Allumez vos lampes, s’il vous plaît !!!/08

Texte établi par Association de La Salle, Éditeurs Dussault & Proulx (p. 23-27).

LA PRESSE, MONTRÉAL, SAMEDI 9 OCTOBRE 1920.

L’OPINION D’UN ANCIEN INSTITUTEUR.


L’enseignement de l’anglais à l’école primaire trouve partout des défenseurs


Accusation injuste. — Anglais et comptabilité.

Un ancien instituteur, M. J. Hector Hamel, de Québec, nous écrit la lettre suivante dans laquelle il donne son opinion sur la question de l’enseignement de l’anglais dans nos écoles primaires et se montre un de ses plus ardents défenseurs.


Québec, le 9 octobre, 1920.


Monsieur le Directeur,


Serait-il permis à un ancien instituteur de dire son mot sur la question du jour : l’enseignement de l’anglais et de la comptabilité à l’école primaire et dans les collèges commerciaux ? Je suis fatigué d’entendre émettre depuis quelque temps, sur ces maisons d’éducation, des affirmations qui me paraissent être aux antipodes de la vérité.

Quiconque a lu les articles de Mgr Ross a pu se rendre compte que lui et un certain nombre de ses admirateurs sont de l’avis du Père Dugré, à savoir que : « un grand nombre d’éducateurs, surtout dans les collèges commerciaux » — presque tous dirigés par les Frères enseignants — « ont résolument sacrifié, par inconscience ou parti pris, une part considérable de la tradition française », et ils s’imaginent voir de l’anglais et de la comptabilité en tête du programme d’écoles primaires où il n’y en a pas l’ombre.

Où sont-ils donc ces partisans outrés de l’enseignement de l’anglais ? Seraient-ce ceux qui en font un quart d’heure ou tout au plus une demi-heure au cours élémentaire actuel, ou ceux qui en font une heure dans d’autres cours ? « L’illusion du système défectueux » consisterait-elle à donner quelques notions d’anglais et de mathématiques commerciales à la très grande majorité des enfants qui quittent l’école à treize, quatorze ou quinze ans ? « L’illusion » n’est-elle pas plutôt dans le fait qu’on forge un programme qui suppose que les enfants de la classe populaire vont aller aux études jusqu’à vingt ans et plus, comme au cours classique ? Ce sera toujours le petit nombre qui poursuivront jusqu’au bout le cours commencé à la petite école ; et les professeurs ne doivent-ils pas travailler pour le plus grand nombre ?

Ou bien n’auront-ils en vue que la formation de quelques-uns, de ces privilégiés qui feront l’honneur des écoles spéciales, ou flatteront l’amour-propre des messieurs de l’enseignement secondaire ? Certes l’idée préconisée serait bonne si l’école était obligatoire jusqu’à dix-huit ans ; chacun doit savoir qu’on n’apprend pas une langue étrangère ou qu’on ne se spécialise pas en un an ou deux. On ne prétend pas le faire non plus en commençant, chez les tout jeunes enfants ; mais on a bien la conviction cependant d’acheminer la majorité vers ce qu’il leur faut, en quittant l’école. Il n’en serait certainement pas ainsi sous le nouveau régime prôné avec tant d’emphase, puisque, comme on le répète tant de fois dans les dits articles, au sortir du cours élémentaire, l’enfant ne doit pas être encore orienté. Et comme il ne reviendra plus à l’école, que fera-t-il pour gagner sa vie ?

Mais pour « orienter » leurs élèves, les écoles paroissiales tenues par les « bons Frères » ne font-elles que de l’anglais et de la comptabilité ? Oser l’affirmer constitue une accusation tout à fait gratuite, puisqu’il n’y a que l’anglais qui se fasse en anglais dans leurs écoles élémentaires actuelles, et cela une heure au plus par jour, au cours le plus élevé. Puis, pourquoi reprocher aux religieux enseignants de faire de la comptabilité au cours élémentaire ? S’en fait-il dans ce cours ? Jamais, que nous sachions. La comptabilité, à proprement parler, n’est commencée, et encore rien qu’un peu, en cinquième année, puis continuée en sixième et jusqu’à la fin du cours, et alors, la tenue des livres n’occupe pas un temps si considérable. Les « bons Frères » ne passent guère plus d’une heure et demie à deux heures par semaine sur cette spécialité. Pour des écoles qu’on dit être toutes des académies commerciales, elles ne sont pas encore enfoncées dans les affaires du mercantilisme « au point de ne plus rien voir qu’entre les bornes étroites de l’anglais et de la comptabilité ; » les bornes sont plutôt éloignées.

Il y a bien d’autres matières où le zèle s’exerce d’ailleurs. C’est d’abord et par-dessus tout l’instruction religieuse et le français. La religion et la langue maternelle, répétons-le, priment tout le reste dans les écoles tenues par les « bons Frères. » C’est à n’y pas croire vraiment ! Dans une semaine complète, quatre heures et demie sont consacrées à l’enseignement de la religion, et au moins dix heures à celui du français : lecture, notions de style, phraséologie et grammaire. Puis l’enseignement de l’arithmétique, de l’histoire et de la géographie ne se fait pas en anglais, comme on l’insinue, même dans les degrés les plus élevés du cours primaire. Alors pourquoi donc ne voir rien autre chose que de l’anglais et de la comptabilité dans les écoles des religieux enseignants ? Serait-il indiscret de se renseigner avant d’affirmer ?

