Aline et Valcour/Lettre XXIV

Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 227-252).

LETTRE XXIV.


Valcour à Déterville.

Paris, ce 22 septembre.


Je reçus le quatorze, mon cher Déterville, la lettre où tu me recommandais les démarches du Pré-Saint-Gervais, et quelqu’ayent été mes diligences, ce ne fut pourtant qu’hier qu’il me devint possible de réussir. Ô ! mon ami, quelle intéressante étude nous fournit, chaque jour, le cœur de l’homme, et comment nier l’influence de la divinité sur lui, quand on voit avec quelle fatalité celui qui tend des pièges s’y prend presque toujours le premier, et comme le vice, toujours en opposition avec lui-même, se perce avec les traits dont il veut frapper la vertu. Le président est coupable dans le cœur, et ne l’est pas dans le fait ; il en impose odieusement à sa femme ; il la trompe avec la plus insigne fausseté, et pourtant il ne lui ment pas. Daigne me lire avec attention, et mon énigme va se développer.[1]

Je me transportai, le 15, au village indiqué, et ayant descendu dans une auberge, je demandai historiquement, si le curé était un honnête garçon, s’il était aimé de ses paroissiens ; si c’était un individu sociable : — c’est un homme intègre, m’assura-t-on, vieux, et depuis vingt-cinq ans en possession de sa cure. Si vous avez affaire à lui vous en serez content. — Oui vraiment, dis-je, à celui qui me parlait ; j’ai quelque chose à communiquer à ce pasteur ; et puisque vous êtes assez officieux pour m’instruire, soyez-le encore assez, je vous prie, pour aller lui demander, si un honnête bourgeois de Paris ne l’incommoderait pas, en lui demandant une audience ?… Mon homme partit, et la réponse fut une invitation de me rendre au presbytère, où je trouvai un ecclésiastique de plus de soixante ans, d’une figure douce et prévenante, qui me demanda le premier, comment il se trouvait assez heureux pour m’être bon à quelque chose ? J’expliquai, ma commission… Nous fouillâmes les registres, nous trouvâmes la mort que nous cherchions, aussi-bien constatée qu’elle pouvait l’être, et toutes les preuves d’un service fait dans la paroisse, le 15 août 1762, à Claire de Blamont, fille légitime de monsieur et madame la présidente de Blamont, demeurant rue Saint-Louis, au Marais. — Eh bien, monsieur ! dis-je au curé en le fixant, pour ne rien perdre des mouvemens de sa physionomie, cette Claire de Blamont que vous avez enterrée le 15 août 1762, aujourd’hui 15 septembre 1778, se porte mieux que vous et moi… Ici notre homme frémit et recule ;… un instant je le crus coupable, mais les suites me convainquirent bientôt de mon erreur. — Ce que vous me dites est bien difficile à croire, monsieur, me répondit le curé, il faut approfondir,… cela en vaut la peine ; mais trouvez bon que je m’informe avant, à qui ai-je l’avantage de parler ? — A un honnête homme, monsieur, répondis-je avec douceur, ce titre ne suffit-il pas pour éclaircir une trahison ? — Mais ceci peut devenir matière à un procès, et je dois savoir ;… — point de procès, monsieur, il s’en faut bien que ce soit vous que l’on soupçonne ; l’intention est de traiter tout à l’amiable, et vous pouvez recevoir ma parole, que rien de ce qui va se faire, ne nous passera : je suis l’ami de madame de Blamont ; c’est de sa part que je viens vous trouver : je puis donc vous répondre, et du mystère où tout ceci restera, et de l’extrême éloignement qu’on a de plaider. — Mais si cette Claire existe, comme vous me l’assurez, où est-elle actuellement ? — dans les bras de sa mère. Il ne s’agit que de vérifier une supercherie de nourrice, et d’en approfondir mystérieusement les raisons, pour parer à de tels désordres dans la suite, tout vous y engage ; le ministre de Dieu doit non-seulement écouter l’aveu du crime, mais il doit même en prévenir l’action. Notre homme, en s’asseyant, tomba ici dans quelques réflexions ; je l’y laissai deux ou trois minutes, et lui demandai enfin à quoi il paraissait se résoudre ? — à ouvrir la tombe, monsieur, me dit-il, en se relevant,… à chercher là les premières preuves de la fraude, avant que de nous décider à rien. — Bien vu, lui dis-je, fermez tout, qu’il n’y ait que le fossoyeur et nous à cette expédition, je vous le répète, le secret est essentiel ;… le