré Maclean, enleva l’enfant, et le conduisit chez lui, où malgré la simplicité de la maison, les souvenirs de sa première enfance ne se sont jamais effacés. Deborah écrivit à Milady que ses ordres étaient exécutés. Milady lui envoya sa propre fille, que vous aviez nommée Caroline, qu’elle vous présenta comme celle de lady Henriette, en pleurant la mort de la sienne ; et c’est cette véritable Caroline qu’elle a dès lors investie de tous les droits à la fortune des Lewelyn ; c’est Caroline que vous avez élevée avec tant de soin, comme l’enfant de votre Henriette, mais qui a mérité tout l’amour d’un père, et le respect de tous ceux qui la connaissent ; que le hasard a rendue la protectrice de sa sœur, et qui a porté jusqu’à l’héroïsme le sentiment généreux de l’amitié. » Oui, s’écria M. Tillotson ; oui reprit Milord, Caroline et Amélia sont deux anges ! »

« Les troubles de l’état croissaient tous les jours, reprit Law, et donnaient lieu à différentes courses relatives aux intérêts de chaque particulier qui se trouvait lésé par le choc des divers partis. L’un des agents de milady rencontra Maclean, le vit dans la misère ; et ce malheureux espérant obtenir encore quelqu’argent, fit la confidence que Déborah n’avait point fait périr la fille de lady Henriette, et qu’elle vivait chez M. Melvil. Les volontés de sa mère étaient rigoureusement observées, elle ignorait son état et son nom. Vous étiez, Milord, attaché au parti des indépendants. Vos succès étaient incertains ; vos biens, alternativement envahis et abandonnés ; votre existence compromise ; le silence était donc le seul parti que dût prendre M. Melvil. Mais enfin, milord Protecteur est nommé général en chef. Sa puissance s’affermit, M. Melvil se détermine à venir à Londres ; il veut s’adresser à vous, Milord, et même au général Olivier ; il se met en route ; il est assassiné ! mais la moitié seulement du crime est commise, Caroline échappe aux meurtriers ; elle est sauvée par le jeune Goring. Les assassins se sont contentés de saisir les papiers qui constataient l’état de sa pupille, sans s’inquiéter des bijoux qui auraient tenté l’avarice de véritables voleurs. En effet, Milord, qui étaient ces brigands ? Deux domestiques de Milady, dont l’un a été tué par Charles Stuart, et l’autre est Will, actuellement en France avec Madely, la confidente de sa maîtresse, et trop mal récompensée par elle pour avoir gardé de pareils secrets. Du moment où Milady sut où était Caroline, elle vint s’établir au château de l’Hermitage ; elle la vit, et de ce moment ont commencé les persécutions qu’ont essuyées cette fille infortunée, lady Goring et son fils. Quel tissu de fourberies, s’écria Milady avec emportement ! Des prétendus auteurs de cette fable absurde, l’un est mort, l’autre est en France, voilà des preuves bien concluantes ! Oubliez-vous, Messieurs, que l’état de votre Caroline a été constaté par les meilleurs jurisconsultes de Londres, par l’avocat général lui-même ? Oubliez-vous, Milord, vous qui souffrez qu’on m’accuse en votre présence, que vous-même vous avez été convaincu que cette fille est celle de M. Melvil, et de cette Deborah, tirée par lui du dernier asile des prostituées, morte enfin dans cet incendie dont sans doute aussi j’ai fait allumer les feux.

» Oui, c’est vous-même, s’écrie à l’instant une voix sortant d’un cabinet voisin, et ces accents sont suivis d’une apparition terrible ! Deborah se présente devant milady. Oui, continue-t-elle, si vous n’aviez pas ordonné ce crime, il a été commis pour servir votre haine. Je suis échappée au poignard de Will, Caroline a été arrachée de ses mains. Deborah ! s’écrie Adélina d’une voix étouffée ! Deborah, répète Milord, qu’as-tu fait de ma fille ? C’est Caroline, répondit la Galloise ; Maclean et Molly ne me démentiront pas, ils sont ici. — Et voilà, ajouta M. Tillotson, la confession de Will et de Madely, faite sous les yeux et par l’ordre de Charles Stuart ; le colonel Careless, informé d’abord par M. Law du sort de cette aimable fille qu’il avait vue chez M. Melvil, et reconnue lorsqu’elle accompagnait le prince dans sa fuite ; instruit par les recherches de M. Windham, à qui le prince l’avait recommandée ; le colonel Careless, dis-je, étant venu à bout de passer en France, est venu à Fécamp, a été instruit du séjour de lady Goring, s’est rendu chez elle, et nous sommes tous deux témoins avec Lewis et Barclay, de cet acte que Charles Stuart a fait rédiger en sa présence. Je me suis chargé de l’apporter en Angleterre. J’y ai joint cette copie légalisée du testament de lady Henriette, dont elle n’avait adressé qu’un extrait à M. Melvil, et qui était déposé à Rouen chez le fils du notaire français, à qui lady Henriette l’avait remis, et qui fut signé par deux domestiques de cette dame comme témoins. Will avait su découvrir ce fait ; et d’après ces indications nous l’avons trouvé chez le fils de cet homme que la mort avait enlevé avant qu’il eût pu instruire de ce dépôt, ni M. Melvil, ni même son fils, qui ne savait à qui cette pièce pouvait être utile. »

