Amélia et Caroline, ou L’amour et l’amitié/06

LÉOPOLD COLLIN, Libraire (2p. 1-46).



AMÉLIA


ET


CAROLINE.



CHAPITRE VI.



Tout était en mouvement au château, Crumwell avait fixé son départ à ce jour même. Amélia eut de la peine à tourner autour des murs, et à s’introduire par l’aile gauche, du côté des bâtiments abandonnés. Elle rencontra sa femme-de-chambre qui lui dit que lady Adelina l’avait demandée plusieurs fois, et qu’elle la croyait encore au lit. Amélia espérait avoir le temps de retourner à sa chambre ; mais Milady se présenta tout à coup : « D’où venez-vous, lui dit-elle d’un ton plus absolu qu’elle ne le prenait ordinairement… ? — De me promener, répondit Amélia. — Toujours à votre chaumière ? — J’en viens en effet. — Eh ! quelles nouvelles en rapportez-vous ? Que leur est-il arrivé ? — Comment savez-vous, Madame, qu’il puisse leur être arrivé quelque chose ? » Les regards tranquilles d’Amélia, fixés sur sa belle-mère, embarrassaient cette femme hardie ; ses yeux erraient au hasard, et cette question l’interdit au point qu’elle s’abstint d’en faire aucune autre. Elle reprocha seulement à la jeune Amélia de s’être absentée au moment où le général pressait son départ. Amélia se garda de continuer l’entretien, et la quitta pour faire, disait-elle, une toilette décente. Milady agitée la rappela, comme si elle avait eu dessein de lui dire quelque chose d’important ; puis, par réflexion, elle la laissa aller. Amélia vit qu’elle ne savait rien, et que le silence qui régnait autour d’elle sur les événements de la nuit l’agitait fortement ; en rentrant dans son appartement, elle recommanda à sa jeune Sarah d’observer tout ce qui devait nécessairement se dire ou s’opérer quand on apprendrait la désertion des trois soldats.

Lorsqu’elle entra au salon rempli par l’état-major et d’autres officiers, elle remarqua la figure de sa belle-mère tout à fait décomposée ; les jeunes officiers se disaient tout bas ; « Cela est extraordinaire. » Crumwell avait l’air pensif. Milord Falcombridge seul semblait indifférent à tout, et ne songeait qu’à presser le repas qu’on préparait. Sir Henry, alors absent de la salle, y rentra, s’approcha de Crumwell, en lui disant : Général, vos ordres sont exécutés. Crumwell prit alors sa fille par la main, et l’ayant conduite auprès d’une croisée, ils se parlèrent longtemps. Le feu de la colère avait remplacé sur le visage de cette femme la pâleur qu’Amélia avait remarquée en entrant. Le général l’écoutait sans marquer la moindre émotion, et il finit par dire assez bas : « Milady, vous embarrassez trop vos esprits sur un événement de médiocre importance. La cause que je défends, ajouta-t-il d’un ton plus élevé, est celle de Dieu, et elle doit nécessairement prospérer. Oh ! que tous ceux qui vivent étant dans la même persuasion, voulussent ceindre les reins de leur esprit, et s’efforcer en toutes choses de marcher dignes du Seigneur ! Voilà les vœux que je répète en cette occasion. » Les assistants se rappelèrent que ces phrases extraordinaires étaient insérées dans une lettre qu’il venait d’écrire au parlement. Adelina parut mécontente de ce qu’il ne partageait pas sa colère, mais il la quitta, et se rapprocha dur cercle. On déjeuna, et ensuite, Crumwell partit avec son état-major. Milord Falcombridge embrassa tendrement sa fille, respectueusement sa femme, et suivit les officiers. Sir Henry restait des derniers, et tandis que Milady conduisit ses hôtes, il s’approcha d’Amélia ; et, se hâtant de l’embrasser avec une émotion qu’elle partageait, il lui dit : « J’ai parlé à Sarah. » Il s’élança vers la porte, et lady Amélia, se souciant peu dans ce moment de se trouver vis-à-vis de sa belle-mère, remonta dans son appartement, d’où elle pouvait suivre des yeux, non cette troupe d’hommes indifférents à son cœur, mais seulement son père, et sir Henry qui marchait à ses côtés.

