Alsace : 1871-1872/Épilogue

Hachette (p. 291-348).

ÉPILOGUE


I

Nous étions à la veille de regagner Paris, et j’avais, tant bien que mal, achevé mes modestes études. J’étais revenu de Belfort le 12 au soir, très-las et assez souffrant pour garder la chambre vingt-quatre heures. Ma femme me conta qu’en mon absence un pauvre homme de Saverne, commissionnaire à la gare, était venu la mettre en garde contre un danger fort peu vraisemblable. Le buraliste allemand, sachant que je l’employais quelquefois, lui avait demandé, puis ordonné, de mettre mon nom sous ma figure la première fois que je viendrais prendre un billet. Mais ce brave garçon s’était bien gardé d’en rien faire ; il prétendait que les Prussiens me guettaient depuis plusieurs jours.

La chose me parut tellement insensée que je ne tins aucun compte de cet avis. Comment croire que les Prussiens, s’ils voulaient m’arrêter, attendraient une occasion de faire ce beau coup sur la voie publique ? S’ils ne connaissaient point mon visage, ils savaient mon adresse et la maison n’était pas difficile à trouver. D’ailleurs je me croyais en sûreté, puisque je me savais sans reproche. Quelques articles de journal, écrits et publiés en France, avaient pu les indisposer, mais sans leur donner aucun droit sur ma personne. Quelques conseils distribués dans mon cabinet aux pères de famille qui voulaient émanciper leurs enfants sans opter eux-mêmes ne constituaient pas un délit punissable en pays civilisé.

Je me couchai donc fort tranquille à neuf heures du soir, heure normale pour un campagnard et un malade, et je dormais déjà lorsque les aboiements d’un chien et la voix de notre fermier m’éveillèrent. On me dit qu’un ancien agent de police, enrôlé au service des Prussiens, voulait me parler à l’instant en faveur d’un malheureux. Cet homme avait besoin de mes conseils, il m’attendait à la grille du jardin, il devait émigrer le lendemain matin et ne pouvait attendre davantage. Je fis répondre qu’il était un peu tard de toutes les façons pour demander conseil, et je me rendormis sans comprendre que la police de M. de Bismarck l’avait offert l’appât d’une bonne action pour l’attirer hors de mon domicile et m’emporter la nuit, sans scandale, à Strasbourg.

Le lendemain matin, à six heures, le renégat de la police revenait frapper à ma porte, et, pour nous rassurer sans doute, il avait remplacé par un chapeau de paille sa casquette aux couleurs de l’Empire allemand. On eut à peine le temps de lui répondre qu’il était trop tôt pour recevoir des visites ; le commissaire de police accourait sur ses talons, après avoir fait attacher le chien de garde et arrêté nos gens qui voulaient nous avertir. Il crie en allemand qu’il faut ouvrir les portes, on répond que je suis sorti, il tire un sifflet de sa poche, et deux gendarmes, le casque en tôle et le revolver au côté, viennent pour lui prêter main-forte. Par le plus grand des hasards, un serrurier au service de l’autorité prussienne marchait sur les talons des gendarmes. Le commissaire annonce que si la porte ne s’ouvre pas à l’instant, elle va être enfoncée.

Tout ce bruit m’avait décidément éveillé, on peut le croire ; il avait même éveillé en moi l’instinct de conservation, et j’éprouvais un désir immodéré de gagner la forêt prochaine. Cela ne semblait ni impossible ni même difficile, pourvu que ma sortie coïncidât avec l’entrée du commissaire et de ses hommes. Il suffisait de gagner une petite tourelle qui conduit au grenier, et qui, vers la moitié de sa hauteur, s’ouvre sur la campagne. Mon plan est bientôt fait, je saisis au hasard les vêtements qui me tombent sous la main, je m’habille en courant à mon but, et, quand je suis au pied de la tourelle, je dis qu’on peut ouvrir à la police. Malheureusement, la petite porte sur laquelle je comptais était close depuis un an par une barre de bois bien vissée, et le commissaire qui s’était lancé à ma poursuite, avec un flair qui honorerait un chien de chasse, me traqua vivement et me prit.

L’homme m’arrête au nom de la loi ; il exhibe un mandat d’amener orné du timbre du conseil de guerre ; mais, pour me prouver que j’ai eu tort de lui refuser ma confiance, il s’empresse d’accumuler les mensonges l’un sur l’autre. « L’affaire est de peu d’importance, dit-il, c’est le juge d’instruction qui désire vous parler à Strasbourg. » J’offre de me rendre à Strasbourg sur parole : il s’excuse sur la nécessité de me mettre d’abord en relation avec le procureur impérial de Saverne. Va pour le procureur impérial ! Mais j’ai besoin de m’habiller un peu avant de comparaître devant un si haut personnage. On me permet de faire ma toilette entre deux gendarmes, au milieu des cris effarés des enfants et des femmes, qui pleurent toutes, sauf une, tandis que M. le commissaire, avec sa barbe rousse en éventail, se promène dans l’appartement et semble inventorier nos pendules.

Quand je suis prêt, nous partons à pied pour Saverne, le commissaire à ma gauche, le renégat à ma droite, les gendarmes et leurs revolvers à quelques pas en arrière.

À l’entrée de la ville, le commissaire, d’un ton tort doux, m’invite à prendre une route circulaire qui contourne les trois quarts de la ville. Je réponds qu’il ne me répugne point de parcourir la Grand’Rue en sa compagnie ; mais il insiste de manière à me faire comprendre que l’éclat de cette arrestation l’embarrasse plus que moi. La route qu’il a choisie est presque déserte ; à peine si nous rencontrons cinq ou six braves ouvriers qui me saluent cordialement, et par un long détour nous arrivons à quelques pas du tribunal où le procureur impérial est censé m’attendre.

Mais le tribunal est à gauche et l’on me fait tourner à droite. Je devine que nous ne verrons pas MM. les magistrats du roi Guillaume sans passer par la prison.

Je la connais depuis longtemps, la prison cellulaire de Saverne, je la connais pour l’avoir côtoyée, il y a tantôt dix ans, dans un procès de presse qui i fait quelque bruit en Alsace. Depuis cette aventure, je n’ai jamais passé devant la lourde porte, où le fer se marie au chêne, sans rire un peu de ces dangers de ma jeunesse. Du diable si je m’attendais à franchir ce seuil inhospitalier dans la maturité de mon âge et de ma raison ! Il paraît cependant que nous devions finir par là. C’était écrit.

On m’écroue, et après m’avoir pris ma montre et mon argent, on me conduit au premier étage. Là, pour plus de précaution, et quoique les gendarmes n’eussent perdu aucun détail de ma toilette, un gardien m’invita à dépouiller mes vêtements, sans excepter le pantalon, les visita un à un et les palpa sur toutes les coutures. Il prit ensuite un morceau de craie, et sur l’ardoise qui décorait ma porte il écrivit au-dessous de l’indication Isolirtzelle, le nom du prévenu.

II

La cellule isolée (Isolirtzelle) où l’on m’avait mis au secret est une vaste chambre de 45 à 50 mètres superficiels, très-proprement peinte à la chaux et éclairée par deux fenêtres haut placées que le soleil levant emplissait alors de sa clarté. Je n’ai rien vu d’aussi grand ni d’aussi sain au dépôt de la préfecture de la Seine, où M. Campenon, l’aimable substitut, a bien voulu me promener il y a deux mois. En revanche, le mobilier laissait beaucoup à dire : il se composait d’une table, d’un banc et d’un lit dont les draps, découpés dans la toile d’emballage, étaient couverts de plumes par un oreiller décousu. Mais je ne songeais guère à dormir, et mon premier besoin fut d’arpenter la chambre dans tous les sens ; j’y fis au moins trois lieues, à grandes enjambées, en me livrant à mes réflexions.

S’il faut tout dire, je n’étais nullement rassuré sur la fin de cette aventure, et je fus démoralisé un moment par la perspective de l’inconnu. Après un examen de conscience long, sérieux, sévère jusqu’à l’excès, je restai convaincu que les Prussiens m’avaient cherché une querelle d’Allemand ; mais comment me dissimuler qu’ils étaient juges et parties dans l’affaire et maîtres de me garder longtemps ? En bonne foi, ils ne pouvaient me reprocher que des articles de journal publiés en France, sous le régime des lois françaises, et presque vieux d’un an ; or leur législation elle-même prescrit par six mois les délits de presse. J’avais visité les travaux, fort suspects à mon sens, qu’ils exécutent autour de Belfort ; mais je l’avais fait prudemment, à distance respectueuse, et sans enfreindre aucune consigne. Je n’avais pas prononcé de discours dans une brasserie, comme un journal de Paris l’a conté sans mauvaise intention, je n’étais même entré dans aucune brasserie.

Ai-je besoin de réfuter l’invention beaucoup moins innocente du Times, qui m’accuse d’avoir assassiné un soldat allemand sur les bords de la Sarre ? Le Times a grand tort de se faire plus Prussien que M. de Bismarck ; il a tort de publier sans contrôle des récits qui se contredisent eux-mêmes. Si j’avais, comme il le raconte, suivi l’état-major du maréchal de Mac-Mahon, je n’aurais pas campé sur les bords de la Sarre ; l’itinéraire du vaillant maréchal est bien connu. J’ai passé quelques jours devant la Sarre, mais avec le corps de M. de Failly, et les honnêtes gens de toute profession qui se trouvaient autour de moi, officiers, écrivains, bourgeois de Sarreguemines, savent bien que je n’ai touché aucune arme, sinon ma plume.

