Aline et Valcour/Lettre XXXIX

ALINE ET VALCOUR.



LETTRE TRENTE-NEUVIEME,


Déterville à Valcour.

Vertfeuille, ce 24 octobre.


Nous voilà seuls, mon cher Valcour ; plus d’illusions, nos deux illustres voyageurs sont partis, nous pouvons maintenant les juger bien à l’aise. Mais comme ces réflexions troubleraient peut-être un peu le plaisir que tu te fais de savoir ce qu’il y a eu de déterminé pour eux, je vais commencer par te l’apprendre : ils partirent hier avec le comte de Beaulé, chez lequel ils logeront à Paris, jusqu’au moment de leur départ pour la Bretagne ; la première chose à laquelle on va travailler, est de lever la lettre obtenue par le père de monsieur de Karmeil ; c’est de quoi le comte se charge. Les jeunes gens seront ensuite présentés à la cour, que l’on intéressera en leur faveur et par leur personnel et par la singularité de leurs aventures. Le comte imagine qu’ils doivent avoir une sorte de succès, et qu’ils exciteront de l’intérêt et de la curiosité. Tous les arrangemens d’ailleurs, dont je t’ai donné le détail dans ma lettre du dix-sept, seront tenus irrévocablement ; on n’instruira de rien le président sur la naissance de Léonore ; on continuera d’ignorer ce qu’il avait exigé sur l’enlèvement de l’une de ces sœurs au lieu de l’autre ; atrocité qu’il vaut mieux taire que de révéler. Ensuite les jeunes gens escortés d’un excellent conseil, partiront pour Rennes, où tout le plan dont je t’ai fait part, sera exécuté à la lettre. On ne s’en tiendra point là ; M. de Beaulé qui s’intéresse infiniment à eux, va déterminer le ministre à écrire en Espagne, pour obtenir au moins tout ce qu’on pourra des lingots confisqués à l’inquisition ; et si l’on y réussit de même qu’à la restitution des biens de mademoiselle de Kerneuil, tu vois de quelle fortune immense ils peuvent se flatter de jouir avant un an. En sont-ils dignes ?… Lui, je le crois, elle, je ne te cache point qu’elle ne m’a pas autant séduit que son époux. Madame de Blamont à qui d’abord elle a beaucoup plue, parce que l’ame de cette femme charmante est faite pour aimer sans réflexion, tout ce qui lui appartient, et tout ce qui a été malheureux ; madame de Blamont, dis-je, s’était fait un peu d’illusion sur cette nouvelle fille ; mais sans rien perdre de l’envie qu’elle a de lui être utile, elle commence à la voir infiniment mieux maintenant.

