Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/14

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 38-44).

LETTRE DE J.-HECTOR HAMEL, 27 octobre 1920.


Nos conditions économiques sont les causes de la désertion des campagnes. — Si ce mal était produit par nos maisons d’éducation ; les plus coupables d’entre elles ne seraient pas les collèges commerciaux.

L’Événement, 27 octobre 1920


Monsieur le Directeur,


La patriotique « Action Française » qualifie de « déplorable » l’œuvre accomplie par nos collèges commerciaux. Cette œuvre est-elle aussi mauvaise que le disent ou le croient Mgr Ross, le R. P. Dugré et leurs admirateurs ? Je ne le crois pas, et je veux, dans cette polémique, y aller de quelques remarques, et montrer aujourd’hui le ridicule de cette assertion « le collège commercial dépeuple les campagnes,  » ou comme dit Mgr Ross, contribue « à aggraver la désertion de la terre, entraînant vers la carrière commerciale les enfants des cultivateurs, les mieux doués, qui n’ambitionnaient pas de suivre le cours classique. » (Ah ! oui, si ces enfants bien doués avaient « ambitionné » de suivre un cours classique, ce n’aurait plus été un mal de déserter la campagne !) Certains réformateurs semblent croire à ce dépeuplement. Quel préjugé et quelle ignorance des faits. !

Une enquête aurait mieux renseigné. Dans chacun des collèges commerciaux, même en ceux qui sont situés au centre de comtés entièrement agricoles, comme les collèges de Beauce, L’Islet, Varennes, Victoriaville, Arthabaska, Sainte-Anne-de-la-Pérade, Louiseville, Saint-Jérôme, Saint Remi, Sorel et vingt autres… il n’y a qu’un très faible pourcentage — peut-être pas 5% — des élèves du cours commercial proprement dit (7ème et 8ème années) qui pourraient se destiner à la culture de la terre, s’ils en avaient le goût et le vouloir.

Remarquons encore, que ces collèges qu’on appelle « commerciaux » ne sont pour la plupart que des écoles paroissiales et primaires — il y a une classe — deux au plus, auxquelles on pourrait donner avec quelque justesse, l’épithète trop restrictive de « commerciale ». Le programme primaire de ces écoles prépare aussi bien les enfants aux études classiques, techniques ou agricoles, qu’aux études commerciales. C’est à tort qu’on accuse les « bons » Frères d’orienter leurs élèves de telle façon qu’ils devront éternellement évoluer entre les « bornes étroites de l’anglais et de la comptabilité. » Je connais, à Montréal, un éminent spécialiste canadien-français qui parle parfaitement l’anglais et dont l’écriture rendrait jaloux maint calligraphe. Vous êtes un oiseau rare, Docteur, lui dis-je un bon jour. — Comment cela ? fit-il. Votre écriture est magnifique et vous maniez très bien la langue anglaise. Vous conviendrez que les cours classiques produisent assez rarement, de tels phénomènes. — C’est bien facile à expliquer, me dit mon interlocuteur : mon père, homme très intelligent, m’a fait suivre un bon cours commercial chez les Frères avant de m’envoyer au collège classique. Les bornes pour celui-ci comme pour une foule d’autres n’ont pas été si étroites ».

Mais, revenons au « dépeuplement des campagnes. »

Quand un cultivateur envoie un ou deux de ses fils au collège commercial, c’est qu’il veut leur laisser le seul capital qu’il puisse leur donner : une bonne instruction qui leur permette de gagner honorablement leur vie à la ville, peut-être, mais AU PAYS, au moins. Comment veut-on qu’un cultivateur, père de cinq ou six fils et d’un plus grand nombre parfois — passât-il pour riche et le fût-il un peu — lègue à chacun de ses enfants un BIEN capable de faire vivre une famille, quand on sait qu’une terre et son « roulant » valent, dans les vieilles paroisses, de $15,000 à 20,000 ? Si ce père d’une nombreuse famille est un homme intelligent et s’il a quelques économies, les surnuméraires seront envoyés pensionnaires au collège classique ou au collège commercial, plutôt à ce dernier si on lui en laisse le choix, mais le plus souvent, au premier parce que conseillé par des intéressés. Par contre, s’il n’est pas « en moyens » il souhaite la fondation d’un collège commercial au village de sa paroisse. Ce ne sont cependant, pas les cultivateurs qui bâtissent et alimentent d’une nombreuse clientèle les petits collèges commerciaux des gros villages. Les Commissions scolaires pourraient le dire. La construction de tels collèges a pour conséquence ordinaire et quasi nécessaire la division de la municipalité scolaire de la paroisse en deux corporations distinctes : celle du village et celle de la campagne. Cette dernière se refuse de participer pécuniairement à la construction et à l’entretien du collège, parce que ce collège n’est pas pour leurs fils, qu’il n’est bâti que pour les messieurs du village et les gens de la ville qu’on y placera en pension. Voilà le fait.