Pour cette fois, c’en était trop. Milady n’eut pas la force de soutenir la conviction d’une partie de ses crimes. Elle tomba réellement sans connaissance, et fut transportée dans sa chambre, par les valets de son beau-frère, qui la laissèrent entre les mains de la muète et de sa mère, en ordonnant à leurs domestiques de veiller à ce qu’elle ne sortit point du château. À peine avait-elle quitté la chambre que Maclean vint se jeter aux genoux de Milord, et lui raconta comment séduit d’abord par Will, ensuite par Adelina, il avait trouvé à Newgate l’extrait de naissance d’une fille qu’il avait eue autrefois dans la prison avec une femme perdue de mœurs, et qui s’appelait Deborah. Cet enfant avait été nommée Charlotte par un prisonnier appelé Charles Melville, fils d’un cordonnier, et détenu pour avoir troublé la paix du roi. Ces papiers étaient en règle, et quelques apparences ayant favorisé la fable inventée à cet égard, les hommes de loi devaient avoir été complétement induits en erreur. Mais Maclean affirma que la pauvre jeune dame qu’il avait emmenée de Londres par ordre d’Adelina pour la conduire dans les Orcades, était vraiment la fille de Milord et de lady Henriette ; que Lewis l’avait suivi, lui avait ordonné au nom de Milord et de sir Claypole de l’emmener chez lui, et lui avait donné, pour marques de leur protection, une forte somme d’argent, et remis pour Caroline une malle dans laquelle il avait glissé un portrait de lady Goring, peinte avec son fils, âgé de deux ou trois ans, que Claypole avait eu lors du procès du lord Goring, et qu’il avait fait donner à Caroline comme une consolation dans son malheur. Maclean ajouta qu’à Édimbourg il avait joué et perdu l’argent qu’il avait reçu, ce qui lui avait fait prêter l’oreille aux propositions d’Adelina, et consentir à lui livrer Caroline, qu’elle voulait, avait-elle dit, éloigner seulement de sir Charles Goring, afin de l’empêcher de faire un si mauvais mariage ; que depuis, Law l’avait fait venir chez lui, l’avait conduit chez milord Lewelyn, grand oncle maternel de Caroline, chez lequel il avait retrouvé Deborah, qu’il croyait morte dans l’incendie d’Heales, et où il avait joint sa déclaration à la sienne.

« Comment as-tu échappé à la mort, demanda Milord à Deborah ? »

Le scélérat Will, répondit-elle, avait mis le feu à notre maison pour m’enlever Caroline, que j’allais par ordre de mon maître conduire dans nos montagnes. Craignant que mes cris n’instruisissent lady Amélia de son crime, il me porta un coup de couteau dans le flanc. Je tombai ; je fus portée avec les morts dans la cour du presbytère, où le pasteur me trouvant un reste de vie, me donna des secours, et opéra ma guérison. Il en informa mon maître qui me fit conduire en effet dans les montagnes où j’ai demeuré cachée pendant qu’il a fait toutes les recherches qui l’ont conduit à la vérité. Enfin nous y voilà parvenus. Caroline est bien mon enfant, Milord, c’est bien le vôtre. Plusieurs fois j’ai été la voir chez M. Melvil sans qu’elle m’ait jamais apperçue, et je l’ai bien reconnue quand, déguisée en garçon, elle est venue chez nous.

