Alice, ou les Mystères/Livre 11

Hachette (p. 416-454).


LIVRE XI


CHAPITRE I


Il grinçait des dents avec fureur et faisait entendre de vaines menaces de vengeance.
(Spenser.)


Il est temps de revenir à lord Vargave. Ses plus chères espérances se réalisaient, tout semblait lui réussir. La main d’Éveline Cameron lui était promise, le jour du mariage était fixé. Dans moins d’une semaine, elle apporterait au Pair ruiné une dot splendide qui aplanirait tous les obstacles opposés à son ambition. Il recevait de M. Douce la nouvelle que les actes qui devaient lui transférer les propriétés seigneuriales du chef de la famille de Maltravers, étaient presque prêts ; et il espérait pouvoir faire annoncer, le jour de son mariage, que les heureux époux étaient partis pour leur château princier de Lisle Court. En politique, quoique rien ne pût être définitivement arrangé jusqu’à son retour, les lettres de lord Saxingham l’assuraient que tout se présentait sous les auspices les plus favorables : la cour et les chefs de l’aristocratie devenaient de jour en jour plus contraires au premier ministre et plus disposés à une révolution de cabinet. Aussi Vargrave, comme la plupart des hommes aux abois, s’exagérait peut-être les avantages que lui vaudrait sa nouvelle position de grand propriétaire et de pair opulent. Il n’était pas insensible à la douleur muette que semblait éprouver Éveline, ni à l’amère tristesse qui assombrissait le front de lady Doltimore. Mais ces nuages-là ne présageaient aucun orage ; c’étaient des ombres légères qui m’obscurcissaient point la sérénité d’un ciel favorable. Il continuait à avoir l’air de ne s’apercevoir de rien, à prendre l’événement prochain comme une chose toute naturelle, et il témoignait à Éveline un attachement si doux, si peu familier, si respectueux, si délicat, qu’il ne laissait à la pauvre enfant aucune occasion de lui faire des confidences ou des plaintes. Pauvre Éveline ! sa gaîté, sa vivacité enchanteresse, l’enjouement aimable et enfantin de ses manières, avaient complétement disparu. Pâle, languissante, passive et triste, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Cependant le temps s’écoulait et le jour fatal était proche ; elle frémissait, mais sans jamais songer à la résistance. Combien de victimes semblables, de son âge et de son sexe, sont traînées à l’autel !

Un jour, dans la matinée, lord Vargrave se rendait auprès d’Éveline. Il avait été faire quelques visites politiques dans le faubourg Saint Germain, et en ce moment il traversait la partie la plus retirée et la moins fréquentée du jardin des Tuileries ; il cheminait les mains derrière le dos, selon l’ancienne habitude qu’il avait conservée, et les yeux fixés à terre. Soudain un homme, qui était assis seul sous un arbre, et qui depuis quelques moments épiait ses pas d’un regard inquiet et farouche, se leva et s’approcha de lui. Lord Vargrave ne s’en aperçut point, jusqu’au moment où cet homme lui posa la main sur le bras, en s’écriant :

« C’est lui ! c’est bien lui ! Lumley Ferrers, nous nous retrouvons donc enfin ! »

Lord Vargrave tressaillit et changea de couleur en reconnaissant l’importun.

« Ferrers, continua Cesarini (car c’était lui), et il entrelaça fortement son bras dans celui de Vargrave : vous n’avez pas changé ; votre pas est toujours léger ; vos joues ont les couleurs de la santé ; et cependant moi… vous pouvez à peine me reconnaître. Oh ! j’ai souffert horriblement depuis que nous nous sommes vus ! Pourquoi cela ?… pourquoi ai-je été si cruellement puni ? pendant que vous, vous avez échappé à votre part légitime du châtiment ? Le ciel n’est pas juste ! »

Castruccio était dans un de ses moments lucides ; mais il y avait quelque chose dans son regard incertain, dans le son étrange et peu naturel de sa voix, qui indiquait qu’un souffle pourrait faire fondre l’avalanche. Lord Vargrave regarda tout autour de lui avec anxiété, il n’y avait pas une âme près de là ; mais il savait que les endroits plus fréquentés du jardin étaient remplis de monde, et il apercevait, à travers les arbres un grand nombre de personnes qui allaient et venaient au loin. Il sentait que le son de sa voix ferait venir du secours en un instant, et son assurance lui revint.

« Mon pauvre ami, dit-il d’un ton doucereux, en accélérant le pas, je suis bien chagriné de vous trouver l’air si malade ; ne pensez pas tant à ce qui est passé.

— Il n’y a point de passé ! répondit Cesarini d’un air sombre. Le passé est mon présent ! j’ai songé, songé toujours dans les fers, et au milieu des ténèbres, à tout ce que j’ai souffert, et la lumière s’est faite dans mon âme, pendant ces jours où l’on me disait que j’étais fou ! Lumley Ferrers, ce ne fut pas par intérêt pour moi que vous m’avez entraîné au plus profond des enfers, démon que vous êtes ! Vous aviez quelque intérêt personnel à servir, en la séparant de Maltravers. Vous avez fait de moi votre instrument. Pourquoi auriez-vous commis un crime pour moi ? qu’est-ce que j’étais pour vous ? Répondez-moi, sans mentir, si vos lèvres sont capables de donner passage à la vérité !

— Cesarini, répondit Vargrave de son accent le plus caressant, une autre fois nous causerons de tout cela ; croyez moi, mon seul but était votre bonheur, combiné, c’est possible, avec la haine que m’inspirait votre rival.

— Menteur ! vociféra Cesarini, et il étreignit le bras de Vargrave avec la force que lui prêtait sa folie croissante, tandis que ses yeux flamboyants se fixaient sur la physionomie changeante de son tentateur. Vous aussi vous aimiez Florence !… Vous aussi vous recherchiez sa main ! C’était vous qui étiez mon véritable rival !

— Chut, mon ami, chut ! dit Vargrave en cherchant à se débarrasser de l’étreinte du fou, et en devenant sérieusement inquiet ; nous approchons de la partie fréquentée du jardin, nous serons observés.

— Et pourquoi les hommes sont-ils devenus mes ennemis ? Pourquoi ma propre sœur est-elle devenue ma persécutrice ? Pourquoi me livre-t-elle aux bourreaux qui me torturent, et me fait-elle enfermer dans un cachot ? Pourquoi les serpents et les démons sont-ils mes compagnons ? Pourquoi ma tête et mon cœur sont-ils en feu ? Pourquoi êtes-vous libre, vous, et jouissez-vous de la liberté et de la vie ? Observés ! que vous importe, à vous, qu’on vous observe ? Moi, tous les hommes sont à ma recherche !

— Alors pourquoi vous exposer si ouvertement à leurs regards ? pourquoi…

— Écoutez-moi ! interrompit Cesarini. Lorsque je m’enfuis de l’horrible prison où l’on m’avait plongé, lorsque je respirai la fraîcheur de l’air, et que je courus en bondissant sur l’herbe, lorsque je me trouvai encore une fois libre de corps et d’esprit, soudain les sons d’une musique villageoise frappèrent mon oreille, je m’arrêtai sur-le-champ, je me couchai à terre, et je retins mon haleine pour mieux écouter. La musique cessa ; et je crus que je venais d’auprès de Florence, et je pleurai amèrement ! Quand je me remis, la mémoire me revint claire et distincte ; et j’entendis une voix qui me disait : « Venge-la, et venge-toi ! » Dès ce moment cette voix s’est fait entendre à moi matin et soir ! Lumley Ferrers, je l’entends en cet instant !… elle parle à mon cœur !… elle échauffe mon sang !… elle raffermit ma main ! Sur qui la vengeance doit-elle tomber ? Dites-le-moi ! »

Lumley marchait à grands pas ; ils étaient enfin sortis du quinconce ; une foule brillante était devant eux.

« Je suis sauvé, » pensa l’Anglais. Il se tourna soudain, avec hauteur, du côté de Cesarini, en agitant la main.

« Arrière, insensé ! dit-il d’une voix forte et sévère : laissez-moi ! Ne m’importunez plus, ou je vous fais arrêter ! Laissez-moi, vous dis-je ! »

Cesarini s’arrêta stupéfait, interdit, pendant un instant ; puis, avec un regard farouche et un cri étouffé, il se jeta sur Vargrave. L’œil de ce dernier était vigilant et sa main préparée : il saisit le bras levé du fou, et il cria au secours.

Mais la fureur de l’autre était maintenant complétement déchaînée ; il précipita Vargrave sur le sol, avec une force à laquelle le pair n’était pas préparé, et Lumley ne se serait peut-être pas relevé vivant, si deux soldats, assis près de là, ne s’étaient élancés à son secours. Cesarini était agenouillé sur le sein de sa victime, et ses longs doigts osseux s’enlaçaient déjà autour de sa gorge. Arraché de cette position, il tourna ses regards farouches et flamboyants sur ses nouveaux assaillants ; et après une lutte violente, mais momentanée, il se débarrassa de leur étreinte. Puis se tournant vers Vargrave, qui s’était relevé avec quelque difficulté, il lui cria d’une voix stridente :

« Je saurai bien te retrouver ! » et il s’enfuit parmi les arbres, et disparut.


CHAPITRE II

Ah ! qui va là ? Ami, ou ennemi, vous pouvez venir ! Mes parcs, mes domaines, mes châteaux, tout ce que je possédais, tout m’abandonne maintenant.
(Shakespeare. Henri VI, 3e partie.)

Lord Vargrave, malgré son courage naturel, s’efforçait en vain de bannir la sombre impression que lui avait laissée son effrayante entrevue avec Cesarini. La figure, la voix du fou, le poursuivaient, comme l’apparition de l’ombre prophétique poursuit le montagnard. Il rentra sur-le-champ à son hôtel, et pendant plusieurs heures il ne put retrouver assez de calme pour faire sa visite accoutumée à miss Cameron. Résolu de ne pas s’exposer à une seconde rencontre avec l’Italien pendant le reste de son séjour à Paris, en se hasardant dans les rues à pied, il commanda sa voiture vers le soir, dîna au café de Paris, puis remonta dans son équipage pour se rendre chez lady Doltimore.

« Je vous demande excuse, mylord, lui dit son domestique en fermant la portière, mais j’ai oublié de vous dire que, peu de temps après votre retour ce matin, un étranger est venu demander au concierge si M. Ferrers ne restait pas dans cet hôtel. Le concierge lui répondit que non, mais le monsieur insista, disant qu’il avait vu entrer M. Ferrers. J’étais dans la loge du concierge en ce moment, mylord, et je lui expliquai…

— Que M. Ferrers et lord Vargrave étaient une seule et même personne ? Quelle espèce d’individu était-ce ?

— Un homme maigre et brun, mylord, un étranger évidemment. Lorsque je lui dis que vous étiez maintenant lord Vargrave, il me regarda pendant un moment, puis il dit, très-brusquement, qu’il s’en souvenait parfaitement, puis il Se mit à rire, et s’en alla.

— Ne demanda-t-il pas à me voir ?

— Non, mylord ; il dit qu’il repasserait un autre jour. Il avait l’air bien singulier, ce monsieur, et ses habits étaient usés jusqu’à la corde.

— Ah ! Quelque importun pétitionnaire sans doute. Peut-être un Polonais dans le besoin. Rappelez-vous que je n’y suis jamais pour lui. Fermez la portière. Chez lady Doltimore.