Jamais la désertion des campagnes ne fut aussi intense que de 1865 à 1880 alors que des milliers et des milliers de nos compatriotes passèrent aux États-Unis. Quelle fut donc la cause de cet exode en masse ? Les collèges commerciaux ? Il n’y en avait pratiquement pas à cette époque.

Autrefois l’équilibre entre la population des campagnes et des villes se maintenait mieux parce que le surplus des campagnes prenait le chemin des États-Unis. Aujourd’hui, il se dirige plutôt vers nos villes. C’est un moindre mal, ce me semble, que celui de l’émigration. C’est au gouvernement, aux sociétés de colonisation, qu’il appartient de prendre les moyens de diriger une partie de ce trop plein des vieilles campagnes vers les terres neuves.

Le grand secret pour retenir les fils de cultivateurs à la campagne, ce n’est pas de fermer le collège commercial ou de changer son enseignement, mais, comme a dit sir Lomer Gouin, « de trouver des terres fertiles » à ceux qui n’en peuvent recevoir en héritage de leurs parents ; c’est d’encourager efficacement — la colonisation. Seuls les gouvernements peuvent le faire par la création d’un « budget de la colonisation. » On s’en occupe, d’ailleurs. L’honorable J.-E. Perreault, fondateur lui-même d’un collège commercial, a parfaitement compris la nécessité de ce budget, et il n’a pas fermé SON collège.

Ouvrons des écoles d’agriculture, puisque le besoin s’en fait sentir. Il n’est pas nécessaire, ni même utile pour cela, de fermer les académies commerciales. Ces deux écoles seront alimentées par deux clientèles complètement différentes. Les surnuméraires, et ceux qui n’ont ni les dispositions physiques ou morales, ni le capital voulu, ni la volonté d’embrasser la profession « des obscurs et glorieux travailleurs du sol » devront fréquenter comme avant le collège commercial.

Et vous, qui affirmez que le collège commercial est à coup sûr un plus grand agent de dépopulation que le collège classique, sur quoi étayez-vous vos affirmations ? Avez-vous fait des recherches avant de vous prononcer ? Vous êtes-vous enquis des faits ? Lisez avec attention les statistiques ci-dessous et cette démonstration intuitive vous dira lequel du collège commercial ou du collège classique dépeuple le plus nos campagnes.

M. Bourassa, missionnaire colonisateur, en une longue lettre adressée à l’« Action Catholique, » l’an dernier, déplorait l’émigration en masse de la région du Lac St-Jean vers les États-Unis. Est-ce la faute du collège commercial ? Ce n’est point l’opinion de l’abbé Bourassa.

Si cette région avait quelques bons collèges commerciaux, le surplus de la population irait d’abord dans ces institutions, puis dans nos villes canadiennes au lieu de franchir le quarante-cinquième comme « un troupeau maigre, fasciné par une maigre pâture. » (Olivar Asselin.)

Pour une paroisse où il y a un collège commercial, il y en a vingt où il ne s’en trouve point. Dans ces dernières, Comme remarque M. Amédée Monet, M.P.P., la désertion du sol est aussi accentuée que dans l’autre, avec cette différence que les « déserteurs » des vingt paroisses dépourvues de collèges commerciaux s’en vont grossir les rangs des hommes de chantier, des constructeurs de « lignes » de chemins de fer, des employés de manufactures, etc., etc.

Un de mes amis recevait, il y a quelques mois, une lettre qui disait : « Le Curé de notre village (un village tout neuf de l’Abitibi) prépare actuellement une douzaine d’enfants qu’il enverra au séminaire l’an prochain. » C’est très bien et très beau. Mais ce sera sans doute le collège commercial qui sera coupable du dépeuplement de l’Abitibi !

Tandis que l’immense majorité des jeunes gens des collèges commerciaux sont fils de négociants, de commerçants, d’industriels, d’employés de commerce, de rentiers, d’ouvriers et de professionnels, les collèges classiques, eux, se recrutent d’abord en très grande majorité dans les campagnes et je le prouve.

RÉSULTAT STATISTIQUE D’UNE ENQUÊTE LOCALE

Dans le diocèse de Nicolet, il y a deux grands collèges : l’un classique, l’autre commercial : les collèges de Nicolet et de Victoriaville. Pour l’année 1919-20, le premier a inscrit 373 élèves, et Victoriaville 513, (chiffres extraits des annuaires.)

Voici le nombre d’enfants recrutés dans chacune des paroisses du diocèse. J’ai supprimé de part et d’autre les villes de Nicolet et de Victoriaville où sont situés ces collèges, car il s’agit de la désertion des campagnes.

