L’action paroissiale (p. 46-49).
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VI


Allie n’avait pas refusé de me recevoir. Bien plus, c’était elle qui m’avait fait l’invitation d’aller la voir. Elle n’éprouvait donc aucune répulsion pour son ami d’enfance, répulsion qu’aurait pu légitimer un malentendu auquel nous avions tous deux inconsciemment participé. Connaissait-elle quelque chose de mon histoire et de ma vie aventureuse sur le velt africain ? Peut-être désirait-elle soulever le voile qui lui cachait encore mes vingt années d’exil, surprendre le mystère que dérobait à ses yeux le cinquième d’un siècle passé à l’étranger, dans un pays sympathique, mais éloigné du grand fleuve qui avait charmé mes yeux d’enfant et les siens. Oui, me dis-je, les causes de cet exil volontaire de vingt ans tentent peut-être la curiosité d’Allie. Que de mystères aussi masquait probablement l’écran qui dissimulait à ma vue l’existence de Mme Montreuil ! Mme Montreuil ! Ce nom me semblait presque paradoxal maintenant. J’avais si longtemps caressé l’espoir de lui donner le mien ! Le sort en avait décidé autrement. Oui, c’est bien du nom de sort ou de destin que l’on doit qualifier cette sorte de fatalité qui affaiblit notre sens de vision et nous empêche de réaliser un désir qui est pourtant à notre portée. Pour n’avoir pas tendu la main au moment opportun ou l’avoir mise à côté de l’objet désiré, il nous échappe pour toujours !

C’est le cœur encore gonflé des émotions intenses que je venais d’éprouver que, lentement, je m’acheminai vers la Bastille. Je trouvai la porte close. Rien ne bougeait encore à l’intérieur. Je regardai à ma montre. Il était six heures. Je m’étais proposé d’assister à la messe de sept heures, il me restait donc une heure devant moi. Je rebroussai chemin jusqu’à la rue et m’engageai du côté de l’est. Je passai devant la maison paternelle. Rien n’était changé à l’extérieur ; c’était la même barrière en fer, forgée par mon grand-père, la même clôture, en fer forgé elle aussi, solidement assise sur ses bases de pierre à bosses, qui avaient défié le temps. C’est en vain que l’on essaye de remplacer par le ciment le solide granit de nos montagnes que taillaient si habilement nos grands-pères ! Il n’a ni sa résistance ni sa durée. Deux touffes d’asperges ornaient encore, comme autrefois, chaque côté du perron. Elles étaient plus touffues, cependant. Comme aux êtres vivants, les années leur avaient donné de l’embonpoint. Une plate-bande de fleurs vivaces, évidemment négligées, étalait encore de ces fleurs vermeilles qu’avaient si souvent cueillies les mains fines de ma mère.

Je m’aperçus que le store d’une des fenêtres était levé assez haut pour me permettre de voir à l’intérieur. Sans réfléchir sur mon indiscrétion, je me dressai sur la pointe des pieds et regardai dans la maison. Au moment le plus intéressant de mon observation, une mégère entr’ouvrit la porte et, m’apostrophant rudement, me cria :

— As-tu envie de la manger c’te maison-là ? Espèce de faraud de ville avec tes culottes bouffantes et corsé comme une maîtresse d’école ! On dirait ben que les gens de la campagne sont des objets de curiosité pour ces citadins-là !

Je voulus m’excuser, mais je n’en eus pas le temps. Elle referma la porte avec fracas et je continuai mon chemin, un peu troublé par cette scène dont je me sentais coupable. C’était un mauvais augure pour la visite que je projetais de faire. Enfin, me dis-je, je n’aurai qu’à me déguiser pour ne pas être reconnu. Peut-être même qu’un simple changement d’habit suffira pour m’obtenir la faveur d’être admis à l’intérieur de cette maison que je désire tant revoir.

J’entendis le tinton de la messe de sept heures et m’acheminai vers l’antique sanctuaire.