Elle fut étonnée de trouver chez elle-même un de ces valets prétendus chassés du château ; on avait cru qu’elle demeurerait avec la troupe jusqu’après le départ. Cet homme parlait à Sarah, et semblait la menacer. « Que faites-vous ici, lui dit Amélia d’un ton de hauteur qui ne lui était pas familier ? » Cet homme fut embarrassé. « Madame,… je faisais à Sarah quelques questions… je lui demandais… — Je m’étonne que vous osiez rentrer au château… — Milady me l’a permis, Madame ; sans quoi… — Milady n’a pu vous donner l’ordre d’entrer chez moi, et je vous ordonne d’en sortir. » Il obéit, et Amélia, prenant Sarah par la main, courut à une fenêtre d’où elle pouvait encore voir et être vue ; elle reçut en effet un signe d’amitié de son père, et un salut de sir Henry. C’est beaucoup qu’un salut quand le sort des combats entraîne loin d’une jeune personne un parent chéri. Amélia fit un soupir, et ne se retira que quand le sommet d’une montagne l’eut tout à fait séparée de ceux que ses regards avaient suivis. « Sir Henry t’a parlé, dit-elle à Sarah ? — Oui, Madame ; il m’a dit de vous dire qu’on cherchait la fugitive vers le nord de l’Écosse, et que lui-même avait été chargé d’envoyer au général Monk son signalement et celui des trois déserteurs. — Quelle heureuse méprise, s’écria lady Amélia ! car y a-t-il apparence qu’elle allât prendre cette route ? Au reste, on ne sait si elle a vu l’ordre de la conduire au château de Dumbarton. Cet ordre, je l’ai repris aux deux soldas, en leur donnant de l’argent pour s’évader : j’ai craint que l’appât d’une récompense promise sans doute, ne les portât à s’en servir s’ils rencontraient Caroline, et actuellement leur plus grand intérêt est de n’être pas saisis eux-mêmes. Mais, ajouta-t-elle, que faisait ici cet homme ? — Il me faisait forces questions sur ce qui s’était passé cette nuit à la chaumière ; il me disait que miss Caroline avait sûrement été instruite ; qu’elle avait sans doute séduit les soldats ; qu’elle s’était échappée ; qu’on en était bien informé, car ils avaient ordre de la conduire à mi-chemin de Selkirk, où ils devaient la remettre à une troupe chargée d’elle jusqu’à Dumbarton ; que ces hommes, ne voyant rien paraître dans la vaste plaine qui sépare la montagne de cette ville, s’étaient au point du jour avancés jusqu’au pied de la montagne, et que l’officier qui les commandait avait rencontré un enfant qui lui avait dit que la fille de la chaumière s’était enfuie avec deux ou trois soldats ; qu’en effet, John Barclay et ses camarades avaient manqué à l’appel. — Comment a-t-on pu supposer qu’elle ait pris à peu près la même route ? — Ils sont dans l’incertitude ; ils ne savent pas si les ordres sont exécutés ; ils ne savent pas si, tandis que le petit peloton est entré dans les montagnes, les trois soldats ne descendaient pas dans un autre sentier, et si ces soldats, ne trouvant personne, n’attendent pas dans le bois, ou n’ont pas poursuivi leur route jusqu’à Selkirk. Ce qui leur donne des soupçons qu’ils ont été trahis, est l’absence de John Barclay, qui devait revenir. Au reste, sir Henry a, je ne sais comment, aidé à les tromper, et à leur faire prendre le change, mais je pense qu’on vous croit l’auteur de l’évasion, s’il y en a une. — C’est ce qu’il ne faut pas, reprit Amélia ; je serais observée, et je vais composer mon maintien de manière à en dissuader Milady. Quant à moi, reprit Sarah, j’ai dit et affirmé que je ne savais rien ; et c’est cet homme qui, voulant me faire parler, m’a dit tout ce que je n’avais osé lui demander. »