Il s’en faut bien, selon moi, que les revers de Léonore ayent servi à lui former l’esprit et le cœur. Il est certain d’abord qu’elle a perdu tous les sentimens religieux qui devaient lui avoir été suggérés dès l’enfance ; elle dit les avoir anéantis avant ses aventures ; mais je crois que les gens qu’elle a fréquentés dans ses voyages, lui ont bien plus nui que toutes les lectures qu’elle aurait pu faire avant. Elle est sur cela d’une fermeté très-surprenante à son âge, et comme son mari lui laisse la plus grande liberté de conscience, qu’elle allègue d’ailleurs au soutien de ses principes, des raisons malheureusement très-fortes, qu’elle se rejette sur l’impossibilité où elle est de revenir de ce qu’elle a fait, il a été difficile de l’entamer sur cette matière, malgré les égards qu’elle doit à tout ce qui l’entoure ici ; malgré le puissant intérêt qu’elle aurait au moins, ce me semble, à feindre ; elle s’est opiniâtrement refusée à des exemples généraux de piété ; avant-hier, par exemple, c’était un jour de fête ; on vint l’avertir pour la messe ; elle dit au laquais avec un petit air sec, qu’elle n’y allait jamais, et que madame la présidente en savait au mieux les raisons. Quand on fut revenu, elle s’excusa avec gentillesse, mais cependant toujours de manière à faire croire que ses principes étoient invariables ; et malheureusement, je crois qu’ils vont plus loin que l’inobservance du culte de sa nation : elle en absorbe jusqu’à l’objet. Je la suppose athée dans le fond de l’ame, plusieurs de ces raisonnemens me le persuadent ; ses réfutations des sentimens de Clémentine ; ses aveux à l’inquisition, tout cela ne sont que des choses de circonstances, et qui ne m’en imposent nullement[1], elle ne croit à rien, mon ami, j’en suis sûr. Cependant elle ne s’explique qu’en riant sur ce dernier article ; elle dit que les serviteurs de Dieu lui ont donné de si mauvais exemples, qu’ils lui ont fait naître de grands doutes sur la réalité de l’existence de leur maître, si l’on cherche à lui prouver que ce raisonnement est faible, et que les défauts de l’ouvrage ne prouvent rien contre l’existence de l’ouvrier, elle plaisante, elle dit qu’elle croit tant qu’on veut à cette existence, et qu’elle se la persuadera encore bien mieux quand elle sera riche et qu’elle n’aura plus de malheurs à craindre ; mais tout cela n’empêche pas qu’on ne la devine et qu’on ne la juge.

Examinons-nous ses vertus, je ne vois pas qu’elle ait même adoptée toutes celles dont les brigands qu’elle a fréquentés, lui ont donné des exemples ; et son ame, ou naturellement peu sensible, ou trop ébranlée par l’infortune, (tant il est vrai, quoiqu’on en dise, que l’école du malheur est la plus dangéreuse de toutes,) son ame, dis-je, se refuse à ce qui l’émeut, et n’admet en aucune manière les délices de la bienfaisance. Sans pitié, sa reconnaissance, sa générosité, ses facultés aimantes, excepté celles qui ont son mari pour objet, tous les sentimens qui naissent de l’ame, en un mot, sont chez elle plus maniérés que sentis, et, peut-être en l’analysant davantage, en dégageant son être de ce vernis du monde, qui voile si bien tous les défauts dans une femme d’esprit, peut-être y démêlerait-on beaucoup de cruauté. L’insensibilité n’est pas naturelle dans une telle ame[2] ; Léonore ne peut pas être indifférente, il faut qu’elle ait absolument de grandes vertus ou de grands vices, et comme ses vertus sont en elle l’ouvrage de la nature et ses vices, ceux de ses principes, qu’elle n’en adopte jamais aucun sans raisonnemens, si elle a, avant dix-huit ans un stoïcisme assez réfléchi pour éteindre en elle la pitié ; peut-être ira-t-elle plus loin à quarante. La sagesse qui n’est soutenue que par l’orgueil, cède à des passions plus fortes que ce sentiment ; et quand les principes n’offrent aucun frein, quand ils tendent à les briser tous, quand les travers de l’esprit n’ont aucune digue dans les qualités du cœur, et qu’au contraire la ferme apathie de celui-ci, laisse échapper hardiment l’autre sur tout ce qui l’irrite ou le délecte, une femme peut arriver à des genres de désordres plus dangéreux que ceux des Théodore et des Messalline ; car ceux-ci n’allarment que les mœurs, au lieu que les autres conduisent insensiblement aux forfaits[3].