Le Times affirme que, non content de commettre un crime qui répugne à tout homme civilisé, j’ai publié ce misérable exploit et je m’en suis fait gloire ; je regrette vraiment, pour le Times, qu’il n’ait pas pris la peine de feuilleter la collection du Soir, où tous mes récits de la guerre ont paru. Il aurait vu que cette calomnie, indigne de figurer dans le plus grand journal de l’Europe, est l’invention gratuite de quelque prussophile enragé.

Et quand je dis gratuite, je ne suis pas sûr d’employer le mot juste.

Mais je n’avais pas le Times dans ma prison. Et pourtant, je l’avoue au risque de prêter à rire, j’ai pensé plusieurs fois à lui, à lui-même, au Times, dans ces premières heures d’angoisses.

Je me disais : « Les Prussiens sont capables de tout ; plus je suis innocent, plus je dois craindre qu’ils prolongent ma détention préventive pour le plaisir de torturer un ennemi et de tuer les pauvres êtres que j’ai laissés derrière moi. Les journaux français auront beau protester ; il est de bon ton, à Berlin, de dédaigner la presse française ; on ne les lira point. Mais le Times se fait lire partout, il impose aux vainqueurs, il contraint les rois absolus de rentrer en eux-mêmes, car, chaque fois qu’il parle, on croit entendre la voix d’une grande, puissante et généreuse nation. Quand le Times aura dit son mot, ma prison s’ouvrira toute seule ! » Je demande pardon au Times de l’avoir jugé de la sorte, et je jure de ne plus retomber dans une si grossière erreur.

Vers onze heures du matin (ma montre étant emprisonnée à part, je ne garantis pas les heures), l’arrivée d’un litre de bouillon me prouva qu’on ne m’oubliait pas chez nous. J’ai su depuis que le porteur de ce message alimentaire, un jeune avocat de Saverne, inscrit au barreau de Dijon, avait été retenu trois quarts d’heure par le zèle de mes geôliers. Les portes des prisons sont avares, elles s’ouvrent plus volontiers pour recevoir les gens que pour les rendre. Bientôt après, on m’envoya un déjeuner fort appétissant pour tout autre qu’un prisonnier ; je l’effleurai à peine du bout des dents, et cette suppression de l’appétit m’inspira des idées lugubres. Je pensais que ma femme, elle non plus, n’avait pas faim, et je me demandais comment elle pourrait nourrir notre petite Suzanne. Grâce à Dieu, les hommes d’État qui disposent de la liberté des gens ne sont jamais entrés dans ces humbles détails.

Je voulus essayer de la lecture ; il me semblait qu’avec un livre je ne serais plus seul dans ma cellule. Le geôlier m’apporta le Génie du christianisme en trois volumes. Il y avait plus de vingt ans que je n’avais lu une page de Chateaubriand, sauf les Mémoires d’outre-tombe, qui ont l’air d’être écrits par un autre homme, plus vif et moins guindé que lui. Le tome Ier du Génie, feuilleté d’une main distraite, car mon esprit lui-même avait perdu l’appétit, me laissa sous une impression bizarre. D’abord l’ouvrage sentait horriblement la pipe ; sans doute parce que le corps de garde et la bibliothèque ne faisaient qu’un ; et cette odeur contrastait de la façon la plus étrange avec le style. Et puis, je me heurtais à chaque pas aux assertions les plus invraisemblables, j’apprenais que le mot foyer est un dérivé de foy ou foi, et qu’on a reconnu dans les Védas une imitation du Pentateuque. Enfin, l’auteur, dans son beau style à grands ramages, me faisait l’effet d’un avocat qui plaidait les circonstances atténuantes en faveur de la religion, sans y croire. J’étais sans doute injuste, et je me rappelai un mot de Lamennais qui déclare qu’on ne sait pas écrire en prison. Il est probable, pensai-je en moi-même, qu’on n’y sait pas lire non plus.

De temps à autre, un léger bruit m’apprenait que j’étais observé à travers le petit trou du guichet, et je m’empressais aussitôt de faire bonne contenance. Je me frottais les mains, je me promenais en souriant, je prenais une physionomie expressive qui devait dire au curieux, quel qu’il fût : Ces Prussiens sont de grands sots, il me servent en croyant me nuire, et je me moque de leur prison ! Mais, au fond, j’avais le cœur serré.

Le médecin de la prison, M. Hirtz, un bon homme que je connais d’ancienne date, vint me voir dans l’après-midi. « J’apprends que vous êtes malade, me dit-il, et j’accours. » Je lui répondis sans mentir que j’avais été très-souffrant, mais que je ne l’étais plus. Le fait est que ces émotions, quoique assez peu réconfortantes en elles-mêmes, m’avaient guéri comme par enchantement ; le mal moral avait dérivé la douleur physique, et je ne me suis jamais mieux porté que durant ces huit jours. Une deuxième visite succéda sans interruption à la première ; en voyant entrer M. Weber, avoué de Saverne et notre vieil ami, je pensai que pour un prisonnier au secret, je n’étais pas trop rigoureusement isolé.

M. Weber me conta qu’averti par ma femme, il avait couru chez le Kreisdirector (sous-préfet) et chez le procureur impérial. Ces messieurs n’étaient pour rien, disaient-ils, dans mon arrestation ; l’ordre venait de Berlin, j’étais poursuivi par le ministre de la guerre. D’ailleurs, le fonctionnaire et le magistrat promettaient de me traiter avec les plus grands égards, tant que je resterais à Saverne. Mais pourquoi diable me garder à Saverne, où l’on ne pouvait ni juger ni même instruire le procès ? J’enrageais à l’idée de languir plusieurs jours peut-être, sans faire un pas vers la solution.

Quand je vis le geôlier changer les draps du lit, apporter les ustensiles les plus indispensables de la toilette et m’installer assez proprement, j’en conclus qu’on voulait me garder longtemps à Saverne, et je me pris à maudire les pauvres gens qui faisaient de leur mieux. Mais à peine eurent-ils fini, que la porte s’ouvrit de nouveau et qu’on m’invita à descendre. Le commissaire et les gendarmes m’attendaient au greffe pour me conduire Strasbourg. On me rendit ma montre et mon argent, en m’invitant à vérifier le compte.

— Eh ! parbleu, répondis-je, j’aime à croire que si vous étiez des voleurs, vous ne seriez pas des geôliers.

Mon commissaire du matin prit un nouveau détour pour me mener discrètement à la gare, mais l’éveil était donné. On avait remarqué que la police mettait ses gants, de vieux gants noirs déteints qui ne servaient que dans les occasions solennelles ; il n’en fallait pas davantage pour apprendre à tout le pays que j’allais être transféré. La foule se porta donc à la gare, et si j’ai fait un peu de bien dans ma vie aux honnêtes gens de cette pauvre petite ville très-française, j’en fus plus que payé ce jour-là par la sympathie générale. En dépit des gendarmes, et à la barbe rousse du commissaire, je me vis entouré, embrassé, presque fêté.

Il n’y eut pas de secret qui tint, plus de vingt personnes trouvèrent le moyen de s’entretenir avec moi. On m’apprit qu’un de nos amis m’avait devancé à Strasbourg pour chercher un avocat, tandis qu’un autre allait porter une dépêche au télégraphe français d’Avricourt. C’était à qui se chargerait d’un message pour ma famille.

L’encombrement fut tel et la manifestation prit en un rien de temps une couleur si franchement patriotique, que le commissaire me pria d’entrer au buffet. Il fallut l’arrivée du train, à quatre heures, pour rassurer ce pauvre agent de la Prusse ; il me fit monter avec lui dans un compartiment de seconde classe, il se flanqua d’un gendarme à revolver, et, poussant un soupir de soulagement, il partit au milieu d’une immense bordée de coups de chapeau qui ne s’adressaient pas à lui.

En débarquant à Strasbourg, je trouvai sur le quai de la Gare mon vieil ami Pfortner, célèbre avocat alsacien, qui a opté et qui abandonne un revenu de 25,000 francs pour recommencer sa carrière à Dijon. Il me présenta à son compagnon, M. Schneegans, avoué de grand talent, qui plaide également bien en français et en allemand, et qui avait bien voulu se charger de ma défense. L’un et l’autre, en deux mots, me mirent au courant de l’affaire et calmèrent mes inquiétudes :

— Il s’agit, dirent-ils, de vos articles du Soir ; on vous poursuit pour haute trahison, mais personne ne croit l’accusation soutenable. Cependant tout est possible ici. L’essentiel est que les magistrats sont décidés à mener rondement les choses ; vous serez jugé le 25 au plus tard, peut-être même tiendra-t-on d’ici là une séance extraordinaire. Le conseil de guerre est mieux composé en ce moment que vous ne semblez le croire, et le juge d’instruction qui s’occupe de vous est un fort honnête homme, très-modéré et très-sensé.

III

Tout en causant, M. Schneegans et Pfortner me conduisent à une voiture découverte, où je monte avec le commissaire à ma gauche et le gendarme devant lui. Le voyage ne fut pas long ; au bout de cinq ou six minutes, nous étions arrêtés dans la petite rue du Fil, entre une habitation brûlée par le bombardement de 1870 et la maison d’arrêt. Le commissaire court au cabinet du juge d’instruction pour lui rendre ses comptes, tandis que le gardien-chef et le greffier prennent possession de mon humble personne. Le greffier, un jeune Prussien, qui ne sait pas deux mots de français, après m’avoir repris ma montre et mon argent, inscrit sur un grand livre mon signalement détaillé.