Le cœur de Lumley battait lorsqu’il se rejeta dans le fond de sa voiture ; il croyait sentir encore l’étreinte du fou autour de sa gorge. Il comprit sur-le-champ que Cesarini l’avait suivi ; il résolut de changer d’hôtel dès le lendemain matin, et d’avoir recours à la police. Il y avait quelque chose d’étrange dans la vive et soudaine frayeur qui s’était emparée de cet homme endurci et intrépide.

En arrivant chez lady Doltimore, il trouva Caroline seule dans le salon. C’était un tête-à-tête qu’il ne désirait en aucune façon.

« Lord Vargrave, dit Caroline, froidement, je désirais avoir quelques mots de conversation avec vous ; et voyant que vous ne veniez pas ce matin, je vous ai écrit il y a une heure. Avez-vous reçu mon billet ?

— Non ; je suis sorti depuis six heures ; il est neuf heures maintenant.

— Eh ! bien, alors, Vargrave, dit Caroline, les lèvres contractées et frémissantes, et le visage très-pâle, je tremble de vous le dire, mais je crains que Doltimore ne soupçonne quelque chose. Il m’a regardée sévèrement ce matin, et il m’a dit : Vous paraissez malheureuse, madame, ce mariage de lord Vargrave vous afflige !

— Je vous avais prévenue qu’il en serait ainsi ; votre égoïsme vous trahira et vous perdra.

— Ne m’adressez pas de reproches, misérable ! dit lady Doltimore avec une grande véhémence ; de votre part du moins j’ai droit à de la pitié, à de l’indulgence, à de l’assistance ; je ne veux pas supporter vos reproches.

— Les reproches que je vous fais sont dans votre intérêt ; je vous reproche les fautes que vous commettez contre vous-même ; et je dois vous dire, Caroline, que lorsque j’ai si généreusement étouffé tout sentiment égoïste et que je vous ai aidée à atteindre à une position aussi avantageuse et aussi brillante, il n’est ni juste, ni magnanime de votre part, de manifester tant de mécontentement de me voir prendre le seul parti qui puisse me sauver d’une ruine complète. Mais qu’est-ce que Doltimore soupçonne ? Quelle raison de défiance peut-il avoir, si ce n’est le peu d’empire que vous savez prendre sur votre physionomie, lorsque c’est la chose la plus aisée du monde pour une femme, et une grande dame surtout ? (En disant ces mots Lumley ricana.)

— Je ne sais… il faut que quelqu’un lui ait mis cela dans la tête. À Paris il y a tant de mauvaises langues ! Mais Vargrave… Lumley… je tremble, je frémis de terreur !… Si jamais Doltimore découvrait…

— Bah ! bah ! Notre conduite à Paris a été des plus circonspectes, des plus prudentes ; Doltimore est la vanité en personne, et la vanité a un bandeau sur les yeux. Je suis sur le point de quitter Paris, de me marier, de prendre une femme sous votre propre toit. Un peu de prudence, un peu d’empire sur vous-même, un visage souriant lorsque vous nous féliciterez, et ainsi de suite, et tout est sauvé. Bah ! ne vous en tourmentez pas. Le Destin s’est donné la peine de couper et de mêler pour vous les cartes ; le jeu dépend de vous ; seulement, pas de faute ! pardonnez-moi cette métaphore : vous savez que je l’affectionne tout particulièrement ; je l’ai usée jusqu’à la corde ; mais la vie humaine ressemble tant à une partie de whist ! Où est Éveline ?

— Dans sa chambre. N’éprouvez-vous point de pitié pour elle ?

— Elle sera fort heureuse lorsqu’elle sera lady Vargrave ; et d’ailleurs je ne serai ni un mari sévère, ni un mari jaloux. Peut-être n’en aurait-elle pu dire autant du superbe Maltravers. »

En ce moment Éveline entra. Vargrave s’empressa de lui serrer la main, de lui murmurer de tendres compliments, de lui approcher un fauteuil auprès du feu, de lui prodiguer ces petits soins qui sont si charmants quand ce sont les témoignages mêmes de l’amour.

Éveline était plus pâle, plus distraite encore que de coutume. Il n’y avait point d’éclat dans ses yeux, point de vitalité dans sa démarche : elle semblait avoir perdu le sentiment de la crise qui s’approchait. Comme la myrrhe et l’hysope qui plongeaient autrefois, dit-on, les malfaiteurs dans l’oubli de l’arrêt de mort prononcé entre eux, il y a des douleurs qui commencent par vous rendre stupides avant leur consommation.

Vargrave se mit à causer légèrement du temps, des nouvelles récentes, du dernier livre. Éveline ne répondait que par monosyllabes ; Caroline tenait un écran devant sa figure, et gardait un profond silence. Ainsi, de ces trois personnes deux étaient tristes et sombres, la troisième seule gaie et animée ; la pendule placée sur la cheminée sonna dix heures. Les dernières vibrations du dernier coup s’éteignirent ; Éveline poussa un profond soupir ; encore une heure de plus qui la rapprochait du jour fatal ! En cet instant la porte s’ouvrit soudain, et deux messieurs, écartant le domestique qui les précédait, entrèrent dans le salon.

Caroline, qui la première les aperçut, se leva précipitamment en poussant une faible exclamation d’étonnement. Vargrave se tourna vivement, et vit devant lui le sévère visage de Maltravers.

« Mon enfant ! mon Éveline ! » s’écria une voix bien connue ; et Éveline avait déjà volé dans les bras d’Aubrey.

La vue du pasteur, accompagné de Maltravers, expliqua tout sur-le-champ à Vargrave. Il vit que le masque était arraché de son visage, que sa proie lui était ravie, que son mensonge était dévoilé, que son complot était déjoué, que son crime était démasqué. En vain il s’efforçait de retrouver son assurance ; toutes ses ressources de courage et d’habileté semblaient épuisées. Livide, sans voix, presque tremblant, il fléchissait sous les regards de Maltravers.

Éveline, qui ne s’était pas encore aperçue de la présence de son ancien fiancé, fut la première à rompre le silence. Elle releva avec effroi sa tête qu’elle avait penchée sur le sein du bon Aubrey.

« Ma mère !… elle se porte bien… elle vit ? qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Votre mère se porte bien, mon enfant. Je suis venu à son instante prière, pour vous sauver d’un mariage avec cet homme indigne ! »

Lord Vargrave sourit d’un affreux sourire, mais ne répondit rien.

« Lord Vargrave, dit Maltravers, vous sentirez sans peine que vous n’avez plus rien à faire ici. Retirons-nous ; j’ai beaucoup de remercîments à vous faire !

— Je ne bougerai pas ! s’écria Vargrave avec emportement, et en frappant du pied. Miss Cameron, commensale de lady Doltimore, dont vous insultez grossièrement la présence et le domicile, miss Cameron est ma fiancée, ma fiancée de son propre consentement. Éveline, chère Éveline ! vous m’appartenez encore ; vous seule pouvez révoquer votre promesse. Monsieur, je ne sais ce que vous pouvez avoir à dire ; je ne sais quel mystère de votre vie sans tache vous avez à dévoiler ; mais, à moins que lady Doltimore, que votre violence épouvante, ne m’ordonne de quitter ces lieux, ce n’est pas moi, c’est vous qui êtes l’intrus ici ! Lady Doltimore, avec votre permission, j’ordonnerai à vos domestiques de conduire monsieur à sa voiture !

— Lady Doltimore, pardonnez-moi, dit Maltravers froidement ; je ne me laisserai pas entraîner à vous manquer de respect. Mylord, si la plus abjecte lâcheté ne s’ajoute à vos autres vices, vous ne ferez pas de cet appartement le théâtre de notre altercation. Je vous invite, dans ces termes auxquels nul gentilhomme n’a jamais refusé d’obtempérer, je vous invite, dis-je, à vous retirer avec moi. »

Le ton et l’attitude de Maltravers exercèrent une étrange domination sur Vargrave. En vain il s’efforçait d’attiser la colère factice qu’il avait cherché à se donner ; la voix lui manqua, et sa tête s’affaissa sur sa poitrine. Nul n’intervenait entre eux ; toutes les personnes présentes se groupaient autour d’eux dans un silence atterré. Caroline les regardait alternativement avec étonnement et épouvante, Éveline croyait rêver, et pourtant ne comprenait bien qu’une seule chose : par quelque mystérieuse intervention de la Providence, elle allait échapper aux conséquences de son imprudent entraînement ; elle s’attachait au bras d’Aubrey, les yeux fixés sur Maltravers. Le caractère débonnaire d’Aubrey était subjugué, interdit, par les passions puissantes et orageuses qui se trouvaient en ce moment en lutte, son désir naturel de concilier était étouffé par l’horreur que lui inspirait la perfidie de Vargrave, et cependant il était épouvanté par la crainte d’une effusion de sang, car cette crainte se présenta pour la première fois à son esprit.

Il y eut un moment de morne silence, pendant lequel Vargrave semblait rassembler ses idées, et se préparer à la ligne de conduite qu’il lui paraîtrait préférable de suivre ; Soudain la porte se rouvrit, et l’on annonça M. Howard.

Dans sa précipitation et son zèle, le jeune secrétaire, s’apercevant à peine de la présence des autres, s’élança vers lord Vargrave.

« Mylord !.. mille pardons de vous déranger… des affaires importantes !… Je suis si heureux de vous rencontrer !

— Qu’y a-t-il, monsieur ?

— Ces lettres, mylord. J’ai tant de choses à vous dire ! »

En ce moment, toute interruption quelconque, même causée par un tremblement de terre, ne pouvait que charmer Vargrave. Il inclina la tête avec un sourire plein de politesse, passa le bras dans celui de son secrétaire, et se retira dans l’embrasure de la fenêtre la plus éloignée. Une minute ne s’était pas écoulée avant qu’il se retournât avec un air triomphant et ironique.

« Monsieur Howard, dit-il, allez-vous reposer et revenez me trouver à minuit ce soir, je serai chez moi à cette heure-là. »

Le secrétaire salua et se retira.

« Maintenant, monsieur, dit Vargrave à Maltravers, je veux bien vous laisser en possession du champ de bataille. Miss Cameron, je crains qu’il ne me soit désormais impossible de conserver les belles espérances que j’avais conçues ; mon cruel destin m’oblige à chercher la fortune dans une alliance matrimoniale. J’ai le regret de vous informer que vous n’êtes plus la grande héritière. Tous vos capitaux étaient placés entre les mains de M. Douce, pour compléter l’acquisition de Lisle Court. M. Douce a fait banqueroute ; il s’est sauvé en Amérique. Cette lettre est une dépêche de mon notaire ; la maison Douce a suspendu ses paiements ; peut-être cependant nous est-il permis d’espérer encore six pence[1] par livre. Moi aussi je perds de l’argent ; le dédit que m’a légué mon oncle est englouti. Je ne sais trop si, en qualité de votre tuteur, je ne suis pas responsable de la perte de votre fortune (retirée des fonds publics d’après mes ordres) ; c’est probable. Mais comme je n’ai plus maintenant un shilling au monde, je doute que M. Maltravers vous conseille de m’intenter un procès. Monsieur Maltravers, demain, à neuf heures, j’écouterai ce que vous avez à me dire. Je vous souhaite à tous le bonsoir ! »

Il salua, saisit son chapeau, et disparut.

« Éveline, dit Aubrey, avez-vous besoin d’en apprendre davantage ? Ne sentez-vous pas déjà que vous êtes dégagée de toute promesse vis-à-vis d’un homme sans cœur et sans honneur ?

