L’action paroissiale (p. 12-23).
II  ►


I


— Calèche[1], Monsieur ? Tels furent les premiers mots qui m’accueillirent, quand le train stoppa en gare de Port-Joli.

Pour la première fois, depuis vingt ans, cette apostrophe, jadis familière, résonnait à mon oreille. C’était tout un passé, tant de fois évoqué, que rappelait à ma mémoire ce témoin ; et, puisque le but de mon voyage était de revoir ce passé déjà lointain, j’étais servi à souhait. La calèche, jolie, confortable, pour me servir d’une métaphore, me tendait la main. Non, c’était plutôt les mains de multiples « calèchers » qui se tendaient vers moi, pour me happer au passage.

— Par « icitte » ! Monsieur Reillal ! me cria l’un des cochers qui dépassait les autres de toute la tête.

Je passai mon sac de voyage à celui qui m’avait accueilli par mon nom et montai dans la calèche d’un grand gaillard à l’air déluré.

— Vous allez à la Bastille, je suppose ? me dit mon conducteur d’un air entendu.

— Ma foi ! oui, lui répondis-je. C’est encore l’hôtel à la mode ?

— C’est là que sont tous les « villégiatureux ».

— Alors, à la Bastille !

Le loquace cocher fit claquer son long fouet près des oreilles de sa jument, en lui donnant le commandement de décoller.

— Marche, la Grise ! T’as coutume de faire mieux que ça, pourtant ! Vous êtes « correct », là, Monsieur Reillal ?

— Dites-moi donc d’abord qui vous êtes, vous qui m’avez accueilli par mon nom ?

— Barthélémy Sansfaçon, le petit Barthélémy à Mathias.

— De vous appeler Sansfaçon ne vous empêche pas d’en avoir !

— J’en ai tout plein, Monsieur. C’est dire que le nom ne veut pas dire grand’chose. Dans notre « méquier », il faut en avoir, sans quoi la clientèle passe à côté. Et vous, Monsieur Reillal, vous ne vous montrez pas souvent le bout du nez à Port-Joli !

— Comment m’avez-vous reconnu ?

— Vous n’avez pas changé d’un poil ; et Barthélémy Sansfaçon a de la mémoire. C’est même un peu ce qui fait le succès de mon « méquier ». Ça fait toujours plaisir de s’entendre nommer comme ça, quand on pense n’être connu de personne. Marche donc, la Grise !

Nous nous engageâmes sur la route, pendant que les villégiateurs, venus à la rencontre du train, s’en retournaient à pied. Une atmosphère de gaieté régnait au milieu de cette agglomération d’étrangers d’hier, amis d’aujourd’hui, séparés de demain. L’échange de propos badins, légers et parfois même un peu salés entretenait la bonne humeur de ces gens venus à Port-Joli pour flâner, mais que l’inactivité finissait par lasser. Pour se désennuyer, ils se rendaient en foule à l’arrivée du train de Québec. La même scène se renouvelait au quai, qui s’allonge dans le fleuve en éperon, quand La Mouche, petit yacht de plaisance transformé en bateau à passagers, annonçait, par le cri strident de sa sirène, qu’elle approchait du quai de Port-Joli. De ce petit vapeur débarquaient d’habitude les hommes de bureau, qui se servaient de ce moyen de transport pour se reposer un peu la tête du tintamarre de la ville en contemplant, trois heures durant, les rives enchanteresses du grand fleuve. À l’accostage de La Mouche, les mamans, tenant leurs enfants par la main, se précipitaient vers la passerelle et envahissaient le pont du navire, quand le moindre retard accompagnait le débarquement des passagers.

— Marche donc, la Grise ! T’as pas coutume de te traîner les pattes comme ça ! Ça sera pas long, Monsieur Reillal. Les chevaux, ça peut nous faire honte parfois ! Vous savez, je conduis aussi un taxi ; mais les gens aiment mieux se faire conduire en calèche. Ça a plus de cachet, comme ils disent. Pour moi, le cachet qui compte, c’est celui qui tombe dans ma poche et qui contient le plus de sous. Sous ce rapport, je ne puis chercher noise à ma Grise, car elle m’en fait faire joliment. Tiens, nous voilà rendus !

