Aline et Valcour/Lettre LXVI

Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 224-234).

LETTRE LXVI.


Aline à Valcour.[1]

ce 22 avril, à Verfeuille.


Pourquoi faut-il que la première lettre que je vous écris depuis votre départ, soit tracée d’une main tremblante ? eh quoi ! Jamais les expressions de mon cœur ne vous parviendront que par des sanglots, ce seront toujours des flots de larmes qui les feront arriver à vous ; mais prenons ces détails de l’instant fatal où vous vous arrachâtes de vos malheureuses amies ; l’état affreux dans lequel j’étais, engagea ma mère à coucher dans la maison de Colette ; elle y passa la nuit près de moi, nous l’envoyames dire au château pour qu’on ne fut pas inquiet et y revînmes dîner le lendemain… Cette protégée de mon père, cette Augustine dont je vous ai quelquefois parlé, parut la plus surprise de cette légère absence, et nous ne pûmes nous empêcher de remarquer ma mère et moi, qu’il entrait dans ses questions infiniment plus de curiosité que d’intérêt,… nous ne doutâmes pas de ce moment qu’elle ne fut ici la surveillante que le président a placé près de nous ;… nous la garderons pourtant, ma mère veut être exacte aux conventions ;… mais nous saurons nous en méfier… Je ne sais,… depuis que nous sommes ici,… je trouve à cette créature quelque chose d’égaré dans les yeux ;… elle les a superbes, et cependant ils effrayent. Elle avait autrefois de la candeur ;… une sorte de décence et d’honnêteté dans le maintien qui relevaient l’éclat de ses attraits… tout cela n’est plus aujourd’hui que de la fierté, de l’indécence et de l’immodestie… Oh ! comme le vice enlaidit ! cette malheu était belle étant sage ;… elle a toujours la même figure, et l’on ne la voit plus sans dégoût… Voilà donc l’ouvrage de la séduction,… de la débauche, et le caractère du crime est tellement ennemi de la nature, que par-tout où s’impriment les traits odieux de l’un, tous les agrémens de l’autre, ou disparaissent ou se flétrissent.

Tout fut tranquille jusqu’au 18. Ce jour-là, vers trois heures, ma mère se trouva indisposée ;… le lendemain elle eut de la fièvre, accompagnée de maux de tête, de pésanteur, et d’un peu d’irritation dans les entrailles. Le 20, elle se trouva mieux, son médecin dit que ce n’était rien ; ne trouvant aucune espèce de danger, il ne prescrivit que les remèdes analogues à un peu de plénitude et partit. Tout le 21, le calme se soutint,… aujourd’hui les douleurs se renouvellent, quoiqu’elle ait observé le plus grand régime… la fièvre est plus forte que le premier jour… les maux de tête plus aigus, et les douleurs d’entrailles plus vives… Nous attendons le médecin ;… mais l’heure du courrier m’obligera de faire partir ma lettre avant que je ne puisse vous mander le résultat de sa visite. On lui a remis tantôt un billet fort tendre de mon père… il vient, dit-il, d’apprendre son état… son inquiétude est extrême ; sans la crainte de déranger les conventions, il volerait à elle… Il lui demande dans ce moment-ci la permission de n’écouter que son cœur ; j’ai répondu, au nom de ma mère, qu’il était le maître de faire ce qu’il voudrait, mais qu’elle supposait son indisposition trop légère pour que cela valût la peine de lui faire faire un voyage.

Ô Valcour ! dans quel trouble est votre Aline ! concevez-vous le tourment qui l’agite… supposez-vous l’état de son ame ? rien ne m’annonce heureusement encore le revers dont je tremble, mais s’il arrivait ce revers effrayant ! si j’allais perdre cette tendre amie !… si la main du ciel allait briser les plus doux nœuds de ma vie ! Vous allez me gronder… je le mérite… vous allez me dire que mon imagination toujours sombre, vole au-devant des malheurs et les réalise à plaisir… Eh bien ! pensez ce qu’il vous plaira, mais je ne suis pas à moi en écrivant ces lignes, un frémissement involontaire conduit les mots que ma main grave… il me les dicte ou les suspend… — Mon ami, croyez-vous que je pus survivre à celle dont j’ai reçu le jour ?… Vous qui savez combien je l’aime, le supposez-vous un instant ?… Dès que par cette perte affreuse je perdrais à-la-fois et l’espoir de lui consacrer ma vie, et celui de la passer avec vous… Vous imaginez que… oh ! non, non, soyez sur, je vous en fais ici le serment ; non je ne lui survivrais pas une minute… J’aurais bientôt tranchée le cours d’une vie qui ne m’offrirait plus que des douleurs.