fossoyeur arrive, on ferme l’église, et nous voilà à l’ouvrage. L’endroit était mentionné sur les registres ; il y avait d’ailleurs une inscription sur le cercueil ; nous ne nous trompâmes point. On enlève un petit coffret de plomb où devait être déposé le corps de Claire : et l’examen des ossemens fait avec la plus extrême exactitude, nous offre les débris d’un chien, dont la tête encore conservée, prouve la fraude évidemment. Le curé tressaillit, se remettant néanmoins tout de suite, et reprenant le flegme d’un honnête homme qu’on a dupé, mais qui est incapable d’avoir eu part à une telle ruse, il me proposa de faire jetter ces restes d’animaux, je m’y opposai, et l’ayant convaincu de la nécessité de tout rétablir, dès que nous agissions en secret, nous y travaillâmes sur le champ ; on remit la caisse à sa place ; il imposa silence à son homme, et nous rentrâmes au presbytère. — Monsieur, me dit le curé au bout d’un instant, quoique vous en puissiez dire, je pourrais passer pour coupable dans cette aventure-ci ; ma justification devient essentielle ; — nullement, répondis-je, nous nous connaissons les malfaiteurs ; il s’en faut bien que vous soyez soupçonné, je vous l’ai certifié, je vous le confirme encore. Et je lui dis alors que la nourrice et le père étaient les seuls auteurs de la supposition : que le second niait, et qu’il s’agissait d’interroger la nourrice. — Son nom ? — Claudine Dupuis ; — Claudine ? elle est pleine de vie ; elle loge ici près, nous saurons tout. — Envoyez-la prendre, Monsieur, que la douceur et l’aménité règnent dans les questions que nous allons lui faire, et que le plus inviolable silence les enveloppe. Claudine arriva ; c’était une grosse paysanne très-fraîche, d’environ quarante ans, et veuve depuis quatre, — Qui y a ti, monseu le curé,  — dit-elle gayement ? le curé Asseyez-vous, Claudine, nous avons quelques questions sérieuses à vous faire, et dont les réponses si elles sont justes, pourront vous valoir une récompense. Claudine. Eune racompense, tamieu, tamieu, jons bin besoin d’argent ; ah ! qu’on a raison eddir q’eune maison où gnia pu d’homme, es zun cor sans ame ; jarni, edpui quel mian zé mort, jen fson pu rian. Le curé. Vous rappelez-vous, Claudine, d’avoir nourri trois semaines, il y a seize ans, une petite fille nommée Claire, appartenant à monsieur le président de Blamont ? Claudine. Oui da, j’men souvian, a mouru dcoliques la pau enfant ; al était gentille comme tout pardiu, on vous paya un service comm’ si c’eut été l’enfant d’un prince, et vous l’enterrâtes là dans vot aglise, tout fin dret dla chapelle dla Viarge, y m’en souvient comme d’hier. Le curé. Savez vous, ce qu’on dit Claudine ? Claudine. è qué qu’on dit monseu l’curé ? Le curé. On prétend que cet enfant-là n’est pas mort. Claudine. Pardine y s’peui bin qu’a soit rasucité ; not seigneur l’a bin été, n’gnia rien d’impossible à Dieu. Le curé. Non, ce n’est pas là ce que je veux dire ; on vous soupçonne de quelque supercherie. Claudine. — Moi ? eh queuque j’aurions donc gagné à cela, mais voyais donc un peu c’qu’c’est q’les mauvaises langues, n’me serais-je pas fait tort à moi-même, en fsant cqu’vous dit là. Le curé. Mais si vous en aviez été bien payée. Claudine. Eh q’non, eh q’non j’en mangeons pas d’ce pain-là, ah pardine oui et pis, s’fair pande après. — Je te supprime ici le reste du dialogue, quoique très-long encore. Le fait est que jamais Claudine n’avouât rien dans cette première visite ; et que tout ce que nous pûmes obtenir d’elle, ne voulant point encore la convaincre par les faits, fut de se retirer sans colère, et sur-tout avec la promesse de ne rien dire de ce qui venait de se passer. Partez, monsieur, me dit le curé, dès qu’elle fut sortie, je vous réponds de tout approfondir avec cette femme. Il faut que je la voie seule, votre présence la gêne. Laissez-moi une adresse, je vous écrirai dès que j’aurai su quelque chose, et vous vous rendrez ici pour recevoir ses dernières réponses. Reconnaissant dans cet homme, et de la sincérité et l’envie de m’obliger, je consentis à ses arrangemens, lui laissai l’adresse d’un ami, et m’en revins attendre de ses nouvelles, avec la ferme résolution de pousser vivement l’affaire, s’il ne m’écrivait pas bientôt.