En effet, la Grise, ayant évidemment compris le sens de notre conversation et consciente, sans doute, de son devoir, avait accéléré le trot et nous nous trouvions tout à coup en face de la Bastille. « La Bastille » ! comme ce nom m’était familier, mais comme il sonnait faux, me semblait-il, au Canada, où il n’avait pas d’histoire comme son homonyme français. Un endroit de villégiature affublé d’un nom historique rappelant toutes les horreurs de la révolution française me paraissait, au premier abord, d’un ridicule achevé. Mais les habitués de la région ne semblaient y attacher aucune importance.

Sansfaçon transporta mes bagages à l’intérieur de l’hôtellerie. Je lui payai sa course et il repartit à la recherche d’autres clients.

Je signai le registre en présence de l’hôtelier.

Joseph-Olivier Reillal ! C’est un nom bien connu à Port-Joli, me dit mon hôte. Désirez-vous une chambre ? J’en ai une vacante dans le bastion. Elle n’est presque jamais occupée, car le soleil se lève dans la fenêtre ; et les pensionnaires qui font la grasse matinée n’aiment pas cela. Si elle ne vous plaît point, j’en ai une disponible au nord.

— Je choisis celle du soleil levant. Il y a si longtemps que je n’ai pas vu se lever le soleil canadien ! D’ailleurs, je suis matineux.

Un garçon me conduisit à ma chambre, laquelle, à vrai dire, offrait un aspect assez attrayant. Je tâtai le matelas ; il était très moelleux. J’eus d’abord la tentation de m’étendre, pour me reposer des fatigues du voyage, mais je me ravisai. J’irai plutôt, me dis-je, faire une promenade sur la falaise, où je rencontrerai sans doute des gens avec qui je pourrai causer.

Je sortis d’abord sur la large véranda, où étaient assises quelques dames qui, nonchalamment, grillaient une cigarette. Je m’arrêtai un instant, comme un être en peine, puis je descendis sur la terrasse. Tout le monde me regardait avec une curiosité discrète, se demandant, sans doute, qui était ce nouveau venu. J’étais évidemment le sujet de la conversation, à en juger par le chuchotement et les regards qui me fuyaient, quand, essayant de m’orienter, je jetais la vue sur un groupe ou sur l’autre. On est si heureux de trouver un sujet de distraction, lorsqu’on baye aux corneilles durant toute une journée, comme le font tous ceux qui sont en villégiature sur une plage quelconque, car elles se ressemblent toutes. La conversation roule, les trois quarts du temps, sur la température, quand, par hasard, madame une telle ne parle pas de son toutou favori.

Avisant une place vacante sur une banquette où un petit vieux causait nonchalamment avec une dame de beaucoup plus jeune que lui, je m’y installai. Les deux personnages me regardaient fixement. J’en conclus qu’ils parlaient de moi.

Un peu intrigué, j’allumai une cigarette, tout en essayant de saisir quelques bribes de leur conversation. En prêtant attentivement l’oreille, je crus entendre prononcer mon nom, Olivier Reillal, auquel on mêlait celui de mon père, Joseph Reillal. Allons ! me dis-je, c’est sans doute quelqu’un qui a connu mon père et qui me reconnaît à mon air de famille. Cet homme, sur qui pesait le poids des années, était un de ses contemporains, sans doute. Je passai près du couple et laissai tomber, avec intention, mon porte-cigarettes.

— Pardon ! Monsieur Reillal, me dit le vieillard. Vous avez échappé votre porte-cigarettes.

Je le remerciai avec effusion et j’en profitai pour lier conversation avec lui.

— Vous m’avez nommé par mon nom. Vous me connaissez, sans doute ?