Amélia ne rejoignit sa belle-mère qu’à l’heure du repas le plus solitaire qu’elles eussent fait depuis long-temps. D’abord, silencieuse et pensive, elle parla peu ; et Amélia, dont l’âme tranquille se reposait sur le bien qu’elle avait opéré, eut tout le temps de se préparer à n’être cause ni des reproches, ni des questions, ni des emportements, si tout cela était survenu. Milady la considérait d’un air plus craintif que le sien, non qu’Amélia n’eût quelque inquiétude ; mais grande est la différence entre la crainte de quelqu’un qui a rempli un devoir, et les terreurs d’une âme coupable. Enfin, elle demanda à sa belle-fille si elle n’irait pas voir ses amis de la chaumière ? « Vous sembliez ce matin m’en faire un reproche. — Vous aviez choisi une heure singulière pour vous éloigner d’ici. Votre père avait droit de s’en plaindre ; d’ailleurs, je ne savais pas le malheur qui était arrivé ; j’ignorais surtout que vous en fussiez informée se matin. — Je l’ai su en arrivant à l’habitation ; j’allais y prendre du lait chaud, et manger des gâteaux que Caroline m’avait promis. — Vous ne le saviez point avant. — Milady elle-même le savait-elle ? » Elle se déconcerta beaucoup, ne répondit pas d’abord et reprit avec moins d’assurance, qu’elle avait appris que des soldats manquaient à l’appel, et qu’on disait qu’ils avaient enlevé une jeune fille. « Je voudrais savoir ce que pense mistriss Belmour… comme elle se fait appeler, de la conduite de cette fille dont elle voulait faire la femme de son fils ; ce qu’il dira lui-même à son retour, et si enfin, il sera disposé à joindre les drapeaux de mon père. » Amélia se garda bien de lui dire que Charles était arrivé, et parut peu disposée, disait-elle, à retourner dans un lieu d’où elle ne pouvait bannir les regrets et la douleur… » À moins, ajouta-t-elle, que je n’eusse l’espoir du retour de Caroline… Ils ne la reverront jamais, s’écria Milady avec une espèce de fureur. » Amélia étonnée la fixa ; elle pâlit, et se trouva mal. Amélia lui donna des secours, elle revint à elle, et ne parla plus de Caroline, mais elle pria sa belle-fille d’aller chez mistriss Belmour, et de lui dire qu’elle avait demandé et obtenu de son père une commission pour Charles, et qu’à son retour, elle voulait la lui remettre, et l’envoyer à l’armée sans délai. « Il faut qu’ils partent, se disait Amélia pendant le court trajet du château à la chaumière. Ils ne seraient pas en sûreté ici. Fermons les yeux sur ce que je ne dois pas voir, mais tirons Charles de ses mains. » Elle trouva mistriss Belmour abattue, souffrante et désespérée du départ forcé de Caroline : Charles pâle, défait, agité, sans force et sans courage, dévoré d’inquiétudes sur le sort de son amie, partagé entre le désir de voler sur ses pas, et le devoir qui l’enchaînait auprès de sa mère ; M. Tillotson, plus calme, préparant un départ qu’il croyait nécessaire ; Tomy et Brigitte dans une affliction muette ; le deuil habitait cette enceinte. Amélia leur dépeignit franchement leur position, et ne leur cachant que ce qu’elle devait dissimuler par respect pour son père et pour elle-même, elle leur fit sentir la nécessité de s’éloigner promptement. Elle ne voulait point que Charles parût devant sa belle-mère ; il n’aurait pu se contenir ; M. Tillotson, avec toute sa sagesse, ne se sentait pas capable de résister à l’indignation. « Nous partirons cette nuit, dit-il, mistriss Belmour, il faut vous armer de courage, surmonter votre faiblesse, ou perdre votre fils. Vous, Charles, continua la tendre Amélia, il faut partir ou perdre votre mère. — J’en n’hésite point, répondit mistriss Belmour ; ah ! qu’une terre étrangère m’ouvre son sein, pourvu qu’avant de se fermer, mes yeux y voient mon fils en sûreté. — J’accompagnerai vos pas, je bénirai les bords qui donneront un asile à ma mère, mais je ne promets pas d’abandonner ici ma Caroline, et de ne pas revenir l’y chercher, la trouver ou mourir. — Pourquoi, reprit Amélia ? n’est il pas plus simple que je sache le lieu de votre retraite, et qu’en un moment favorable, je procure à Caroline les moyens de vous rejoindre ? Je vous le répète, je l’envoie à Londres, elle y sera sous la garde d’une femme respectable ; elle y sera ignorée plus qu’ici peut-être ; je la rejoindrai à Londres même, quand la guerre entre le parlement et Charles II sera terminée. Alors… — Eh ! Madame, croyez-vous que je puisse attendre cet événement ? ce sont des siècles que vous me faites entrevoir. — Jeune homme, reprit M. Tillotson, nous délibérons et il faut agir. Vous êtes perdus si vous restez. Lorsqu’on ose rendre suspecte une jeune fille sans amis, sans moyens, sans protection immédiate, de quoi ne peut-on pas nous accuser vous et moi ? Et voulez-vous dans aucun temps que votre mère, seule et abandonnée, expire dans les horreurs d’une lente agonie ? Il faut partir cette nuit-même ; et quand nous serons enfin arrivés, nous chercherons les moyens de servir votre amour. Eh ! qui ne connaît cette passion, ses charmes et ses douleurs ? qui ne sait y compatir ? Je reviendrai la rechercher, votre aimable Caroline ; je réclamerai les bontés de lady Amélia ; elle a sauvé votre épouse, elle saura vous la rendre. — Oui, s’écrie l’aimable fille ; oui, j’en jure, ou la fortune me sera bien contraire. Allez, mistriss Belmour, allez, mon ami Charles ; que M. Tillotson serve l’amitié ! moi, je me charge de l’amour, et je saurai le couronner. » À ces mots, elle les embrassait en versant des larmes, lorsque mistriss Belmour se souvint du dépôt que Caroline lui avait confié. Caroline restait en Angleterre ; ces faibles indices pouvaient constater son état ; elle pria lady Amélia de s’en charger, et de ne les remettre qu’à elle. Amélia les prit et s’engagea à ne les faire passer que dans les mains de son amie.