Tout était donc prouvé. Adelina était convaincue d’avoir voulu attenter aux jours de Caroline dès son enfance ; depuis, d’avoir voulu la faire assassiner avec M. Melvil ; et si elle n’avait pas ordonné l’incendie du village, et le meurtre de Deborah, il n’était pas moins vrai que ces crimes avaient été commis pour elle. C’était à cette occasion qu’elle avait prétendu que Will avait outrepassé ses pouvoirs, sans qu’elle eût recueilli le fruit qu’elle en attendait, puisque Caroline avait échappé ; que Madely l’avait aussi mal servie à Édimbourg, et lui avait rendu plus difficile la perte d’une victime dont les malheurs avaient fixé tous les regards. Elle leur avait refusé la récompense promise, les avait fatigués par ses reproches et ses emportements, au point que ne pouvant se venger d’elle en Angleterre, sans se dévouer au même châtiment qu’ils auraient attiré sur sa tête, ils étaient d’abord allés trouver le vieux Law, qui avait recueilli leurs indications, et les avait engagés à passer en France, à chercher M. Tillotson, et à se rendre ensuite à La Haye, où ils pourraient avec lui parvenir jusqu’à Charles Stuart, qui seul pouvait leur faire grâce au moyen d’une confession générale qui réparerait tous leurs crimes. M. Tillotson et lady Goring comblés de joie écrivirent à Law de lui envoyer deux personnes sûres, étrangères à tout intérêt relatif à la jeune personne, afin d’appuyer leurs réclamations, et de les présenter comme témoins. Qui pouvait mieux remplir ce but que Lewis et Barclay ? Qui pouvait mieux qu’eux rendre compte des malheurs de Caroline, et de leur premier principe ? Ce fut alors que Law vint à Londres, et tenta de voir milord Falcombridge ; mais ayant été apperçu par Adelina, un secret pressentiment saisit cette femme ; elle imagina que c’était pour Caroline que le vieillard avait quitté sa retraite ; elle l’écarta comme on l’a vu. Mais Law ne se déconcerta point ; il fit parvenir ses inductions à sir Claypole. La découverte des diamants venait de frapper lord Falcombridge d’un long étonnement. Sans s’expliquer comment l’écrin d’Henriette Lewelyn se trouvait entre les mains de M. Melvil, ni comment il semblait que M. Melvil l’eût destiné à faire le patrimoine de sa pupille, ou peut-être de sa propre fille, il brûlait d’être éclairci sur le sort de cet enfant. Claypole n’était pas assez éclairé sur ce point ; il ne voulut point troubler le repos de son beau-frère, ni même celui de la sœur de Fenny. Lorsque les découvertes faites en France et en Hollande eurent montré l’évidence de tout ce qu’on ne faisait encore que soupçonner, on se détermina à ne montrer les preuves incontestables de l’état de Caroline qu’en présence d’Adelina, tant on redoutait son ascendant sur son époux, et son génie fécond en intrigues et en subterfuges. On conclut qu’il fallait les effrayer l’un et l’autre par l’appareil des poursuites d’une famille qui redemandait Caroline, et voulait absolument qu’elle lui fût rendue ; enfin, on voulait démasquer complètement l’ennemie de cette fille infortunée, et ce ne pouvait être qu’en assurant son mari que le sort de Caroline, et la singulière circonstance des diamants seraient éclaircis à la fois. Ces diamants avaient toujours été la source des idées qu’on s’était faites sur la naissance de celle qui les possédait, et toujours ils avaient mis sur la voie ceux qui en avaient eu connaissance ; et lorsque Claypole qui avait prié son beau-frère de les lui confier les avait fait voir au vieux lord Lewelyn, celui-ci les avait reconnus à l’instant. Adelina n’avait jamais su qu’ils fussent dans la cassette ; elle savait seulement par Maclean que de certains papiers existaient chez M. Melvil, et ne s’apperçut pas plus que Will qu’elle n’avait qu’une copie de la lettre testamentaire de lady Henriette. Elle crut que c’était l’original aussi bien que l’extrait baptistaire de l’enfant, et diverses lettres adressées à M. Melvil pendant le cours des chagrins de cette malheureuse femme, et qui prouvaient toutes son amour pour son époux, la pureté de ses sentiments et de sa conduite, et l’infamie de cette supposition d’un premier choix ; milord Falcombridge ayant possédé toutes ses affections dès la plus tendre jeunesse, comme il l’avait toujours cru. Will avait su persuader à sa maîtresse de lui confier tous ces papiers, sous prétexte qu’elle ne pouvait les garder sans s’exposer par quelque circonstance imprévue aux regards de Milord, en lui représentant que si elle les détruisait, elle s’ôtait les moyens de forcer un jour lady Amélia au partage égal de la fortune dont celle-ci demeurait héritière et maîtresse absolue à l’époque de sa majorité. Ce fut la cause du trouble extrême que causa la fuite de Will et de Madely, et de l’empressement qu’Adelina montra de ce moment à presser le mariage d’Henry Claypole et d’Amélia. Elle croyait que cet hymen accompli, sir Claypole et son fils deviendraient les ennemis de Caroline, en cas de quelque trahison de la part de Will ; et d’ailleurs elle faisait marcher de front ce mariage tant désiré, et le complot par lequel elle devait s’assurer de la personne de Caroline, sans perdre de vue sa passion pour le jeune Goring. Mais sir Claypole qui en savait au moins assez pour tout présumer, ne voulait point que son fils fût soupçonné d’avoir voulu profiter de l’erreur de milord Falcombridge. Il savait que lady Amélia, riche de ses seules vertus, serait la femme de son Henry, mais il ne devait l’épouser qu’après l’événement. Ni lui ni Amélia n’étaient point instruits, tous deux se reposaient de leur bonheur sur la tendresse de leurs pères, et Claypole avait donné à milord Falcombridge des raisons de politique assez plausibles pour le satisfaire, et adopter un court délai.