— Oui, oui ! je suis si heureuse ! s’écria Éveline en fondant en larmes. Cette fortune détestée, je n’en regrette pas la perte !… je suis dégagée de tout devoir envers mon bienfaiteur. Je suis libre ! »

Le dernier lien qui avait uni la coupable Caroline à Vargrave était brisé ; une femme pardonne bien des fautes à son amant, mais jamais une bassesse. La position ignominieuse, abjecte, dans laquelle elle avait vu celui qu’elle avait servi comme une esclave, la remplissait de honte, d’horreur et de dégoût, bien qu’elle ignorât encore ses plus noires infamies. Elle se leva brusquement, et quitta l’appartement. On ne s’aperçut point de son absence.

Maltravers s’approcha d’Éveline, il lui prit la main, et la porta à ses lèvres et à son cœur.

« Éveline, dit-il tristement, il vous faut une explication ; demain je vous la donnerai. Ce soir nous sommes tous deux trop émus pour un pareil entretien. Je ne puis plus à présent qu’éprouver la joie de vous voir sauvée et l’espérance de pouvoir contribuer encore à votre bonheur futur.

— Mais, dit Aubrey, devons-nous croire à cette nouvelle étonnante ? Est-ce réellement une perte irréparable ? Ne pouvons-nous, avec des précautions, sauver au moins quelques débris de cette belle fortune ?

— Je vous remercie de me rappeler à ce monde, dit Maltravers avec empressement. Je vais m’en occuper à l’instant ; et demain, Éveline, après mon entrevue avec vous, je partirai sur-le-champ pour Londres, où j’agirai dans la seule capacité qui me reste encore : celle de votre protecteur, de votre ami. »

Il détourna la tête et s’achemina précipitamment vers la porte.

Éveline se rapprocha encore davantage d’Aubrey.

« Mais vous, vous ne me quitterez pas ce soir ? vous pouvez rester ; nous trouverons à vous loger. Ne me quittez pas !

— Vous quitter, mon enfant ! non ; nous avons mille choses à nous dire. Je n’anticiperai pas sur vos explications, » ajouta-t-il à voix basse en se tournant vers Maltravers.


CHAPITRE III

Hélas ! c’est lui. On vient de le rencontrer tout à l’heure aussi fou que la mer en fureur.
(Shakespeare. — Le roi Lear.)

Dans la rue de la Paix demeurait à cette époque un Anglais, homme de loi d’un grand mérite, avec qui Maltravers avait été déjà en relations d’affaires, et chez qui il se fit conduire sur-le-champ. Il lui fit part de ce qu’il venait d’apprendre au sujet de la banqueroute de M. Douce, et lui donna mission de quitter Paris, aussitôt qu’il se serait procuré un passeport, et de se rendre à Londres. Dans tous les cas, il y arriverait quelques heures avant Maltravers, et ces heures-là seraient toujours autant de gagné. Cette affaire conclue, il se fit conduire à l’hôtel le plus proche, qui se trouvait être l’hôtel de M***, où il ne savait pas que logeait aussi lord Vargrave. Tandis que la voiture attendait au dehors que le concierge eût ouvert la porte cochère, un homme, qui errait depuis quelque temps sous les réverbères, s’élança, mit la tête à la portière de la voiture, et regarda Maltravers attentivement. Ce dernier, absorbé, préoccupé, ne le vit pas ; lorsque la voiture entra dans la cour de l’hôtel, elle fut suivie par l’étranger, enveloppé d’un manteau usé et déchiré ; ses mouvements ne furent pas remarqués au milieu du bruit et de l’agitation causés par l’arrivée de Maltravers. La femme du concierge conduisit ce dernier à un appartement du second étage qui se trouvait vacant ; et le garçon d’hôtel se mit en devoir d’allumer du feu. Maltravers, rêveur et distrait, se jeta sur un canapé, insensible à tout ce qui se passait autour de lui. En levant les yeux, il aperçut devant lui la figure de Cesarini. L’Italien (que les gens de l’hôtel avaient sans doute pris pour un des nouveaux arrivants) se penchait par-dessus le dossier d’une chaise, le menton appuyé sur sa main, les yeux fixés avec une expression sérieuse et triste sur le visage de son ancien rival. Lorsqu’il s’aperçut qu’il était reconnu, il s’approcha de Maltravers, et lui dit à voix basse, en italien :

« Vous êtes l’homme du monde, hormis un seul, que je désirais le plus voir. J’ai bien des choses à vous dire, et mes moments sont comptés. Accordez-moi quelques minutes d’entretien. »

Le ton et l’attitude de Cesarini étaient si calmes, si raisonnables, qu’ils modifièrent la première impulsion de Maltravers, qui était de s’assurer de la personne du fou, tandis que la figure maigre et pâle de l’Italien, ses vêtements déguenillés, l’air de pénurie et de besoin répandu sur toute sa personne, excitèrent malgré lui sa compassion. Malgré toutes les pensées inquiètes et absorbantes qui le préoccupaient, Maltravers ne put refuser l’entretien qui lui était demandé. Il congédia les domestiques, et fit signe à Cesarini de s’asseoir.

L’Italien s’approcha du feu, qui déjà flamboyait et pétillait joyeusement ; il étendit ses mains amaigries au-dessus de la flamme, et parut jouir avec plaisir de la chaleur.

« J’ai froid… j’ai froid, dit-il piteusement, comme s’il se parlait à lui-même. La nature est une protectrice bien amère. Mais le froid et la faim sont pourtant moins impitoyables que l’esclavage et les ténèbres d’un cachot. »

En ce moment le domestique d’Ernest entra pour demander si son maître voulait se faire servir quelque nourriture, car il n’avait presque rien pris depuis qu’il était en route. Tandis qu’il parlait, Cesarini se tourna vivement, avec un regard avide. On ne pouvait se méprendre à ce regard. Maltravers commanda du vin et des viandes froides ; et lorsque le domestique eut disparu, Cesarini se tourna vers son ancien ami, avec un sourire étrange, et lui dit :

« Vous voyez le pouvoir de l’amour de la liberté sur l’homme ! On me donnait de tout en abondance dans la prison ! Mais j’ai entendu parler de misérables qui prenaient part à de joyeux festins avant leur exécution ; et vous aussi, n’est-ce pas ? et mon heure est proche. Pendant toute cette journée, je me suis senti enchaîné par une irrésistible fatalité à cette maison. Mais ce n’est pas vous que j’y cherchais ; n’importe ! dans la crise de notre destin, tous les agents qui ont exercé sur lui quelque influence se retrouvent réunis. C’est le dernier acte d’un bien triste drame ! »

L’Italien se retourna vers le feu, et se pencha sur l’âtre, en murmurant des paroles inintelligibles.

Maltravers restait silencieux et pensif. C’était le moment de replacer le fou sous la surveillance affectueuse de sa famille, de l’arracher aux horreurs de la famine, auxquelles l’avait condamné sa fuite. S’il pouvait retenir Cesarini jusqu’à l’arrivée de Montaigne !

Dans cette pensée, il se rapprocha tout doucement de son portefeuille qu’on avait posé sur la table, et, pendant que Cesarini lui tournait toujours le dos, il écrivit à la hâte quelques mots à Montaigne. Lorsque son domestique apporta le vin et les comestibles, il le suivit hors de la chambre, et lui commanda de faire envoyer son billet sur-le-champ. En rentrant il trouva Cesarini dévorant les aliments qu’on avait placés devant lui avec toute la voracité d’un affamé. C’était un horrible spectacle ! L’intelligence n’était plus que ruines, l’esprit n’était plus que ténèbres ; l’animal féroce et indomptable restait seul !

Lorsque Cesarini eut apaisé sa faim, il se rapprocha de Maltravers, et lui parla ainsi :

« Il faut que je vous ramène au passé. J’ai péché contre Vous et contre la morte ; mais le ciel vous a vengé, et vous pouvez me plaindre et me pardonner. Maltravers, il est un autre homme plus coupable que moi : mais il est orgueilleux, prospère et puissant. Son crime à lui, le ciel l’a laissé à la vengeance des hommes ! je m’étais engagé par serment à ne pas dévoiler sa perfidie. Je reprends à présent ce serment, car il est juste que la connaissance de son crime survive à sa vie et à la mienne. On dit que je suis fou… mais les fous sont prophètes, et une conviction solennelle, une voix qui n’appartient pas à la terre me dit que lui et moi nous sommes déjà dans l’ombre de la mort. »

Alors, de sang-froid, avec une précision calme et correcte, et une clarté de détails qui, venant d’une personne dont les yeux mêmes trahissaient la terrible infirmité, étaient d’un effet saisissant, Cesarini raconta les conseils, la persuasion, les stratagèmes de Lumley. Lentement et distinctement il déroula devant Maltravers ces annales révoltantes de froide imposture qui comptait d’avance sur la véhémence de la passion pour en faire son instrument. Puis il termina ainsi son récit :

« Maintenant ne vous étonnez plus pourquoi j’ai vécu jusqu’à cette heure, pourquoi je me suis cramponné à la liberté, en dépit de la misère et de la faim, vivant parmi les mendiants, les criminels, le rebut de la société ! Dans cette liberté se trouvait mon dernier espoir : l’espoir de la vengeance ! »

Maltravers ne répondit point pendant quelques instants. À la fin il dit avec calme :

« Cesarini, il y a des offenses si grandes qu’elles dépassent toute vengeance. Puisque tous deux nous avons également souffert, remettons donc tous deux également notre cause entre les mains de celui qui voit au fond des cœurs, et qui, mieux que nous, mesure le crime et l’excuse. Vous croyez que notre ennemi n’a pas souffert, qu’il a été épargné. Nous ne connaissons pas son histoire intérieure : la prospérité et la puissance ne sont pas les indices du bonheur, elles n’exemptent pas des soucis. Apaisez-vous, écoutez la raison, Cesarini. Que la pierre se referme sur cette tombe. Tournez-vous, comme moi, vers l’avenir, et cherchons plutôt à nous ériger en juges de nous-mêmes qu’en bourreaux des autres ».

Cesarini écoutait d’un air sombre, et allait répondre, lorsque…

Mais ici il nous faut revenir à lord Vargrave.


CHAPITRE IV

Mon noble lord, vos dignes amis ont besoin de vous.
(Shakespeare. — Macbeth.)
Il est à la besogne : les portes sont ouvertes.
(Le même.)