Il me fait passer sous la toise, comme un conscrit, il m’oblige à montrer mes dents, comme un cheval à vendre. Au milieu de ces opérations bizarres, Pfortner et M. Schneegans, qui nous avaient suivis à pied, viennent me recommander aux gardiens et s’informer si je n’ai besoin de rien. J’avais besoin de tout, mais grâce à leur active amitié, j’eus, le soir même, et en abondance, tout ce que je pouvais désirer, linge, papier, brosses, savon, et même des cigares. Ils s’occupèrent de ma nourriture, et, dès le premier moment de cette captivité jusqu’à la dernière heure, il n’a tenu qu’à mol de faire deux excellents repas par jour. On me promit, en outre, que, le surlendemain, lundi, le juge d’instruction laisserait ma famille et mes amis me visiter tout à leur aise, et l’espérance que j’en conçus ne fut aucunement trompée.

Au moment où j’allais monter à la pistole, le gendarme prussien qui m’avait amené vint prendre congé et me dit :

— Monsieur, je retourne à Saverne, et j’espère que vous y serez bientôt, vous aussi.

Il y a donc de braves gens partout, même en Prusse !

Quand la seconde grille, qui sépare la prison de la cour d’entrée, se fut ouverte devant moi, le premier objet qui frappa mes regards fut un portrait du roi de Prusse, enluminé comme une vieille image d’Épinal, et plus semblable à un Gambrinus de brasserie qu’à un prince de notre époque. La dévotion de quelque employé l’avait enguirlandé de fleurs de papier peint et déteint, et, par un hasard maladroit, cette glorieuse effigie était suspendue au-dessus d’un trou noir qui est le parloir des prévenus. Les parents, s’il en est, qui viennent contempler de loin, dans cette cage grillée, un prisonnier arbitrairement arrêté comme moi, n’ont qu’à lever les yeux pour admirer et bénir l’auguste auteur de leurs misères.

Le gardien-chef, un Alsacien qui s’est trouvé trop pauvre pour rester Français, me fit monter au premier étage, et, en mettant la clef dans la serrure de mon logis, il me dit avec bonhomie :

— Il y a déjà un jeune homme dans la chambre ; j’espère que cela ne vous fait rien ?

— Mais cela me fait beaucoup, au contraire. Est-ce que je n’ai pas le droit d’être seul ? Vous aviez promis de me mettre à la pistole.

— Vous y êtes ; seulement nous n’avons que cette chambre en tout dans la maison, et, par malheur, elle est à demi occupée.

— Arrangez-vous pour m’en trouver une autre. Si c’est une question d’argent, je donnerai tout ce qu’il faudra.

— Vous m’offririez cent francs par jour au lieu des neuf sous que vous allez payer ici, cela ne rendrait pas la maison plus grande. Nous sommes à l’étroit et nous avons quatre-vingt-quinze détenus.

— Mais encore avec qui me logez-vous ? de quoi est-il accusé, ce jeune homme ?

— Affaire de coups et blessures, une querelle de cabaret ; mais ce n’est pas un méchant garçon, vous verrez.

— Allons, voyons !

Il ouvrit donc la porte et je fus saisi, dès le seuil, par une vapeur humide et nauséabonde.

On avait lavé le plancher, comme tous les samedis, et l’on s’y était pris si tard que, malgré la fenêtre ouverte, l’odeur du savon gras et du vieux bois mouillé serrait la gorge et soulevait le cœur.

Cette entrée en matière m’avait assez mal disposé, et je me demandais comment, la fenêtre fermée, nous dormirions dans ce cloaque. Ce fut bien pis lorsque mon jeune compagnon m’eut conté sa petite histoire. Il s’était querellé après boire avec un de ses camarades, il l’avait frappé d’un couteau et la blessure avait été suivie de mort. J’ai toujours ouï dire que les prévenus d’un délit de presse, et même les condamnés, obtenaient, en pays civilisé, une prison fort habitable, et je n’ai jamais vu qu’on les mit en ménage avec des meurtriers.

Toutefois, quand j’eus fait plus ample connaissance avec mon voisin de chambrée, je changeai d’avis sur son compte et je ne tardai point à le trouver intéressant. C’était un enfant de dix-neuf ans, petit et imberbe. Son père, un pauvre garde forestier, habitait vers la Wantzenau, le pays des bonnes poules ; il y avait cinq jeunes sœurs à la maison, et le garçon parlait de sa famille avec une tendresse touchante. Il déplorait de tout son cœur le mouvement de vivacité qui lui avait fait porter la main sur un de ses plus chers camarades. Ces jeunes Alsaciens sont quelquefois terribles, jamais méchants ; le malheur est qu’ils aient la tête si prêt du bonnet et la main si près du couteau.

J’ai eu le temps d’étudier celui qui partageait ma mauvaise fortune ; il est d’un naturel doux et mélancolique. Détenu depuis un mois, obligé d’attendre en prison les assises de novembre, il sentait vivement la nostalgie des forêts natales et du toit paternel. Je l’ai trouvé non-seulement très-convenable en tout, mais serviable et même cordial ; et, dans nos longs tête-à-tête, je ne lui ai pas entendu dire un mot qui ne fût d’un brave garçon.

J’avais essayé de dîner, à la lueur de sa chandelle, sur la petite table où nous devions nous asseoir tour à tour, lorsqu’un gardien vint m’annoncer que le juge d’instruction m’attendait. Je le suivis lestement, charmé de voir que la justice de M. de Bismarck ne traînait pas les choses en longueur. Arrêté à six heures du matin, entendu à sept heures du soir ! C’est un sort dont tous les prévenus s’accommoderaient volontiers.

Les magistrats instructeurs sont aussi mal installés à Strasbourg qu’à Paris, et par suite de circonstances analogues. Là-bas aussi, le palais de justice est brûlé. Mais ils ont la consolation de savoir qu’il a été brûlé pour eux, par les obus de leur glorieux maître.

M. Merrem, juge d’instruction auprès du conseil de guerre mixte, est un homme d’environ trente ans, fort bien de sa personne et décoré d’une jolie barbe blonde dont il paraît avoir grand soin. Il me reçut très-poliment, s’excusa d’être mal logé et demanda si je pouvais subir mon interrogatoire en allemand. Je répondis que, sans ignorer la langue allemande, je ne m’en servais pas assez bien pour l’employer dans une circonstance si grave ; qu’un accusé ne doit sacrifier aucun de ses avantages, et qu’en faisant venir un interprète on m’obligerait beaucoup.

— Malheureusement, reprit-il, je n’ai pas d’interprète sous la main, mais j’entends assez le français pour vous comprendre, et nous nous expliquerons chacun dans notre langue, si vous voulez.

Ainsi fut fait ; et devant le greffier, M. Merrem procéda aux questions d’usage : Où êtes-vous né ? En quelle année ? Êtes-vous marié ? Combien d’enfants ? Avez-vous de la fortune ? Vous n’avez jamais subi aucune condamnation ? Il prit ensuite un vieux numéro du Soir, daté du 26 octobre 1871, et demanda si je reconnaissais avoir écrit le feuilleton de ce journal[1] ?

Je n’avais pas à le nier ; mais à mon tour je demandai en vertu de quel principe un citoyen français, Français par la naissance et, pour ainsi dire, doublement Français par l’option, pouvait être jugé par un tribunal étranger pour un article écrit et publié en France. À supposer, ce que je nie, que l’article dont vous parlez constitue un délit, ce délit ne peut être puni qu’aux termes de la loi française, en vertu de l’axiome : Locus regit actum, et par les tribunaux de mon pays. Je récuse énergiquement la compétence d’une magistrature étrangère, et je proteste au nom du droit des gens contre une arrestation que rien ne justifie, sinon le droit de la force.

Le juge, qui m’avait écouté de toute son attention, me dit : — Voilà votre système, voici le nôtre. L’accusation estime qu’un délit de presse est censé commis partout où se répand le livre ou le journal.

— Quoi ! si j’allais à Pékin, l’année prochaine, j’y pourrais être arrêté, selon vous, pour avoir imprimé à Paris que l’empereur de la Chine a tort de refuser une constitution à son peuple ?

— L’accusation n’y verrait aucun inconvénient.

— Je comprendrais, à la grande rigueur, qu’on me jugeât en Allemagne pour avoir répandu, propagé, distribué des articles hostiles sur le territoire annexé. Il y aurait délit de colportage commis chez vous. Mais je ne suis pas même l’éditeur, ou le rédacteur en chef, ou le gérant responsable du Soir.

— Vous êtes son complice, pour lui avoir fourni les moyens de commettre un délit.

— Quel délit, s’il s’est contenté de vendre le journal à ceux qui lui en faisaient la demande ? Comment ce numéro du Soir est-il tombé entre vos mains ? Est-ce moi qui vous l’ai envoyé ? Est-ce mon ami Hector Pessard ?

— Nous nous sommes abonnés au journal.

— Ne vous en prenez donc qu’à vous-mêmes, si vous avez eu l’ennui de lire quelques vérités désagréables. C’est vous qui avez introduit le Soir en Alsace, c’est vous qui êtes les coupables. Pourquoi n’avez-vous pas fait arrêter le journal à la frontière par vos employés de la poste et vos douaniers ? pourquoi, si vous aviez à vous plaindre de moi, n’avez-vous pas invité le gouvernement français à me poursuivre en France ? Qu’est-ce que ce procédé qui consiste à garder, onze mois durant, au fond d’un tiroir, un mandat d’amener qu’on exécute par surprise sur la personne d’un passant ?

