Aline et Valcour/Lettre XXII

Chez la veuve Girouard (Tome 1p. 180-182).

LETTRE XXII.


Aline à Valcour.

Vertfeuil, ce 15 septembre.


Je ne vous écris qu’un mot, et Dieu sait dans quelle agitation ! hier au soir tout était calme…, nous attendions de vos nouvelles, Sophie allait de mieux en mieux ; j’étais entre la meilleure des mères, et cette chère et infortunée sœur que j’aime avec passion ; je les caressais toutes deux. — Cette pauvre Sophie, si consolée de tous ses maux, si heureuse de sa nouvelle situation mêlait ses larmes aux nôtres ; Eugénie, Déterville et madame de Senneval lisaient à l’autre bout du sallon, laissant tomber de tems en tems des regards attendris sur le tableau que nous leur offrions : tout à coup madame de Senneval, près d’une croisée donnant sur la cour, quitte son livre et dit effrayée : j’entends une voiture ; nous prêtons l’oreille, elle ne se trompait pas… Ma mère vole cacher Sophie dans le cabinet d’une de ses femmes ; à peine est-elle redescendue, qu’une chaise en poste entre effectivement ; on apporte des flambeaux…, mon ami, c’était… mon père…; c’était le cruel d’Olbourg…; Ma main tremble en traçant ces noms…: ils arrivent malgré leur promesse… quelle en est la cause ? savent-ils que nous avons Sophie ? que veulent-ils ?… qu’exigent-ils ? Tout mon sang se trouble… Je n’ai que la force de vous embrasser, et de donner vite mon billet à Déterville qui se charge de vous le faire tenir.

Post-scriptum de Déterville.

Je le cachette en diligence parce que les postillons, qui ont amené ces cruels gens, vont se charger de le faire passer de main en main, ce qui te le fera recevoir trois jours plutôt ; ne crains rien, agis ; je les aime mieux ici qu’à Paris, pendant tes opérations : les visages ne sont point austères, et je n’apperçois jusqu’à présent que de l’honnêteté et de la décence. Madame de Blamont est dans un état affreux…; elle s’excuse sur une migraine. Madame de Senneval, Eugénie et moi parons à tout, et faisons les frais de tout. — Je vais reprendre le journal, tu seras instruit de ce qui va se passer, minute par minute.

Juste ciel ! si les hommes, en entrant dans la vie, savaient les peines qui les attendent ; qu’il ne dépendît que d’eux de rentrer dans le néant, en serait-il un seul qui voulût remplir la carrière !