— Non, mais j’ai lu votre nom dans le registre. Nous pouvons tout de même faire connaissance. Arthur Lachance, Monsieur Reillal… Mon épouse.

Je n’osai pas lui déclarer que j’avais d’abord pris son épouse pour sa fille. Je la saluai et m’installai à leurs côtés. Nous causâmes de toutes sortes de choses. Le petit monsieur, aux yeux fins, me raconta quelques-uns de ses exploits financiers. Il me décrivit, avec enthousiasme et fierté, comment il avait roulé tel antagoniste qui voulait lui barrer la route du succès, et comment, finalement, il lui avait arraché jusqu’au dernier sou. Comme pour tous les financiers véreux, tous les moyens en affaires lui étaient bons, pourvu que l’adversaire fût assez naïf ou assez faible pour s’en laisser imposer. Devenu veuf à soixante-dix ans, sa fortune, lui avait permis de se payer le luxe d’une jeune épouse, belle comme l’aurore, qui l’entourait de soins calculés, pour prolonger, autant que possible, la vie facile qu’il lui faisait. Une infirmière, dont la mission était de le surveiller constamment, était attachée à sa personne. La potion pour ses reins, le cordial pour son cœur, l’emplâtre pour soulager le rhumatisme de sa jambe gauche, le cautère pour calmer la douleur de son genou droit, tout était à point. L’une et l’autre femme avaient intérêt à prolonger la vie de celui qui, une fois disparu, bien qu’il n’apportât pas avec lui sa richesse, ne laissait qu’une modeste pension de mille dollars à sa poupée d’épouse et le chemin à sa garde-malade. Aussi cette dernière l’entourait-elle de petits soins depuis deux ans, ménageant ainsi le bonheur à trois existences.

Le contrat de mariage de ce vieil égoïste, tel qu’il me l’apprit lui-même plus tard, aurait dû porter comme titre, à la place de « Contrat de mariage », « Contrat d’affaires, réglant mes affaires matrimoniales avec Mlle… ». Il n’était pas très avantageux pour cette dernière, femme aussi peu intelligente que belle. Cependant, comme elle avait cet instinct de conservation qu’ont tous les animaux plus ou moins raisonnables, elle prévoyait pour l’avenir ; et, en même temps qu’elle prolongeait l’existence de son vieux compagnon, elle accumulait un petit pécule qui devait la mettre à l’abri de la misère. Il ne serait pas dit d’elle, comme de la cigale, qu’ « ayant chanté tout l’été, elle se trouva fort dépourvue quand l’automne fut venu ».


Je quittai bientôt ce couple mal assorti, pour me mêler aux autres pensionnaires. Je m’arrêtai près de deux vieilles dames, qui se flattaient, sans doute, d’avoir été jolies un jour, si j’en juge par le soin qu’elles mettaient à rafraîchir ce qui restait de peau lisse sur leurs visages, et dont les cosmétiques, pourtant appliqués avec art, cachaient à peine les rides profondes. Elles portaient bien, cependant, les somptueuses toilettes que leur reste d’élégance avantageait encore. Pauvres têtes d’oiseaux que des ailes inconscientes conduisent dans ces stations balnéaires à la mode, pour exposer de beaux plumages qui suffisent à peine à faire oublier leur décrépitude.

Je prêtai indiscrètement l’oreille à leur conversation.

— Votre petit malade prend-il du mieux, Madame Plantin ?

— Ne m’en parlez pas ! le médecin ne semble pas comprendre son cas, répondit Mme Paris.

— Ah ! mais c’est désolant ! il faudra mander un spécialiste. S’il fallait, par malheur !… Lui, si mignon !

— Je serais au désespoir, ma chère… Un chérubin pareil…, ça ne se remplace pas ! Il tient de son grand-père… Il n’avait pas de défauts !

— Mais, enfin, le médecin doit vous donner quelque espoir. Son diagnostic est-il sûr ?

