Bibliothèque Charpentier (p. 1-16).

ALPHONSE  DAUDET

CHAPITRE  PREMIER
HIER ET AUJOURD’HUI
DERNIERS MOMENTS

Il y avait certes de longues années que mon père était malade. Mais il supportait si vaillamment ses souffrances, il acceptait avec une si souriante résignation la vie réduite, que nous avions fini, ma mère, mon frère et moi-même, par nous délier un peu de l’extrême inquiétude d’autrefois, alors qu’il débutait dans la douleur.

Tel quel, marchant au bras de l’un de nous, appuyé sur sa canne à bec d’argent, au sujet de laquelle il conta à notre sœur et à son petit-fils tant d’histoires merveilleuses, tel quel, la tête droite, l’œil vif, la main tendue vers l’ami qui entrait, il faisait la joie, la vie de la maison. Il la tenait serrée autour de lui cette famille qu’il chérissait et illuminait des plus doux regards, il l’abritait de sa force morale immense, toujours intacte, même grandissante. Il créait une atmosphère de bonté et de confiance à laquelle les plus froids, les plus fermés n’échappaient point.

J’en appelle au témoignage des innombrables amis, camarades de lettres, inconnus qui venaient rendre visite à l’écrivain. Ils le trouvèrent immanquablement prêt au conseil, au service, prêt à la précieuse parole qui entr’ouvre la confidence, apaise et guérit.

Nul ne sut comme lui le chemin des cœurs. Il avait eu des débuts difficiles et son extrême sensibilité, dont j’essaierai bientôt l’analyse, lui représentait avec un relief et une vigueur de détail inouïs, toutes les difficultés, toutes les rebuffades, toutes les hontes. Lorsqu’un homme était devant lui, le visage en pleine lumière, il le devinait, le jugeait avec une précision magique, mais il s’abstenait de paroles, ne se servait que de ses yeux doux, voilés, si pénétrants. « Son regard réchauffait », telle est l’expression qu’en ces jours de deuil j’ai retrouvée sur tant de lèvres, et j’en admirais la justesse. Aussi l’aveu, ce baume des âmes qu’a closes l’indignation ou le mépris, consolation des affligés, des abandonnés, des révoltés, l’aveu sortait sincère des poitrines les plus rudes, et les oreilles de mon bien-aimé ont entendu d’étranges confessions.

Je crois aussi qu’on devinait en lui une véritable ferveur d’indulgence. Il devait à son sang catholique l’amour du pardon et du sacrifice. Il croyait que toute faute se rachète, que rien n’est absolument irréparable en face d’un repentir sincère. Tant de malheureux sont prisonniers du mal qu’il ont causé et ne recommencent que par détresse ! Mon père avait un suprême argument : il se montrait lui-même, frappé en pleine gloire, se maintenant par la volonté. Il s’offrait en exemple et sa force était telle que bien peu résistaient.

Aussi, quelle éloquence intime ! Ses paroles et ses intonations demeurent intactes dans ma mémoire. Son timbre n’était pas le même lorsqu’il contait quelque histoire, en termes déliés, splendides et précis, ou lorsqu’il s’adressait à une souffrance. Il se servait, en ce dernier cas, de mots d’abord assez vagues, plutôt chuchotés que parlés, accompagnés de gestes d’une persuasion discrète. Peu à peu, avec des précautions et une délicatesse infinies, cela s’accentuait, se rapprochait, enserrait l’être de mille petits liens sensibles et insensibles, réseau ténu et minutieux du cœur, où le cœur bientôt battait plus vite. Ainsi faisait-il le stratège. Et ce que je ne puis exprimer, c’est la spontanéité, la grâce irrésistible de ces manœuvres demi-méthodiques, demi-instinctives et dont le dernier résultat était de soulager une misère.

Il attendait beaucoup du silence. En ce silence vibraient ses dernières paroles qui gagnaient ainsi de la grandeur. J’en vois certains debout devant sa table, les yeux humides, les mains tremblantes. J’en vois d’assis, mais tournés vers lui dans un mouvement de reconnaissance, étonnés d’une pareille sagesse. J’en vois d’intimidés, de bégayants qu’il savait rassurer d’un sourire. Ou bien, attendant l’effet de son discours, il feint de chercher une feuille de papier, sa plume, sa pipe, son monocle sur sa table toujours encombrée.

