Aline et Valcour/Lettre LVII

Chez la veuve Girouard (Tome 4p. 153-165).

LETTRE LVII.


À Madame de Blamont.[1]

Du château de Blamont, ce 26 février.


J’obéis à vos ordres, madame, et passe sans plus de préambule au journal que vous m’avez demandé.

Le vingt-un au soir, monsieur le président et son ami arrivèrent au château entre sept et huit heures ; c’était alors où j’appercevais communément de la lumière dans la chambre de Sophie… Je n’en vis plus… Les appartemens d’en-haut, où vous savez que monsieur se tient de préférence, étaient très-éclairés, je prétai l’oreille, mais l’éloignement, la hauteur, malgré le calme qui régnait, m’empêchèrent d’entendre, et je ne distinguai rien. Je retournai trois fois sous la fenêtre de Sophie, et je n’y vis jamais de lumière, elle a sûrement changé de chambre dès ce premier soir.

Le vingt-deux au matin, je sus que nos voyageurs n’avaient avec eux qu’un laquais, le même qu’avait dernièrement amené monsieur le président. J’appris aussi que c’était le concierge qui leur préparait à manger, et que qui que ce soit n’entrait dans le château, pas même le jardinier, de qui je tiens ces détails, il avait à parler pour des affaires pressantes à monsieur, et ne put en obtenir audience. Je recommençai à six reprises différentes ce jour-là, mes signaux sous la fenêtre de votre protégée, sans que personne me répondit. Il y eut beaucoup de mouvement dans les chambres d’en-haut,… du feu constamment, et beaucoup de lumières le soir. À neuf heures les fenêtres s’ouvrirent, on tira les contrevents, les croisées se refermèrent ainsi que les volets, et l’obscurité devint telle, qu’il me fut impossible de savoir s’il y avait même de la lumière dans les appartemens ; — voyant ma présence inutile, je me retirai. J’engageai ce soir-là quatre de mes amis à aller s’établir chacun sur une des quatre routes qui aboutissent à Blamont, et leur fit promettre d’y rester jusqu’à l’avertissement qu’ils recevraient de moi pour revenir. Leur consigne était d’examiner, avec la plus scrupuleuse attention, toutes les voitures qui iraient et viendraient sur ces routes, et de me rendre le compte le plus exact des personnes qui seraient dedans.

Le vingt-trois au matin, les croisées de la chambre de Sophie s’ouvrirent, mais le concierge y parut seul, il laissa les fenêtres ouvertes jusqu’après le départ de ces messieurs, alors il les referma à demeure comme elles le sont, quand personne n’habite cette chambre. Il n’y eut ce soir-là, ni feu, ni apparence de lumière dans les petits appartemens de monsieur, où l’on s’était tenu la veille et le jour d’avant ; mais ce qui me surprit beaucoup, ce fut de voir à plusieurs reprises différentes des lumières aller et venir par les meurtrières[2], qui donnent près des souterrains, je m’y portai le plus près possible, au point de n’avoir plus entre elles et moi que le fossé ; mais je n’entendis jamais rien ; le silence fut tel dans le reste de la soirée, que je crus tout le monde parti ; cependant en me retirant je fis veiller deux hommes autour du château, comme j’avais fait la veille ; leur rapport fut que le silence avait été le même.

Le vingt-quatre la journée fut également calme, on ne se tint sûrement pas de tout le jour dans aucune pièce à feu, personne n’entra ni ne sortit absolument de la maison ; je m’y présentai sous le prétexte de saluer monsieur le président, le concierge me dit que je me trompais, et qu’il n’était sûrement pas au château.