Elle vit l’autre jour madame de Blamont aider selon son usage, des pauvres qui venaient implorer ses secours ; elle badina de ce procédé avec un air de dureté qui ne plut à personne. Elle fut même jusqu’à se refuser d’imiter sa mère. Madame de Blamont lui en demanda le motif avec un peu d’humeur : vous avez été malheureuse vous-même, lui dit cette femme tendre et compatissante ; comment à de telles épreuves n’avez-vous pas appris à soulager l’infortune ? — Elle répondit qu’elle agissait sur cela par principe, comme dans toutes les actions de sa vie ; qu’il n’y avait rien de plus dangéreux que les aumônes ; qu’elles ne servaient qu’à entretenir la misère et la fainéantise ; qu’à multiplier dans l’état, cette vermine épouvantable connue sous le nom de mendians, qui le souillent et le déshonorent. Que si tous les cœurs étaient fermés comme le sien à cette inutile pitié, ces malheureux sûrs de vivre aux dépens des dupes, n’abandonneraient pas leur métier, leur patrie et leurs parens, dont ils font le malheur, en les privant de leurs secours… Que tel homme doué de tout ce qu’il faut pour faire un excellent ouvrier, devenait un fainéant par l’habitude d’être secouru sans rien faire, qu’il lui devenait bien plus facile de jouer des maux, que de se mettre en un état de n’en pas souffrir, d’où il résultait, que ce qu’on croyait une bonne œuvre, en devenait dès-lors une très-mauvaise. C’est parce que j’ai été malheureuse moi-même, continua-t-elle, que j’ai vu qu’on pouvait améliorer son sort sans avoir besoin des autres, et les secours que j’ai trouvés quelquefois, tels que ceux de Gaspard et de Bersac, m’eussent-ils été refusés, je n’en aurais eu que plus d’adresse et plus d’activité à contrarier les coups de la fortune, et à les déterminer en ma faveur. Savez-vous, poursuivit-elle, en s’adressant à sa mère, ce que deviendra l’homme à qui vous faites ainsi l’aumône ? si jamais vos charités lui manquent il se fera voleur. Accoutumé à l’oisiveté ; fait à voir arriver à lui l’argent sans autres peines que celle de le demander honnêtement, il l’exigera le pistolet à la main, quand vous ne céderez plus à ses instances. — Tout cela sont des sophismes de l’esprit, répondit madame de Blamont, ils peuvent être vrais, mais je ne les aime pas dans votre cœur. Que l’homme qui me demande soit pauvre ou non, que l’aumône que je lui donne soit bien ou mal placée, il m’a vivement ému par sa demande, il m’a fait éprouver une jouissance sensible à le secourir, en voilà assez pour que j’y cède. Si ce malheureux est fainéant, apparemment que le travail lui coûte, ainsi je lui fais bien plus de plaisir encore ; or le plaisir que je sens à donner, se règle sur celui que je fais en donnant, donc je n’en suis pas moins heureuse. — Que dis-je ? donc je le suis davantage, puisque j’ai fait au fainéant, que j’ai secouru, un plaisir plus grand que je ne l’aurais fait au laborieux. Mais supposons un instant avec vous que ce soit un mal d’entretenir la fainéantise, n’en-est ce pas un bien plus grand, de ne pas soulager l’infortune ? or, j’aime mieux commettre un petit mal, pour en prévenir un énorme, que de commettre un tort énorme pour en avoir craint un petit. — Il n’y a point de tort énorme à ne point soulager l’infortune, madame, reprit Léonore, il n’y a que l’inconvénient de lui laisser toute son énergie à côté des dangers très-réels que je viens de vous observer. Le tort énorme dont vous parlez, n’est qu’à entretenir la fainéantise, puisque l’effet qui en résulte, conduit chaque jour des malheureux à l’échafaud. Il est donc énorme ce tort, il ne saurait être plus grand ; mais quel qu’il soit, vous le commetrez, dites-vous, parce que vous y trouvez des délices. Premièrement, on peut nier ces délices ou au moins ne pas les sentir comme vous, mais en les admettant qu’avez-vous fait de bien dans cette action, puisque vous n’avez travaillé que pour vous ? l’égoïsme est-il une vertu ? et ne devient-il pas un vice très-dangéreux, quand il peut résulter de ses effets la mort presqu’inévitable de l’infortuné qui vient de servir à vous en donner les jouissances ? Poursuivons, vous avez cent louis, je le suppose, à jetter aujourd’hui par la fenêtre, un bijou s’offre d’un côté, un malheureux arrive de l’autre ; après avoir balancé un instant, vous renoncez à posséder le bijou, et vous soulagez de cet argent l’homme qui vient vous implorer ; croyez-vous avoir fait une belle action ? vous n’avez fait, sans vous en douter, que céder au mouvement le plus impérieux, plus flatée du plaisir de sortir cet homme de la misère, de mériter sa reconnoissance que de la satisfaction de vous procurer le bijou, vous avez pris ce qui vous contentait davantage, et n’avez travaillé que pour vous : donc aucune grande action dans l’aumône que vous venez de faire… une volupté satisfaite et pas l’apparence d’une vertu ; mais que deviendra-t-il ce choix, quand après vous avoir prouvé qu’il n’a rien de bon, on vous fera voir tout ce qu’il peut avoir de funeste. En payant le bijou, vous entreteniez l’industrie, vous encouragiez les arts ; en préférant l’aumône, vous n’avez fait qu’un fainéant, un ingrat ou un libertin qui, si, comme je viens de vous le dire, ne trouve plus demain de bourse ouverte comme la vôtre, ira le jour d’après, se les faire ouvrir à coups de poignard. Votre refus, votre résistance, tous les mouvemens vraiment vertueux qu’il vous plait de nommer dureté, rendaient à ce malheureux l’énergie que votre aumône lui enlève ; repoussé par-tout comme de vous, il allait chercher du travail, et votre prétendu dureté rendait un homme à l’état tandis que votre bienfaisance mal-entendue l’envoye tôt ou tard à l’échafaud ; mais que ce ne soit plus ce bijou que nous mettons en parallèle avec l’aumône supposée ; allons plus loin ; que ce soit le plaisir fade et imbécile de faire des ricochets de cet argent sur l’eau ; eh bien ! je l’affirme, vous aurez en vous livrant à cet enfantillage, commis sans doute un moindre mal, que d’entretenir la fainéantise, puisque dans l’une et l’autre supposition l’argent est perdu pour vous, qu’il l’est sans inconvénient dans le premier cas, et qu’il ne l’est dans l’autre, qu’en entraînant une foule, quelque soit votre adresse à couvrir cette seconde action des noms pompeux de bienfaisance et d’humanité ; comme si l’esprit de ces vertus ne consistait pas bien plutôt à être dur un moment pour sauver les hommes, que compatissant pour les anéantir. — Tout ce que vous voudrez, dit madame de Blamont, mais vous me contestez la sorte de jouissance qu’on éprouve à soulager l’infortune, et je n’aime pas que vous me la disputiez. — Et pourquoi donc, madame, reprit vivement Léonore, toutes nos ames sont-elles faites de la même manière ? toutes doivent-elles sentir les mêmes choses ? La pitié n’agit sur elle qu’en raison de leur molesse, plus un individu a de vigueur, moins il est susceptible de cette sorte d’ébranlement, d’où il