Milord Falcombridge frémissait d’horreur d’avoir été pendant vingt ans l’esclave d’un monstre capable de concevoir et d’exécuter tant de crimes ; capable de les méditer sans cesse, de les entasser les uns sur les autres, et de dormir en paix. Mais convaincu de tous ceux qui venaient de lui être prouvés, que lui restait-il encore à redouter ? Caroline avait été entre ses mains, et Caroline avait disparu ! Dans le premier moment de surprise, il n’avait songé qu’à examiner les pièces qu’on venait de lui produire ; mais se voyant bien certain d’être en effet le père de Caroline, l’affreuse réflexion qu’elle pouvait être perdue pour lui, vint frapper son esprit et son cœur ! Comment arracher un aveu, et quel devait être cet aveu qu’on devait craindre et désirer ! Allons la trouver, mon frère, dit Claypole, et promettons-lui l’oubli de ses forfaits, et sa grâce toute entière… Au moment où il disait ces mots, Adelina, toute échevelée, l’œil en feu, se précipite dans le cabinet… Ma grâce ; s’écrie-t-elle ! pensez-vous que je m’abaisse à vous la demander, que je veuille jamais l’accepter ? Vous avez souffert que la fille du Protecteur, la femme de Milord Falcombridge fût déshonorée ; vous avez éloigné de moi cette fille qui m’était si chère, pour qui j’ai tout sacrifié, et vous vous imaginez que je vous voie tranquillement délibérer à quel genre de supplice vous allez me livrer ! Non, vous ne goûterez point cette joie barbare ! Ne pouvant disposer de vous tous à mon gré, je vous laisse plus à plaindre que moi. Oui, le même poison que je viens de prendre a coulé dans les veines de votre Caroline ; elle est morte, et je suis vengée ! Monstre, s’écria milord Falcombridge, en s’élançant vers elle, à qui tient-il que je ne t’arrache la vie ! — Croyez-vous effrayer celle qui expire par sa propre volonté ?… Elle en aurait dit davantage, mais Claypole craignant que tant de hardiesse ne portât Milord à quelques extrémités qui l’auraient compromis, la prit par le bras et la conduisit dehors du cabinet, sans être ému de la moindre pitié ! mais le malheureux père était tombé dans l’accablement. Tous les assistants étaient frappés de terreur, on n’entendait que sanglots. Law était anéanti.

Tout à coup la muète entre dans le cabinet, va se jeter dans les bras de Milord, et par des signes multipliés tâche de faire entendre ce qu’elle a de si intéressant à apprendre ! mais c’est en vain qu’elle s’épuise en gestes et en regards expressifs ; ceux qui n’ont pas l’habitude de vivre avec elle, la considèrent, et ne peuvent la comprendre. Enfin, désespérée de lutter contre le malheur de sa situation, elle prend sir Claypole et milord Falcombridge par la main, et les entraîne vers la porte. Ils la suivent ; un rayon d’espoir brille à leurs yeux ; elle descend ; elle leur montre une joie extrême de ce qu’ils consentent à marcher avec elle. Milord frémit lorsqu’ils lui voient prendre le corridor étroit qui conduit aux caveaux : il ne doute point que sa fille n’y soit enfermée ; mais y serait-elle encore ? cette fille lui aurait-elle conservé la vie ? l’incertitude était affreuse. À peine Milord pouvait-il se soutenir, Claypole guidait ses pas tremblants, et lui-même aurait eu besoin d’un appui. Une autre scène se prépare ; comme on ouvrait la porte de l’escalier du caveau, Milord s’entend appeler à grands cris par ses valets ; lui et son frère s’arrêtent, tandis que la jeune fille qui n’entendait rien, joignait ses mains, et les tirait à elle en descendant toujours. Un domestique avait vu son maître dans les détours du bâtiment ; il indiqua sa route et Milord vit accourir vers lui tout hors d’haleine le fidèle Philips, qui se jète dans ses bras en pleurant, et si profondément ému, qu’il perdit presque connaissance. « Que me veux-tu, Philips, lui dit-il ? je suis accablé de douleurs ? peut-être la mort serait un bienfait pour moi. » Non, Milord, non pas la mort ; prenez courage. Venez avec moi. — Non, laisse-moi suivre ta fille ; elle me conduit peut-être vers les tristes restes de… — N’achevez pas, Milord, venez, j’ai des renseignements plus sûrs que ceux de ma pauvre muète. — Milord cède aux desirs de Philips ; et en entrant dans la cour, il apperçoit une troupe de jeunes paysans, et un brancard porté par plusieurs d’entre’eux, sur lequel était couchée… Caroline elle-même, que le mouvement avait plongée dans un doux sommeil. Un jeune homme marchait à côté d’elle, et tenait une de ses mains, tandis que de l’autre côté, un homme habillé de noir réglait les pas de ceux qui la portaient… Caroline,… s’écria Claypole ! Ma fille, prononça milord Falcombridge ! et le changement subit de situation le fit tomber évanoui dans les bras de Philips. On ouvrit promptement les salles du rez-de-chaussée, donnant sur les jardins, et l’on y fit entrer Caroline, qu’on plaça doucement sur un canapé. Le jeune homme s’assit près d’elle ; il semblait occupé d’elle seule ; tout autre objet lui était étranger ; il veillait sur ses mouvements comme une mère tendre sur ceux de l’enfant qu’elle nourrit de son lait. Le docteur donna des secours à Milord, et ne tarda pas à le faire revenir. Son premier mouvement fut de se jeter à genoux près de sa fille, et de remercier l’être tout-puissant qui la lui rendait. Caroline ouvrit les yeux, et le premier objet sur lequel elle fixa ses regards, fut son père dans cette touchante attitude. Milord, lui dit-elle… — Ô ma Caroline ! appèle-moi ton père ! — Suis-je en effet votre fille ; n’est-ce point une illusion ? — Non, non, tu es ma fille, la fille de mon Henriette, et ton sort sera aussi heureux qu’il fut infortuné. Sir Charles Goring, dit-il au jeune homme qui tenait encore une des mains de sa fille, sir Charles, vous êtes mon fils, et voici votre épouse. Sir Charles qu’on avait sans doute deviné, sir Charles qui avait retrouvé la raison quand on lui avait montré sa chère Caroline, la quitta, lorsqu’il entendit des mots si doux, et vint se jeter aux genoux de Milord qui le releva, le serra dans ses bras, et joignit sa main tremblante à celle de sa fille. Claypole embrassa les deux jeunes gens. « Que n’avez-vous encore une amie, dit-il avec amertume ? pourquoi ma Fenny n’est-elle pas témoin de votre bonheur ? mais, mon frère, ceux qui vous ont rendu votre fille, ils sont ici, et tremblent de paraître devant vous ! Ah ! s’écria Milord, pourquoi se dérobent-ils à ma reconnaissance ? Qui sont-ils, ces généreux étrangers ? — Eh mon père ! s’écria Caroline à son tour, qui serait-ce, sinon ma sœur et son Henry ? Henry et Amélia, dit vivement Milord ! ah ! qu’ils paraissent, Amélia est aussi ma fille. Amélia et Henry étaient déjà dans les bras de leur père ; tous deux avaient ramené Caroline, mais ils n’avaient osé se montrer. Amélia craignait que Milord ne déversât sur elle une partie du ressentiment dû à l’usurpation involontaire du nom et des droits de son aînée. Rougissant des crimes de sa mère, accablée de la honte qu’ils impriment sur le front d’un enfant vertueux, elle n’osait partager avec Caroline les embrassements d’un père offensé. Sir Henry glacé de la même crainte partageait sa situation. Milord les reçut l’un et l’autre avec des marques de tendresse si touchantes ; il rendit un hommage si public aux vertus d’Amélia ; parla d’elle avec tant d’orgueil paternel ; se félicita tellement d’avoir donné le jour aux deux filles les plus parfaites de toute l’Angleterre, qu’Amélia versa des pleurs de joie, et sentit ranimer dans son cœur, et la vie et la douce satisfaction d’elle-même.

