Aline et Valcour/Lettre VIII

LETTRE HUITIÈME.


Valcour à Déterville.

Paris, 19 Juin.


J’apprends ton mariage avec la même joie que s’il s’agissait du mien, et je te félicite d’autant plus sincèrement de cette union, qu’il est difficile de trouver une femme dont le charmant caractère quadre mieux avec le tien. Ce sont de ces rapports heureux, d’où naît sans doute toute la félicité de la vie. Hélas ! j’ai bien rencontré de même tous ceux qui peuvent faire le bonheur de la mienne ;… mais que de difficultés, mon ami ! Ah ! je ne me flatte jamais de les vaincre ; et puis… te le dirai-je ? t’avouerai-je encore une délicatesse que tu vas traiter d’enfantillage ? La brillante fortune d’Aline… le pitoyable état de celle de ton ami ; tout cela, mon cher, me fait craindre que l’on n’imagine que mes sentimens ne sont fondés que sur l’envie de conclure, ce qu’on appelle dans le monde une bonne affaire ; si jamais on allait le penser, si cette affreuse idée venait dans de certains instans de calme s’offrir à l’esprit de mon Aline !…… Ô mon cher Déterville ! je la fuirais pour ne la jamais revoir… Ah ! comme je désirerais à présent, ce que j’ai toujours méprisé !… que je voudrais posséder des honneurs, des trésors, et tout ce qui pourrait me rendre plus digne de celle que j’adore !

À supposer même que les difficultés s’aplanissent, et que je parvienne à ce que j’appelle l’unique bonheur de ma vie, le regret de ne lui avoir pas apporté un bien digne d’elle, n’altérera-t-il pas ma félicité ? L’illusion des plaisirs évanouie, ne redouterai-je pas qu’elle-même ne conçoive un jour ces regrets ? Ô mon ami ! cache-lui mes craintes, elle ne me pardonnerait pas de les avoir conçues.

Non, je n’approuve point tes recherches secrettes sur d’Olbourg, il y a une sorte de trahison, qui ne s’arrange pas avec la franchise de mon âme ; je ne veux devoir qu’à moi seul la préférence d’Aline, il serait, ce me semble, humiliant pour moi, de ne triompher que par les vices de mon rival. S’il en a qui puissent faire le malheur d’Aline, sa mère saura les découvrir aussi-tôt, pour prévenir leur union. Tout sera à sa place alors ; elle aura fait ce qu’elle doit, et je n’aurai pas fait ce que je ne dois pas.

Je n’userai point de tes offres pour ce voyage-ci, nos arrangemens sont pris, ma reconnaissance n’en est pas moins la même… Ah ! que j’envie ta félicité, mon ami ; tu la verras tous les jours… à tout instant tes yeux pourront se fixer sur les siens ; tu respireras le même air qu’elle ; tu jouiras de ces mêlanges de traits… mêlanges charmans qui viennent se peindre à toutes les heures sur sa délicieuse figure… Car remarque-la bien : un sentiment… un propos… une influence dans l’air… un repas… chacune de ces choses modifie différemment ses traits. Elle n’est jamais jolie à une certaine heure comme elle la devient à l’autre ; je n’ai vu de mes jours une physionomie si piquante et si différemment expressive. Je conviens qu’il faut être amant pour étudier, pour saisir toutes ces nuances. Mais mon ami, le cœur y gagne, il n’est pas une seule de ces variations qui ne légitime mille raisons de l’aimer davantage.

Adieu… je te trouble… je dérobe des instans à ta félicité… jouis… jouis, heureux ami… je ne veux point flétrir les roses de l’hymen, par les larmes amères de l’amour malheureux ; je ne m’occupe plus que de ton bonheur… Ah ! crois qu’il est bien vivement partagé par l’ami le plus sincère que tu possèdes au monde.