En quittant la maison de lady Doltimore, Lumley se fit conduire à son hôtel. Son secrétaire lui avait apporté d’autres lettres dont il n’avait pas encore pris connaissance. Mais il avait vu, par les suscriptions, qu’elles étaient de la plus haute importance. Pourtant, même dans la solitude de sa chambre, il se passa quelque temps avant qu’il pût distraire ses pensées de la destruction de ses projets de fortune, de la perte non-seulement des biens d’Éveline, mais aussi de la part qui lui en revenait (car le capital tout entier avait été placé entre les mains de Douce), de l’annihilation complète de ses grands desseins, du triomphe qu’il avait assuré à Maltravers ! Il grinçait des dents, dans sa rage impuissante, il gémissait tout haut, il arpentait sa chambre à pas rapides et inégaux. À la fin il s’arrêta en grommelant :

« Allons ! l’araignée continue son travail lors même qu’elle a épuisé les sucs qui pouvaient lui permettre d’ourdir de nouvelles trames ; elle se place en embuscade, pour s’emparer de force des trames d’autrui. Brave insecte, tu es mon modèle ! Tant que je respirerai, le monde et toutes ses vicissitudes, la fortune et toute sa malveillance, ne prévaudront pas contre moi ! Quel homme a jamais échoué, avant de commencer par se renoncer lui-même comme un poltron, avant d’avoir vendu son âme à ce démon de l’enfer, le désespoir ! Je n’ai perdu après tout qu’une femme et une fortune ; j’avais vaillamment combattu pour les obtenir ; c’est toujours une consolation. Maintenant occupons-nous de ce qui me reste encore ! »

La première lettre que Lumley ouvrit, était de lord Saxingham. Elle le remplit de consternation. La question en délibération avait été formellement, mais soudainement décidée, dans le cabinet ministériel, contre Vargrave et ses manœuvres. Quelques expressions inconsidérées échappées à lord Saxingham avaient été immédiatement relevées par le premier ministre, et sa démission, plutôt insinuée que déclarée, avait été péremptoirement acceptée. Les adhérents de lord Saxingham et de lord Vargrave, dans le gouvernement, avaient été renvoyés sans exception ; et, au moment où lord Saxingham écrivait, le premier ministre était auprès du roi.

« Malédiction sur leur maladresse !… les imbéciles !… les idiots !… s’écria Lumley en écrasant la lettre dans sa main. Aussitôt que je les quitte, ils vont se casser la tête contre les murs. Malédiction sur eux !… Malédiction sur moi !… Malédiction sur l’homme qui veut tisser des cordes avec du sable ! Il ne me reste rien… que l’exil ou le suicide ! Ah ! Qu’est-ce que ceci ? ».

Ses regards étaient tombés sur l’écriture bien connue du premier ministre. Il déchira l’enveloppe, impatient de connaître toute l’étendue de son malheur. À mesure qu’il lisait, ses yeux étincelaient. La lettre était pleine de courtoisie, de flatteries, de séductions. Le ministre était un homme profondément versé dans les moyens d’étendre, aussi bien que d’épurer un parti. Saxingham et ses amis étaient des imbéciles, des incapables, presque tous des hommes qui avaient fait leur temps. Mais lord Vargrave, dans la force de l’âge ; Vargrave versatile, accompli, vigoureux, amer, peu scrupuleux ; Vargrave était d’une tout autre trempe, Vargrave était à craindre ; et par conséquent il fallait le conserver, si c’était possible. Sa puissance de nuire se trouvait indubitablement accrue par le bruit universellement répandu à Londres qu’il était sur le point d’épouser une personne fort riche. Le ministre connaissait son homme. Dans des termes de regret affecté, il parlait de la perte que le gouvernement allait éprouver en se privant des services de lord Saxingham, etc. etc ; il se réjouissait de ce que l’absence de lord Vargrave l’eût empêché de se trouver prématurément mêlé, par de faux scrupules d’honneur, à des scissions que son jugement devait condamner. Il traitait la question en discussion avec l’adresse la plus délicate ; il reconnaissait que l’opposition précédente de lord Vargrave était raisonnable ; mais il déclarait que cette mesure était devenue depuis, sinon prudente, du moins inévitable. Il ne disait rien au sujet de la justice de la mesure qu’il se proposait d’adopter, mais il parlait beaucoup de son urgence. Il concluait en offrant à Vargrave, dans les termes les plus bienveillants et les plus flatteurs, le poste même, dans le cabinet, que lord Saxingham avait laissé vacant, en s’excusant de l’insuffisance de cette place relativement au mérite de lord Vargrave, et accompagnait cette offre d’une promesse définie et distincte de refuser à tout autre que lui la splendide vice-royauté de l’Inde, qui se trouverait vacante l’année suivante, par suite du rappel du gouverneur-général actuel.

Malgré son défaut de principes, peut-être ne sera-ce pas juger Vargrave avec trop d’indulgence que de dire que, s’il avait réussi à obtenir la main et la fortune d’Éveline, il aurait reculé devant la bassesse qu’il méditait en ce moment. S’emparer froidement de la place que lui, lui seul, avait fait perdre à son premier protecteur, et à son plus proche parent, trahir son parti, et profiter de cette trahison, se perdre éternellement dans l’opinion de ses anciens amis, passer dans l’histoire pour un apostat mercenaire, tout cela lui aurait répugné s’il avait vu à l’horizon un seul coin de terre sur lequel il pût poser honnêtement le pied. Mais les eaux de l’abîme se refermaient au-dessus de sa tête ; il se serait accroché à un fétu ; avec quel empressement devait-il donc consentir à se laisser recueillir par un vaisseau ennemi ! Toute objection, tout scrupule s’évanouirent sur-le-champ. Et « l’or barbarique d’Ormuz et de l’Inde » scintilla devant les yeux avides de l’aventurier ruiné. Il n’y avait pas un jour à perdre. Quel bonheur qu’une proposition écrite, qu’il était impossible de rétracter, lui eût été faite avant que la rupture de ses projets de mariage fût connue ! Trop heureux de quitter Paris, il partirait dès le lendemain, et conclurait en personne la négociation. Vargrave jeta les yeux sur la pendule : il était à peine onze heures. Que de résolutions s’opèrent en quelques moments ! En une heure de temps il avait perdu une femme et une splendide fortune, il avait changé les opinions politiques de toute son existence, il était entré au ministère, et il calculait déjà ce qu’un gouverneur-général de l’Inde pouvait mettre de côté dans l’espace de cinq années. Mais il n’était que onze heures ; il avait remis la visite de M. Howard jusqu’à minuit, il désirait beaucoup le voir, et apprendre tout ce qu’on disait à Londres au sujet des événements récents ! Il agita vivement la sonnette. Le domestique se fit attendre un peu avant de répondre à cet appel.

La promptitude et l’exactitude étaient des vertus que lord Vargrave exigeait péremptoirement chez un domestique ; et comme il payait fort bien ces qualités (moins en gages qu’en tours de bâton), il était généralement sûr de les obtenir.

« Où diable étiez-vous donc ? Voilà la troisième fois que je sonne ! Vous devriez être dans l’antichambre !

— Je vous demande mille pardons, mylord ; mais j’aidais le valet de M. Maltravers à retrouver une clef qu’il avait laissée tomber dans la cour.

M. Maltravers ! Est-ce qu’il loge dans cet hôtel ?

— Oui, mylord. Son appartement est juste au-dessus du vôtre.

— Ah !… M. Howard a-t-il pris un logement ici ?

— Non, mylord. Il a fait dire qu’il était allé chez sa tante, lady Jane.

— Ah ! lady Jane. Elle demeure à Paris ? Tiens, c’est vrai : rue de la Chaussée d’Antin. Vous connaissez la maison ? Allez-y sur-le-champ ; allez vous-même ; ne vous fiez pas à un messager ; et priez M. Howard de revenir avec vous. J’ai besoin de le voir tout de suite.

— Oui, mylord. »

Le domestique partit. Lumley était dans une disposition d’esprit où la solitude est intolérable. Il était surexcité ; et une certaine humiliation naturelle, causée par la ligne de conduite qu’il s’était décidé à suivre, lui faisait souhaiter d’échapper à ses pensées. Ainsi donc Maltravers se trouvait sous le même toit que lui ! Il lui avait promis une entrevue pour le lendemain ; mais le lendemain il désirait être sur la route de Londres. Pourquoi ne pas le voir le soir même ? Mais Maltravers nourrissait-il par hasard quelques projets hostiles ? Impossible ! Quels que fussent ses griefs, ils étaient d’une nature trop secrète et trop délicate pour admettre des témoins, des pistolets, des paragraphes de journaux. Vargrave pouvait se croire assuré qu’il ne serait retenu par aucun rendez-vous au bois de Boulogne ; mais il était nécessaire à son honneur (!) qu’il ne parût pas éviter l’homme qu’il avait trompé et offensé. Il irait le trouver sur-le-champ ; une nouvelle excitation donnerait une nouvelle direction à ses pensées. Pour exécuter ces résolutions, lord Vargrave quitta sa chambre, et il était sur le point de fermer la porte d’entrée, lorsqu’il se ressouvint que son domestique ne rencontrerait peut-être pas Howard, que le secrétaire arriverait probablement avant l’heure fixée ; il valait mieux laisser la porte ouverte. Il s’arrêta donc, et il écrivit sur une feuille de papier. « Cher Howard, envoyez-moi chercher aussitôt que vous arriverez : je serai chez M. Maltravers, au second. » Avec des pains à cacheter, Vargrave colla son affiche sur la porte, qu’il laissa entre-bâillée, de façon que la lampe placée sur le carré éclairât en plein le papier.

Ce fut la voix de Vargrave, dans la petite antichambre extérieure demandant au domestique si M. Maltravers était chez lui, qui fit tressaillir Cesarini, et lui coupa la parole au moment où il allait répondre à Ernest. Chacun d’eux reconnut cette voix claire et aiguë ; chacun d’eux regarda l’autre.

« Je ne veux pas le voir, dit Maltravers, en s’élançant vivement vers la porte. Vous n’êtes pas en état de…

— De le rencontrer ? non ! dit Cesarini avec une expression furtive et sinistre qu’aurait comprise un homme accoutumé à voir des aliénés, mais que Maltravers ne remarqua même pas. Je me retirerai dans votre chambre à coucher ; mes yeux sont appesantis ; je dormirai volontiers.

En disant ces mots, il ouvrit la porte intérieure, et il l’avait à peine refermée lorsque Vargrave entra.

« Votre domestique m’a dit que vous étiez occupé ; mais j’ai pensé que vous pourriez bien recevoir un ancien ami. »

Et Vargrave s’assit tranquillement.

Maltravers tira le verrou de la porte qui les séparait de Cesarini, et ces deux hommes, dont le caractère et la vie formaient un si éclatant contraste, Se trouvèrent seuls.

« Vous désiriez avoir avec moi une entrevue, une explication, dit Lumley ; je ne recule ni devant l’une, ni devant l’autre. Permettez-moi d’aller au-devant de vos questions et de vos plaintes. Je vous ai trompé de sang-froid, et avec connaissance de cause, c’est très-vrai ; tous les stratagèmes sont permis en amour comme en guerre. Le butin en valait la peine ! Je croyais que ma carrière en dépendait ; je ne pus résister à la tentation. Je savais bien qu’avant longtemps vous apprendriez qu’Éveline n’était point votre fille ; que votre premier entretien avec lady Vargrave me trahirait ; mais cela valait bien la peine de tenter un coup de main. Vous avez déconcerté mes desseins, et vous m’avez vaincu ; ainsi soit-il, je vous en félicite. Vous êtes assez riche, et la perte de la fortune d’Éveline ne vous contrariera pas comme elle m’aurait contrarié.

— Lord Vargrave, traiter aussi légèrement le noir mensonge que vous avez conçu et les horribles tourments que vous m’avez infligés, ce n’est qu’un méprisable subterfuge. Votre vue m’est devenue pénible ; elle remue à ce point dans mon âme des passions que je voudrais étouffer, que plus tôt notre entrevue se terminera, mieux cela vaudra. J’ai à vous accuser d’un autre crime, qui n’est peut-être pas plus lâche que celui que vous avouez si tranquillement, mais dont les conséquences furent plus funestes : vous me comprenez ?

— Point du tout.