Tous étaient fortement occupés à se faire de longs adieux ; ils ne sont jamais plus tristes que lorsqu’on ne peut se dire quand on se reverra ; et dans les circonstances où se trouvaient nos amis, l’obscurité la plus profonde enveloppait le sort des Belmour et même celui de la tendre Amélia. Ils ne pouvaient se séparer, lorsque tout à coup milady Falcombridge se présente à leurs yeux. La foudre tombant au milieu d’eux n’aurait pas produit plus de terreur que sa vue. L’impression en fut si violente, qu’elle même demeura saisie d’effroi. M. Tillotson sentant que surtout il fallait cacher le projet du départ, se remit le premier, et s’avançant vers elle, lui dit qu’elle venait sans doute pour consoler mistriss Belmour de la perte de Caroline. L’âme d’un coupable prend pour un reproche tout ce qu’on lui adresse : elle crut que M. Tillotson voulait, par une amère ironie, lui faire sentir la part qu’elle avait à ce chagrin. Elle rougit ; et répondant à son tour par des reproches, elle se plaignit de ce que ses bontés étaient méconnues, qu’on perdait, à pleurer une fille sans mœurs, le temps de profiter des avantages dont elle apportait à Charles des preuves non équivoques. Elle déploya la commission, et d’un ton impérieux ordonna au jeune homme de la prendre, ou de redouter sa colère. Charles, immobile, ne faisait pas le moindre mouvement. M. Tillotson la prit, l’examina, et pria milady d’attendre que la première impression de la douleur fût passée. Comme on ne peut, dit-il, soupçonner la conduite de miss Caroline, il faut qu’un événement bien extraordinaire l’ait enlevée du sein de sa famille ; et comme il est inexplicable, la peine qu’on en ressent est sans mesure. » Milady insistant avec hauteur, et Charles devenant de moment en moment plus incapable de se contenir, mistriss Belmour accablée et indécise, M. Tillotson prit la parole, et s’adressant à Charles avec l’autorité d’un père ; « Toutes considérations, lui dit-il, doivent céder à celles de votre départ, et lui seul doit vous occuper. » Milady expliqua le sens de ces paroles, et le calme reparut dans ses traits. « N’est-il pas vrai, dit-elle, M. Tillotson, que ce jeune homme n’est pas fait pour végéter au fond d’une campagne, et que je le rends à son élément naturel en lui ouvrant le chemin de la gloire et de la fortune. — Sans doute, Madame, ce lieu n’est pas propre à le cacher plus long-temps. — Avec cette figure, cette taille et tant de dispositions, ce serait un meurtre de se cacher au monde. Je veux, ajouta-t-elle avec feu, que rien ne manque à son équipement, et qu’il ait de quoi se montrer l’égal de tous ; car, du grade d’enseigne, je veux qu’il passe promptement à d’autres plus éminents : M. Tillotson, les apparences de la fortune mènent à la fortune. » En même temps, elle se leva pour aller s’asseoir auprès de mistriss Belmour, et en passant devant son fils placé à côté d’elle, elle lui flatta les joues de la main en ajoutant : « Ces traits délicats changeront au métier des armes ; il prendra l’air plus mâle, et une couleur plus foncée, mais cela lui siéra bien. « Pour vous, continua-t-elle, en s’adressant à mistriss Belmour, comptez sur mes soins dans l’absence de votre fils ; il ne vous manquera de rien ; vous serez ici comme ma sœur et mon amie ; c’est assez vous dire comme je reconnais le don que vous me faites de cet aimable enfant. S’il est, comme je dois m’y attendre, fidèle et soumis, je prétends l’élever à tous les honneurs, et à un si haut degré de fortune, que beaucoup envieront son sort. M. Tillotson, dit-elle ensuite, quand le ferons-nous partir, l’enfant. Dès demain, Madame, interrompit Charles avec plus de feu que de prudence ; mais la passion est aveugle, et quand elle n’est pas contrariée, il n’est point d’illusion qu’elle n’adopte à l’instant. J’aime cet empressement, répondit-elle ; il me prouve votre obéissance ; mais il faut que je fasse votre équipage ; il faut que je vous parle ; nous aurons besoin de plusieurs entretiens pour bien comprendre les leçons que je veux vous donner, et vous passerez quelque temps dans mon château ; vous ne partirez que dans huit ou dix jours. Le pays où vous allez vivre est plus vaste que cette cabane, et vous avez beaucoup d’avis à recevoir pour vous montrer dans le monde en sortant d’ici. N’est-il pas vrai, M. Tillotson ? » Celui-ci s’inclina en signe d’approbation, et milady continua sur le même ton. Charles ne paraissait entendre qu’à demi des regards cependant assez expressifs. Mistriss Belmour, feignant plus d’accablement qu’elle n’en éprouvait, ne fixait point cette femme hardie. Amélia rougissait de honte ; le seul Tillotson parlait avec liberté d’esprit, et l’entretien finit enfin par la retraite que la soirée fort avancée rendit nécessaire. En se levant pour sortir, milady ordonna au jeune homme de venir le lendemain à midi chez elle. M.  Tillotson le promit, et prétextant que Charles ne pouvait quitter sa mère en ce moment, il s’offrit à la reconduire au château. Amélia, donnant à mistriss Belmour le dernier embrassement, la serra dans ses bras, et toutes deux se firent un violent effort pour retenir des pleurs qui les auraient trahies. Amélia, en suivant sa belle-mère, enfonça son chapeau sur ses yeux, tendit la main à Charles, la serra tendrement : il imprima ses lèvres sur cette main bienfaisante, prononça à voix basse le nom de Caroline, et vint se jeter dans les bras de sa mère.