Le cinquième jour je commençais à m’impatienter, lorsque mon ami m’envoya une lettre qu’il venait de recevoir pour moi, par laquelle le curé m’invitait à venir dîner chez lui le lendemain, pour y apprendre, de la bouche même de Claudine, des événemens très-extraordinaires, et que j’étais bien loin de soupçonner.

Ce n’est pas sans peine, me dit cet honnête homme, dès qu’il m’apperçut, ce n’est pas sans promesse, et même sans un peu de rigueur, que je suis parvenu à tout découvrir ; mais, enfin, nous tenons le secret, et vous allez en être instruit. — Monsieur, répondis-je, vos engagemens seront remplis ; toutes les récompenses que vous avez pu promettre seront acquittées ; mais quelques mystérieuses, que doivent être nos opérations, quelque certitude que je puisse vous donner qu’une telle cause ne sera jamais jugée, il faut pourtant qu’à tout événement les plus sages précautions soient prises ; ainsi, jetez les yeux sur deux de vos paroissiens, gens notables, discrets et bien famés, que nous placerons, si vous le voulez bien, près du lieu où nous allons entendre Claudine, afin qu’ils puissent certifier ses aveux au besoin. — Je n’y vois point d’inconvéniens, me dit le curé, et dans l’instant il envoya prendre deux fermiers, dont il étoit sûr, leur fit jurer le secret et les cacha derrière un rideau de l’autre côté duquel fut placée la chaise destinée à Claudine ; elle arriva, et le pasteur l’ayant engagée à répéter les mêmes choses qu’elle lui avait dites ; elle convint devant moi des trois faits suivants :

1°. Que, monsieur de Blamont s’était transporté chez elle le 13 août, surveille de la prétendue mort de Claire, et lui avait dit qu’il destinait à cette fille un sort des plus avantageux ; mais qu’il avait affaire à une femme pigrièche, qui se déclarait contre l’établissement qu’il projettait pour cet enfant, parce qu’il s’agissait d’aller aux indes ; que ne voulant, ni faire perdre à sa fille le riche mariage qu’il lui destinait, ni heurter de front les volontés de sa femme, il avait imaginé de faire passer cette petite fille pour morte, de l’élever secrètement loin de Paris, et de ne déclarer la fraude à sa femme que quand la jeune personne serait mariée ; mais que le consentement de la nourrice était nécessaire à la réussite de son projet ; qu’il lui demandait donc avec instance de ne pas s’opposer à une légère ruse, dont il ne devait résulter qu’un bien ; que, elle, ne voyant rien à cela contre sa conscience, avait consenti à répandre le faux bruit de la mort de cette Claire, moyennant que le président la dédommagerait, ce qu’il avait fait sur-le-champ, par un présent de cinquante louis, et que dès le lendemain elle avait tout préparé pour le succès de la feinte.

2°. Qu’ayant murement réfléchi toute la journée du quatorze, au sort heureux dont le président lui avait dit que devait jouir la petite Claire, et sa fille à elle, Claudine, se trouvant d’une ressemblance très-singulière avec celle du président, elle avait imaginée de mettre l’une à la place de l’autre, afin de faire le bonheur de sa fille ; qu’en conséquence de cette résolution, elle avait préparé les deux ruses à-la-fois ; qu’elle avait mis sa petite fille dans le berceau de Claire ; qu’elle avait envoyé Claire comme son enfant chez une de ses voisines, en prétextant que le mauvais air était dans sa maison, et qu’elle n’y voulait pas exposer sa fille ; que cette première scène arrangée, elle s’était occupée de l’autre ; qu’elle avait publié la maladie de la fille de monsieur de Blamont, et peu-à-près sa mort ; qu’elle avait mis le cadavre d’un chien dans la boîte de plomb devant le président même, accouru de Paris sur la nouvelle de la maladie de sa fille ; que le service s’était fait, en conséquence, à la paroisse, et que monsieur de Blamont trompé comme il avait voulu tromper les autres, avait emmené dès le soir même la fille de Claudine au lieu de la sienne.