— Ne me poussez pas à bout ! ne mentez pas ! dit Maltravers, toujours d’une voix calme, quoique ses passions, naturellement violentes, ébranlassent tout son être. C’est à vos artifices que je dois l’exil de tant d’années que j’aurais pu mieux employer ; c’est à vos artifices que Cesarini doit le naufrage de sa raison, et que Florence Lascelles doit sa tombe prématurée ! Ah ! vous voilà pâle maintenant ! votre langue reste paralysée ! Pensez-vous que ces crimes puissent échapper toujours à leur récompense ? Pensez-vous qu’il n’y ait point de justice dans les foudres de Dieu ?

— Monsieur, s’écria Vargrave en se levant brusquement, je ne sais ce que vous soupçonnez, je me soucie peu de ce que vous croyez ! Mais je suis responsable de mes actes vis-à-vis des hommes, et je suis tout prêt à en rendre compte. Vous m’avez menacé en présence de ma pupille ; vous avez parlé de lâcheté et de danger. Quelles que soient les fautes qu’on me reproche, l’absence de courage n’est pas du nombre. Mettez vos menaces à exécution : je suis prêt à les braver !

— Il y a un an, il y a peut-être un mois, répondit Maltravers, j’aurais pris la justice entre mes mains mortelles ; même ce soir s’il eût été nécessaire de hasarder la vie de l’un de nous pour arracher Éveline à vos persécutions, j’aurais tout risqué pour elle ! Mais tout cela est passé ; vous n’avez rien à craindre de moi. Les preuves de votre premier crime, et de ses terribles résultats, suffiraient seules pour me détourner de la solennelle responsabilité de la vengeance humaine ! Grand Dieu ! quelle main oserait envoyer un criminel si endurci, et si souillé de noirs forfaits, sans expiation, sans repentir, sans préparation, devant le tribunal de la justice divine ! Allez, malheureux ! que la vie vous soit longtemps conservée ! Réveillez-vous ! Sortez de votre aveuglement dans ce monde, avant que vos pieds aient franchi le seuil irrévocable d’une autre vie !

— Je ne suis pas venu ici pour entendre des homélies, ou pour prêter l’oreille au jargon des bigots, dit Vargrave, s’efforçant en vain d’affecter une attitude arrogante que son aspect coupable et humilié démentait terriblement. Ce n’est pas moi, c’est un monde pervers qu’il en faut accuser si, pour réussir, la nécessité m’a poussé à des actes qu’une stricte moralité ne peut justifier peut-être, mais dont je ne pouvais prévoir les effets, moi qui ne suis pas prophète. J’ai fait comme tant d’autres, qui ont à lutter contre la fortune afin de devenir riches et puissants ; l’ambition est souvent obligée de se servir d’assez sales échelles.

— Oh ! écoutez les avertissements pendant qu’il en est temps encore ! dit Maltravers avec conviction, touché involontairement, et en dépit de l’horreur que lui inspirait le criminel, par l’espèce de regret que semblait indiquer cette tentative de justification : ne vous abritez pas derrière ces misérables sophismes, jetez un regard sur votre carrière passée ; voyez à quelle élévation vous auriez atteint, avec les dons rares et l’énergie que vous possédez, avec cette pénétration subtile et ce courage indomptable, si votre ambition avait choisi le droit chemin au lieu des sentiers tortueux. Arrêtez-vous ! Selon les lois de la nature, bien des années vous seront peut-être encore accordées pour revenir sur vos pas, pour expier envers des milliers d’hommes les maux que vous avez infligés à quelques-uns d’entre eux. Je ne sais pourquoi je vous parle ainsi : mais un sentiment plus divin que l’indignation m’y pousse ; quelque chose me dit que vous êtes déjà sur le bord de l’abîme ! »

Lord Vargrave changea de couleur, et garda le silence pendant quelques instants ; puis relevant la tête, il dit avec un pâle sourire :

« Maltravers, vous êtes un faux prophète. En ce moment, mes sentiers, tout tortueux qu’ils soient, m’ont conduit jusqu’au sommet de mes plus hautes espérances ; la droite route m’aurait laissé au pied de la montagne. Vous êtes vous-même un fanal qui met en garde contre la ligne de conduite que vous recommandez. Comparons-nous l’un à l’autre. Vous avez pris la droite route ; moi, le sentier tortueux. Vous aviez plus de fortune que moi ; vous m’étiez infiniment supérieur comme génie ; vous étiez né pour commander toujours, pour ne ramper jamais ; maintenant, chacun de nous est dans la force de l’âge ; quelle est notre position relative ? Vous avez une réputation stérile et sans profit ; vous n’avez point de rang, point de pouvoir, presque pas d’espérance d’en avoir jamais. Moi… mais vous ne connaissez pas ma nouvelle dignité : moi, j’entre dans le cabinet ministériel de l’Angleterre ; de vastes perspectives de fortune se déroulent à mes regards ; les plus hautes dignités ne sont pas interdites aux calculs raisonnables de mon ambition ! Vous, vous épousez quelque grande rêverie, vous poursuivez quelque but chimérique, qui s’évanouit quand vous voulez le saisir. Moi, je me balance, comme un écureuil, de projet en projet ; si l’un me fait défaut, qu’importe ? n’en ai-je pas un autre sous la main ? Il y a des hommes qui se seraient à ma place coupé la gorge de désespoir, il y a une heure, en perdant le fruit de sept années d’efforts : une belle fiancée, et une riche fortune du même coup ! J’ouvre une lettre, et je trouve le succès d’un côté pour me dédommager de l’échec qui pèse dans l’autre plateau de la balance. Bah ! bah ! chacun son métier, Maltravers ! À vous l’honneur, la mélancolie, et le repentir aussi, si bon vous semble ! À moi la vie rapide, haletante, qui ne regarde jamais en arrière, qui ne mesure jamais les échelons de l’avenir. Ne nous envions pas l’un l’autre ; si vous n’étiez Diogène, vous voudriez être Alexandre. Adieu, notre entrevue est finie. Voulez-vous oublier, pardonner, et me serrer la main encore une fois ? Vous vous retirez, vous froncez le sourcil ! eh bien, peut-être avez-vous raison. Si nous nous revoyons jamais…

— Ce sera comme étrangers.

— Point de serments téméraires ! Vous reviendrez peut-être à la politique ; vous aurez peut-être besoin d’une place. Je suis de votre bord maintenant : et… ah ! ah ! ah !.. le pauvre Lumley Ferrers pourrait vous faire nommer ministre des finances. Ces sentiers tortueux, voyez-vous, valent bien le droit chemin pour y voyager à l’aise, gratis et sans cahots. Adieu ! »

En entrant dans la chambre où Cesarini s’était retiré, Maltravers ne l’y trouva plus. Son domestique lui dit que l’étranger était parti peu de temps après l’arrivée de lord Vargrave. Ernest se reprocha amèrement d’avoir négligé de fermer la porte qui conduisait à l’antichambre ; cependant il lui paraissait probable que Cesarini reviendrait le lendemain matin.

Le messager qui avait porté sa lettre à Montaigne revint lui dire que ce dernier était à sa maison de campagne, mais qu’on l’attendait à Paris le lendemain de bonne heure. Maltravers espérait le voir avant son départ ; en attendant, il se jeta sur son lit, et, en dépit des préoccupations inquiètes qui l’accablaient, la fatigue de corps et d’esprit qu’il avait éprouvée ayant épuisé les forces de son corps d’airain, il s’endormit d’un profond sommeil.


CHAPITRE V

À huit heures du matin, demain, nous allons te faire immortel.
(Shakespeare. — Mesure pour mesure.)

Quand lord Vargrave rentra dans son appartement, il y trouva M. Howard qui venait d’arriver, et qui chauffait devant le feu ses mains blanches et chargées de bagues. Il causa avec lui pendant une demi-heure au sujet de toutes les nouvelles que put lui donner son secrétaire, puis il lui permit de retourner sous le toit de lady Jane.

Pendant qu’il se déshabillait lentement, il aperçut sur son bureau la lettre à laquelle lady Doltimore avait fait allusion, et qu’il n’avait pas encore ouverte. Il en rompit négligemment le cachet, et parcourut d’un air distrait ces quelques mots d’effroi et de remords ; puis il rejeta le billet sur la table d’un air de dédain, en s’écriant :

« Bah ! »

Car les chagrins d’une liaison criminelle ne sont pas sentis aussi vivement par l’homme du monde que par la femme de la société.

Lorsque son domestique plaça devant lui de l’eau et du vin, Vargrave lui dit de s’occuper de bonne heure, le lendemain, des préparatifs du départ, et de l’appeler à neuf heures.

« Faut-il fermer cette porte, mylord ? dit le valet en montrant une porte qui communiquait avec un de ces grands cabinets, soi-disant de toilette, espèces d’armoires qu’on rencontre fréquemment dans les chambres à coucher en France, et où l’on serre le bois et d’autres objets divers.

— Non, dit lord Vargrave avec pétulance ; c’est étonnant comme les domestiques aiment à nous priver d’air ! jamais je n’aurais une fenêtre ouverte, si je ne prenais soin de l’ouvrir moi-même. Laissez la porte comme elle est, et appelez-moi demain à neuf heures : pas plus tard. »

Le domestique qui couchait dans une espèce de cabinet noir contigu à l’antichambre, obéit. Vargrave éteignit sa lumière, et se mit au lit. Après avoir, pendant quelques minutes, considéré d’un regard appesanti les tisons mourants, qui jetaient une faible et incertaine clarté dans la chambre, il s’endormit profondément. La pendule sonna une heure du matin, et toute la maison sembla plongée dans le silence.

Le lendemain matin Maltravers fut éveillé par Montaigne, qui, étant revenu de très-bonne heure de la campagne (c’était assez son habitude), avait trouvé chez lui le billet qu’Ernest lui avait écrit la veille au soir.

Maltravers se leva et s’habilla. Tandis que Montaigne écoutait encore le récit que lui faisait son ami de son aventure avec Cesarini, et de l’accusation que ce malheureux avait lancée contre son ancien complice, le domestique d’Ernest entra précipitamment dans sa chambre.

« Monsieur, dit-il, pardon, j’ai pensé que vous seriez bien aise de savoir,… que faut-il faire ?… Tout l’hôtel est sens dessus dessous…… On a envoyé chercher M. Howard, ainsi que lord Doltimore… c’est si étrange, si imprévu !

— Qu’y a-t-il donc ? expliquez-vous.

— Lord Vargrave, monsieur… ce pauvre lord Vargrave…

— Lord Vargrave !

— Oui, monsieur ; le maître de l’hôtel, sachant que vous connaissiez lord Vargrave, vous serait bien obligé si vous vouliez descendre. Lord Vargrave, monsieur, est mort : on l’a trouvé mort dans son lit ! »

Maltravers demeura immobile d’étonnement et d’horreur. Mort ! Et la veille au soir encore il était si plein de vie, de projets, d’espérances et d’ambition !

Aussitôt qu’il se fut remis de sa consternation, Ma]travers se hâta de se rendre chez lord Vragrave, et Montaigne le suivit. Ce dernier, en descendant l’escalier, posa la main sur le bras d’Ernest, et le retint.

« Ne m’avez-vous pas dit que Castruccio avait quitté votre appartement pendant que Vargrave était avec vous, et presque immédiatement après vous avoir raconté comment Vargrave l’avait poussé au crime ?

— Oui. »

Les yeux des amis se rencontrèrent ; un terrible soupçon s’empara de tous deux.