Comme les dames trouvèrent leur suite à l’entrée du bois, M. Tillotson fut bientôt de retour, et aussitôt on songea au départ qui devenait d’une impérieuse nécessité. On s’était préparé d’avance. Un chariot couvert s’avança dans une gorge à cent pas de la maison ; son conducteur était un garde-magasin de M. Tillotson, homme fidèle et courageux. Son maître, Charles et Tomy transportèrent ce qu’ils crurent nécessaires à leurs besoins journaliers. On plaça dans le chariot de la paille et des matelas. pour que mistriss Belmour, faible et languissante pût être aussi commodément que possible en semblable circonstance. Mais une scène à laquelle elle ne s’attendait pas, fut celle que lui procura l’attachement de Brigitte et de son mari. Quand ils comprirent qu’elle partait, tous deux versèrent d’abondantes larmes ; Brigitte poussa des cris. Mistriss Belmour n’était pas assez guérie des préjugés de sa caste pour croire bien fermement qu’une propriété ne dédommagerait pas ses amis de sa présence ; elle leur montra la donation qu’elle avait faite et à laquelle il ne manquait que leur signature pour être maîtres de la chaumière et de ses dépendances. « Nous n’en voulons point, s’écria la femme, nous voulons aller avec vous, nous travaillerons partout ; partout nous gagnerons votre pain. Nous voulons vivre et mourir avec vous, criait le mari. Vous l’emportez sur moi, leur dit-elle, en les embrassant l’un et l’autre, et mêlant ses larmes aux leurs ; tant de vertu est bien au dessus de la mienne ; venez, venez, s’écria Charles ; venez, dignes amis de ma mère, partagez notre sort, quel qu’il soit ; avec vous deux, il sera digne d’envie. Venez, ajouta M. Tillotson, nous ferons une petite colonie d’honnêtes gens, et la paix habitera au milieu de nous, quand nous aurons rendu Caroline à son jeune époux. Ah ! c’est tout ce qui nous manque, s’écria Charles. Adieu, simple et modeste habitation qui vis naître mon amour, adieu, adieu pour jamais ; c’était ici que j’espérais la presser contre mon sein ; c’est là que je la déposai mourante ; c’est là que son premier regard pénétra mon cœur d’amour et de respect ; c’est ici que ma mère promit de nous unir ; c’est ici que je reçus l’aveu timide et modeste de ses sentiments ; et c’est ici que je l’ai perdue. Partons, lui dit M. Tillotson, partons, mon jeune ami, il faut sauver votre mère des persécutions d’une femme sans pudeur. Partout, dit mistriss Belmour, il faut sauver mon fils ! » Charles prit sa mère dans ses bras, M. Tillotson appaisa Brigitte, Tomy donna à manger à ses animaux, ferma la porte, et l’on gagna le lieu où le chariot attendait. On avait environ douze heures devant soi, avant qu’Adelina pût s’appercevoir de leur absence. On comptait ensuite sur le délai qui suivrait l’étonnement et la stupeur ; on comptait sur lady Amélia pour retarder les poursuites ; la nuit était calme, la lune devait se lever dans une heure ; et l’on partit, se remettant à la providence du succès d’une entreprise nécessaire.