Je suis bien loin de croire… ô mon ami ! qu’il y ait du mal à finir ses jours quand ils ne peuvent servir ni à notre bonheur ni à celui des autres… Ah ! la vie n’est pas un fardeau qu’il nous faille traîner malgré nous !… cette ame… image du Dieu qui l’a crée, un peu plutôt dégagée de ses liens, n’en revolera pas moins pure dans le sein de son père. Si ce n’est que pour languir, que ces ames sont quelqu’instans enfermées dans nos corps, si leur véritable destination est près du Dieu dont elles émanent, pourquoi ne pas les y réunir ? L’envie de se rejoindre à son auteur, peut-elle donc jamais être un crime ? C’est l’être qui croit que tout périt avec lui… dont la faible imagination ne peut s’élever au sublime dogme de l’immortalité de l’ame, qui doit craindre la mort, et frémir de se la donner ; mais celui qui ne voit l’enveloppe grossière qui captive cette brillante portion de son Dieu, que comme une prison où rien ne l’oblige à s’arrêter, peut en détruire les liens quand on les lui rend trop aigus ;… celui qui ne voit cette vie que comme un passage, peut se détourner vers l’hospice, quand on sème sa route d’épines… Quelle atteinte reçoit-elle donc alors cette ame immortelle ?… Les coups qui la dégagent peuvent-ils donc l’atteindre ? ils désorganisent un peu de matière, dont la forme est égale à la nature ; et qu’importe que les élémens qui nous composent existent de telle ou telle manière, il n’est pas en nous de les détruire, nous n’anéantissons rien en nous donnant la mort, nous ne faisons que varier des modifications, et ce droit qui nous est donné par la nature ne contrarie aucune de ses loix, puisqu’il n’enlève rien à ses bâses… à ces élémens indestructibles qu’elle-même varie chaque jour sous mille formes différentes… Mais supposons un moment que je fusse dans une telle situation, qu’il me devint impossible de vivre sans être cause d’une foule de crimes, et sans pouvoir éviter d’être contrainte à en commettre moi-même ; croyez-vous mon ami que cet état perpétuel de désordre et de désespoir, n’irriterait pas bien plus la divinité que le léger mal que je ferais en me donnant la mort ? Et dans toutes les suppositions possibles… un crime, si vous voulez que cela en soit un, n’est-il pas préférable à deux cents ? mais si je n’en fais pas un en me tuant… si je suis fermement convaincue qu’il doit m’être permis de briser mes fers quand ils me gênent, alors l’action qui me soustrait à des millions de crimes certains, n’est-elle pas louable au contraire ? ne me devient-elle pas un titre aux bontés de l’Éternel ? Eh ! notre existence est-elle donc si précieuse, pour qu’une créature de plus ou de moins dans l’univers puisse être regardée comme quelque chose de bien important ! Quoi, ce sera au nom d’un Dieu de paix, qu’un général d’armée pourra sacrifier vingt-mille hommes en un jour ; il reviendra de ce carnage couvert d’honneurs et de lauriers, et ce seront des flétrissures et des opprobres que vous apprêterez au malheureux qui ne faisant tort qu’à lui-même… qui pressé de jouir de la lumière céleste… qui jaloux de quitter promptement le séjour de la fausseté, de l’égoïsme, du libertinage et du crime, aura détruit sa fragile existence pour revoler plutôt vers son Dieu ! À qui donc appartiendra ma vie, si ce n’est à moi ? Qui donc en pourra disposer, si ce n’est moi ? Si cette vie est un don de Dieu, il ne peut exiger que je regarde ou respecte ce don, comme convenable à moi, que tant que rien ne peut m’empêcher de voir ainsi ; mais quand ce bienfait devient onéreux, quand il pèse au lieu de me servir, je puis le rendre sans crainte à celui de qui je l’ai reçu. Je suis une ingrate, sans doute, si voulant jouir de ce bienfait, je souille de crimes cette carrière qu’il ne m’est permis de suivre que pour glorifier celui qui m’y place ; mais si c’est au contraire la crainte d’être exposée à en commettre, qui m’oblige à rendre le don que je profanerais en le gardant, je ne fais assurément aucun mal à m’en défaire.

Mon ami ! pardon de ces idées… une puissance plus forte que moi me les inspire… Si cette voix qui me les dicte allait m’obliger à les suivre… si j’allais vous laisser sur la terre !… si vous alliez perdre celle que vous avez tant aimée ! chéririez-vous toujours sa mémoire… vous occuperiez-vous de cette tendre Aline ? vivrait-elle toujours dans votre pensée ? serait-elle sans cesse l’ame de votre vie… l’élément de votre existence ?… Ô ! mon cher Valcour ! s’il daigne m’écouter ce Dieu que j’implore… je lui demanderai pour grace… que le souffle qui anima jadis le corps de celle que vous aimiez, puisse venir quelquefois agiter le votre ; et si j’obtiens cette faveur, observez les jours où vous m’aimerez le mieux… remarquez ceux où je vous semblerai plus présente ;… ces jours-là mon ami seront ceux, où l’ame de votre Aline aura obtenu de revivre en vous, où vous ne serez plus animé que par elle…

Ma mère sonne… j’avais profité d’un instant de repos pour vous écrire… elle s’éveille… Dieu ! elle est plus mal que jamais ; des frissons… des vomissemens ;… infortunée que je suis… plus rien d’obscur pour moi dans l’avenir… il est brisé ce voile affreux qui séparait ma vie ; toutes les horreurs que j’entrevoyais au-delà, s’avancent à moi sous la faux de la mort… l’ange des ténèbres entr’ouvre le cerceuil, et votre malheureuse Aline n’a plus qu’un pas pour y descendre.

  1. Toutes les suivantes à commencer par celle-ci furent adressées à Chambéri, où il était convenu que Valcour devait être pour lors.