« Non, c’est impossible ! s’écria Maltravers. Comment serait-il entré ? Comment aurait-il passé sans être vu des domestiques de lord Vargrave ? Non, non… ce n’est pas possible. »

Ils franchirent rapidement l’escalier ; ils arrivèrent à la porte d’entrée de l’appartement de lord Vargrave ; l’avis à Howard, portant la signature de Vargrave soulignée, était encore sur la porte. Montaigne le vit et tressaillit.

Ils se trouvaient dans la chambre, à côté du lit ; un groupe qui y était rassemblé s’ouvrit pour laisser passer l’Anglais et son ami ; et les regards de Maltravers tombèrent soudain sur le visage rigide et contracté de lord Vargrave.

Le murmure de voix qui s’était tu à l’entrée de Maltravers recommença bientôt. On avait envoyé chercher un médecin, le premier qu’on eût trouvé ; un jeune Anglais qui n’avait pas grande réputation. Penché au-dessus du cadavre, il adressait quelques questions aux personnes présentes.

« Oui, monsieur, disait le domestique de lord Vargrave, mylord m’avait dit de l’éveiller à neuf heures. J’entrai donc, à l’heure convenue, mais mylord ne bougea pas, et ne me répondit pas. Je m’approchai pour voir si c’était qu’il dormait profondément, et je vis alors que ses oreillers n’étaient pas à leur place, qu’ils lui étaient retombés sur la figure, et qu’il semblait avoir la tête très-basse ; je remuai donc les oreillers, et c’est alors que je m’aperçus que mylord était mort.

— Monsieur, dit le médecin, en se tournant vers Maltravers, vous étiez, me dit-on, un des amis de lord Vargrave. J’ai déjà envoyé chercher M. Howard et lord Doltimore ; pourrais-je vous parler un moment ? »

Maltravers fit un signe d’assentiment. Le médecin fit sortir tout le monde, excepté Montaigne et Maltravers.

« Le domestique de lord Vargrave était-il depuis longtemps à son service ? demanda le médecin.

— Je le crois… oui, je me rappelle sa figure. Pourquoi ?

— Croyez-vous que ce fût un honnête garçon ?

— Je n’en sais rien ; je ne le connais point du tout.

— C’est que, regardez, monsieur, et le médecin lui fit voir un endroit où la peau était légèrement décolorée, sur le côté du cou du mort. Cette marque n’est peut-être qu’accidentelle, purement naturelle ; lord Vargrave est peut-être mort d’une attaque d’apoplexie ; il n’y a pas de marques certaines de violence extérieure. Mais cependant un assassinat par strangulation pourrait…

— Mais quel autre que le domestique aurait pu pénétrer ici ? La porte d’entrée était-elle fermée ?

— Le domestique jure qu’il avait fermé la porte avant d’aller se coucher, et qu’il n’y avait personne avec son maître, ou dans l’appartement lorsque lord Vargrave se mit au lit. Il est impossible d’entrer par les fenêtres. Faites attention, monsieur, que je ne me crois pas le droit de soupçonner qui que ce soit. Lord Vargrave avait été très-malade, il y a peu de temps ; il avait eu, m’a-t-on dit, un transport au cerveau. Il est certain que, si son domestique est innocent, nous ne pouvons soupçonner personne. Vous feriez mieux d’envoyer chercher des médecins plus habiles que moi. »

Montaigne, qui jusque-là n’avait rien dit, jeta en ce moment un coup d’œil rapide autour de la chambre ; il aperçut la porte du cabinet qui était restée entre-baillée, et il s’y élança, comme par une impulsion involontaire. Le cabinet était vaste, mais une grande partie de l’espace était occupé par une pile de bois considérable, et par un amas de chaises et de tables dépareillées. Montaigne fouilla derrière et dessous ces débarras avec une tremblante précipitation ; il n’y découvrit aucune trace de meurtre secret. Il rentra dans la chambre à coucher avec une expression de physionomie satisfaite et soulagée. Il s’approcha alors du cadavre dont il s’était jusque-là tenu éloigné.

« Monsieur, à quoi bon ces doutes oiseux ? dit-il presque avec dureté, en se tournant vers le médecin. Ne peut-on mourir dans son lit, de mort subite ? Pas une tache de sang à l’oreiller, pas le moindre indice de crime. Faut-il que la science elle-même vienne nous épouvanter de ses sottes terreurs ? Quant au domestique, je répondrais de son innocence ; ses manières, sa voix, tout l’atteste. »

Le médecin se retira à l’écart confus et humilié, et il commençait à essayer des excuses, des explications, lorsque lord Doltimore entra subitement.

« Grand Dieu ! dit-il, qu’est-ce donc ? Que me dit-on ? est-il possible ? mort ! si subitement ! »

Il jeta un coup d’œil rapide sur le cadavre, il frissonna, il se sentit défaillir, et se jeta Sur une chaise pour se remettre de cette secousse. Lorsqu’il écarta la main dont il se couvrait le visage, il vit devant lui, sur la table, une lettre ouverte. L’écriture lui était familière, son nom frappa ses regards : c’était le billet que Caroline avait écrit la veille à lord Vargrave, Tandis que personne ne le voyait, lord Doltimore lut toute la lettre, et s’empara ainsi, à la dérobée, des preuves de la culpabilité de sa femme.

Le médecin, quittant en ce moment Montaigne, qui depuis quelques instants lui adressait une verte semonce, se tourna vers lord Doltimore.

« Mylord était, m’a-t-on dit, l’ami le plus intime que lord Vargrave eût à Paris.

— Moi ! son ami intime ! dit Doltimore d’un ton dédaigneux, et en devenant très-rouge. Monsieur, vous avez été mal informé.

— N’avez-vous alors aucun ordre à donner, mylord ?

— Aucun, monsieur. Ma présence ici est tout à fait inutile. Bonjour, messieurs.

— Qui donc alors se chargera des derniers devoirs ? dit le médecin en se tournant vers Maltravers et Montaigne. Le secrétaire du feu lord, sans doute ? je l’attends d’un moment à l’autre ; et le voici, je pense. »

M. Howard entra, en effet, pâle et évidemment accablé par son émotion. Peut-être, de tous les êtres humains que l’esprit ambitieux, qui avait animé ce cadavre, avait attirés par des raisons d’intérêt, d’affection ou d’intrigue, celui qui le pleura le plus, et qui défendit le plus chaleureusement sa mémoire, fut ce jeune homme que Vargrave n’avait jamais été tenté de tromper, auquel il n’avait jamais nui, et qui perdait en lui un protecteur aimable et bienveillant. Le chagrin du pauvre secrétaire était sans mesure. Il pleurait et sanglotait comme un enfant.

Lorsque Maltravers se retira de la chambre mortuaire, Montaigne le suivit ; mais quittant bientôt Ernest, qui se rendait auprès d’Éveline, il alla tranquillement rejoindre M. Howard, qui accepta avec empressement ses offres de service pour les derniers devoirs à rendre au mort.


CHAPITRE VI

Si nous nous rencontrons encore, nous sourirons.
(Shakespeare. — Jules César.)

L’entrevue de Maltravers avec Éveline fut longue et pénible. Il était réservé à Maltravers de lui apprendre la mort subite de lord Vargrave ; cette nouvelle lui produisit un saisissement indicible et douloureux ; et comme elle forma leur premier sujet d’entretien, elle dissipa en partie la contrainte, et amortit considérablement l’impression produite par les révélations qui suivirent.

La mort de Vargrave servit aussi à tirer Maltravers d’un grand embarras. Il n’avait plus à craindre qu’Alice fût avilie aux yeux d’Éveline. Désormais le secret qui constatait l’identité de la coupable Alice Darvil avec l’immaculée lady Vargrave était en sûreté, connu seulement de mistress Leslie et d’Aubrey. Selon les lois de la nature, toute crainte de révélation serait bientôt ensevelie avec eux. Et si Alice devenait enfin sa femme, et que Cleveland soupçonnât (ce qui n’était pas probable) qu’il était revenu à son premier amour, il savait qu’il pouvait compter sur la discrétion inviolable de son plus ancien ami.

Il confirma tacitement le récit que Vargrave avait fait à Éveline de sa passion de jeunesse pour Alice (passion innocente, selon ce récit). Il avoua qu’au souvenir de ses vertus, et en apprenant ses chagrins et son immuable affection, il avait reculé à la pensée d’un mariage avec sa fille supposée. Puis il remplit la jeune fille d’étonnement en lui racontant de quelle façon il avait découvert sa véritable naissance : secret que le banquier avait donné à Alice l’autorisation de lui révéler, dès qu’elle aurait atteint l’âge de dix-huit ans. Et puis, simplement, mais avec une émotion mâle et impossible à maîtriser, il parla de la joie qu’avait ressentie Alice en le revoyant, de la constance et de la ferveur de son amour, du déchirement de son cœur en apprenant que l’amant qu’elle n’avait jamais oublié, avait été tout récemment le fiancé de sa fille adoptive.

« Et maintenant, dit Maltravers en terminant, notre route est toujours toute tracée. À Alice notre premier devoir. La découverte que j’ai faite de votre véritable naissance ne diminue pas les droits qu’elle a sur moi, pas plus que l’affection reconnaissante que vous lui devez. Oui, Éveline, nous ne sommes pas moins séparés à jamais. Mais lorsque j’appris la froide imposture par laquelle ce malheureux, appelé maintenant devant son juge suprême, m’avait abusé, quand j’appris en même temps qu’il vous avait forcée d’accepter sa main, je tremblai de vous voir unie à un homme si faux et si méprisable. Je vins ici, décidé à combattre ses desseins, et à vous arracher à une alliance dont je prévoyais les motifs, et à laquelle ma lettre et mon abandon vous avaient peut-être poussée. De nouvelles infamies de la part de cet homme criminel arrivèrent à mes oreilles ; mais il est mort : épargnons sa mémoire. Quant à vous… ah ! permettez-moi de me croire encore votre ami, votre frère ; laissez-moi espérer que je n’ai laissé aucune blessure dans votre cœur, et que le mot d’amitié ne paraît pas trop froid à votre affection.

— De toutes les choses étonnantes que vous m’avez dites, répondit Éveline, aussitôt qu’elle eut recouvré l’usage de la parole, celle qui me cause la plus poignante douleur, est la nouvelle que je n’ai plus le droit légitime de combler de l’amour d’une fille celle que j’idolâtrerai toujours comme ma mère. Ah ! maintenant je comprends pourquoi son affection me paraissait mesurée et tiède ! Et c’est moi qui ai empoisonné la joie qu’elle ressentait en vous revoyant ? Mais vous… hâtez-vous d’aller la consoler, d’aller la rassurer ! Elle vous aime encore, elle sera heureuse enfin ! Cette pensée-là, oh ! oui, cette pensée-là me dédommage de tout ! »

Il y avait tant de chaleur et de simplicité dans les manières d’Éveline, il était si évident que son amour n’avait pas été de cette nature ardente qui, dans les premiers moments, ne lui aurait laissé d’autre pensée que l’angoisse de perdre à tout jamais son amant, que les yeux de Maltravers furent sur-le-champ dessillés. Il vit alors que la violence de son amour l’avait empêché de comprendre le véritable caractère de l’amour d’Éveline. Il était homme, quoique philosophe ; une vive douleur lui traversa le cœur. Il resta quelques moments silencieux ; puis il reprit, en tenant ses yeux fixés sur ceux d’Éveline, pendant tout le temps qu’il parlait :

« Et maintenant, Éveline… puis-je vous donner encore ce nom ? Maintenant j’ai un devoir à remplir vis-à-vis d’une autre personne. Vous êtes aimée (et il sourit, mais bien tristement), vous êtes aimée par un amant plus jeune, mieux assorti à votre âge que moi. Par des motifs nobles et généreux il a caché son amour, il vous a abandonnée à un rival. Aujourd’hui que cette rivalité n’existe plus, lui permettrez-vous d’oser vous expliquer sa conduite et ses motifs ? Georges Legard… »

Maltravers s’arrêta. Les joues d’Éveline s’étaient colorées d’une légère rougeur ; ses yeux étaient baissés, son sein palpitait sous sa robe. Maltravers étouffa un soupir, et continua. Il raconta son entrevue avec Legard à Douvres, et passant légèrement sur ce qui avait eu lieu à Venise, il parla avec une généreuse éloquence de la magnanimité qui avait caractérisé la reconnaissance de son rival. Les yeux d’Éveline étincelèrent ; un sourire se joua autour de ses lèvres vermeilles, et s’évanouit aussitôt. La crainte la plus douloureuse de Maltravers, parce que c’était la moins personnelle, n’existait plus ; et sa conscience, en obéissant à ses premiers devoirs, ne fut plus troublée par de vaines appréhensions au sujet des regrets trop vifs que pourrait éprouver Éveline.

