L’action paroissiale (p. 56-59).
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IX


La noce à laquelle nous venions d’assister et qui m’avait paru si délicieuse ne fut pas appréciée de la même manière par nombre de jeunes filles de la ville, venues pour exhiber, les unes, un joli minois, les autres, de somptueuses toilettes. Toutes tinrent à donner leur appréciation personnelle sur ces belles coutumes, si jalousement conservées par la saine population de la campagne.

La torche incendiaire promenée par le major anglais Montgomery avait bien pu détruire jusqu’au dernier vestige de l’habitation française, mais elle n’avait pas tout anéanti. Une fois la torche consumée et le feu éteint, la vie devait renaître des cendres de l’incendie, et les coutumes, sur lesquelles les flammes ne peuvent avoir prise, ont survécu à cet holocauste barbare.

Les quelques défections de trafiquants passés à l’ennemi n’avaient jeté de honte que sur eux-mêmes et n’avaient fait que se cabrer, dans son désir de vivre, la partie saine de la population restée attachée à sa langue et à sa foi.

L’âme canadienne-française était restée vivante, parce qu’elle s’était attachée à la terre. Pour continuer la tradition, c’était sur une terre neuve qu’allait s’établir le couple marié le matin. La paroisse s’agrandissait d’une ferme et s’augmentait d’une famille saine et prometteuse.

Tous les villégiateurs étaient retournés à l’hôtel et s’étaient rassemblés par groupements sur la falaise, pour échanger leurs impressions. Je me mêlai à un groupe de jeunes filles. L’admiratrice de Maurice Chevalier ne manqua pas cette chance de se rendre ridicule.

— Quelle scène cocasse ! me dit-elle, en se tournant sur ses talons.

— Me permettrez-vous de vous demander de préciser ce que vous avez trouvé de cocasse dans cette scène ?

— C’est l’impression générale, n’est-ce pas ? dit-elle à ses compagnes.

— Que trouvez-vous de si cocasse dans l’union de deux âmes simples, de même condition et qui s’épousent selon les rites de l’Église ?

La demoiselle resta bouche bée pour un instant, puis elle se décida enfin à répondre.

— Ah ! je dis cela, comme je dirais autre chose ! Êtes-vous de la campagne, Monsieur ?

— Cela importe peu et ne change rien aux faits. Mais, pour votre information, je vous dirai que, pour le moment, je ne suis ni de la ville ni de la campagne ; je suis tout simplement en voyage.

— Je ne croyais offenser personne en disant ce que j’ai dit.

— Vous ne m’offensez pas et je ne doute pas de vos intentions. C’est une trop vieille habitude, chez les gens, de rire les uns des autres sans trop savoir pourquoi, pour que je m’en offusque.

À ce moment, la cloche sonna le dîner. Tous se précipitèrent vers les tables. Les demoiselles m’invitèrent à la leur. J’en profitai pour essayer de confondre mon interlocutrice.

— Me permettez-vous une question, Mademoiselle ?

— Volontiers, Monsieur.

— C’est du poulet que vous Oui, c’est ce que j’ai demandé. Pourquoi cette question ?

— Seriez-vous capable d’élever un poulet ?

— Ah ! Ah ! Quelle question !

— Mais, enfin… elle est posée ! Veuillez répondre.

— Ma foi ! non.

— Alors, cette jeune fille d’habitant qui a soigné, engraissé et peut-être préparé ce poulet, en connaît plus long que vous là-dessus. Maurice Chevalier peut faire d’excellents coq-à-l’âne, mais je doute fort qu’il puisse mettre la poule au pot.

— Je n’avais pas pensé à cela, Monsieur Reillal. Tenez, je suis convertie.

— Alors, je profite de la trêve pour m’esquiver.

— Et votre dessert ?

— Mangez-le à ma santé, Mademoiselle.

Il était deux heures moins dix et mon rendez-vous avec Mme  Montreuil était fixé pour deux heures. Comme c’était sur mes instances qu’elle avait consenti à me recevoir avant trois heures, je ne devais pas la désappointer en me désappointant moi-même.