Il y a encore l’idée fausse de croire que toutes les académies de garçons tenues par les Frères sont des cours commerciaux et que tout ce qui est au programme converge vers ce but. Comme on peut le voir par l’exposé des matières principales citées plus haut, la tendance du cours élémentaire même jusqu’en 6e, 7e et 8e année est plutôt une culture générale. Les cours commerciaux proprement dits, ou tels qu’on veut les entendre, c’est-à-dire ceux dans lesquels tout doit tendre vers l’anglais ou la comptabilité et les matières s’y rapportant, ces cours-là sont plutôt très rares. Il peut s’en trouver dans certaines écoles indépendantes, mais non tenues par des religieux. D’ailleurs, si de telles écoles sous contrôle eussent existé, Messieurs les Inspecteurs d’Écoles auraient eu tôt fait de les signaler.

Quant à la désertion des campagnes dont les cours commerciaux sont accusés d’être la cause, est-ce l’enseignement commercial seul qui en est responsable ? Les autres écoles, qu’elles soient classiques, ou industrielles, ou techniques, peu importe, celles-là n’en peuvent-elles pas être aussi la cause ? Il n’en est pas question, cependant, dans les villes, il est clair que ce ne sont pas des fils de cultivateurs qui fréquentent les écoles paroissiales ; la question est donc tranchée pour celles-là. C’est pourtant le plus grand nombre des écoles de Frères. Dans les autres écoles où la plupart se sont annexé un pensionnat, il n’y a pas plus de 3 à 4 pour cent des élèves qui sont fils de cultivateurs ; la presque totalité des enfants qui les fréquentent viennent des villages, des villes ou des États-Unis. Puis tous ne font pas un cours commercial, loin de là. Généralement les élèves des villages apprennent un métier ou deviennent commis après quatre ou cinq années d’école ; pas besoin d’un cours commercial ou classique pour cela, pas plus que pour être typographe ou imprimeur. De meilleurs positions dans les bureaux ne manquent pas aux jeunes finissants des classes d’affaires, d’ailleurs fort peu nombreux ; ils ne sont pas, pour autant, des êtres hybrides, et ne cessent pas de se montrer de vrais Canadiens français. Pour s’en convaincre il n’y a qu’à consulter les listes de souscription en faveur d’œuvres nationales et voir d’où vient la plus grande partie de ce vil métal dont on a si grand besoin à notre époque.

Ceux des villes retournent dans leur foyer après avoir appris un peu de ce qu’il leur faut pour gagner leur vie honorablement sans végéter. Libre à eux de poursuivre leurs études dans des écoles spéciales de leur choix ou d’apprendre un métier. Ils seront toujours peu nombreux ceux de la classe urbaine qui voudront se diriger vers une école d’agriculture ; il leur faudrait d’abord un lopin de terre ; et pour l’acquérir, comme l’héritage n’est pas toujours satisfaisant parce que nos familles sont généralement très nombreuses, qui leur en fournira les moyens ? Je ne crois pas que le gouvernement ni aucune société soient disposés à leur en concéder gratuitement.

Le nombre de fils de cultivateurs qui font un cours commercial dans les écoles des Frères est si minime qu’il ne vaut guère la peine d’en parler. Il serait infiniment mieux de se renseigner « de visu » pour en causer pertinemment.

Les écoles spéciales qu’on parle de créer — outre celles qui existent déjà, surtout dans les villes — où seront-elles situées ? Comment les enfants de familles ouvrières vont-ils y arriver ? Il est bien à supposer qu’on ne pourra pas en établir de toutes les catégories, dans chaque centre rural ; une seule pourra fonctionner au même endroit. Ceux qui se destinent à la carrière ainsi favorisée s’en trouveront bien ; mais les autres, que feront-ils ? Ils compteront sur la Providence sans doute ? ou bien ils seront « forcément orientés vers une carrière qui ne sera pas la leur ? » Ils feront alors comme par le passé et leur sort ne sera pas amélioré.

En nous servant à peu près des propres termes de l’auteur des articles, il faudrait dire :

Voilà le fait qu’il faut étudier afin de savoir décharger le programme, sans innover. L’anglais, matière secondaire, doit être enseigné comme tel, il est vrai, mais qu’il y reste. L’orientation est loin alors d’être une direction vers la carrière commerciale. Une réaction veut s’imposer : on entend en maints endroits les sourdes protestations des antagonistes de l’enseignement primaire qui ne savent pas trop où frapper pour atteindre leur but. Cette innovation qu’ils désirent, au lieu d’être travaillée dans l’ombre, y gagnerait certainement d’être faite au grand jour et dans l’ordre, en diminuant ou plutôt en abolissant, les cours commerciaux greffés aux cours classiques, qui drainent tant de nos jeunes gens de la campagne vers les villes. C’est ainsi qu’on laissera la place aux autres écoles qui existent déjà — qu’on leur donne le nom qu’on voudra — avec la part d’influence qui leur appartient ; ces dernières répondent trop bien aux besoins variés de nos populations pour qu’on songe à les enlever. « Que tous ceux-là qui ont à cœur le progrès bien entendu de l’éducation s’unissent pour » repousser tout système subversif de l’enseignement primaire congréganiste, « dussent-ils s’exposer à heurter des opinions mal formées et à recevoir quelques coups de matraque : le bien ne se fait qu’à ce prix. »

Merci, Monsieur le Directeur, pour votre bienveillante hospitalité.

J. HECTOR KAMEL.
ancien instituteur.
43 Avenue Parent. Québec.