Dépositaire de tant de secrets, mon père les garda pour lui seul. Il les a emportés dans la tombe. Souvent je devinais certaines choses, mais lorsque je le questionnais, il m’échappait tendrement et raillait ma curiosité.

Tout au loin, tout au fond de ma petite enfance, j’aperçois la bonté de mon père. Elle se manifeste par des caresses. Il me serre contre lui ! Il me conte de si belles histoires ! Nous nous promenons dans les rues de Paris et tout a un aspect de fête. Je sens la tiédeur du soleil, puis une autre tiédeur plus douce et proche de moi, qui m’est transmise par la chère main robuste. Je sens dans ma poitrine étroite quelque chose de matériel et d’exquis par quoi ma respiration est plus vive et que j’appelle déjà le bonheur. Et je me répète en marchant que je suis très heureux aujourd’hui. Mon père me parle. Il n’a pour moi ni traits, ni visage, il n’a pas de nom ; il n’est pas glorieux. Il est tout simplement mon père. Je l’appelle souvent papa, papa, pour la simple joie de ce mot auquel se rattachent pour moi tous rudiments d’idées brillantes et sensibles. Je l’interroge sur tout ce qui passe pour entendre le son de sa voix qui me paraît la plus belle musique, en accord avec l’allégresse, la lumière et tous mes désirs.

Nous passons par des places pleines de monde, nous entrons dans de grandes maisons. Ceux qui nous accueillent sont gais et toujours papa les fait rire. Je comprends à merveille qu’il y a en lui quelque chose de plus que dans les autres. C’est vers lui qu’on se tourne, c’est à lui qu’on s’adresse.

Nous sommes, lui, ma mère et moi, dans le cabinet de travail. Nous habitons alors, 24, rue Pavée-aux-Marais, l’ancien hôtel Lamoignon. Il y a encore du soleil, cette fois sous forme d’un grand filet jaune qui prolonge les dessins du tapis et que je m’obstine à faire reluire en le frottant avec ma main. Ma mère est assise et écrit. Mon père écrit aussi, mais debout, sur une planchette fixée au mur. Parfois il s’interrompt, se retourne, interroge ma mère. À la façon dont ils se regardent, je devine leur mutuelle confiance. Parfois il quitte son poste, marche de long en large, à grands pas, répétant à mi-voix des phrases que je sais être son travail. Ils font partie de mon atmosphère enfantine ces colloques de mon père avec lui-même lorsqu’il « se plonge dans son travail ». Cette expression me fait souvent rêver. Mais le labeur le plus acharné ne l’empêche pas, lorsqu’il passe près de moi, de me soulever dans ses bras, de m’embrasser, de me poser debout sur un fauteuil ou sur la table, exercice dangereux et charmant où j’ai pleine confiance en sa force.

Parmi tous mes camarades, il est celui qui sait le mieux jouer. Nous avons, dans un coin, un grand tas de boulettes de papier pour faire la bataille de neige. Nous avons un angle du salon où deux fauteuils juxtaposés forment notre réelle cabane, où nous ne redoutons point les sauvages, où croissent en abondance les fruits des îles fortunées.

Lorsque l’hiver nous groupe autour du feu, l’abri de Robinson se trouve entre les genoux mêmes de mon père. Le toit de la cabane, c’est son éternelle couverture qui prend les formes les plus étranges, les destinations les plus imprévues. L’état de mon esprit est double. Je sais que mon père imagine, qu’il tient les fils de l’intrigue, cependant je crois en mon rôle, j’habite avec lui une contrée solitaire qu’éclaire un terrifiant incendie.

Chose douloureuse, plus tard, bien plus tard, il y a un an et demi, alors que j’avais la fièvre typhoïde, que mon père me veillait chaque nuit, ma pauvre tête vague et flottante ranimait ces souvenirs lointain ; telle qu’une convalescente infirme, ma mémoire s’en allait cueillir ces fleurs de mon extrême jeunesse. Je refaisais la route des années et je considérais avec une inexprimable tendresse le beau visage tourné vers moi sous la lueur de la lampe. Il ne me semblait point changé.