résulterait, comme vous voyez encore en ma faveur, que l’ame la moins ouverte à la pitié serait incontestablement la mieux organisée ; mais analysons ce sentiment décoré de nos jours de si superbes noms et ressenti pourtant moins que jamais ; la preuve que ce mouvement pusillanime n’agit sur nous que physiquement, que le choc moral qu’il imprime est absolument subordonné à celui des sens, est que, nous plaindrons beaucoup davantage le mal qui se fait sous nos yeux, que celui qui arrive à cent lieues de nous ; et que si vous voyez, monsieur, par exemple, dit-elle en me montrant, se couper le doigt d’un canif, que vous vissiez son sang couler, vous seriez beaucoup plus émue de cet accident, seulement parce que vous en êtes témoin, que vous ne le seriez à la nouvelle que monsieur vient de se casser la jambe à deux cents lieues d’ici. Ce dernier malheur n’agissant que d’une manière éloignée sur votre ame la toucherait insensiblement moins que celui du doigt coupé sous vos regards, quoique l’un de ces maux,… celui que vous auriez plaint davantage, ne fût rien, et que l’autre,… celui qui vous aurait le moins touché fût bien plus important sans doute. Voilà donc la pitié, une faiblesse, et nullement une vertu, puisqu’elle n’agit sur nous, qu’en raison de l’impression reçue, de la vibration établie sur les fibres de notre ame par le plus ou le moins d’éloignement du malheur arrivé ;… et pourquoi ne voulez-vous pas qu’on se défende d’une faiblesse qui n’est jamais bonne qu’aux autres, et qui ne nous apporte que du chagrin ? — Cette insensibilité est affreuse, dit madame de Blamont. — Oui dans une ame commune, reprit Léonore, mais non pas celles d’une certaine trempe ; il est des ames qui ne paraissent dures qu’à force d’être susceptibles d’émotion, et celles-là vont quelquefois bien loin : ce qu’on prend en elles pour de l’insouciance ou de la cruauté, n’est qu’une manière à elles seules connue, de sentir plus vivement que les autres ; il y a des sensations qui ne sont pas sues de tout le monde ; or les rafinemens ne viennent que de délicatesse ; il est donc possible d’en avoir beaucoup, quoiqu’on soit remué par des choses qui semblent l’exclure[4] ; que dis-je ? ce genre de choses peut devenir ce qui irrite le plus dans des ames parvenues à ce dernier excès de finesse, ensorte qu’il y aurait alors un désordre prononcé, une contrariété surprenante entre la sensation de l’ame simplement organisée, et celle que je veux peindre ; qu’il résulterait peut-être de ce désordre que, ce qui affecterait vivement l’une dans un sens, affecterait l’autre en un sens tout contraire ; cette différence marquée dans l’organisation, est l’excuse des systèmes, comme elle est celle des mœurs ; la cause des vices, comme le motif des vertus. Une fois admise, il est aussi simple que je sois entièrement insensible à ce qui vous émeut, qu’extraordinairement chatouillée de ce qui vous blesse. Nous n’en sommes pas moins sensibles l’une et l’autre, les chocs violens ébranlent également nos ames, mais ceux qui arrivent à la mienne ne sont pas de l’espèce qui convient à la vôtre. Combien de fois d’ailleurs, ne recevons-nous nos impressions que de l’habitude des préjugés ? Comment alors les sensations d’une ame accoutumée à vaincre le préjugé et à secouer les chaines de l’habitude, seront-elles semblables à celles d’une ame livrée à l’empire de ses causes. Il ne s’agirait dans ce cas que d’avoir de la philosophie pour recevoir des impressions très-singulières, et par conséquent, pour étendre étonnamment la sphère de ses jouissances. On ne saurait croire ce qu’on trouverait peut-être au delà des débris de tous ces freins vulgaires ; tant que nous soumettons la nature à nos petites vues, tant que nous l’enchaînons à nos vils préjugés, les confondant toujours avec sa voix, nous n’apprendrons jamais à la connaître ; qui sait s’il ne faut pas la dépasser beaucoup pour entendre ce qu’elle veut nous dire. Comprendrez-vous les sons de l’être qui vous parle, si vos mains étouffent son organe ? étudions la nature ; suivons-la jusques dans ses bornes les plus éloignées de nous, travaillons même à les reculer, mais ne lui en prescrivons jamais. Que rien ne la voile à nos regards, que rien ne gêne ses impressions, de quelque sorte qu’elles puissent être, nous devons les respecter toutes ; ce n’est pas à nous qu’il appartient de les analiser ; nous ne sommes faits que pour les suivre ; sachons quelquefois la traiter en coquette, cette nature inintelligible ; osons enfin lui faire outrage pour mieux savoir l’art d’en jouir. — Infortunée, dit madame de Blamont, en se jettant dans les bras de Léonore, cesse d’adopter les erreurs de ceux qui t’ont rendue malheureuse ; ils étaient imbus de ces systêmes, ceux qui t’ont précipité dans l’abyme en te refusant l’époux que tu chérissais, ces maximes étaient celles des scélérats qui voulurent te vendre au prix de ton honneur, les faibles secours que tu désirais à Lisbonne, elles remplissaient le cœur de ceux qui t’ont traîné dans les cachots de Madrid ; si tu déteste ces monstres, si tu as raison de les haïr, pourquoi veux-tu leur ressembler ? Oh Léonore ! préfère la morale de ceux qui t’aiment, abjure des principes dont les fruits stériles et amers ne nous donnent que d’affreuses jouissances… Peut-être un instant soutenues par le délire… bientôt troublées par le remords… Eh ! quel asyle trouverais-tu sur la terre, si toutes les ames étaient comme celle que tu peins ? ton triste aveuglement sur nos dogmes religieux n’est que la suite de cette perversité qui s’établit insensiblement dans ton cœur ; que le sentiment fasse en toi, ce que n’ose espérer la persuasion. Vois ta malheureuse mère en pleurs, te conjurer d’aimer le bien, parce que ton bonheur en dépend, te supplier de la laisser jouir de l’espérance de voir prolonger ce bonheur, même au-delà du terme de la vie. Lui ravirais-tu cette consolation ! accablée de ses maux, à la veille peut-être, d’en déposer le poids au fond de son cercueil, veux-tu lui laisser imaginer que la sensibilité ne sera devenue son partage que pour le désespoir de sa triste existence ? qu’une fois dégagée de ses liens, ce sentiment ne lui sera plus permis, ah ! ne m’offre pas un si douloureux avenir ; laisse-moi me consoler de mes peines par la certitude de les voir finir auprès de ce Dieu que j’adore. « Être divin et consolateur, entrouvre cette ame qui se refuse à ta sublimité ; ne la punis pas d’un endurcissement qui n’est dû qu’à son infortune ». Puis la pressant contre son sein, viens ma fille, viens saisir l’idée de cet être suprême dans la tendresse d’une mère qui t’adore ; vois dans son ame épanouie par ta présence, l’image de ce Dieu qui t’appelle ; que ce soit par des sentimens d’amour que ses traits se réalisent à tes yeux, et puisque nous ne sommes pas destinées à vivre ensemble, n’éteins pas du moins l’espoir flatteur de me réunir un jour à toi, au pied du trône de sa gloire.