3°. Que, se trouvant encore tout son lait, elle avait sollicité des nourritures, et que huit jours après l’événement, dont il vient d’être question, madame la comtesse de Kerneuil, venue de Bretagne à Paris, pour recueillir une succession essentielle où sa présence était plus nécessaire que celle de son mari, était accouchée d’une fille presque en arrivant ; que cette fille, confiée aux soins de l’accoucheur, qui protégeait Claudine, avait été conduite dès le lendemain chez cette Claudine, pour y être nourrie avec le plus grand soin ; cet enfant établi au Pré-Saint-Gervais y avait reçu une seule fois la visite de sa mère ; laquelle obligée de repartir fort vite pour Rennes, avait vivement recommandé sa fille à Claudine, assurant qu’elle enverrait sans faute, une voiture et une femme à elle, reprendre cette petite dans deux ans, avec une forte récompense à la nourrice. Mais qu’au bout de trois mois cette petite fille, nommée Elisabet était morte, et qu’elle, Claudine, pour ne pas manquer la récompense promise ; très-peu attachée à la petite Claire qui lui restait du président de Blamont, elle avait fait une nouvelle fourberie, quand la femme de madame la comtesse de Kerneuil était venue ; qu’alors elle avait mis Claire à la place d’Elisabet, et avait publié que c’était sa fille qu’elle avait perdue ; qu’elle avait soutenu cette fraude essentielle au maintien des autres, envers le curé même, à qui elle avait fait enterrer Elisabet de Kerneuil, sous le nom de sa fille.

Ces expositions, comme tu le vois, mon cher Déterville, établissent donc l’existence, présente ou passée, de trois enfans 1°. de Claire de Blamont, crue morte, et réellement mise à la place d’Elisabeth de Kerneuil, devant exister à Rennes aujourd’hui sous ce nom. Voilà où est la fille de madame de Blamont.

2°. Jeanne Dupuis, fille de Claudine, enlevée par le président, élevée à Berceuil sous le nom de Sophie, existante maintenant à Vertfeuil.

3°. Et, enfin, Elisabeth de Kerneuil, très-effectivement morte à trois mois chez Claudine, et enterrée dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais, sous le nom de la fille de Claudine… De cette fille déjà cédée par elle au président, et n’existant plus que fictivement chez elle dans Claire de Blamont, donnée ensuite à madame de Kerneuil.

Telles sont les fraudes et les suppositions de cette malhonnête créature ; mais comme nous devions user de finesse, nous avons eu l’air de rire de ses atrocités, et nous l’avons congédiée avec dix louis, après lui avoir fait signer ses aveux et le serment sur l’évangile qu’elle n’en imposait en rien ; les témoins ont signé de même : je t’envoie les originaux de ces actes, et tout étant fini nous nous sommes juré mutuellement le mystère, ne nous réservant d’établir juridiquement nos preuves, que si le cas le requérait.

Le curé voulait que j’écrivisse à madame de Kerneuil, c’est l’affaire de madame de Blamont, ai-je dit ; je vais l’instruire, elle agira comme elle le jugera à propos : notre rôle à nous, est de soutenir au besoin tout ce que nous savons, et de ne rien réveiller ; il s’est rendu à mes raisons, et nous nous sommes quittés.