Souvent il m’a rappelé depuis nos promenades dans les champs à mi-côte qui forment la vallée de Champrosay. Pieux chemins, chemins de mon cœur ! J’avais quatre ans à peine. Mon père me tenait par la main. Je me figurais le guider et je lui répétais sans cesse : « Prenez garde, papa, aux petites pierres. » Depuis, ô destinée, il eut besoin de mon bras d’homme ! L’on passait par les mêmes sentiers, devenus doucement mélancoliques. Par les prés, les plaines de l’automne, dont il célébrait la noblesse en quelques phrases intimes et courtes, par les ruelles de genêts et d’herbes familières, nous nous remémorions ces heures fragiles. Le passé joignait le présent. Notre silence était chargé de regrets, car nous avions formé les plus beaux rêves : voyages à deux, voyages à pied, toutes les émotions, toutes les surprises que mon ami tirait des moindres épisodes. La maladie rendait ces choses impossibles :

« Sais-tu, Léon, sous quel aspect je vois les routes ? comme des issues à ma douleur. Fuir, m’évader à un tournant. Comme elles sont belles, ces longues routes roses de France que j’aurais tant aimé parcourir avec toi et ton frère ! » Il levait ses yeux noirs avec un gros soupir et je sentais mon amour pour lui s’augmenter d’une pitié immense.

Au sortir de l’enfance, mon père est toujours devant moi, fier et vaillant et paré par la gloire naissante. Je sais qu’il écrit de beaux livres, et ses amis le félicitent, ses grands amis que j’appelle les géants, qui viennent dîner à la maison, monsieur Flaubert, monsieur de Goncourt, monsieur Tourguenef. Je l’aime beaucoup, monsieur Flaubert. Il m’embrasse avec un gros rire. Il s’exprime très fort et très haut, en frappant des coups de poing sur la table.

Lorsqu’ils sont partis, on parle d’eux avec admiration.

Puis mon éducation commence. Mon père et ma mère la font tout entière. Voici seulement deux souvenirs :

Nous sommes à la campagne en Provence, chez nos amis les Parrocel. Par une matinée admirable, vibrante d’abeilles et de parfums, mon compagnon a pris son Virgile, sa couverture et sa courte pipe. On s’installe au bord d’un ruisseau. L’horizon d’une clarté divine, où tremblent des lignes dorées et roses, se rehausse de fins cyprès noirs. Mon père m’explique les Géorgiques. Voici que la poésie m’apparaît. Et la beauté des vers, et le rythme de la voix chantante et l’harmonie du paysage pénètrent mon cœur d’un seul coup. Une immense béatitude m’envahit, je me sens tout gonflé de larmes. Comme il sait avant moi ce qui se passe en moi, il me serre dans ses bras, il augmente le prodige et prend part à mon enthousiasme ; je suis ivre de beauté.

Maintenant, c’est le soir. Je rentre du lycée après plusieurs classes de philosophie. Notre maître Burdeau vient de nous analyser Schopenhauer avec une incomparable puissance. Les images noires m’ont labouré l’âme. Positivement, j’ai mordu là au fruit de la mort et de la détresse. Par quelle disproportion les mois du sombre penseur ont-ils, dans ma cervelle impressionnable, acquis subitement cette valeur réelle ? Mon père a compris mes terreurs. Je ne lui ai presque rien dit, mais il a vu naître en mes regards quelque chose de trop dur pour un adolescent. Alors, il me prend comme autrefois. Il m’approche lentement ; et lui, déjà rempli de sombres présages, me célèbre la vie en termes inoubliables. Il me parle du travail qui ennoblit tout, de la bonté rayonnante, de la pitié où l’on trouve un refuge, de l’amour enfin, seul consolateur de la mort, que je ne connais que de nom, qui va bientôt m’être révélé et m’éblouira d’allégresse. Que ses paroles sont fortes et pressantes ! De cette vie, où je m’aventure, il fait un radieux tableau. Les arguments du philosophe tombent un à un devant son éloquence ; cette première et décisive attaque de la métaphysique allemande, il la repousse victorieusement.