— C’est un excellent médecin, et qui n’a pas l’habitude de se tromper. Si je vous disais qu’il a soigné sa mère longtemps…, je pourrais dire toujours, puisqu’il a présidé à sa naissance… Ces caniches de l’Amérique du Sud sont très difficiles à acclimater !… Le moindre refroidissement…

Je tournai sur mes talons et m’éloignai. J’avais cru m’attendrir sur le sort d’un pauvre petit enfant, orphelin sans doute, puisqu’il était sous les soins de cette dame âgée. Je trouvais cette femme bonne et compatissante. À son âge, on se penche si tendrement sur un berceau, surtout quand on se sent survivre dans ces petits êtres chéris qui, demain, prendront la place que nous aurons laissée vide ! Je me disais : après tout, sous des dehors mondains bat souvent le tendre cœur d’une mère ; et un cœur de grand’mère n’est-il pas deux fois tendre ? Or, voilà que je m’étais apitoyé sur le sort d’un caniche !

Vingt années de prospérité et de progrès avaient donc, depuis mon départ, ainsi métamorphosé mon pays ! J’avais pourtant connu, autrefois, des Canadiennes à l’âme haute et fière. J’avais grandi sous la tutelle de l’une d’elles : cette femme au cœur d’or que fut ma mère. Je l’ai vue souvent penchée sur le lit de ses petits, pendant les longues absences de mon père. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé de la surprendre encore tout habillée, à quatre heures du matin, veillant un bambin malade qui dormait la tête penchée sur sa poitrine et trouvait, sur le sein maternel, ce baume qui, seul, parfois, suffit à soulager les maladies des enfants. Je sens encore dans mes narines le parfum de sa douce haleine, lorsque, me penchant sur elle avant mon départ, elle déposa sur mon front un baiser d’adieu.

Je me rappelais aussi l’amie d’enfance que j’avais quittée depuis vingt ans déjà, à qui j’avais promis mon cœur et qui devait me garder le sien, mais qui, me croyant mort à la guerre, en avait épousé un autre. Peut-être était-elle quelque part sur la plage, au bras d’un époux qui devait adorer sans doute l’admirable femme qu’elle était et qu’elle avait dû rester. Je la cherchai du regard parmi les nombreux couples qui prenaient leurs ébats. Je n’aperçus pas cette silhouette élégante qui aurait pu me faire deviner sa présence. D’ailleurs, je craignais presque de la rencontrer. Je me bornai donc à faire des comparaisons entre les femmes de mon temps et ces faisanes faisandées qui ne parlent que de chiens ou cette beauté plastique à la remorque d’un vieillard.

Je me dirigeai vers un couple plus jeune. Deux pimpantes demoiselles tenaient une conversation animée. La première, qui semblait plus légère, grillait nerveusement une cigarette ; l’autre, à l’air plus serein, appuyait sa main sur une canne. Une infirme ! me dis-je ; mais, en tout cas, très bien, sérieuse peut-être à cause de son infirmité. Il y a parfois de si belles âmes dans des corps informes ! Je pris l’attitude d’un rêveur et tournai mon regard vers le lointain horizon qui se prolongeait au nord. Le soleil, d’un rouge pourpre, à moitié caché derrière un nuage teinté d’or superposé d’un gros nuage sombre, inondait les montagnes de la côte nord d’un feu éblouissant qu’un voile d’une transparence douce et multicolore cachait à moitié à nos yeux, créant une féerie plus facile à contempler qu’à décrire.

J’écoutai, dans une extase moins feinte que je ne l’eusse voulue, la conversation des deux jeunes filles.

— As-tu entendu Maurice Chevalier à la radio, hier soir ? Il était superbe !

— Non, ma chérie. Hier soir, j’étais dans ma chambre. Je lisais les aventures d’Arsène Lupin. Qu’il est épatant, ce type-là !

Heureusement que la cloche annonçant le dîner vint à mon secours, car je ne sais ce que j’aurais entendu !

  1. On dit calèche pour cabriolet, à Québec.