— Vous savez qu’on arrête un prévenu quand on peut.

— Mais de quoi suis-je prévenu ? Je connais cet article que vous incriminez ; il est plein de critiques hostiles, malveillantes, dont le but, j’en conviens, n’a jamais été de vous plaire ; mais qui ai-je calomnié ?

— Vous avez raconté certains faits que vous auriez du mal à prouver : celui-ci, par exemple.

En même temps il me mit sous les yeux un paragraphe qui signalait certaines manœuvres des émissaires de M. de Bismarck.

Je convins que la preuve était peut-être difficile faire, mais en maintenant que je n’avais point inventé le fait, que je le tenais de bonne source, et que je l’avais publié de bonne foi.

— Le code allemand n’admet pas la bonne foi comme une excuse.

— Je le comprends ; mais supposons que je me sois trompé sur quelque point de fait, en vertu de quelle loi votre conseil de guerre pourrait-il me punir ?

Le magistrat me fit lire l’article 5 d’une ordonnance promulguée en Alsace-Lorraine au commencement de septembre 1870, en me priant de remarquer qu’elle n’était pas abrogée. Cet article nuit d’un emprisonnement d’un an au maximum et d’une amende de 500 thalers quiconque aura forgé ou répandu de fausses nouvelles sur les opérations militaires ou les événements politiques.

Je répondis qu’abrogée ou non, cette ordonnance n’avait jamais été qu’un instrument de terreur au service de l’armée d’invasion ; qu’à la rigueur, le roi Guillaume avait le droit d’intimider les semeurs de fausses nouvelles, ceux qui seraient tentés de le faire passer pour mort, ou fou, ou vaincu en bataille rangée ; mais qu’un article de journal, publié huit ou neuf mois après la paix, n’avait rien à démêler avec l’article 5.

Le juge ne le nia pas, car il était sincère et, si je ne m’abuse, médiocrement convaincu de la solidité de l’accusation ; mais il se rabattit sur un autre article, le premier, si je ne me trompe, du nouveau code pénal, et qui punit cruellement le crime toujours vague de haute trahison, fût-il commise l’étranger. Je répondis qu’il y avait un abîme entre un article de journal et un crime de haute trahison ; que les deux mots juraient ensemble, que l’opinion du monde entier s’élèverait contre la prétention du parquet allemand s’il osait soutenir cette thèse ; que le ministère public me semblait terriblement fourvoyé ; qu’il ne pourrait jamais, quel que fût son mauvais vouloir, obtenir contre moi une condamnation capitale, que j’aurais donc mon tour et que je jugerais après avoir été jugé.

M. Merrem, avec sa politesse imperturbable, me dit : Oui, je suis sûr que vous ferez une description inintéressante.

Là-dessus, il me fit signer l’interrogatoire, promit d’adoucir ma prison par tous les moyens en son pouvoir et de hâter le dénoûment.

IV

Cette première entrevue avec un magistrat prussien me laissa sous une impression singulière. J’étais pour ainsi dire suffoqué par l’absurdité de l’accusation, pétrifié par la perspective des peines monstrueuses que M. Merrem m’avait laissé entrevoir, révolté par l’insolence de ce parquet, qui niait le droit des gens à la face de l’Europe ; mais les façons courtoises du juge d’instruction, le calme et la modération dont il ne s’était jamais départi, et surtout l’air réfléchi de son visage et la scrupuleuse attention avec laquelle il semblait peser le pour et le contre, me rassuraient à moitié. Il me semblait que le destin, un destin fort invraisemblable, m’avait donné un allié dans le camp ennemi, et l’événement m’a prouvé que je ne m’abusais pas.

On me ramena dans ma chambre, on ferma le verrou, j’échangeai le bonsoir avec mon petit meurtrier, et je me jetai sur un lit dur et inégal comme ces las de cailloux qui bordent les routes. Toutefois, après une nuit plus tourmentée que je ne saurais le dire, le réveil fut presque gai. Il faisait beau, la lumière et l’air du matin emplissaient la chambre ; le plancher, si marécageux la veille au soir, était resplendissant de propreté, les parois blanches ne montraient pas une tache. Toute cette prison, que j’ai pu visiter dans ses moindres recoins avant d’en sortir, est tenue, je dois le dire, avec un soin méticuleux. Il ne s’est guère passé de jour où je n’aie rencontré, soit dans l’intérieur, soit dans les cours, un ouvrier, toujours le même, qui passait les murs au lait de chaux.

À peine avions-nous terminé notre toilette qu’un gardien nous demanda si nous voulions nous promener dans la cour. J’y descendis en hâte et j’y pris autant d’exercice qu’on en peut prendre dans une heure. Cette cour est presque un jardin ; on y voit cinq ou six gros tilleuls tondus de près et enfermés dans de petits carrés de plantes potagères. Quelques fleurs communes végètent çà et là, comme par hasard, au milieu des salades et des choux. Au pied de la prison, une vigne qu’on n’a point palissadée, et qui forme une sorte de berceau, était chargée de raisins mûrs. C’était de l’auxerrois, les moineaux en faisaient ripaille à la barbe du vigneron, c’est-à-dire du gardien-chef. Il leur jeta quelques cailloux qui les dérangèrent à peine, et s’en vint causer avec moi.

Je n’ai presque jamais passé auprès d’une manufacture sans y entrer, s’il était possible, et sans la visiter dans ses détails. Aussi, ce matin-là, profitai-je de la circonstance pour étudier cette fabrique de pleurs et de grincements de dents qu’on appelle une maison d’arrêt. Le gardien-chef, qui se nomme Haag, m’apprit des choses intéressantes. Il m’expliqua d’abord pourquoi beaucoup d’employés des prisons avaient accepté, comme lui, le service de la Prusse. Marié, père de trois enfants, il touchait 800 francs par an, du temps des Français, après quinze ans de service. Les Prussiens lui en donnent 2,700, outre le logement, le chauffage et l’éclairage. Les simples gardiens, qui ont à se loger en ville, touchent 2,400 francs environ, tout compris. On ne pouvait guère espérer que de pauvres gens mécontents de leur sort résisteraient à de telles amorces. Aussi le personnel de la prison est-il mi-parti d’Allemands importés et d’Alsaciens demeurés.

Les deux tiers environ des prévenus sont Alsaciens ; la nouvelle population allemande fournit le reste. On les soumet tous à un régime assez dur pour des prévenus. Ils se lèvent à cinq heures du matin, et, un quart d’heure après, ils doivent avoir fait leurs lits et quitté le dortoir. Leurs logements que j’ai vus ne sont ni assez grands ni suffisamment ventilés pour des chambrées de trente hommes. La nourriture arrive toute préparée de la maison de correction : elle se compose de pain noir et de trois soupes par jour. De temps à autre, on ajoute à la ration 40 grammes de viande hachée menu ; si peu, que l’analyse chimique en trouverait à peine une trace. Les détenus travaillent presque tous ; les uns s’occupent à dépecer de vieux câbles goudronnés, dont l’étoupe est mise au pilon dans une papeterie ; les autres font des brosses, des souliers pour la troupe ; d’autres passent leur temps à trier du café pour un épicier de la ville.

Sur ces travaux adjugés au rabais, l’État prélève 60 pour cent ; et sur le maigre pécule qui reste, les détenus n’ont pas même le droit d’acheter des aliments un peu mangeables. Le seul extra qu’on leur permette est un litre de bière ou un demi-litre de vin, le samedi soir. C’est un régime bien sévère pour des malheureux dont plusieurs sont aussi innocents que je l’étais moi-même. J’ai vu passer un jour certaine soupe à la farine dont l’odeur me poursuivra toute ma vie. Et parmi ceux que la prison met dans l’alternative ou de souffrir la faim, ou d’avaler ce brouet nauséabond, il se trouve pourtant des hommes qui n’ont ni tué, ni volé, ni même mendié. La prison préventive est peut-être un mal nécessaire, je n’en jurerais point, mais je sens qu’il est monstrueux de traiter en coupables ceux qu’aucun juge n’a condamnés.

J’ai fini par m’orienter, avec un peu d’aide, et je vois que la maison d’arrêt est située entre le canal de l’Ill et la belle promenade, belle autrefois, du Broglie. Si ma fenêtre, qui s’ouvre au midi, n’était barrée jusqu’à moitié de sa hauteur par une persienne fixe, je verrais devant moi la cathédrale et ce qui fut le musée, à gauche, ce qui fut le théâtre et la préfecture, et sur la droite, les ruines du palais de justice.

Au temps du dernier siège, les obus prussiens, dirigés de Schiltigheim sur la cathédrale, enfilaient la maison d’arrêt ; ils venaient souvent éclater dans la cour où je me promène, ils ont criblé le mur de clôture. Le gardien me raconte qu’on a ramassé trente-six quintaux de fer et six quintaux de plomb dans cette étroite enceinte de la prison.

Tandis que je l’écoute, sa servante, une petite Alsacienne joufflue, entre dans la cour. Elle porte deux pigeonneaux dans une main et un couteau dans l’autre, et sans penser à mal elle s’adresse à mon jeune compagnon de la pistole : « Vous devez savoir, vous… rendez-moi donc service. » Cruelle ironie du hasard ! Le malheureux enfant n’a rien compris, sinon qu’il pouvait être utile, et déjà… mais le gardien-chef, qui a vu mon haut-le-corps, renvoie aussitôt les pigeons, le couteau et la fille.