Cependant on ne saurait se peindre l’étonnement dont les deux sœurs se trouvèrent frappées, lorsqu’elles se sentirent serrées dans les bras de Déborah ! elles crurent que les morts sortaient du tombeau pour célébrer leur réunion. La Galloise, ivre de joie, criait et pleurait à la fois. Caroline l’embrassait avec une tendresse presque aussi expressive ; elle vit Molly avec reconnaissance, et Maclean sans courroux ; elle savait que les grands disposent à leur gré du cœur et des actions des misérables, quand la nature leur a donné des penchants vicieux, et qu’alors leurs crimes sont l’ouvrage de ceux qui les ont payés et corrompus.

Le bruit de ces événements était parvenu jusqu’aux oreilles de la coupable Adelina ; malgré l’effet du poison, qui commençait à se faire sentir, elle ordonna impérieusement qu’on allât s’informer de ce qui causait un mouvement extraordinaire dans un lieu où elle croyait tout le monde plongé dans la douleur. On lui rendit un compte fidèle de la résurrection de Caroline, et de son retour auprès de son père. Sa rage augmenta les funestes effets du poison, auquel elle avait refusé d’apporter aucun remède ; elle courut à une armoire secrète dans laquelle était un poignard, et furieuse voulut sortir de son appartement. Dans le moment où elle luttait contre ceux qui la retenaient, parut la malheureuse Amélia, qui, fidèle au vœu de la nature, avait demandé à Milord la permission de voir sa mère ; Adelina l’apperçoit. « C’est toi, lui dit-elle, dont l’obstination m’a perdue ! Malheureuse, j’ai tout fait pour toi, et tu as conservé le serpent dont l’existence me tue ! Eh bien ! tu mourras avec moi. » Au même moment, elle se jete sur sa fille, qui lui tendait les bras d’un air suppliant, la renverse à ses pieds sans défense, et l’allait poignarder, malgré les efforts des femmes qui la gardaient. Mais heureusement Philips avait suivi sa jeune maîtresse ; d’un bras vigoureux, il repoussa cette femme, et releva la tremblante Amélia, qui avait presque perdu connaissance. Adelina désespérée de n’avoir pu assouvir sa vengeance, et entourée de plusieurs domestiques, accourut aux cris de Philips, leva le bras sur elle-même, et s’enfonça dans le sein l’arme fatale. Elle expira presqu’au même instant ; mais Amélia n’en fut pas témoin, Philips l’ayant emportée dès qu’il eut empêché le dernier crime qui manquait à l’existence de cette femme odieuse.