Depuis cette inoubliable soirée, je me suis gorgé de métaphysique, et je sais qu’un subtil poison s’est glissé par là dans mes veines et dans celles de mes contemporains. Ce n’est point par le pessimisme que cette philosophie est redoutable, mais bien parce qu’elle nous écarte de la vie et submerge en nous l’humanité. Je regrette amèrement de n’avoir point fixé le discours de mon père. Il serait, pour beaucoup, un réconfort.

J’atteins ainsi les dernières années, ne m’arrêtant qu’aux stades lumineux de cette vie filiale, d’où dépend mon être tout entier. Si je parle de moi, c’est encore de lui qu’il s’agit, car je fus son champ d’expérience, hélas ! parfois revèche et sans moissons.

Mon père eût souhaité pour moi la carrière des lettres sous la forme de l’enseignement. Élever de jeunes esprits jusqu’aux idées, les suivre pas à pas, former en eux la morale et développer la puissance sensible, lui semblait le plus beau des devoirs. Il admirait tous ceux qui, à notre époque, ont pris, comme il le disait, « charge d’âmes », et il témoignait à mes maîtres de Louis-le-Grand, MM. Boudhors, Chabrier, Jacob, etc., une sympathie et un respect dont la plupart, sans doute, se souviennent. Comment et pourquoi la destinée m’entraîna-t-elle d’abord vers la médecine, voilà ce que j’examinerai autre part. Ses maladies à lui et les visites aux grands docteurs y furent sans doute pour quelque chose, tant la jeunesse est impressionnable.

Mais le jour où cette carrière me rebuta, où je me dégoûtai du charnier, des examens et des concours, il respecta mon évolution. Mes premiers essais littéraires, que je lui lus aux eaux de Lamalou, furent résolument encouragés par lui et, dès ce moment, entrant dans une allée où il avait planté et fait croître de si beaux arbres, je profitai chaque jour de ses conseils et de son expérience.

Dans son curieux exemplaire de Montaigne qui ne le quittait jamais, qui superpose sur ses pages jaunes et vertes les empreintes de maintes stations thermales, dans ce livre où il puisait tout. enseignement et tout réconfort, je trouve, marqué et annoté avec un soin spécial, le fameux chapitre : De la Ressemblance des Enfants aux Pères. Sans doute, depuis plusieurs années, il sentait s’éveiller en moi et presque à mon insu cet étrange « démon littéraire » auquel il n’est point permis d’échapper. Quand je me confessai à lui de ce zèle nouveau qui m’envahissait, il me tint un bien beau discours que je me rappelle parfaitement. Cela se passait dans une chambre d’hôtel banale et nue. Ma mère avait dû rester à Paris, par une circonstance exceptionnelle ; auprès de mon frère Lucien et de ma toute jeune sœur Edmée. Il me parla près de mon cœur, près de mon esprit, comme il savait le faire, avec une gravité émue. Il me représenta les charges de cette profession d’homme de lettres, où l’on n’a pas le droit d’être un artiste pur, où l’on est encore responsable de ceux qui vous lisent et que l’on trouble. Il ne me cacha pas les difficultés nombreuses et variées que je rencontrerais sur ma route, en admettant même que le succès me favorisât, « ce qui est rare ». Il joignit à cela quelques préceptes très simples, mais si vrais, sur la sincérité et l’effort du style, la part de l’observation et de l’imagination, l’architecture d’une œuvre, la méthode et le relief des personnages et des tempéraments.

Je l’écoutais avec religion. Je comprenais qu’il me livrait là le long résultat de sa patience et le meilleur de son esprit. Vers cette époque, le soir, de chambre à chambre et de lit à lit, nous lisions à haute voix du Pascal. Il m’offrait ce maître sublime, à côté de son cher Montaigne, non comme un exemple trop haut, mais comme un excitant perpétuel. Il m’entretint aussi de sa souffrance, d’une façon presque philosophique, afin de ne point m’attrister, et il m’insinua que la littérature était un soulagement pour une multitude d’âmes inexprimées qui trouvent en elle un miroir et un guide. Il me cita les modèles plus proches de Flaubert, des frères de Goncourt. Il conclut par un éloge de la vie sous toutes ses formes, même douloureuses.