L’impossibilité où je suis maintenant de donner des conseils à madame de Blamont, dans ce flux et reflux d’événemens prodigieux, m’engage à taire mes réflexions ; mais j’oserai pourtant lui dire qu’elle doit continuer d’écouter sa pitié et son cœur dans ce qui regarde la malheureuse Sophie, avec les précautions très-essentielles de ne la rendre ni au président ni à sa mère : deux êtres qui ne feraient assurément pas son bonheur. À l’égard de Claire, la réclamer, l’enlever à madame de Kerneuil, auprès de laquelle elle est sans doute fort heureuse, et cela pour la rendre à un père qui dès le berceau avait conspiré contr’elle ; serait-ce travailler à sa félicité ? Madame de Blamont doit, ce me semble, s’informer seulement du sort de cette fille, et si ce sort est tel qu’il doit l’être, cette jeune personne, appartenant à une femme titrée, établie dans la capitale d’une grande province, il faut l’en laisser jouir. Quelque sacrifice qu’il en coûte au cœur de notre amie, parce qu’en plaidant elle gagnerait sans doute ; mais toute riche qu’elle est, donnerait-elle à cette cadette le sort qu’elle lui ferait perdre en qualité d’héritière unique de la maison de Kerneuil, titre certifié par Claudine… Non, en vérité, elle ne la dédommagerait point. Qu’elle combine donc et agisse d’après cela, ayant toujours devant les yeux le danger extrême de remettre cette fille entre les mains de son mari : pèse ces raisons, Déterville. Je sens bien qu’il y a une espèce de fraude malhonnête à laisser subsister celle de la nourrice, que c’est frustrer les véritables héritiers de madame de Kerneuil, et prendre par conséquent un parti blamable. Mais en adoptant l’autre, que de nouveaux crimes à redouter ; est-il donc contre la conscience de l’honnête homme de prendre entre deux maux certains, celui qui lui paraît le moins dangereux. Pour quant au président tu vois, mon ami, que le crime n’en est pas moins dans son ame, et que s’il ne l’a pas commis, c’est qu’il a trouvé des entraves par le crime opposé de la Claudine, comme si c’était une des loix du sort, que de petits forfaits dussent toujours arrêter l’effet des plus grands… vérité terrible qui nous fait voir l’affreuse nécessité du mal sur la terre, qui nous démontre que ce ne sont que par de légers maux que les plus grands se suspendent ; ainsi que de certains insectes qui nous gênent et dont néanmoins l’utile existence nous empêche d’être incommodés par de plus venimeux. Quoi qu’il en soit, quelle horreur de noircir cette malheureuse Sophie, par des accusations graves, pour lui enlever jusqu’aux généreux soins de sa protectrice ; on cherche toujours à rendre odieux ceux qu’on maltraite mal à propos, afin d’appaiser ses remords ; et de légitimer ses injustices… Mais ces deux fourbes ne se contentent pas d’un mensonge, ils y joignent la plus insigne calomnie…; quelle apparence que cette fille honnête, sensible et douce, quelque puisse être sa naissance, soit coupable de ce dont on l’accuse… La Dubois, dont les aveux paraissent si vrais, et qui ne s’est tûe que sur ce qu’il était impossible qu’elle eût appris, n’a rien dit qui ressemblât à cela ; vois comme la méchanceté s’alimente par ses propres effets ; plus on lui donne, plus elle exige, et chaque frein qu’on lui laisse briser n’accroît que davantage l’ardent désir qu’elle a d’en rompre de nouveaux.

Je suis persuadé, mon ami, que le vice peut conduire l’homme à un tel point de dépravation, qu’il doit devenir comme impossible à celui qui le nourrit en soi de concevoir même l’idée de la vertu ; dès lors, ou sa vie lui paraît fastidieuse, ou il faut qu’il en empoisonne chaque minute par ce venin qui le gangrêne ; arrivé là, il ne se contente plus de faire simplement le mal, il veut même ne jamais faire le bien, et son cœur abreuvé d’une perversité d’habitude, éprouve aux impressions de la vertu, la même sorte de douleur, que ressent l’ame du juste à la seule idée du forfait ; et quel est le premier vice qui nous entraîne à tous ceux-là ?… Le libertinage… n’en doutons point il est inoui ce qu’il éteint, ce qu’il détériore, ce qu’il envenime ; inexprimable à quel degré il relâche les ressorts de l’ame… Blase la conscience en la contraignant à métamorphoser en plaisirs les retours fâcheux de ses erreurs ; et voilà sans doute ce que cette passion a de plus dangereux, qu’aucune de celles qui dévorent l’homme, puisque le souvenir des actions où les autres le portent sont des remords cuisans, d’affreuses jouissances dans celles-ci.

Le président est donc aussi coupable qu’il peut l’être ; je le dis à regret, j’arrache avec douleur le bandeau des yeux de notre amie ; mais son époux la trompe indignement ; il dit que Sophie n’est pas sa fille, et assurément il doit être persuadé qu’elle l’est, tout convaincu qu’il en doit être, il la désire, il veut la r’avoir, et pourquoi ? si ce n’est pas pour se venger de ce que le hasard a donné pour asyle, à cette malheureuse, la maison de sa femme ; que madame de Blamont ne doute pas qu’il ne tente tout pour la sortir de chez elle, et qu’elle écoute son cœur dans les moyens nécessaires à prendre pour s’opposer à ce nouveau forfait.