Ainsi Philips eut le bonheur de sauver la vie à l’aimable Amélia, après avoir contribué à sauver aussi l’amant de Caroline. Cet homme incorruptible n’avait feint d’entrer dans les vues de milady que pour éviter qu’elle s’adressât à quelques hommes pervers. C’était lui qui avait prévenu le docteur de la vérité ; et s’il n’avait pas lui-même contribué à la délivrance de Caroline, c’est qu’il ne savait pas ce qu’elle était devenue. Sa fille le croyant de concert avec sa maîtresse, ne lui avait jamais fait entendre que la victime fût dans le château, et l’avait fait évader sans savoir ce qu’elle pourrait devenir. Au moment où elle se jeta dans les flots, Milord passait pour arriver au château où Philips lui avait écrit que sa présence était nécessaire, et où lui-même avait donné rendez-vous à Claypole, à Law, et à M. Tillotson, et où l’on devait lui nommer la famille de la jeune Caroline. À quelque distance, suivaient Amélia, sir Henry, et deux femmes qui les accompagnaient. Sir Henry apperçut quelque chose de blanc qui flottait sur les eaux ; et comme en cet endroit la rivière formait un coude, il crut distinguer un corps. À l’instant il ouvre la portière, descend précipitamment, et voit que c’est une femme dont les vagues semblaient se jouer ; il ôte ses habits, s’élance, la ramène au rivage, reconnaît Caroline, et appèle à grands cris son Amélia, qui se jète sur le corps de son amie, cherche à la réchauffer, ôte une partie de ses vêtements pour la sécher, et n’osant la conduire au château, la fait porter à la maison de lady Goring, où elle trouva le médecin soigneusement renfermé avec son malade. Il avait fait croire à milady qu’il avait exécuté ses ordres ; mais de concert avec Philips, il ne s’était pas écarté avant l’arrivée de Milord. La vue de Caroline mourante, peut-être morte, devait, selon les apparences, troubler absolument la raison de sir Charles ; elle opéra un effet tout contraire. L’idée de mourir avec elle calma ses transports, et lorsque les soins du docteur ranimèrent cette vie prête à échapper, il recouvra toutes ses idées, et ne pensa plus qu’à fuir avec elle, loin de sa persécutrice. Le docteur espérait mieux des événements qui se préparaient, mais il eut la prudence de se taire et de les attendre. De son côté, Philips n’eut pas plutôt entendu, ce qui résultait pour Caroline de toutes les preuves rassemblées contre Adelina, qu’il partit pour la chaumière, l’instruisit de son sort, et la supplia de permettre qu’il la remît lui-même à son père. Il n’avait pas été le témoin de l’aveu qu’avait fait Adelina ; il n’avait pas vu son maître persuadé de la mort de sa fille ; il n’avait donc pu prévenir ce moment d’affreuse perplexité, mais l’extrême intelligence de la muète lui ayant fait comprendre une partie de la vérité, elle entraînait milord aux souterrains, pour lui montrer le chemin par lequel elle avait fait évader celle qu’on pleurait, lorsque Philips vint rendre la joie et le bonheur au malheureux père.

Cette jeune fille, pénétrant enfin quel était le sort de Caroline, vint lui témoigner sa joie par des larmes et de naïves caresses. Caroline la serra contre son cœur, la remit dans les mains de son père, qui la bénissait, quand Philips lui rapporta son Amélia, presqu’anéantie par la frayeur et le chagrin, mais heureusement tirée du péril imminent qu’elle avait couru. On apprit presqu’aussitôt la mort de sa mère ; et comme elle délivrait Milord des embarras qu’aurait entraînés la difficulté de cacher ses crimes, et la honte de les dévoiler, par rapport à l’intéressante Amélia, on regarda sa fin comme un bonheur pour elle et sa famille. Elle était arrivée loin de la capitale ; le secret était entre les mains de parents et d’amis ; on devait regarder comme tels Philips et sa femme. Le Protecteur n’était point en état de s’occuper de soins particuliers. La conspiration des Millénaires le frappait de terreur. Celle de Sindercome ajouta encore à ses craintes. Le crime fut prévenu ; mais Crumwell, en punissant l’assassin, ne put découvrir le fil du complot, ni connaître aucun des complices. Sindercome fut condamné par un jury, mais on le trouva mort dans sa prison, et l’on jugea qu’il avait caché sur lui du poison dont il avait fait usage[1]. Crumwell aurait mieux supporté ses peines, s’il avait été plus heureux dans sa famille, et s’il y avait pu compter quelques amis ; mais il avait perdu la seule personne qui lui fût chère, en perdant mistriss Claypole. Toutes ses filles, opposées à ses opinions, et profitant de ses bienfaits sans lui en savoir gré, ne pouvaient lui offrir aucune consolation. Il ne croyait plus voir autour de lui que des ennemis ; l’aspect des étrangers l’importunait ; il s’entourait à toute heure de forces imposantes, et se tenait sans cesse armé, comme s’il eût commandé à des brigands ; il ne retournait jamais d’un lieu par la même route qu’il avait prise pour s’y rendre ; il ne couchait jamais trois nuits de suite dans la même chambre, et sa garde ne savait jamais celle qu’il avait choisie. La société lui était insupportable depuis qu’elle n’était plus pour lui un objet de ce délassement qui n’existe que dans la confiance ; la solitude lui était à charge, il était dans un état continuel de tristesse et de mélancolie. Ce n’était plus Crumwell, général habile et intrépide ; ce n’était plus Crumwell, méditant de vastes projets d’agrandissement pour la nation anglaise, et triomphant à la fois des Hollandais et des Espagnols ; il avait perdu toute son énergie ; son corps épuisé ne soutenait plus en lui le courage de l’âme. Il était malade, une fièvre-lente le minait sourdement, et l’on ne doutait pas qu’il n’approchât de sa fin[2]. On ne craignait donc pas au château de l’Hermitage qu’il cherchât dans ce moment à connaître le genre de mort de milady Falcombridge, lorsqu’on la lui présenterait comme naturelle ; et Milord et ses amis résolurent de lui épargner la connaissance de tout ce qui l’avait précédée.