La lampe baissait, mais éclairait encore son fier et délicat visage. Je suivais ses paroles jusqu’à leur source et aux motifs profonds qu’il me taisait, avec une sorte de confiance sacrée. Il y avait entre nous deux un peu de joie et beaucoup de crainte. Je ranime, en les évoquant, ces heures décisives.

Depuis ce jour jusqu’à sa fin, il ne cessa de me conseiller, de m’éclairer, de me guider. Nous avions une telle habitude de la causerie que j’interprétais ses silences, et qu’un seul mot de lui me valait de longues phrases. Il me fut désormais sans trêve un critique impartial et tendre.

Dans ces dernières années, la crainte de le perdre m’envahissait, mais me rendait, par un triste privilège, attentif à ses moindres paroles. C’est ce qui me permet d’écrire ce livre. J’ai vécu comme dans un sanctuaire où brillait une flamme perpétuelle. Notre jardin de Champrosay et son cabinet de travail sont peuplés de conversations où je me bornais à l’interroger sur les grands problèmes humains. J’essaierai de donner l’idée de son langage bref, elliptique et pittoresque, se rapprochant beaucoup du regard par l’intensité, la rapidité, l’accumulation des images. Certes, le romancier fut puissant, et l’avenir le montrera davantage, mais l’homme n’avait pas son pareil pour le trésor d’expérience et de vérité qu’il monnayait de l’aube à la nuit.

Ses amis connaissaient sa divination. Il analysait les événements les plus lointains, les plus divers, avec une perspicacité presque infaillible. Ses rares erreurs devenaient pour lui autant de motifs d’observations nouvelles. Sa pitié et sa charité se rehaussaient de grâces ironiques, mêlaient les larmes au sourire. À notre table de famille, entre ma grand’mère qu’il adorait, sa femme qu’il admirait plus que tout, sa petite fille et ses deux fils, à notre chère table que sa disparition laisse vide et silencieuse, il se mettait autant en frais que pour une réunion d’amis.

C’est là que la mort est venue le prendre le 16 décembre 1897, pendant le dîner. J’étais arrivé un peu en retard ; je trouvai notre petit monde réuni comme à l’ordinaire dans le cabinet de travail. Je lui donne le bras jusqu’à la salle à manger et je l’asseois dans son grand fauteuil. Il commence à causer en prenant le potage. Rien dans ses mouvements ni dans sa façon d’être n’annonçait une telle catastrophe, quand tout à coup, dans un bref et terrible silence, j’entends ce bruit affreux, que l’on n’oublie pas, un râle voilé suivi d’un autre râle. Au cri de ma mère, on s’élance. Il a rejeté la tête en arrière, sa belle tête déjà couverte d’une sueur glacée, les bras défaillent le long du corps.

Avec des précautions infinies nous le soulevons, mon frère et moi. Nous l’étendons sur le tapis. En une seconde, voici l’horreur funèbre pour notre malheureuse maison, voici les gémissements et les plaintes et les supplications vaines à celui qui sut nous donner tout, sauf un petit peu plus de lui-même. Les médecins arrivent en hâte. Le docteur Potain, qui l’aimait, tente le possible et l’impossible. Affreux et déchirant spectacle d’un corps qui nous prêta la vie, de qui la vie s’est enfuie en éclair ; tant de beauté, de douceur, de bonté, de pitié, tant de généreux enthousiasme ne sont plus pour nous qu’un souvenir…

Une heure plus tard il repose sur son lit, beau comme son image en nos cœurs, parmi les sanglots étouffés, à la lueur immobile des flambeaux. Les liens qui nous attachent à lui ne se rompront que par notre mort, mais il se perdent maintenant dans les ténèbres. Nos mémoires deviennent des tombeaux où sont ses gestes et ses paroles et ses regards et sa tendresse. L’amour ici-bas ne retient personne. La vertu ne retient personne. Le génie ne retient personne. Mais comme, brisé de désespoir, je me penchais vers son front si pur, il me parut entendre ceci : Console-toi. L’exemple demeure.