Nicolet Victoriaville
Arthabaska  7 0
Bécancour  3 3
S.-Louis-de-Blandford  2 1
Daveluyville  0 7
Drummondville  5 9
Gentilly  9 9
Kingsey (S.-Félix)  1 1
Kingsey (S.-André)  0 3
La Baie-du-Febvre 13 0
L’Avenir (S.-Pierre)  5 0
La Visitation  2 0
Précieux-Sang  0 1
N.-D.-de-Pierreville  5 0
N.-D.-du-Bon-Conseil  0 1
Pierreville (S.-Th.) 24 1
S.-Albert-de-Warwick  0 3
Ste-Angèle  0 1
S.-Bonaventure  1 1
Ste-Brigitte-des-Saults  3 1
Ste-Cécile-de-Lévrard  1 2
S.-Célestin  5 0
Ste-Clotilde-de-Horton  6 4
S.-Cyrille-de-Wendover  8 5
S.-David  6 0
S.-Edmond  1 0

S.-Elphège  8 0
S.-Eugène  2 0
Ste-Eulalie  4 3
S.-François-du-Lac  0 0
S.-Germain-de-Granthan 11 1
Ste-Gertrude  4 2
S.-Grégoire 11 2
S.-Guillaume 15 1
S.-Léonard  5 4
S.-Majorique  3 1
Ste-Marie-de-Blandford  0 2
Ste-Monique  9 0
S.-Norbert  2 0
S.-Paul-de-Chester  6 2
Ste-Perpétue  4 0
S.-Pierre-les-Becquets  3 1
S.-Remi  2 0
S.-Rosaire  3 1
S.-Samuel  1 0
Ste-Séraphine  0 1
Ste-Sophie  3 1
S.-Sylvère  1 0
S.-Valère  1 0
S.-Zéphirin  8 7
Tingwick  1 2
Warwick  2 2
Wickham  6 2
Yamaska (S.-Michel)  7 0
Princeville 12 12
242 100

D’après le total des chiffres donnés pour le collège classique de Nicolet il y aurait 242 élèves des paroisses rurales sur 373 inscrits, et pour le collège commercial de Victoriaville 100 sur 513. Quel est celui des deux collèges qui a davantage dépeuplé les paroisses rurales de Nicolet ?

Une autre statistique entre le séminaire des Trois-Rivières et l’Académie de La Salle de la même ville, établit un contraste encore plus frappant. J’ai supprimé dans ce rapport les Trois-Rivières, Shawinigan, Grand’Mère et le Cap-de-la-Madelaine qui sont plutôt villes.

Sém. des T.-Riv. Acad. De La S.
Batiscan 13  2
Champlain 11  11
Louiseville 18  1
Maskinongé  7  0
Pointe-du-Lac 10  0
S.-Adelphe  1  0
S.-Alexis  2  0
Ste-Angèle  1  0
Ste-Anne-de-la-Pérade  4  1
S.-Barnabé 12  0
S.-Charles  1  0
S.-Didace  5  0
S.-Elie-de-Caxton  0  1
S.-Etienne  5  0
Ste-Flore  7  0
S.-Georges  1  1
Ste-Geneviève 13  4
S.-Jacques-des-Piles  0  1
S.-Jean-des-Piles  2  0
S.-Justin  8  0
S.-Léon 11  0
S.-Louis  3  1
S.-Luc  1  0
S.-Maurice  4  7
S.-Narcisse  10  2
S.-Paulin  6  0
S.-Prosper  4  0
S.-Roch  2  0
S.-Sévère  5  0
S.-Sévérin  6  0
S.-Stanislas  4  0
Ste-Thècle  3  3
S.-Théophile  4  0
S.-Tite  5  0
Ste-Ursule  1  0
Yamachiche 14  5
Mont-Carmel  2  1
206 41

Soit un total de 206 élèves des paroisses rurales sur 440 inscriptions au séminaire, et 41 sur 552 inscriptions à l’Académie De La Salle ; sur ces 41 élèves il n’y a que 18 fils de cultivateurs. Dans cette Académie on donne des diplômes depuis 1910. Or, il y a eu 72 diplômes en ces onze dernières années ; sur ces 72 élèves, 10 seulement étaient fils de cultivateurs ; quatre d’entre eux sont retournés sur la terre paternelle et sont aujourd’hui de « glorieux » travailleurs du sol.

Restent donc six « déserteurs », qui tous étaient fils d’une famille comptant au moins cinq garçons. Pouvaient-ils s’établir sur la terre paternelle ?

Une comparaison semblable entre chacun des collèges classiques de la province et le collège commercial le plus rapproché causerait de désagréables surprises à quelques-uns qui écrivent avec une assurance puérile que c’est SURTOUT le collège commercial qui dépeuple les campagnes.

Le recrutement à la campagne des collèges commerciaux auxquels sont annexés des pensionnats, est encore et pour longtemps voué à un échec… heureusement pour la colonisation ! Mais du moins qu’on n’accuse pas ces collèges d’être la cause du mal dont ils sont les témoins et d’autres les auteurs.

J.-Hector Hamel,    
ancien instituteur.