Il semblait que tout dût concourir à rendre ce château, d’abord si triste, le séjour d’une douce joie. Un nouvel hôte vint partager celle qu’on y goûtait déjà. Lady Goring n’avait pu savoir que son fils était menacé sans venir partager ses dangers. Monk qui avait donné à Caroline tant de preuves d’intérêt, et qui n’avait pas été étranger aux moyens dont on s’était servi pour lui rendre son nom, favorisa le passage de la mère de sir Charles sous le nom de mistriss Belmour. Quels furent les transports de ces deux enfants ! On se disait au château qu’il ne manquait que sa présence à la satisfaction générale, et tout à coup, milord Falcombridge qu’on avait appelé parut en la tenant par la main. Elle était suivie par Lewis et Barclay qui avaient guidé ses pas ; encore une fois qu’on juge des transports de sir Charles et de Caroline ! qu’on juge de ceux d’une mère tremblante pour son fils, et qui le retrouve entouré du bonheur ! qu’on se représente le plaisir du fidèle Tillotson, qui ne désirait aussi que de rejoindre son amie avec ses enfants ! qu’on se peigne la sensibilité du vieux Law qui venait de faire des heureux à la fin de sa carrière ! qu’on pense aussi au plaisir qu’éprouvaient Lewis et Barclay, dont le zèle avait été si utile, et à la reconnaissance de Milord envers tant de personnes généreuses aux soins desquelles il devait sa fille et son bonheur !

Lady Goring fut de l’avis de tous sur le secret qu’on avait gardé à l’égard de la coupable Adelina. Si l’on n’avait pas adopté ce prudent conseil, il devenait difficile de régler juridiquement les droits des deux filles de Milord. Amélia, ou du moins celle qui était connue sous ce nom, perdait les siens même à l’héritage de son père, et ne pouvait espérer qu’une pension. Il y aurait eu même beaucoup de difficulté à régler leurs partages, si Caroline avait été moins digne de la fortune qu’elle venait de recouvrer. Ni l’une ni l’autre n’avaient songé à ces points de discussion. Contentes de se revoir et de s’embrasser, elles songeaient à leurs amours, à leurs parents, à leurs amis ; leurs biens ne se comptaient pour rien dans leur imagination ! Mais lorsque tous réunis, milord Falcombridge entama un discours nécessaire, et qu’il eut exposé que sa fille aînée avait seule des droits à sa fortune, il fut vivement interrompu par Caroline, qui d’abord embrassa Amélia avec transport. « Quoi donc, s’écria-t-elle, la pauvre Caroline qui ne doit son existence qu’aux vertus de sa sœur, serait dans la prospérité, tandis qu’Amélia serait malheureuse ! Non, mon père, vous ne voulez pas humilier Caroline, et elle deviendrait odieuse à elle-même et au monde entier. Vous avez deux filles, Milord ; le bien de ma mère vous appartient ; qu’il soit partagé entre toutes deux. À ce prix, j’accepte l’héritage de ma mère qui en disposerait ainsi que je le désire, si elle pouvait renaître, et adopter Amélia. Sans cela… Sans cela, interrompit vivement lady Goring, je renonce pour mon fils à ces biens dont il faudrait dépouiller sa bienfaitrice, et je suis sûre de son cœur comme du mien. » Mon père, reprit Caroline, je vous le répète, vous avez deux filles : l’une vous a aimé, elle ose le dire, sans connaître le lien qui l’unissait à vous ; mais l’autre, depuis son enfance, a fait votre bonheur. Diviser leurs intérêts, c’est repousser l’une ou l’autre de votre sein ; toutes deux furent unies par le malheur ; la fortune n’aura point le funeste pouvoir de les séparer. « Vous avez, Milord, ajouta lady Goring, accordé lady Caroline à mon fils ; telle qu’elle était dans la chaumière, je l’avais nommée la fille de mon choix, et aujourd’hui je déclare au nom même de sir Charles, que je la nommerai telle encore avec les tristes débris de ma fortune pour tout héritage, ou que nous y renoncerons, si le sort de lady Amélia n’est pas égal au sien. » — Caroline m’est trop chère, reprit sir Charles, pour songer à son rang ni à ses biens ; mais si Milord ne m’accordait le non de son fils qu’aux conditions de dépouiller Amélia et sir Henry, je n’ose prononcer mon arrêt ; mais je connais lady Caroline, ce que je pense est dans son cœur ! — Pour moi, dit alors Henry Claypole, je suis étranger à de semblables débats. Je n’ai pas une grande fortune, mais je sais qu’elle suffit à mon Amélia… — Non, elle ne suffit pas, reprit Caroline, puisque j’en aurais plus que ma sœur. — Écoutez-moi toutes deux, répondit milord Falcombridge, je ne veux ni refuser, ni humilier mes enfants. Amélia, prononcez. — Je ne mettrai point de fierté dans ma conduite envers ma sœur, envers mon amie, dit Amélia ; j’accepte d’elle ce que je lui aurais offert si je l’avais possédé. Milord n’avait souffert qu’on le sollicitât, que pour jouir avec une satisfaction paternelle des vertus de ses deux filles. Des larmes d’attendrissement baignaient ses joues ; il jouissait aussi de la noblesse des sentiments de lady Goring, et de celui à qui le bonheur de Caroline était confié ; Henry et son père semblaient indifférents à l’accroissement de la fortune actuelle d’Amélia ; mais ils étaient touchés, sans en être surpris, de la manière généreuse dont leur sœur savait jouir d’un sort acheté par tant d’infortunes. Amélia aurait sans regret abandonné des biens auxquels elle n’avait nul droit. Elle leur était si supérieure ! mais l’amitié de Caroline lui était si chère, que cette marque de tendresse et de reconnaissance de sa part était d’un prix que l’or ne saurait payer. Law et Tillotson, témoins de cette touchante discussion, convenaient que le lord Falcombridge et lady Goring étaient trop riches de rassembler dans une seule famille ce qui aurait fait le bonheur de plusieurs autres.