« Adieu ! dit-il en se levant pour partir, je m’en retourne sur-le-champ à Londres, pour aider à sauver votre fortune de ce naufrage général. La vie nous rappelle à ses soucis et à ses affaires. Adieu, Éveline ; j’espère qu’Aubrey restera quelque temps encore auprès de vous.

— Rester ! Ne puis-je retourner auprès de ma… de celle… oui, laissez-moi lui donner encore le nom de mère !

— Éveline, dit Maltravers à voix très-basse, épargnez-moi, épargnez-lui cette douleur ! Croyez-vous que nous soyons préparés à… »

Il s’arrêta ; Éveline le comprit, et couvrant son visage de ses mains, elle fondit en larmes.

Lorsque Maltravers quitta sa chambre, il rencontra Aubrey, qui, le tirant à l’écart, lui dit que lord Doltimore venait de lui faire part de son intention de quitter Paris, et lui avait exprimé le désir très-prononcé de voir partir miss Cameron. Dans cette conjoncture Maltravers songea à Mme de Ventadour.

Il ne connaissait point de maison à Paris qui offrît à une jeune fille un asile plus convenable ; point d’amie plus zélée, point de meilleure conseillère, point de protectrice plus tendre que Valérie. Il se hâta donc d’aller la trouver.

Il lui apprit en peu de mots la mort subite de Vargrave, lui dit que pour un esprit déjà aussi cruellement éprouvé que celui d’Éveline, ce serait une rude épreuve que de retourner sur-le-champ au fond d’un village isolé de l’Angleterre, et lui déclara sincèrement que, quoique son mariage avec Éveline fût rompu, le bonheur de son ancienne fiancée ne lui tenait pas moins au cœur qu’auparavant. Dès les premiers mots, Valérie, à qui Éveline avait inspiré le plus vif intérêt, avait demandé sa voiture et s’était fait conduire sur-le-champ chez lady Doltimore. Mylord était sorti ; Mylady était malade ; enfermée dans sa chambre, elle ne pouvait voir personne, pas même Éveline. Celle-ci lui fit en vain demander une entrevue ; elle fut enfin obligée de se contenter d’une lettre d’adieu affectueuse, et, accompagnée d’Aubrey, elle se rendit chez sa nouvelle hôtesse.

Heureux du moins de la savoir auprès d’une personne qui ne pouvait manquer de gagner son affection et de consoler sa tristesse, Maltravers partit seul pour l’Angleterre. Quelques soupçons qu’eût éveillés la mort de lord Vargrave, il est certain qu’aucune preuve ne vint les confirmer, que nulle rumeur publique ne les répandit. Sa récente maladie, puis le saisissement qu’avait dû lui faire éprouver sans doute la perte de la fortune que devait lui apporter miss Cameron, la nouvelle reçue en même temps de la déconfiture du parti auquel on croyait son ambition enchaînée par des liens indissolubles, toutes ces circonstances combinées suffirent pour expliquer d’une manière vraisemblable ce triste événement. Montaigne, qui connaissait depuis longtemps, quoique peu intimement, le défunt, se chargea de tous les arrangements nécessaires, et s’occupa de l’enterrement. Après cette cérémonie, Howard s’en retourna à Londres ; et à Paris, comme dans la tombe, toutes choses sont vite oubliées. Mais pourtant une horrible crainte régnait dans le cœur de Montaigne. Aussitôt qu’il avait appris de Maltravers l’accusation portée par le fou contre Vargrave, il lui était revenu le souvenir du jour où Cesarini avait voulu le tuer lui-même, le prenant évidemment dans son délire pour un autre ; puis il se rappela le caractère sombre, astucieux et féroce qu’avait dès lors revêtu sa démence. Il avait appris par Howard que la porte extérieure de l’appartement de lord Vargrave était restée entr’ouverte, pendant qu’il était avec Maltravers. L’écriteau collé sur la porte, le nom de Vargrave, avaient dû frapper le regard de Castruccio, lorsqu’il descendait l’escalier ; le domestique était absent, l’appartement désert ; il avait pu s’introduire dans la chambre à coucher, se cacher dans l’armoire, et, dans le silence de la nuit, pendant que la victime plongée dans un profond sommeil était sans défense, rien ne l’avait empêché de consommer son crime. Qu’avait-il besoin d’armes ? Les oreillers auraient suffi pour étouffer à la fois les cris et la vie. Rien de plus facile après que de s’échapper. Passer dans l’antichambre, ouvrir la porte, descendre dans la cour, donner le signal au concierge, qui de sa loge, et sans le voir, aurait tiré le cordon, et l’aurait laissé sortir sans difficulté, tout cela était très-possible, très-probable même.

Montaigne cessa dès ce jour toutes ses recherches pour découvrir Cesarini : il tremblait à la pensée de le retrouver, de vérifier ses horribles soupçons, de reconnaître un meurtrier dans le frère de sa femme. Mais il n’était pas destiné à nourrir longtemps ces craintes au sujet de Cesarini. Quelques jours après l’enterrement de lord Vargrave, on retira de la Seine un cadavre. Quelques papiers trouvés dans les poches du noyé, sur lesquels étaient griffonnés des vers bizarres et incohérents, servirent d’indices pour découvrir ses amis, et Montaigne reconnut dans le cadavre décomposé et défiguré, exposé à la Morgue, les restes de Castruccio Cesarini. Il était mort avec son secret.


CHAPITRE VII

Singula quæque locum teneant sortita.
(Horace. — Art. poet.)

Maltravers et les hommes de loi ne purent Sauver de la faillite de la maison Douce et Cie qu’une très-petite portion de cette fortune dont Richard Templeton avait été si fier. Le titre était éteint, la fortune dispersée au vent : c’est ainsi que le Destin se rit de notre ambition posthume. Cependant M. Douce s’était sauvé en Amérique avec un butin considérable ; la banque devait presque un demi-million de livres[2]. L’argent destiné à l’acquisition de Lisle Court, que M. Douce avait été si impatient de tenir entre ses griffes, n’aurait pas suffi pour empêcher la banqueroute ; mais il n’en fallait pas tant pour lui procurer les moyens de vivre fort à son aise. Douce était bien inférieur en esprit, en finesse, en stratagèmes à Vargrave ; et pourtant Douce l’avait trompé comme un enfant. Ce petit malin de philosophe français avait bien raison : « On peut être plus fin qu’un autre, mais pas plus fin que tous les autres. »

Maltravers retrouva Legard à Douvres, et lui annonça la ruine de la fortune d’Éveline ; et son affection pour Legard s’accrut, lorsqu’il vit que, loin d’ébranler son amour, cette perte importante semblait plutôt ranimer ses espérances. Ils se séparèrent, et Legard partit pour Paris.

Mais, pendant tout ce temps, n’allez pas croire que Maltravers oubliât Alice. Il n’était pas depuis douze heures à Londres, qu’il lui avait confié sans détour, dans une longue lettre, toutes ses pensées, toutes ses espérances, toute l’expression de sa reconnaissance profonde et pleine d’admiration. Il la conjura de nouveau, solennellement, d’accepter sa main, et de confirmer à l’autel le récit qu’il avait fait à Éveline. Il lui dit avec sincérité que le saisissement que lui avait d’abord causé le mensonge de Vargrave, que son énergique résolution d’effacer toute trace d’un amour alors associé à l’horreur d’un crime ; puis, que la découverte qu’il avait faite si peu de temps après de la constance et de l’amour d’Alice, que tout cela avait détrôné l’image d’Éveline de la place que jusque-là elle avait occupée dans ses pensées et ses désirs. Il lui dit, avec vérité, qu’il était maintenant convaincu qu’Éveline serait bientôt consolée de l’avoir perdu, par un autre, avec qui elle serait plus heureuse qu’elle ne l’eût été avec lui. Il déclara solennellement que, si Alice devait continuer à le repousser, que, si même elle devait disparaître du monde, ses prétentions à la main d’Éveline ne pourraient jamais se renouveler, et que la mémoire d’Alice posséderait à jamais la place de tout autre amour.

La réponse d’Alice arriva ; elle lui perça le cœur. Elle était si humble ; si reconnaissante, si tendre toujours ! À son insu l’amour colorait chaque mot de sa lettre ; mais c’était l’amour blessé, humilié, froissé, étouffé : c’était l’amour puisant sa fierté dans sa pureté et sa profondeur mêmes. Alice refusait son offre.

Plusieurs mois s’écoulèrent ; Maltravers comptait sur le temps pour modifier cette résolution. Le pasteur était retourné à Brook Green, et ses lettres entretenaient les espérances d’Ernest et rassuraient ses craintes. À mesure qu’il avait davantage le temps de la réflexion, les teintes colorées et éblouissantes dont l’image d’Éveline s’était parée à ses yeux, s’effaçaient de plus en plus, et chaque jour une auréole plus brillante environnait son premier amour. À mesure qu’il méditait l’histoire passée d’Alice, et la singulière beauté de son fidèle attachement, il se sentait de plus en plus saisi d’étonnement et d’admiration, de plus en plus empressé de s’unir à celle envers qui la nature avait été si prodigue des dons qui font de la femme l’ange et l’étoile de la vie.

Le temps s’écoulait ; les nouvelles que Maltravers recevait de Paris confirmaient toutes ses prévisions ; les assiduités de Legard avaient remplacé les siennes auprès d’Éveline. Ce fut alors qu’il commença à se demander si la fortune d’Éveline et de son futur mari était assez considérable pour assurer honorablement leur avenir. La fortune est quelque chose de si indéterminé selon les besoins qu’on lui donne à satisfaire !

En dépit de toutes ses bonnes qualités, Legard était naturellement négligent et dépensier ; et Éveline avait trop peu d’expérience, et peut-être trop de douceur, pour corriger ces tendances. Maltravers apprit que la fortune de Legard exigeait de l’économie, et il craignait que, malgré sa réforme, Legard n’eût pas assez de fermeté et d’abnégation pour s’y contraindre. Après réflexion, il résolut d’ajouter secrètement aux débris de la fortune d’Éveline une somme qui, placée sur la tête de la jeune femme et reversible à ses enfants, parerait à tous les dangers de l’imprévoyance de son mari et préviendrait ces embarras financiers, les plus grands perturbateurs de la paix domestique. Il put accomplir cet acte de générosité, à l’insu de l’un et de l’autre, en leur faisant croire que cette somme provenait des débris de la fortune d’Éveline, et des profits de la vente des maisons de C***, qui nécessairement n’avaient pas été compromises dans la banqueroute de Douce. Puis, si jamais il épousait Alice, le douaire de sa femme, qui lui était assuré sur la propriété appartenant à la villa de Fulham, reviendrait à Éveline. Maltravers ne pourrait jamais accepter ce qu’Alice tenait d’un autre. Pauvre Alice ! Non ! il ne pouvait accepter cette fortune modeste que tu avais regardée souvent avec tant de complaisance, comme devant lui appartenir un jour ou l’autre.