Quel tableau, mon ami, que celui de la douce et vertueuse Aline, entre les mains de ces deux débauchés ; j’ai cru voir Suzanne surprise au bain par les vieillards… Le voile de la pudeur arraché par un père… Conçois-tu cette atrocité ? t’imagines-tu que ses infâmes désirs ne s’allumaient pas à cette immodestie ? Ah ! pardonne mes craintes ; mais quelque motif qui l’ait pu retenir avec Sophie, maîtresse de son ami et crue sa fille, crois qu’aucun ne l’arrêterait ici, et que l’épouse de d’Olbourg serait bientôt la victime de la flamme incestueuse de Blamont.

Oh ! mon cher Déterville ! empêchons ces horreurs ; il me semble que depuis ce trait odieux, ma délicatesse est moins grande sur ce qui concerne cet homme ; je le poursuivrai partout s’il le faut ; je démêlerai jusqu’au plus secret replis de sa conscience ; l’enlèvement de cette Augustine me paraît encore une de leurs infernales machinations. Crois-tu que ce soit le simple plaisir de corrompre une fille qui leur ait fait commettre cette horreur ? eux qui savourent trois cents fois l’an les indignes plaisirs de ces séductions, eux qui… Je gage que ceci tient à autre chose, ne perdons pas cette fille de vue.

Quelques remords qu’ait affiché le président, sois bien certain que ses promesses ne sont que les fruits de sa confusion,  ce mouvement sort l’ame de ses tons ordinaires, il la tient long-tems énervée ; cependant je crois aux délais, mais c’est l’hiver que je crains c’est l’instant de la réunion que j’appréhende !

Tout ceci ne fortifie pas les droits de madame de Blamont ; si on est obligé de plaider, le président a voulu faire une mauvaise action, sans doute, en projettant d’enlever sa fille, mais l’action n’a pas eu lieu, et Sophie se trouvant réellement fille de Claudine, il soutiendra qu’il le savait, qu’il ne l’aurait pas enlevée sans cela, et Claudine, que décide un peu d’or, se remettra facilement de son parti ; il est certain que nous avons une preuve des mauvaises intentions de cet homme, il en a imposé à sa femme, il a voulu faire passer Claire pour morte ; tout cela est bien prouvé, et peut l’être juridiquement, lorsque nous le voudrons ; mais ce ne sont pas là des armes triomphantes, ce ne sont pas là des choses dont il ne puisse se défendre au besoin, qu’il ne puisse nier, même dès qu’il le voudra. Peut-être eut-il mieux valu que Sophie se fut trouvée sa fille, les droits de madame de Blamont, contre ce perfide époux, devenaient d’une bien autre force ; mais qu’a-t-il fait ici ? un crime conçu, je l’avoue, mais rendu nul par les événemens ; il n’a livré à son ami qu’une paysanne, et comment madame de Blamont se défendra-t-elle, quand il l’accusera d’avoir séduit cette créature et de l’avoir récueillie chez elle pour se procurer un moyen malhonnête de le priver de l’autorité qu’il a sur sa fille aînée ? Tout le reste du roman ne fait rien à notre affaire ; si Claire est aujourd’hui réputée fille de madame de Kerneuil, ce n’est plus sa faute c’est celle de Claudine, il a donné par ses démarches le premier mouvement d’action à cette faute, j’en conviens, mais il ne l’a pas commis, et cela ne l’empêchera pas d’obtenir de marier sa fille à son gré.

Tu vois comme moi, sur tout ceci, et tous les deux peut-être voyons-nous trop en noir, ah ! tu le sais, mon cher, l’amour et l’amitié s’allarment aisément, ce dernier sentiment est la source de la crainte ; l’autre fomente les miennes ; n’abandonne point, je t’en conjure, cette malheureuse mère ; je craindrais la solitude pour elle ; son ame, encouragée par les conseils, fortifiée par le charme de la société de ta belle-mère et de ta femme succombera moins à ses tourmens, que si elle était livrée à elle-même. Adieu, je ne puis résister au plaisir d’écrire un mot à ma chère Aline, et je vais le placer dans ta lettre.

tûe: tue

  1. Cette recommandation s’adresse au lecteur ; il lui deviendra impossible d’entendre la suite, s’il ne porte pas à cette lettre l’attention la plus exacte, et s’il ne se la rappelle pas jusqu’au dénouement, et principalement à la cinquante-unième lettre, quand il y sera.