Tout compte fait, ce dimanche vide, sans interrogatoire et sans visites, ne m’a pas semblé trop long. J’ai retrouvé un de ces vieux livres qui avaient charmé mon enfance : c’est la première année du Magasin pittoresque à deux sous. Honnête et sage publication, qui a servi de modèle à vingt autres, mais qui, malheureusement, ne leur a pas servi d’exemple. Quel usage discret de l’actualité ! quel vif désir d’instruire en amusant, et de porter à tous les étages de la société les idées les plus justes et les connaissances les plus utiles ! Je ne saurais exprimer tout le charme que je retrouvais après quarante années, ou peu s’en faut, dans ces articles courts, impersonnels, empreints d’un vrai bon sens bourgeois et d’une philosophie douce. Le style a quelque peu vieilli et les gravures sur bois nous reportent à l’enfance de l’art, mais ces défauts eux-mêmes sont attachants par leur bonhomie.

J’ai rencontré pourtant, dans le nombre, un article qui m’a fait bondir. Et je l’ai copié ab irato, et je le jette ici avec un dépit mal apaisé, car il est un monument de cette infatuation nationale qui nous a conduits où nous sommes et m’a mené

moi-même où je suis ! Jugez-en :
Une bataille du temps de la république

« On entamait l’action avec des nuées de tirailleurs à pied et à cheval ; lancés suivant une idée générale plutôt que dirigés dans les détails du mouvement, ils harcelaient l’ennemi, échappaient à ses masses par leur vélocité, et à l’effet de son canon par leur éparpillement. On les relevait afin que le feu ne languît pas, on les renforçait pour les rendre plus efficaces.

« Il est rare qu’une armée ait ses flancs appuyés d’une manière inexpugnable ; d’ailleurs, toutes les positions renferment en elles-mêmes, ou dans l’arrangement des troupes qui les défendent, quelques lacunes qui favorisent l’assaillant. Les tirailleurs s’y précipitaient par inspiration, et l’inspiration ne manquait point dans un pareil temps et avec de pareils soldats. Le défaut de la cuirasse une fois saisi, c’était à qui porterait son effort. L’artillerie volante — on appelait ainsi les pièces servies par des canonniers à cheval — accourait au galop et mitraillait à brûle-pourpoint. Le corps de bataille s’ébranlait dans le sens de l’impulsion indiquée ; l’infanterie en colonnes, car elle n’avait pas de feu à faire ; la cavalerie intercalée par régiments ou en escadrons, afin d’être disponible partout et pour tout. Quand la pluie des balles et des boulets de l’ennemi commençait à s’épaissir, un officier, un soldat, quelquefois un représentant du am peuple, entonnait l’hymne de la victoire. Le général mettait sur la pointe de son épée son chapeau, surmonté du panache tricolore, pour être vu de loin et pour servir de ralliement aux braves. Les soldats prenaient le pas de course ; ceux des premiers rangs croisaient la baïonnette ; les tambours battaient la charge ; l’air retentissait des cris mille et mille fois répétés : « En avant ! en avant !… Vive la République !… »

« Pour résister aux enfants de la patrie, il eût fallu être aussi passionné qu’eux-mêmes. Nos fantassins, hauts de cinq pieds, ramenaient par centaines les colosses d’Allemagne et de Croatie.

« Le général Foy. »

C’est vous, phraseurs absurdes, qui les avez ramenés, les colosses d’Allemagne, et ramenés, hélas ! jusqu’à Paris. Ô la brillante théorie et la victorieuse tactique ! Mais un troupeau de lions qui manœuvrerait de la sorte se ferait dévorer par un agneau savant ! Si la France n’avait pas cru à ces billevesées, si toute une nation n’avait point applaudi durant un demi-siècle ces contes à dormir debout, je ne serais pas enfermé dans une prison de Strasbourg par les esclaves du roi de Prusse !

Sur le tard, le directeur des prisons de l’Alsace-Lorraine, accompagné de l’inspecteur de Strasbourg, m’est venu visiter dans ma chambre. Il m’a dit, en français, fort poliment, qu’il était disposé à faire, en ma faveur, tout ce que le règlement permettait ; il m’a promis que, dès demain, je serais seul dans ma chambre ; il s’est même informé si j’avais assez d’argent au greffe. Je n’ai pu que le remercier et lui dire que j’étais bien traité par tout le monde et que je ne manquais de rien.

Le lendemain, lundi, les visites se succédèrent dès le matin, et la première de toutes avait une telle importance que j’ai dû la noter dans ses moindres détails.

Un homme très-distingué et digne de toute confiance se présenta à moi avec un message verbal de M. de Clercq :

— Le ministre plénipotentiaire chargé de la liquidation d’Alsace-Lorraine a reçu, me dit-il, de M. de Rémusat, une dépêche qui vous concerne ; il est autorisé à faire pour vous tout ce qu’il jugera opportun, et il désire savoir où et comment vous désirez qu’il intervienne. Est-ce à Strasbourg ? est-ce à Berlin ? est-ce par voie officieuse ou par voie officielle ?

Je répondis sans hésiter :

— Veuillez dire à M. de Clercq que je le remercie de tout mon cœur, mais que je le supplie de ne rien faire et de me laisser seul en face de la justice prussienne. L’intervention officieuse d’un diplomate français, si elle aboutissait à quelque grâce, ferait de moi l’obligé de nos ennemis, et je ne puis envisager cette idée sans horreur. Quant à l’intervention officielle, elle ne servirait qu’à mettre en relief la condition douloureuse de mon pays. Le gouvernement d’une grande nation comme la nôtre ne doit rien réclamer qu’il ne puisse obtenir par force, et lorsque les Prussiens sont encore à quelques marches de Paris, le devoir d’un citoyen est de tout endurer plutôt que de susciter la moindre affaire à la France.

V

Je n’ai pas douté un moment des sympathies de la presse française, quoique je m’y connusse, hélas ! un certain nombre d’ennemis. Depuis le premier jour de ma prison jusqu’au dernier, si j’ai pu me procurer très-peu de journaux, je les ai lus tous par intuition, et j’ai senti à mes côtés, comme un ferme appui, l’unanimité de leur patriotisme. Je faisais bien la part des circonstances, et je sa- vais que, dès le lendemain de cette épreuve, tous les Veuillots me feraient payer cher quelques bénédictions forcées ; mais je me souciais peu de leurs injures et de leurs calomnies, qui n’ont jamais déconsidéré qu’eux.

Ce qui m’importait autrement, c’était d’ôter aux ennemis intérieurs de la république toute occasion de tourner mon accident contre elle et d’accuser l’impuissance du gouvernement. Il était trop facile de prévoir que les divers partis monarchiques reprocheraient à M. Thiers de laisser un Français, arbitrairement arrêté, entre les griffes de la police allemande. Je me fis donc un devoir d’envoyer, le jour même, à M. de Rémusat, notre jeune et brillant collaborateur, M. Paul Lafargue, qui était accouru à Strasbourg pour m’offrir ses bons offices. Il retourna à Paris, vit le ministre des affaires étrangères, et, après lui avoir transmis mes plus vifs remerciements pour ses intentions bienveillantes, il lui dit que je désirais garder ce litige pour moi seul ; que les pouvoirs publics n’ont pas le droit d’assister un homme malgré lui, et que, d’ailleurs, j’étais bien sûr de me tirer d’affaire.

Les amis qui purent m’approcher ce jour-là me fournirent des explications très-vraisemblables, sinon positives, sur le fait de l’arrestation. Le mandat d’amener, lancé, le 27 octobre 1871, à la suite d’un feuilleton du Soir, était resté lettre morte jusqu’à notre retour en Alsace. En septembre 1872, un Prussien de Saverne, sous-préfet ou magistrat, avait annoncé mon arrivée au préfet de Strasbourg, en demandant des ordres. Le préfet en avait référé au gouverneur général du pays annexé, M. de Mœller, homme très-circonspect, qui, selon son habitude, renvoya la question à la chancellerie de Berlin.

Là, rien ne prouve que M. de Bismarck ou quelqu’un des puissants seigneurs qui mirent leurs yeux dans ses bottes ait daigné résoudre cette question de mince détail. Il se peut que l’ordre d’agir soit émané d’un sous-chef à poigne ou d’un intrépide commis principal : ces anonymes qui moisissent dans les bas-fonds officiels de Berlin se croient déjà les maîtres du monde. J’ai grand’peur que nous ne sachions jamais la vraie vérité sur les débuts de cette affaire. Lorsqu’un mauvais coup réussit, c’est à qui en revendiquera l’honneur ; s’il avorte, on s’en lave les mains ; vous ne rencontrez plus personne.

Mais le procureur impérial qui avait lancé le mandat, M. Staedler, était le même qui soutenait l’accusation, et qui l’a soutenue mordicus, jusqu’à la dernière heure. Non-seulement nous le tenons, mais nos amis ont pu le faire causer, et parmi ses réponses j’en ai noté deux ou trois qui méritent les applaudissements du monde.

— Prenez garde ! lui disait-on. Si le gouvernement français, usant de représailles, emprisonnait les journalistes prussiens ? Il connaît les correspondants de la Gazette de Cologne, qui insultent la France à la journée.

— Eh ! mais, répondit-il, qu’on les arrête si l’on veut. Cela nous sera bien égal !