Tout existait dans ce discours ; et l’éloquence qui entraîne, et la sensibilité qui séduit, et néanmoins il n’a rien fait. Léonore a froidement embrassé sa mère ; elle lui a dit plus sèchement encore, qu’elle se ferait toujours un devoir d’adopter ses vertus, et que si elle regrettait de n’être pas destinée à vivre avec elle, c’est parce qu’elle voyait bien que sa conversion ne pouvait être l’ouvrage que d’une mère si aimable… Et madame de Blamont, qui a vu que les étincelles ardentes de son cœur n’avaient rien allumé dans celui de sa fille, a saisi le bras d’Aline en pleurant, et toutes deux se sont éloignées.

Oh, mon ami ! quelle distance de l’une de ces filles à l’autre ! où trouver dans Léonore l’apparence même de ces vertus qui naissent à tout instant du cœur de ton Aline ? Il est assurément impossible d’être sœurs et de se ressembler moins. Tu trouveras, peut-être, que les notions que je te donne ici du caractère de cette Léonore, ne s’accordent pas tout-à-fait à ses discours avec la compagne dont elle s’attachait à réfuter les travers. Il ne s’agissait, répond-elle, quand on lui fait cette objection, que d’établir avec cette imprudente amie, des principes relatifs à la continence. Tels étaient presque toujours les sujets de nos discussions ; or je ne varie point sur ces principes, mais ils n’exigent pas les autres : ils n’engagent pas à se soumettre à des erreurs. On peut être, en un mot, sage par caractère, par esprit, par tempérament, sans se trouver contrainte à adopter pour cela mille systêmes absurdes qui ne tiennent en rien à cette vertu.