La tendre Amélia ne ferma pas l’œil de la nuit ; son inquiétude la dévorait, tandis que sa belle-mère se repaissait en repos des plus agréables illusions. À la pointe du jour, n’osant sortir, elle éveilla Sarah, et l’envoya vers la chaumière. Tout était fermé, elle frappa, personne ne répondit ; elle revint en hâte rendre à sa maîtresse ce compte satisfaisant ; personne ne l’avait apperçue. Cependant il importait qu’on ne sût pas quel chemin nos fugitifs avaient pris, et il restait encore cet objet d’anxiété. À déjeuné, où Adelina parut dans le négligé le plus étudié et le plus séduisant par son extrême élégance, Amélia ne put dissimuler son agitation. Milady la crut malade, s’inquiéta ; et joignant à sa réelle amitié le désir de l’écarter d’elle avant de recevoir le jeune homme, elle la pressa de se mettre au lit quelques heures, et d’y chercher du repos. Amélia ne demandait pas mieux que de fuir sa présence, mais elle ne désirait pas un repos qu’elle ne pouvait trouver qu’elle ne crût ses amis en sûreté. Milady attendait avec impatience l’arrivée de Charles ; les yeux fixés sur l’avenue du château, l’horloge en frappant les heures, l’avertissait de leur cours, et déjà deux s’étaient passées dans une inutile attente, lorsqu’enfin déjà courroucée, elle envoya deux de ses gens avertir Charles qu’on l’attendait.

On arrive à la chaumière, on frappe, personne ne répond ; le chien même n’aboye pas ; on n’entend rien. On rapporte cette réponse à l’impatiente milady. Rien n’égale sa fureur ; elle monte à l’appartement de sa belle-fille, et lui ordonne d’aller avec du monde forcer les portes de la maison. Amélia tremblante se refuse à cet acte de violence ; elle y court elle-même, fait ouvrir, et la maison est déserte ; elle revient dans un accès de rage qui lui fait dévoiler ses honteux secrets ; Amélia cherche à la cacher aux yeux de ses gens, mais en vain ; elle se répand en imprécations contre mistriss Belmour et M. Tillotson qui lui enlèvent Charles, car c’est eux qu’elle accuse de sa fuite ; elle soupçonne que Caroline est allée l’attendre ; elle jure la mort de cette innocente fille ; elle est en un mot dans un véritable accès de folie. Enfin, s’imaginant, comme on pouvait le présumer, que M. Tillotson les avait emmenés à Barwick, elle dépêcha un courrier au général Monk, déjà chargé d’arrêter Caroline, et lui recommande, au nom du salut de l’état, de faire également saisir mistriss Belmour et son fils, avec M. Tillotson ; elle fait préparer ses équipages pour suivre elle-même leurs traces ; elle ne propose point à sa belle-fille de l’accompagner, mais Amélia, voyant qu’elle n’est pas soupçonnée, se hâte de lui dire qu’elle ne veut point la quitter, et milady, à qui la raison est un peu revenue, tremblante d’en avoir trop dit pendant son délire, n’ose refuser, et cherche à lire dans ses regards si elle n’est pas trop instruite. Elle la caresse, la loue de ses attentions, et Amélia, de son côté, prend son regard curieux pour une méfiance vague et indéterminée, mais ne persiste pas moins dans le dessein de la suivre pour veiller au sort de ses amis.

Laissons ces deux femmes suivre la même route par deux motifs bien opposés, et reprenons celle qu’un guide fidèle avait fait entreprendre à notre aimable fugitive.