Ce propos nous remit en mémoire l’aventure de deux reporters prussiens qui pendant le siège de Bitche y coururent sur un faux bruit, convaincus que la ville était prise. Ils furent arrêtés comme espions et logés à la citadelle, où les obus de leur gracieux roi tombaient comme grêle autour d’eux. Ces malheureux hurlaient de peur et suppliaient les chefs de l’armée assiégeante d’intervenir en leur faveur, mais on n’eut garde. Il restera toujours assez de journalistes, au gré des soudards prussiens.

Un honorable habitant de Strasbourg disait à ce M. Staedler : « Mais ne craignez-vous pas, en condamnant un écrivain français, d’ameuter contre vous l’opinion de l’Europe ? » Il répondit : « Nous n’avons pas à compter avec l’opinion, par la raison bien simple que nous sommes les plus forts. »

C’est l’école de M. de Bismarck. Il est certain que le prince-chancelier n’eût pas accompli le demi-quart des choses monstrueuses qu’il a faites, sans ce profond dédain qu’il professe pour l’opinion. Les Allemands, race servile, ne refusent rien au plus fort ; la représentation nationale lui permet de décréter les impôts et de violer toutes les lois ; les malheureux États du Sud, rossés par lui, trouvent tout naturel de se faire décimer à son profit et pour sa gloire. L’Europe elle-même, avouons-le, dans l’ahurissement général de 1870, s’est montrée quelque peu Allemande ; elle n’a rien trouvé à dire contre les arguments du canon Krupp. Mais si l’opinion, comme la vapeur, est une force compressible, elle se venge quelquefois par de belles explosions. Patience !

Cet excellent M. Staedler, un jour que l’on croyait lui avoir démontré l’illégalité de sa poursuite, s’écria : « C’est égal ! avouez qu’il faut avoir un rude aplomb pour posséder une maison à Saverne lorsqu’on écrit de telles choses contre nous ! »

Quand le mot me fut rapporté, je répondis : « Mais j’étais à Saverne avant les Prussiens ; s’il leur déplaît de s’y trouver avec moi, qu’ils s’en aillent ! Ils en ont assez vu maintenant pour savoir qu’ils n’y seront pas regrettés. »

J’étais encore sous le coup de ces impertinences, le lundi soir, lorsque M. Merrem me fit subir mon deuxième interrogatoire. Il me parut aussi poli, disons même aussi bienveillant que l’avant-veille. Le feuilleton du Soir, traduit en allemand par l’interprète du tribunal, figurait comme pièce à conviction sur sa table, et l’on avait marqué par des coups de crayon les passages incriminés. Nous les lûmes ensemble ; ils contenaient des attaques assez vives contre l’organisation de la conquête prussiennes et la conduite et le caractère de nos fonctionnaires allemands ; mais, par un hasard fort heureux, la personne du dieu Guillaume et celle de son prophète M. de Bismarck n’y étaient pas mises en cause.

Parmi les faits que j’avais énoncés, je maintins les uns pour les avoir vus moi-même et les autres pour les tenir des témoins les plus dignes de foi, mais sans compromettre personne. J’insistai d’ailleurs sur ce point que des faits, vieux d’un an pour la plupart à l’époque où je les avais publiés, ne pouvaient être considérés, comme des nouvelles, et qu’à ce titre ils échappaient à l’ordonnance de 1870.

Je rétractai pourtant deux lignes, mais spontanément : j’avais écrit que les nouveaux fonctionnaires de l’Alsace-Lorraine étaient le rebut de la nation germanique. La loyauté me faisait un devoir de dire à M. Merrem qu’un pareil jugement, fût-il justifié dans ses traits généraux, n’était pas soutenable en présence d’un galant homme tel que lui.

Galant homme, il le fut jusqu’à la dernière minute, et convint de fort bonne grâce que tous les paragraphes incriminés ne contenaient que des critiques, acerbes, hostiles, violentes même, mais de simples critiques de l’organisation prussienne en Alsace.

Toutefois comme la haute trahison, obstinément affirmée par le ministère public, était encore revenue sur le tapis, je ne crus pas inopportun de rappeler le vieux proverbe, qui dit : « On n’est trahi que par les siens. » Comment aurais-je pu vous trahir, n’ayant jamais été des vôtres ? Je suis votre ennemi, je hais les conquérants de la Lorraine et de l’Alsace, et je les hais non-seulement comme citoyen, mais comme individu. Vous avez annexé mon pays natal, Dieuze, une petite ville lorraine, c’est-à-dire plus que française, qui n’a jamais été allemande, où personne ne parle allemand, excepté vos nouveaux fonctionnaires. C’est là que mon père est enterré ; le tombeau de mon père est à vous. Vous avez annexé mon pays d’adoption, Saverne, où j’ai passé quatorze ans de ma vie, où j’ai écrit les trois quarts de mes livres, où j’ai vu naître quatre enfants, sur cinq que j’ai. Le berceau de mes enfants est à vous. Mais si je n’étais pas votre ennemi, je ne serais ni un fils, ni un père, ni un homme ! Écrivez, je vous prie, dans l’interrogatoire, que je suis votre ennemi.

Naturlich ! répondit le juge, avec l’imperturbable sérénité que j’avais déjà admirée. Et il dicta au greffier : « Je suis votre ennemi, je hais les conquérants de ma patrie. »

Quand j’eus signé la feuille, je pris congé en demandant si l’instruction était terminée.

— Oui, répondit-il, et j’espère, sans pouvoir toutefois vous le promettre, que le conseil se réunira extraordinairement pour vous juger, s’il y a lieu, avant le 25.

Nous étions au lundi, 16. Le lendemain, dans la matinée, j’appris par une indiscrétion obligeante, à laquelle il n’était sans doute pas étranger, qu’il avait conclu au non-lieu. Mais dans l’intérêt de la cause, on me priait de calmer tous mes amis de la presse française et d’arrêter les vivacités de plume qui pouvaient indisposer le conseil.

Justement, deux de mes meilleurs et de mes plus vieux amis, Paul Baudry et Camille du Locle, étaient arrivés de Paris le matin même. Sur ce conseil, du Locle repartit par le train-poste du soir, sans même m’avoir vu, pour recommander la prudence aux journaux.

Mais le 17, avant midi, un seul mot fort inattendu fit crouler toutes nos espérances. Le parquet avait renvoyé le dossier à M. Merrem, en l’invitant à fournir un supplément d’instruction.

VI

L’ami qui m’apportait cette mauvaise nouvelle connaissait les Prussiens par une rude expérience et savait quel fond on peut faire sur leur générosité. Ancien directeur des contributions indirectes, cet excellent M. Marcotte, pendant le siège de Strasbourg, prit le commandement des douaniers, qui ont été, après les marins d’Exelmans et de Dupetit-Thouars, les meilleurs soldats de la place. La capitulation l’y laissa prisonnier sur parole, et il se croyait bien en sûreté, lorsque, du jour au lendemain, sous le prétexte le plus dérisoire, l’autorité armée lui fit savoir qu’il était un homme dangereux. De prisonnier de guerre qu’il était, il passa, sans autre forme de procès, à la condition de prisonnier d’État.

On l’enferma d’abord à la maison de correction, et de là, malgré les protestations les plus légitimes, il fut emporté, dans une nuit glaciale, sans vêtements d’hiver, à l’âge de 65 ans, vers la forteresse inclémente d’Ehrenbreitstein. Sa captivité illégale a duré cinq grands mois, dont cinq semaines au fond d’une casemate du fort. Après quoi, les vainqueurs le jetèrent en liberté, comme ils l’avaient mis en prison, sans se donner la peine de l’acquitter, car il n’était ni accusé, ni prévenu, mais simplement empoigné.

Les détails de cette aventure n’étaient pas faits pour inspirer beaucoup de confiance à M. Marcotte, ni à mon avocat, ni à mes autres amis. Tous ceux qui avaient assisté aux folies de l’arbitraire prussien, ceux qui avaient compté les prisonniers et les otages enfermés dans l’année 1871 à la maison de correction, me disaient : « Si une seule prison a reçu en un an 6,423 suspects, et dans le nombre une foule de gens de condition libérale, conseillers généraux, maires, instituteurs, ecclésiastiques, c’est qu’il n’y a ni scrupule, ni pudeur qui arrête un Prussien dès qu’il est le plus fort. » Je devais donc, pensait-on, m’attendre à tout, et le renvoi du dossier à M. Merrem attestait chez le procureur impérial le ferme propos d’avoir raison à tout prix. Derrière l’obstination de ce Staedler on voulait voir absolument la rancune de ses nouveaux collègues, les Dollinger, les Kern et autres renégats de Colmar, que j’avais rudement crossés. On me disait : « La magistrature allemande n’aura pas l’air de venger ses propres affronts, mais les mots que l’accusation vous reproche ne sont pas ceux pour lesquels on vous poursuit. »

Cependant, au nombre des hommes qui m’appuyaient de leurs conseils et de leur amitié, M. Alfred Mayer et Pfortner étaient moins pessimistes. Ils insistaient sur la composition actuelle du conseil de guerre mixte, qui semblait offrir en effet des garanties d’impartialité. Les deux juges civils étaient des magistrats de la Prusse rhénane, anciens avocats, nourris dans l’étude du code Napoléon, qui n’a jamais cessé d’être en vigueur chez eux ; les trois juges militaires étaient trois officiers saxons, gens d’honneur et d’indépendance et sans aucun enthousiasme pour larbitraire prussien.