On l’a menée voir Sophie ; Aline était avec elle, on lui a raconté l’histoire de cette créature infortunée et si digne d’un meilleur sort ; elle a flegmatiquement écouté les événemens de la vie de cette fille, qui s’enchaînent si singulièrement avec son tort, et qui, par cela seul, devaient l’intéresser ; mais elle ne lui a parlé tout le temps qu’elles ont été ensemble, qu’avec le ton de la hauteur et de la supériorité. La fortune immense qui l’attend, pouvait la mettre à même d’offrir des secours ; elle en eût dû disputer l’honneur à madame de Blamont :… elle n’en a pas même conçu l’idée ; Sainville a réparé ce dur oubli ; son ame infiniment plus sensible, ou sensible d’une tout autre manière, laisse rarement perdre l’occasion d’une bonne œuvre. Peut-être a-t-il la même façon de penser que sa femme sur beaucoup d’objets, mais il n’a sûrement pas son cœur ; madame de Blamont a refusé les offres de Sainville ; elle a dit que Sophie était toujours sa chère fille, qu’elle ne voulait jamais l’abandonner ; et cette malheureuse, toujours intéressante, a dit à ton Aline, en lui pressant les mains avec des flots de larmes, — Oh mademoiselle ! c’est donc là votre sœur ?… Elle est plus heureuse que moi, puisse-t-elle sentir sa félicité !