Le vingt-cinq, à deux heures du matin, un postillon amena trois chevaux au petit pas, on lui ouvrit fort vite et fort doucement, il attela de même la chaise qui avait amené ces messieurs, et tout le monde partit avant le jour ; je les vis de derrière un arbre monter tous les deux en voiture, et ils n’y placèrent bien sûrement aucune femme avec eux. Je les fis suivre, ils furent menés très-doucement jusqu’au bout de l’avenue, ils ne partirent au galop que de-là. De ce moment j’envoyai ordre à mes quatre amis de revenir, et en attendant je continuai d’examiner le château, rien ne parut à aucune fenêtre. On n’avait pu cacher Sophie au jardinier, il savait qu’elle y était, il en était convenu vis-à-vis de moi, je fus le trouver, je lui demandai pourquoi nous ne revoyons plus cette jeune personne, et ce qu’il croyait qu’elle était devenue ; d’abord il fit le mystérieux, ensuite il me dit qu’elle était partie le vingt-quatre au soir, dans une voiture avec une dame qui était venue la chercher de Paris, je n’osai lui dire que n’ayant pas quitté les environs du château depuis quatre jours, j’étais absolument certain du contraire ; mais je l’assure à vous, madame, aucune voiture n’en est approchée du vingt-un au vingt-cinq. Il n’est absolument entré personne dans la maison durant cet intervalle, excepté le postillon que je viens de vous dire, et très-certainement personne n’en est sorti. Voyant que ce jardinier n’en voulait pas dire d’avantage, et qu’il cherchait même à détourner la conversation, je le quittais et fus questionner mes amis ; sur trois des quatre routes indiquées ci-dessus, il n’a passé que des charettes et un cabriolet dans lequel étaient deux vieux prêtres. Sur l’autre, celle de Lorraine, il a passé le vingt-quatre au soir une voiture très-légère, à deux chevaux, sans équipage, conduite au pas par un postillon vêtu en paysan ; cette voiture contenait une vieille femme, sous l’habit de villageoise, et une jeune fille en juste blanc, à-peu-près de l’âge et de la tournure de Sophie ; mon ami pour pouvoir me donner des détails plus étendus sur le personnel de ces deux femmes a fait l’ivrogne et s’est laissé tomber presque sous les roues de leur voiture, elles ont fait un cri, le paysan a arrêté ses chevaux, et les deux voyageuses sont descendues pour voir s’il n’était pas arrivé quelqu’accident à cet ivrogne. Alors mon ami s’est relevé et a fait quelques singeries pour les faire parler, la vieille femme s’est mise à rire et a répondu à ses balivernes. La jeune a dit d’une prononciation exacte, et telle que doit être celle d’une fille de qualité : —  « Je suis bien aise mon cher monsieur que vous ne vous soyez pas fait de mal ». Mais elle n’a jamais souri, elle n’a jamais pris la moindre part à la grosse gaieté de la vieille, qui au bout d’un instant, lui a dit brusquement : « allons, remontons, rien ne vous égaye, vous me feriez mourir avec votre tristesse » ; et la jeune fille est remontée en soupirant.

Plus il paraissait de conformité entre cette voyageuse et Sophie, plus j’ai questionné mon ami, mille choses prouvent que c’est-elle, mille autres le démentent absolument,… s’il y fallait parier ma fortune, je la hazarderais pour vous convaincre que ce n’est pas elle ; ou si c’est elle, c’est donc par les airs qu’elle est sortie du château ; sans l’intime persuasion où je suis que ce n’est pas elle, je serais monté à cheval sur-le-champ et j’aurais poursuivi cette voiture, mais j’ose être si sûr de mon fait, qu’il ne m’est seulement pas venu dans l’esprit de faire cette démarche. Voilà mes opérations, madame, elles sont réglées sur vos ordres, j’en attendrai de nouveaux pour agir, soit intérieurement, soit extérieurement.

Post-scriptum de Madame de Blamont.

Eh bien ! Valcour, décidez maintenant… Portez si vous le pouvez un jugement certain sur cette affaire, Sophie a été au château de Blamont, elle n’en est point partie, et cependant on ne la voit plus, où est-elle ? qu’en ont-ils fait ;… est-il bien vrai qu’elle existe encore… Je m’arrête, ma malheureuse position m’interdit toutes conjectures ! moins je voudrais supposer le mal, plus tout ce qui en légitime l’opinion vient s’offrir en foule à mon esprit, et mon cœur n’a pas plutôt détruit mes soupçons que ma raison les réalise… Il fallait suivre cette fille, il fallait vérifier qui elle était… Oh que ne peut-on agir soi-même dans des circonstances aussi délicates !