Lord Doltimore voyage en Orient ; lady Doltimore, moins aventureuse, a fixé sa demeure à Rome. Elle a maigri, et s’est lancée dans les antiquités et le rouge. Elle est d’une gaîté remarquable : il n’est pas rare que l’opium produise cet effet.


CHAPITRE VIII

Arrivé enfin au port tant souhaité.
(Shakespeare.)

Au mois d’août de cette même année, si féconde en évènements, un groupe nuptial était assemblé dans le cottage de lady Vargrave. La cérémonie venait d’être célébrée, et Ernest Maltravers avait donné à Georges Legard la main d’Éveline Templeton.

Un regard observateur aurait peut-être pu découvrir les traces de quelques combats intérieurs sur la physionomie de l’homme qui servait de père à celle qu’il avait jadis recherchée comme fiancée, mais ce n’étaient plus que les traces de luttes passées ; le calme s’était rétabli dans les profondeurs silencieuses de son âme. Maltravers voyait de la fenêtre du cottage la voiture qui devait emmener la mariée sous le toit d’un autre, et les riants visages des villageois, à qui on n’avait point interdit d’entrer, et pour qui cette cérémonie solennelle n’était qu’une fête joyeuse. Lorsqu’il se retourna vers les personnes qui l’environnaient, il se sentit presser la main par Legard.

« Vous avez été le sauveur de ma vie, vous avez été le dispensateur de mon bonheur terrestre ; tout ce qui me reste maintenant à souhaiter, c’est que vous puissiez recevoir du ciel les bienfaits que vous avez prodigués aux autres.

— Legard, qu’elle ne connaisse jamais un chagrin que vous puissiez lui épargner ; et croyez que le mari d’Éveline me sera toujours aussi cher qu’un frère !

Et, comme un frère bénit sa sœur orpheline, sa sœur cadette, léguée et confiée à des soins qui doivent remplacer ceux d’un père, Maltravers posa sa main légèrement sur les boucles dorées d’Éveline, et ses lèvres s’agitèrent comme en prière. Il s’arrêta ; il posa un dernier baiser sur son front, et lui plaça la main dans celle de son jeune époux. Il y eut un silence qui ne fut interrompu pour Maltravers que par le bruit des roues de la voiture qui emmenait la femme de Georges Legard.

Le charme était brisé à jamais. Et là, devant cet homme solitaire, se trouvait l’idole de son adolescence, cette Alice encore aussi belle peut-être qu’Éveline, et naguère aussi jeune et aussi aimante. Elle était pâle, changée, mais plus charmante encore qu’autrefois, s’il est vrai que la patience céleste, les saintes pensées, et les épreuves qui purifient et élèvent l’âme puissent répandre sur les traits humains quelque chose de plus beau que la fraîcheur et la fleur de la jeunesse.

« Alice, dit Maltravers (et sa voix était tremblante), jusqu’ici, par des motifs trop purs et trop nobles pour les affections et les liens pratiques de la vie, vous avez refusé la main de l’amant de votre jeunesse. Ici, je vous conjure encore une fois d’être ma femme ! Donnez à ma conscience la consolation de croire que je puis réparer les maux et les chagrins que je vous ai causés. Ah ! ne pleurez pas ; ne détournez pas la tête. Chacun de nous reste seul au monde ; chacun de nous a besoin de l’autre. Dans votre cœur se trouvent renfermés mes plus chers, mes plus beaux souvenirs. En vous je revois le miroir de ce que j’étais, lorsque le monde était tout nouveau pour moi, avant d’avoir découvert que les plaisirs sont vides et que l’ambition est trompeuse ! Et moi, Alice… ah ! vous m’aimez encore ! Le temps et l’absence n’ont fait que river davantage la chaîne qui nous unit. Par le souvenir de notre amour d’autrefois, par la tombe de notre enfant mort, qui aurait réuni ses parents s’il avait vécu, je vous conjure d’être ma femme !

— Vous êtes trop généreux ! dit Alice, presque anéantie par la violence des émotions qui agitaient ce doux esprit et sa frêle enveloppe. Comment pourrais-je permettre à votre compassion, car ce n’est que de la compassion ! de vous tromper à ce point ! Vous êtes d’un rang tout autre que je ne croyais. Comment pouvez-vous élever l’enfant de la misère et du crime jusqu’à vous ? Est-ce à moi, moi qui, Dieu le sait ! voudrais vous épargner tout regret, est-ce à moi à vous apporter, maintenant que les années ont détruit le peu de charmes que je possédais, ce cœur désenchanté et cette âme découragée ? oh ! non, non ! »

Alice s’arrêta soudain, et des larmes coulèrent le long de ses joues.

« Qu’il en soit comme vous voudrez, dit Maltravers avec tristesse ; mais du moins fondez votre refus sur de meilleures raisons. Dites plutôt que maintenant, indépendante par votre fortune, et attachée aux habitudes que vous avez contractées, vous ne voudriez pas risquer votre bonheur en le confiant à ma sauvegarde. Peut-être avez-vous raison. Vous contribueriez certainement à mon bonheur, à moi ; votre douce voix chasserait plus d’une triste pensée, plus d’un douloureux souvenir de ces années de déceptions qui se sont écoulées depuis notre séparation ; votre image dissiperait la solitude qui se fait autour de l’avenir d’une vie de mécomptes et d’anxiétés. En vous, en vous seule, je pourrais trouver une famille, une consolatrice, une amie indulgente et compatissante. Voilà ce que vous pourriez faire pour moi : et cela avec un cœur et un visage également fidèles à un amour qui ne méritait pas un dévouement si constant. Mais moi, que puis-je vous donner ? Votre rang est égal au mien ; votre fortune suffit à votre vie si simple. C’est vrai, l’échange est inégal, Alice. Adieu !

— Cruel ! s’écria Alice en s’approchant timidement de lui. Si je pouvais… moi, si ignorante, si indigne de vous… si je pouvais consoler un seul de vos soucis !… »

Elle n’en dit pas davantage, mais elle avait dit assez : Maltravers la pressa entre ses bras, et sentit, une fois encore, battre contre le sien ce cœur qui ne s’était jamais, même par la pensée, écarté de son premier culte.

Il l’entraîna doucement dans le jardin. Le soleil doux et tiède du dernier mois de l’été jetait ses rayons sur les fleurs embaumées ; un sourire doré et riant se jouait sur les vagues solennelles de l’océan lointain qui s’étendait à l’horizon.

« Ah ! murmura Alice en relevant sa tête qui reposait sur le sein de Maltravers, je ne vous demande pas si vous avez aimé d’autres femmes depuis notre séparation : l’amour des hommes est si différent du nôtre ! je vous demande seulement si vous m’aimez maintenant.

— Plus, oh ! bien plus que dans notre jeune temps ! s’écria Maltravers plein du feu de la passion. Avec plus de tendresse, avec plus de respect, avec plus de confiance fidèle et sincère que je n’ai jamais aimé créature vivante ! même celle dont la jeunesse et l’innocence me faisaient adorer ton souvenir ! En toi j’ai trouvé ce qui fait pâlir l’idéal ! En toi j’ai trouvé une vertu qui, provenant à la fois de Dieu et de la nature, a été plus sage que toute ma fausse philosophie, et plus ferme que tout mon orgueil ! Vous, bercée par le malheur ; vous, dont l’enfance fut élevée au milieu des impressions de crainte et de vice, qui, en retardant l’intelligence, ont laissé l’âme sans souillure, vous dont le père même fut le tentateur et l’ennemi, vous que la seule tache d’une tendre faute, commise par ignorance, empêche d’être un ange, vous qui, au milieu des épreuves égales de la pauvreté et de l’opulence, étiez destinée à vous élever triomphante au-dessus de tout, exemple de cette sublime morale qui nous montre de quelle mystérieuse beauté, de quelle immortelle sainteté le créateur a comblé notre humaine nature, lorsqu’elle est sanctifiée par nos affections humaines ! vous seule suffisez à réduire en poussière les arrogantes croyances du Misanthrope et du Pharisien ! Et votre fidélité à un être aussi imparfait que moi m’a enseigné à aimer, à servir, à plaindre, à respecter toujours la communauté des créatures de Dieu, à laquelle, quoique plus noble et plus grande, vous appartenez pourtant ! »

Il s’arrêta, subjugué par le torrent de ses pensées. Alice était trop heureuse pour trouver des paroles. Mais dans le murmure des feuilles qui étincelaient au soleil, dans le souffle de la brise d’été, dans le chant joyeux des oiseaux et dans le bruit profond et lointain des vagues sous l’azur du ciel, une voix mélodieuse semblait vibrer aux paroles de Maltravers comme un écho de la nature bénissant la réunion de ses enfants.

Maltravers rentra dans la carrière, si longtemps interrompue. Il y rentra avec une énergie plus pratique et plus opiniâtre que l’enthousiasme capricieux des années précédentes. Et ceux qui le connaissaient bien purent remarquer que, quoique la fermeté de son esprit n’eût rien perdu, la fierté de son caractère s’était adoucie. Ne méprisant plus l’homme tel qu’il est, et n’exigeant plus de toute chose une perfection chimérique, il était plus propre à se mêler au monde réel, et à servir utilement les grands desseins qui élèvent et ennoblissent notre espèce. Ses sentiments étaient peut-être moins majestueux, mais ses actions étaient infiniment plus excellentes, et ses théories infiniment plus sages. Étape par étape nous l’avons accompagné au travers des MYSTÈRES DE LA VIE. Les fêtes d’Éleusis sont terminées, la dernière libation est versée.

Et Alice ? Le monde nous blâmera-t-il de l’avoir laissée heureuse à la fin ? De jour en jour nous bannissons de nos codes les châtiments qui sont en disproportion avec le crime. Tous les jours nous prêchons cette doctrine, que l’on démoralise quand on enferme la justice dans la cruauté. Il est temps d’appliquer au Code social la sagesse à laquelle nous souscrivons dans la législation. Il est temps d’en finir, même dans les livres, avec la peine de mort infligée à des crimes qui ne la méritent pas. Il est temps d’admettre la moralité de l’expiation et d’accorder à l’erreur le droit d’espérer, comme la récompense de sa soumission à la souffrance. Ne croyons pas que la fin de la carrière d’Alice puisse faire venir la tentation de se rendre coupable de la faute du commencement. Dix-huit ans de tristesse, une jeunesse consumée à s’affliger silencieusement sur le tombeau de la joie, offrent des images qui assombrissent ces pages et qui, comme un avertissement salutaire, hanteront l’âme de la jeunesse longtemps après qu’elle aura quitté ce livre. Si Alice était morte le cœur brisé, si sa punition avait été trop lourde pour ses forces, alors, comme dans la vie réelle, vous auriez justement condamné ma morale ; et le cœur humain, dans sa pitié pour la victime, aurait perdu tout souvenir de l’erreur.

Mon conte est fini.

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