Aline et Valcour/Lettre IV

LETTRE QUATRIÈME.


Aline à Valcour.

9 Juin.


Je vous sais gré de votre résignation, mon ami, quoiqu’elle ne soit pas très-entière ; n’importe, n’abusez pas de ce que je vais vous dire, mais ma reconnaissance eût été moindre si vous eussiez obéi de meilleur cœur.

Que vos peines s’adoucissent, ô mon cher Valcour, par la certitude que je les partage. Je ne sais ce que ma mère a dit à son mari, mais M. d’Olbourg n’a point reparu depuis le soir où il soupa ici, et j’ai cru lire moins de sévérité dans les yeux de mon père ; n’allez pas croire qu’il résulte de-là que ses premiers projets se soient anéantis, je vous aime trop sincèrement pour laisser germer dans votre cœur une espérance qu’il ne faudrait que trop tôt perdre. Mais les choses ne seront pas, au moins, aussi prochaines que je le craignais, et dans une circonstance comme celle où nous sommes, je vous le répète, c’est tout obtenir que d’avoir des délais.

Notre voyage à Vert-feuille est décidé : mon père trouve bon que nous allions, ma mère et moi y passer la belle saison, ses affaires l’obligeant à rester tout l’été à Paris : il nous laissera seules et tranquilles ; mais je ne vous cache pas, mon ami, qu’une des clauses de cette permission est que vous n’y paraîtrez pas. Jugez, d’après cette sévérité, s’il serait possible de vous accorder l’heure que vous sollicitez avec tant d’instance ?

À l’envie que ma mère avait de savoir du Président par quelle raison vous lui étiez devenu, dans l’instant, si suspect, il a répondu :

« Qu’il ne s’était jamais imaginé, quand on vous présenta chez lui, que vous osassiez porter vos vues sur sa fille ; qu’au seul titre de connaissance et d’ami de société, il n’avait pas mieux demandé que de vous accueillir ; mais que s’étant enfin aperçu de nos sentimens mutuels, cette fatale découverte l’avait déterminé à se choisir promptement un gendre qui enleva à un séducteur sans bien l’espérance de détourner sa fille de ses devoirs, et qu’il n’avait rien trouvé de mieux que M. d’Olbourg homme très-riche, et son ami depuis long-tems ».

Ma mère, très-contente de l’amener peu-à-peu à une explication, sans combattre absolument son projet, lui a demandé les motifs de son éloignement pour vous. Le peu de fortune est devenu tout de suite son argument indestructible, et ne pouvant, disait-il, vous refuser des qualités (comme si son orgueil eût été désolé d’un aveu qu’il lui était impossible de ne pas faire), il s’est rejeté d’abord sur vos défauts, et celui qu’il vous reproche, avec le plus d’amertume, est le manque d’ambition, la nonchalance, étonnante dont vous êtes pour votre fortune et le tort affreux que vous avez eu, selon lui, de quitter si jeune le service. À cela, ma mère a voulu opposer vos talens, votre amour pour les lettres, qui absorbant tout autre goût, vous a, pour ainsi dire, isolé, afin d’étudier plus à l’aise. Ici, le Président, ennemi capital de tout ce qui s’appelle beaux-arts, s’est enflammé de nouveau......... « Et que font ces misères là au bonheur de la vie ? Madame, a-t-il répliqué avec humeur, avez-vous vu depuis que vous existez, les arts, ou même les sciences faire la fortune d’un seul homme ?.......... Pour moi, je ne l’ai pas vu : ce n’est plus, comme autrefois, avec une hypothèse, un syllogisme, un sonnet ou un madrigal, qu’on se produit dans le monde, et qu’on parvient à tout ; les Horaces ne trouvent plus de Mécènes, et les Descartes ne rencontrent plus de Christines. C’est de l’argent, Madame, c’est de l’argent qu’il faut. Telle est la seule clef des places et des honneurs, et votre cher Valcour n’en a point. Jeune, de l’esprit, une sorte de mérite...... Remarquez, mon ami, la petite joie vaine avec laquelle il a bien voulu vous accorder une sorte de mérite...... Avec cet avantage, a-t-il continué, que ne s’avançait-il ? Le temple de la Fortune est ouvert à tout le monde ; il ne s’agit que de ne pas se laisser repousser par la foule qui vous coudoie, et qui veut y arriver avant vous......... À trente ans, avec de la figure, le nom qu’il porte, et les alliances qu’il peut réclamer, il serait aujourd’hui maréchal-de-camp, s’il l’eût voulu. »

Oh ! mon ami, je vous en demande pardon ; mais ces reproches ne sont-ils pas mérités ? N’imaginez pas que mon cœur vous les fasse. Que ne suis-je maîtresse de ma main ! Que ne puis-je vous prouver à l’instant combien ces préjugés sont vils à mes yeux ; mais, mon ami, cent fois vous me l’avez dit vous-même, la considération est nécessaire dans le monde, et si ce public est assez injuste pour ne vouloir l’accorder qu’aux honneurs, l’homme sage qui conçoit l’impossibilité de vivre sans elle, doit donc tout faire pour acquérir ce qui la mérite.

Ne seroit-il pas entré un peu de dégoût, un peu de misanthropie dans cette insouciance qui vous est reprochée ? Je veux que vous m’éclaircissiez tout cela, mais non pas en vous justifiant ; songez que vous parlez à la meilleure amie de votre cœur.