Il ne restait plus qu’à faire adopter au Protecteur le projet des deux mariages. Celui d’Henry Claypole avec Amélia ne pouvait souffrir de difficultés. Mais il n’en était pas de même de celui de Caroline avec sir Charles Goring. Sir Claypole lui apprit d’abord que celle-ci était fille de milord et de lady Henriette Lewelyn ; qu’on l’avait crue morte, mais que par l’infidélité du mari de sa nourrice, elle s’était trouvée sous la seule protection de M. Melvil, parce que cet homme avait espéré faire sa fortune en substituant Amélia à la fille de lady Henriette. Il sut qu’elle était connue sur des preuves qui avaient paru suffisantes à son père, et à son grand oncle maternel. Il ne demanda point à en être juge, et apprit avec plaisir que Caroline avait exigé le partage égal des biens entre elle et sa sœur, et que lord Lewelyn y avait consenti. Monk avait déjà fait beaucoup pour Caroline, il fit plus encore ; il seconda les vues de Crumwell, qui n’avait jamais refusé d’enrôler sous les drapeaux de son gouvernement, tous ceux qui semblaient avoir attachés à l’ancien. Il lui représenta que sir Charles avait bien servi l’état, qu’il était capable de le servir mieux encore, et lui présentant la mort de sa fille comme un événement ordinaire, lui conseilla de s’attacher la famille du lord Falcombridge par de nouveaux bienfaits, et de faire son bonheur et celui des enfants de sa chère Fenny. Le Protecteur consentit enfin, donna un grade supérieur à sir Charles, et permit à lady Goring de résider en Angleterre avec son fils et son épouse dont Milord ne voulait pas être séparé. Les deux couples s’unirent ; le jour de leur union vit régler le partage des biens de lady Amélia ; le père ayant constitué la dot de chacune des deux sœurs de la moitié de l’immense héritage appartenant à la seule Caroline, et s’en réservant seulement la jouissance ainsi que toutes deux l’avaient désiré conjointement avec Charles et Henri. M. Tillotson fixa sa résidence auprès des jeunes époux et de leur mère ; Lewis et Barclay furent magnifiquement traités, et honorés dans les deux familles comme des amis extrêmement chers. Law retourna dans sa retraite, où il fut conduit par ses jeunes amis, et coula ses derniers jours satisfait de les avoir embellis par des bienfaits. Caroline retint auprès d’elle Deborah et Molly ; elle plaça Maclean dans une maison hospitalière, où elle paya ce qu’il fallait pour lui rendre la vie douce, sans lui laisser le pouvoir de retomber dans la misère. Lady Goring avait toujours auprès d’elle Brigitte et Tomy, qui ne la quittèrent jamais. Peu de temps après les deux mariages, le Protecteur termina sa carrière. On juge qu’à la cour de Charles II, Caroline Goring ne fut pas oubliée. Elle eut le pouvoir et le bonheur d’y rendre le sort de sa sœur et celui de son mari aussi beau que le sien, sous un règne qui pouvait leur préparer de grands malheurs. Le public ferma les yeux sur les événements passés ; il n’eut que des hommages à rendre à deux femmes, belles, aimables, et qui avaient donné des preuves d’une rare vertu dans les plus grandes épreuves que puissent offrir les événements de la vie humaine.


FIN.
  1. Thurloe’s state papers, vol. VI.
  2. Voyez Hume, vol. VII, chap. XLI.