Quoiqu’il en soit, malgré le peu de contentement que madame de Blamont a retiré de cette découverte, elle est décidée à ne rien refuser à Léonore de tout ce qui pourra l’aider à rentrer dans les biens de madame de Kerneuil ; elle la servira, sans doute, elle et ses amis, de tout son pouvoir. Quoiqu’elle y éprouve toujours une sorte de répugnance, née de ce qu’elle croit d’illégitime à ce procédé. Pour Aline, malgré qu’elle sente l’extrême éloignement du caractère de Léonore au sien, elle ne l’en aime cependant pas avec moins de tendresse. Une ame honnête ne trouve jamais dans les défauts de ce qu’elle doit chérir, des raisons d’éteindre ses sentimens ; elle pleure en silence et ne se refroidit point.

J’imagine que quand tu recevras cette lettre, tu auras déjà vu celle qui en fait l’objet, et que tu l’auras jugé vraisemblablement comme nous. Adieu, mon cher Valcour, tu as dû être content de moi cet été ; il était, je crois, impossible d’entretenir une correspondance plus suivie et plus détaillée ; n’en attends plus rien, nous partons pour Paris, et ce ne sera bientôt plus que de vive voix que nous nous entretiendrons ensemble.

plue: plu

  1. Le lecteur doit se souvenir que dans ces deux occasions citées, Léonore affiche le déisme.
  2. Il y a, dit Marmontel, un excès dans la sensibilité qui avoisine l’insensibilité, ne serait-ce pas là l’histoire du caractère de Léonore : une foule de délits naissent de ces excès, et ne sont que les résultats très-singuliers de ce dernier période de la sensibilité, les procédés les plus simples et les plus doux les réprimeraient, au lieu de cela on les punit, et ils se propagent. Ô massacreurs, enfermeurs, imbéciles, enfin de tous les règnes et de tous les gouvernemens, quand préférerez-vous la science de connaître l’homme à celle de le clôturer ou de le faire mourir !
  3. Et à des forfaits d’autant plus dangéreux qu’on les divulgue et qu’on les punit, et qu’il vaudrait cent fois mieux les étouffer que de les faire connaître ; la publicité des procès de Lavoisin et de Labrinvilliers ont fait commettre cent crimes de la même espèce ; il faudrait pour l’intérêt des mœurs qu’il y eut certains crimes que l’on n’osât même jamais soupçonner.
  4. Voyez la note de la page 7.