Au retour, malgré la contrainte, malgré les propos échapés, ne prouvant que trop la part qu’on avait à votre aventure, j’ai voulu questioner sur le reste ; le voyage à Blamont, qu’on ne m’avait point caché, autorisait mes demandes… On m’a répondu que Sophie était partie, qu’on la mettrait dans un couvent en Alsace, où elle serait d’autant mieux que Dolbourg la recommanderait chaudement à la prieure dont il était parent ; voilà donc mes incertitudes qui renaissent, la fille vue sur la route de Lorraine, peut très-bien être celle qui va en Alsace, d’un autre côté, on paraît sûr que ce n’est point elle ; je n’ai nulle raison de douter de l’exactitude des soins de l’homme qui me sert… Ah, si c’était Sophie ne m’aurait-elle pas écrit… Au milieu de ce trouble, j’ai osé redoubler mes demandes… À qui avez-vous confié cette jeune personne, ais-je dit, au président ?… à un homme sûr, m’a-t-il répondu,… nous désirions une femme, cela eut été plus honnête, mais il ne s’en est point présenté qui valussent l’homme fidèle entre les mains duquel nous l’avons placé ; — Oh monsieur ! pardonnez mes questions,… c’est un enfantillage de ma part ;… c’est un rêve affreux que j’ai fait sur cette malheureuse, et dont vos réponses dissipent les funestes illusions ; dans quelle voiture est-elle partie ?… dans un phaëton très-léger, conduit par des chevaux d’emprunt. — Comment vêtue ? — en lévite bleue… — Mais en vérité vos questions… — Pardon, je n’en fais plus l’infortunée de mon rêve était conduite par une femme, et elle était habillée de blanc.

Oh ! mon ami ! prononcez, pour moi je ne l’ose,… c’est la même voiture, les mêmes chevaux, il n’y a de différents que le conducteur et l’habit… Je voulais dissiper mon trouble par cette multitude de questions et je n’ai fait que l’augmenter. Si vous écrivez à Aline, ne lui dites rien de tout ceci… Nous le lui cachons, trop accablée de votre état, elle ne tiendrait pas à cette seconde révolution, il est inutile qu’elle la sache, elle n’a que trop de raisons de craindre son père, n’ajoutons pas aux motifs qu’elle a de le haïr… Elle sait en gros, Sophie enlevée et conduite dans un couvent en Alsace, rien de nécessaire à ce qu’elle en apprenne davantage.

Le président a eu l’air touché de l’état de sa fille, il a fait semblant d’en ignorer la cause, et Dolbourg n’a point paru de la semaine. Adieu, au trouble dans lequel vous me voyez, vous jugez de l’impatience avec laquelle j’attends votre réponse[3].

  1. Cette lettre était incluse dans la précédente, elle ne commence pas là, on en a retranché tout ce que l’on voit que madame de Blamont en a extrait dans la fin de sa lettre à Valcour.
  2. Embrazures de canon, fréquentes dans les châteaux-forts. Quelques-unes servaient pour la simple mousqueterie, et celles qu’on voit dans les anciennes forteresses, avant l’invention de l’artillerie, servaient ou pour les archers, ou pour observer l’ennemi.
  3. Cette réponse ne contenant que des dilemmes, ne décidant rien parce que le voile est trop épais pour qu’il soit possible de rien discerner, nous l’avons soustraite au lecteur, ainsi que le commencement de la suivante qui ne contenait non plus que des indécisions sur le sort de Sophie. Nous reprenons madame de Blamont quitte ce sujet qui, quoiqu’épisodique, n’en est pas moins bien essentiel au fond de l’intérêt. — Qui ne frémira pour Aline, en ayant autant de raisons de trembler pour Sophie. Si ceci était un roman, nous ne pourrions nous empêcher de dire qu’il y a bien de l’art à suspendre ainsi la foudre sur la tête de l’héroïne, à allarmer sur son sort, en écrasant tout ce qui l’entoure. (Note de l’éditeur.)