Mais, si le procureur impérial n’était pas sûr de gagner sa cause devant eux, il était maître d’ajourner presque indéfiniment leur sentence. Ce supplément d’instruction pouvait nous mener loin, si l’équité de M. Merrem l’eût permis. Les articles publiés dans le Soir après le 27 octobre 1871 étaient couverts par la prescription, mais j’en avais donné quatre avant cette date, et pour ceux-là le mandat d’amener arrêtait la prescription pendant trois ans. Je me les rappelais assez bien pour être sûr qu’on n’y trouverait rien de grave, mais le temps de les traduire prolongeait inutilement ma réclusion.

Et si le procureur impérial s’avisait de faire acheter toute la collection du XIXe siècle depuis le 1er mai de cette année ! Il était presque sûr d’y rencontrer soit dans mes articles, soit dans ceux dont je suis responsable en qualité de gérant, quelques dures vérités à l’adresse du roi de Prusse ou du grand chancelier. En ce cas, les principes du droit international ne m’auraient point sauvé d’une condamnation, car Guillaume et M. de Bismarck sont des personnes sacrées qu’on n’effleure jamais impunément. Mais, grâce à Dieu, le XIXe siècle était à peu près inconnu à Strasbourg ; M. Staedler ne l’avait peut-être jamais vu, lui qui a si bien réussi à le faire lire !

Un de nos amis les plus chers, M. Mallarmé, ancien bâtonnier de l’ordre, émigré à Épinal depuis l’annexion, m’assistait de sa vieille expérience qui n’était pas tous les jours rassurante. Il prévoyait des lenteurs infinies, et tâchait d’obtenir une mise en liberté sous caution, conformément aux lois de l’empire allemand. À quelque prix qu’on eût évalué ma pauvre personne, nous étions sûrs de trouver la somme en moins d’une heure. Déjà l’un des plus honorables banquiers de la ville, M. Klose, averti par M. Dollfus de Paris, était venu m’ouvrir sa bourse.

L’esprit public était d’autant plus animé qu’on se déshabitue aisément de voir ou de souffrir l’arbitraire, et que Strasbourg croyait avoir fini avec les arrestations illégales. Le procureur impérial, tâté par M. Mallarmé, répondit que la mise en liberté sous caution était inutile, puisque la solution définitive ne pouvait tarder huit jours. On ne vit guère dans cette parole qu’une fin de non-recevoir, et les optimistes les plus résolus s’en alarmèrent.

Sauf le tracas moral qui remplit ces trois derniers jours, la vie de la prison fut vraiment très-supportable. Ma femme était autorisée à me voir tant qu’elle voudrait ; elle partait de Saverne tous les matins pour y retourner tous les soirs, et moyennant ces deux voyages de dix lieues chacun, nous passions quelques heures ensemble. Je recevais ses visites dans le parloir des avocats, qui est, dit-on, l’ancien greffe où le prince Louis Bonaparte subit son premier interrogatoire après l’échauffourée de la Finckmatt. On montre aux curieux la place où il était assis sur une malle devant le procureur du roi, M. Gérard. La légende prétend qu’il fumait une pipe de terre, mais on me permettra d’en douter. Nous étions mieux assis, nous avions une chaise, quelquefois même deux, et le gardien qui devait être en tiers dans nos entretiens montra toujours, quel qu’il fût, la discrétion la plus honnête.

Nos deux filles aînées vinrent un jour avec leur mère, et Dieu sait avec quelle impatience je les attendais. Mais leur présence ne servit qu’à nous attrister tous. Ces deux enfants, si vives à l’ordinaire, semblaient comme hébétées par la vue des barreaux. La plus jeune des deux s’assit sur mon genou, cacha sa tête dans mon sein et demeura ainsi tout près d’une heure sans babiller, répondant par monosyllabes aux questions qu’on lui faisait et uniquement occupée à retenir ses larmes. La grande, qui a sept ans, allait et venait du parloir à la porte d’entrée, regardait alternativement le gardien dans la chambre, la sentinelle dans la cour, le verrou d’une prison voisine, l’image de Gambrinus, en tirant par un geste machinal l’élastique de son petit chapeau, qui chaque fois lui cinglait le menton et les joues. Ennuyé d’en jouir si peu et presque honteux d’enfermer ces jolis oiseaux dans une si triste cage, j’abrégeai leur visite et je sentis un vrai soulagement d’être seul.

Ma chambre m’appartenait sans partage ; on avait déplacé un atelier de cordonnerie pour faire une cellule au petit meurtrier. J’avais deux ou trois livres de ma bibliothèque, je lisais, je prenais des notes, l’appétit revenait peu à peu, grâce au restaurateur de la gare, M. Traut, qui s’ingéniait à me nourrir. Décidément, je ne garderai pas un mauvais souvenir de cette pauvre cellule, si repoussante à mon arrivée, presque agréable à la fin. Parmi ceux qui y ont passé avant moi, combien de malheureux ont regretté de n’y pouvoir vieillir ! C’est la chambre du condamné à mort.

S’il m’était défendu d’y recevoir ma famille et mes amis, j’y ai fait connaissance avec deux hommes dont l’un m’a vivement ému et l’autre m’a instruit et intéressé. Le premier est le médecin des prisons, M. le docteur d’Eggs ; l’autre est l’aumônier catholique, M. l’abbé Gerber.

Le docteur d’Eggs est un grand beau vieillard, sec et droit : ses traits, fortement dessinés, ont cette physionomie expressive qui distingue les figures du dix-huitième siècle. Il m’aborda comme une vieille connaissance, presque comme un ami. « Comment donc, me dit-il, vous qui faites métier d’étudier le cœur humain, êtes-vous venu vous jeter dans la gueule du loup ?

— Ma foi ! docteur, le cœur humain et le cœur prussien se ressemblent si peu qu’on étudierait l’un pendant vingt ans sans prendre une idée juste de l’autre.

— Et comment supportez-vous votre sort ?

— À merveille.

— La santé du corps ?

— Excellente.

— Et le moral ?

— Solide.

— Allons, tant mieux ! Et si cela devait durer, comme on le craint ?

— Je ne crois pas que cela dure longtemps ; mais, quoi qu’il puisse advenir, j’en ai pris mon parti d’avance. Si les Prussiens poursuivent en moi la liberté de la presse, ils me font plus d’honneur que je n’en aurais pu rêver. Si c’est comme Alsacien obstiné qu’ils me frappent, je serai trop content de souffrir un peu pour ce cher et malheureux pays.

Dulce et décorum !

— Eh ! lorsque tant de braves gens ont fait le sacrifice de leur vie pour l’amour de cette chère Alsace, je lui marchanderais quelques mois de ma liberté ?

À ce mot, le pauvre homme change de visage, et, d’une voix altérée, il me dit :

— Je suis le plus malheureux de tous les Alsaciens et de tous les pères. J’avais un fils unique, un beau, brave et bon fils, aimé de tous, laborieux, instruit, bachelier ès sciences à seize ans, capitaine-commandant de cavalerie à trente ; il était désigné par tous ses camarades comme un jeune général de l’avenir ; il est mort héroïquement à la tête de ses cuirassiers, dans une charge de Rieichshofen ! »

Il y a dans le malheur de ce digne homme des détails qui font saigner le cœur. Les premiers fugitifs de Reichshofen lui ont appris que son fils était tombé couvert de blessures ; il l’a pleuré pour mort durant tout le siège de Strasbourg. Après la capitulation, un soldat lui a dit : « Votre fils est vivant, on l’a guéri ; je l’ai vu en Allemagne. » Quelle espérance ! Mais bientôt quelle horrible déception, quand tous les prisonniers sont revenus sans celui qu’on attend, quand un compagnon d’armes, un ami, un témoin, vient confirmer en pleurant la terrible nouvelle ! Ce vieillard a eu le courage de passer quatre jours sur le champ de bataille, d’exhumer non-seulement les cadavres, mais les débris, et il est rentré à Strasbourg sans une relique de son fils !

Aujourd’hui, l’annexion le chasse ; il ne peut pas finir sa vie au milieu de ces ennemis, dont la gloire lui coûte si cher. Il a opté, quoique tout son avoir en ce monde soit situé entre Colmar et Schlestadt, il s’est démis de ses emplois, il abandonne ses malades, dont la plupart sont ses amis ; il va chercher un autre climat, d’autres relations ; mais, dans ce désarroi de toute sa vie, il ne pense qu’à son fils.

— Ah ! disait-il en me quittant, vous ne saurez jamais ce qu’un homme peut souffrir.

— Je le saurai peut-être, car, moi aussi, j’ai un fils, et la génération dont il est a une rude besogne à faire.

— Ah ! vous avez… ? Eh bien, je souhaite que, vous et lui, vous soyez plus heureux que nous.

Nous nous serrons la main, et nous nous séparons sans oser nous regarder en face.

VII

L’aumônier catholique, M. Gerber, est un prêtre de soixante et quelques années, grand, sec, un peu voûté ; ses cheveux blonds et son accent dénotent un pur Alsacien, et sa loyale bonhomie ne dément pas les signes extérieurs. Il a fait ses études à Strasbourg, sous la direction du célèbre abbé Bautain, et reçu le sacrement de l’ordre côte à côte avec le père Gratry, qui était son voisin par ordre alphabétique. Je ne crois pas qu’il ait jamais bougé du diocèse, car il compte environ trente ans de service dans les prisons ; mais il a l’esprit large, ouvert et tolérant comme s’il avait fait deux fois le tour du monde. La vie n’a guère de secrets pour celui qui a touché du doigt tous les crimes et toutes les douleurs. Ce bon et beau vieillard a conduit à l’échafaud onze condamnés, dont deux femmes ; aussi peut-il me dire avec un sourire doux et voilé :

— Je suis un peu chez moi dans votre chambre.

Il m’a conquis de prime abord, et, le voyant instruit de toutes choses, j’ai profité de ses visites pour m’éclairer sur la persécution des catholiques en Alsace. Les détails qu’il m’a donnés sur l’expulsion des jésuites font le plus grand honneur aux victimes et à leurs amis. À l’heure de l’exécution, une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants en prières remplissaient la chapelle. L’agent des hautes œuvres prussiennes fut un instant troublé par ce spectacle et offrit d’ajourner la partie à une meilleure occasion. Ce fut le père directeur qui congédia l’assemblée, prêtant l’appui de sa parole à cette autorité qui le frappait.

On obéit, mais le lendemain et tous les jours suivants, la façade du petit couvent de la rue des Juifs fut décorée de fleurs et de rubans tricolores par des mains inconnues. Le jésuitisme était devenu, grâce aux Prussiens, une forme du patriotisme ; à tel point, qu’un éminent avocat de Strasbourg, M. Masse, m’a dit, dans ma prison :

— Je suis juif ; vivent les jésuites !

Les autres ordres religieux ne sont pas encore fixés sur le sort qui les attend ; on craint que la maison du Sacré-Cœur ne soit exilée à la suite des Pères, qui la gouvernaient peu ou prou. Le difficile sera de chasser les sœurs de Ribeauvillé et toutes les respectables filles qui dirigent l’enseignement des écoles et des salles d’asile. On en compte trois mille dans le pays annexé, et l’énormité de ce chiffre a, dit-on, fait réfléchir M. de Mœller. Ce n’est pas, Dieu le sait, que nos vainqueurs se préoccupent de ce qu’elles pourront devenir ; on ne pense pas plus à leur donner du pain pour leurs vieux jours qu’on ne s’est occupé d’indemniser les jésuites. Mais on se demande comment on pourra les remplacer.

Quant au clergé séculier, chaque jour qui s’écoule accroît sa gêne et ses perplexités. Il se voit menacé jusque dans ses moyens d’existence par cette grande émigration, qui, après avoir emporté la colonie des fonctionnaires français, entraîne tous les catholiques assez riches pour s’expatrier. La plupart des Alsaciens qui demeurent, pouvant partir, appartiennent à la confession d’Augsbourg. Ce n’est pas que les protestants n’aient donné les plus beaux exemples de patriotisme ; j’en sais beaucoup qui ont été admirables, et, pour ne citer qu’un seul fait entre mille, je rappellerai le soufflet de madame Eschenauer.

Elle passait dans la rue, en grand deuil, le jour anniversaire de Reichshofen ; un officier allemand la rencontre et lui dit :

— Toi aussi, belle dame, tu portes le deuil de la France ?

Elle répondit du revers de la main, si bruyamment, que le général-commandant supérieur dut l’entendre, car le faquin fut renvoyé dans son pays. Madame Eschenauer est la femme d’un pasteur, et beaucoup d’autres protestantes, soufflet à part, se sont montrées bonnes Françaises comme elle. Mais on peut dire, en thèse générale, que le joug allemand est un peu moins intolérable aux protestants qu’aux catholiques. Si tous les Alsaciens aiment la France d’un même cœur, ils ne peuvent pas tous détester également la Prusse : il n’y a pas de haine inexpiable entre ceux qui prient en commun.

Le clergé protestant, bien renté et qui fait de beaux mariages, réparera facilement par l’immigration allemande le déficit que l’option a jeté dans ses revenus. Mais le clergé romain souffre déjà sensiblement des circonstances qui ont écrémé la population catholique et qui ne laissent autour de lui que des pauvres à secourir. Le casuel est à peu près perdu ; or, du petit au grand, les ecclésiastiques vivaient du casuel bien plus que du traitement fixe.

L’évêque de Strasbourg, par exemple, recevait 10,000 francs de l’État et, sans le casuel, qui s’élevait au double, il n’aurait jamais pu tenir son rang. Admettons, je le veux, qu’il vive dorénavant en apôtre ; mais le petit clergé, qui a pratiqué de tout temps une simplicité apostolique, n’aura pas même les pains et les poissons de l’Évangile à mettre sous sa dent, car les soldats et les ouvriers allemands dévorent tout, et ces consommateurs gloutons ont doublé en moins de deux ans le prix de la vie.

J’étais curieux de savoir quelle indemnité le vainqueur consacrait aux réparations de la cathédrale, où ses obus ont fait pour 600,000 francs de dégâts. On m’a dit, mais j’ai peine à le croire, que Dieu serait le seul propriétaire exclu de la répartition générale. Il faudra donc que l’œuvre Notre-Dame pourvoie à tout sur ses propres ressources. Elle y arrivera, je l’espère : son revenu, qui varie avec le produit des récoltes, est de 160,000 fr. en moyenne, et il y a probablement quelques capitaux en réserve, car on avait commandé jadis à ce pauvre Hippolyte Flandrin un travail de 250,000 fr., que l’admirable artiste, tué trop tôt, n’a pu fournir.

La conversation du bon abbé Gerber et celle du pauvre docteur d’Eggs étaient assurément fort attachantes, et les visites de ma famille ou de mes amis remplissaient agréablement une partie de mes journées ; mais rien ne pouvait me consoler de la perte d’un bien sans lequel tous les autres sont peu de chose. J’attendais impatiemment des nouvelles de l’instruction supplémentaire, et je n’en recevais plus aucune. M. Merrem était parti le jeudi matin pour je ne sais quel canton du Haut-Rhin, où l’on avait signalé un vol à main armée ; le vendredi, à deux heures, il n’était pas encore de retour.

À ce moment, notre ami M. Mallarmé vint me dire qu’il avait causé avec M. Staedler. Je n’ai jamais vu ce grand homme, et je mourrai probablement sans connaître son visage ; mais mon avocat et mes conseils étaient admis à le contempler et ils plaidaient à tour de rôle avec tout leur talent et tout leur cœur. M. Mallarmé me dit donc, au nom du procureur impérial, que l’affaire n’était pas, ou du moins n’était plus grave, et que j’en serais quitte à bon marché ; mais qu’il fallait absolument donner une leçon à la presse parisienne.

Je ne voyais pas trop comment les circonstances les plus atténuantes pourraient ramener un crime de haute trahison au niveau d’une contravention de simple police. Cependant je me couchai ce soir-là dans l’idée que nous réglerions tous nos comptes par huit jours de prison au minimum, un mois au plus, et, bercé par le doute entre ces deux hypothèses, je m’endormis d’un profond sommeil.

Tout à coup, un fracas de clefs et de verrous me réveille, et tout en me frottant les yeux, je vois ou plutôt je devine un des gardiens de la prison… « Comment ! vous dormez ? me dit-il. Pardonnez-moi de vous déranger, mais j’ai appris, par le plus grand des hasards, une si heureuse nouvelle que je n’ai pu me tenir de vous la communiquer : vous serez libre demain matin ! »

Si je n’imprime pas ici le nom de cet excellent homme, ce n’est pas ingratitude, mais prudence. Il est trop dangereux de remercier en public ceux qui se sont montrés nos amis contre les Prussiens.

Je dormis mal, on peut le croire, mais je ne me souviens pas d’avoir passé une meilleure mauvaise nuit.

Le lendemain matin, M. Schneegans et mes conseils accoururent à la prison pour confirmer la bonne nouvelle, et l’on s’embrassa à la ronde. L’ordre de mise en liberté fut prêt à dix heures et demie ; je voulais consacrer une partie de la journée à visiter tous ceux qui m’avaient témoigné de l’intérêt ; mes amis me le défendirent, et après m’avoir fait déjeuner, ils me chassèrent positivement à Saverne. « Et surtout, dirent-ils, ne vous oubliez pas dans les délices de la maison. Vite à Paris, ou pour le moins à Lunéville ! Les Allemands ne sont pas des hommes pareils aux autres. S’ils trouvaient un nouveau prétexte à vous mettre en prison, la confusion de leur premier échec ne les arrêterait pas un quart d’heure. »

Ils m’expliquèrent, chemin faisant, comment la chambre des mises en accusation, composée d’un officier et de deux magistrats, avait pesé, la veille, les conclusions de M. Staelder et celles de M. Merrem, et donné gain de cause au second par des motifs tirés du droit international. M. Merrem, informé du résultat dans la matinée du samedi, avait dit : « Je suis heureux d’apprendre que ces messieurs se sont rangés à mon avis. »

Un hasard dont je fus charmé me permit de remercier au buffet de la gare cet honorable juge d’instruction, qui, par droiture de conscience, s’était fait mon avocat.

Ici finit l’histoire de cette semaine, qui, malgré l’heureux dénoûment, me fait l’effet, lorsque j’y pense, d’avoir duré plus de sept jours. Tout ce que je pourrais ajouter ne serait que le détail d’épanchements intimes, aussi indifférents au public qu’ils m’ont été doux à moi-même, et que par ces raisons je garderai pour moi.

  1. L’article incriminé est reproduit en entier dans ce volume. Il commence à la page 50, ligne 17, et se termine à la dernière ligne de la page 61.