Alice, ou les Mystères/Livre 08

Hachette (p. 313-348).


LIVRE VIII


CHAPITRE I


Elle est jeune, belle et sage ; on dirait l’héritière directe de la Nature.

. . . . . . . . . . . . . . .

Les honneurs qui nous viennent de nos propres actes valent mieux que ceux qui nous viennent de nos ancêtres !

(Shakespeare. — Tout est bien qui finit bien.)


LETTRE D’ERNEST MALTRAVERS À L’HONORABLE
FRÉDÉRIC CLEVELAND.

« Éveline est libre ! Elle est à Paris, je l’ai vue, je la vois chaque jour.

« Il est bien vrai qu’on ne peut se faire une philosophie de l’indifférence ! Les affections sont plus fortes que tous les raisonnements. Il nous les faut prendre pour alliées, sans quoi elles détruiraient toutes nos théories d’empire sur nous-mêmes. Que nous sommes bien les jouets du destin ! passant de système en système, de projet en projet, cherchant en vain à bannir la passion et la douleur, oubliant que l’une et l’autre sont innées chez nous, et qu’elles reparaissent dans notre âme, comme les saisons reparaissent sur la terre ! Pourtant, il y a bien des années, lorsque pour la première fois j’examinai sérieusement mon cœur et tout mon être, lorsque, pour la première fois, je compris la dignité et les solennelles responsabilités de la vie humaine, je résolus de me vaincre, de me dompter, de devenir une mécanique soumise à la règle et à la mesure. Je portais dans mon cœur une blessure cicatrisée, mais incurable : la conscience du mal fait à ce cœur qui s’était reposé sur le mien, le souvenir éternel et douloureux de mon Alice à jamais perdue, me faisaient frémir à la pensée d’affections nouvelles, qui me légueraient de nouveaux chagrins. Plongé dans un orgueilleux égoïsme, je ne désirais pas étendre mon empire sur un rayonnement plus vaste que celui de mon intelligence et de mes passions personnelles. Je renonçai à cette convoitise mercantile du bonheur qui hasarde les trésors de la vie sur une barque exposée à tous les vents déchaînés sur l’océan du destin. Je me contentai de l’espoir de passer ma vie seul, respecté, mais sans amour. Lentement et malgré moi je cédai aux charmes de Florence Lascelles. L’heure qui scella notre mutuelle promesse fut pour moi un moment plein de regret et d’effroi. En vain je cherchais à me faire illusion, je sentis que je n’aimais point. Et alors je m’imaginai que je n’étais plus capable d’amour, que j’en avais épuisé les trésors avant le temps, et que mon cœur n’avait plus rien à donner. Ce ne fut qu’à la fin, ce me fut que lorsque cette âme admirable s’épanouit dans toute sa splendeur, à mesure qu’elle se rapprochait de la source de lumière à laquelle elle est maintenant retournée, que je sentis de quelle tendresse elle était digne, de quelle tendresse j’étais capable. Elle mourut, et l’univers s’assombrit pour moi ! Toute énergie, toute ambition, tous desseins d’autrefois furent sacrifiés sur sa tombe. Mais, au milieu de ces ruines et de ces ténèbres, mon âme me soutenait encore ; je ne pouvais plus espérer, mais je pouvais souffrir ; j’avais décidé dans mon âme que je ne serais pas vaincu, que le monde n’entendrait pas mes gémissements. Dans des régions étrangères et éloignées, parmi des hordes qui ne comprenaient même pas mon langage, au milieu des déserts et des forêts que n’avaient jamais foulés les pas de l’homme civilisé, avec ses douleurs et ses rêves, partout je luttais contre mon âme, comme le patriarche antique luttait contre l’ange, et à la fin l’ange demeura victorieux ! Vous ne vous abusez pas sur mon compte ; vous savez que ce ne fut pas la mort de Florence seule qui opéra en moi cette terrible révolution ; mais avec cette mort, le dernier reflet de splendeur disparut pour moi de la face des choses qui m’avaient semblé belles naguère. Son amour était de ceux qui encouragent et ennoblissent les desseins et les aspirations de l’homme ; il était l’incarnation même de l’ambition ; et, quand elle eut cessé de vivre, tous les maux, tous les mécomptes qui suivent l’ambition semblèrent se presser en foule autour de mon cœur, comme des vautours attirés par la mort. Enfin cet accablement disparut ; le monde barbare me rendit au monde civilisé. Je revins parmi mes égaux, préparé à n’être plus acteur dans la lutte, mais à rester calme spectateur de l’arène turbulente. Une fois encore je me retrouvai sous le toit de mes pères ; si je n’avais pas de but clair et défini, du moins j’espérais trouver, au milieu de mes arbres héréditaires, le charme de la contemplation et du repos. À peine, dans les premières heures de mon arrivée, m’étais-je livré à ce rêve, qu’un gracieux visage, une douce voix qui jadis avaient déjà fait sur mon cœur une profonde et ineffaçable impression, dispersèrent aux quatre vents toute ma philosophie. Je vis Éveline ! et si jamais il y eut un amour à première vue, ce fut celui qu’elle m’inspira. Je vivais de sa présence et j’oubliais l’avenir ! Ou plutôt, je revenais au passé, aux bocages de mon printemps de vie et d’espérance ! C’était une seconde et nouvelle jeunesse que mon amour pour cette jeune fille !

« Ce n’est véritablement que dans la maturité que nous savons combien étaient aimables nos jeunes années ! Quelle profondeur de sagesse il y avait dans cette antique fable grecque qui donnait Hébé pour récompense au dieu le plus éprouvé dans le grand travail de la vie, à celui que la satiété, fille de l’expérience, avait conduit à s’éprendre de tout ce qui appartient à la jeunesse et à l’espoir !

« Cette ravissante enfant, cette charmante Éveline, ce rayon de soleil imprévu, fit fondre, par son sourire, tous mes palais de glace ! J’aimais, ô Cleveland, j’aimais plus ardemment, plus passionnément, plus follement que je n’avais jamais aimé ! Mais tout à coup j’appris qu’elle était fiancée à un autre, et je sentis qu’il ne m’appartenait pas d’ébranler, de chercher à rompre ce lien. J’aurais été indigne d’aimer Éveline si je n’eusse aimé plus encore l’honneur ! Je me décidai à fuir loin d’elle, sincèrement et résolûment ; je cherchai à vaincre une passion défendue ; je crus que mon amour n’avait pas éveillé de retour, je m’imaginai, d’après certaines paroles que j’entendis, par hasard, Éveline dire à une autre personne qu’elle avait donné son cœur aussi bien que sa main à Vargrave. Je vins ici ; vous savez combien sévèrement et résolûment je m’efforçai d’anéantir une faiblesse qui ne pouvait pas même se justifier par l’espérance ! Si je souffrais, du moins je ne le montrai pas. Soudain Éveline m’apparut de nouveau ! et au même moment j’appris qu’elle était libre ! Oh ! comment vous dire mon ravissement ! si vous aviez vu sa figure rayonnante, son sourire enchanteur, lorsque nous nous sommes retrouvés. Dans son innocence ingénue elle me cherchait pas à cacher la joie qu’elle éprouvait à me revoir ! Quelles espérances remplirent mon cœur ! En dépit de la différence de nos âges, je crois qu’elle m’aime, et que grâce, à cet amour, je vais enfin connaître les joies de l’existence !

« Éveline a la simplicité et la tendresse d’Alice, avec l’esprit élégant et cultivé de Florence elle-même ; elle n’a pas le génie, ni la hardiesse d’esprit, ni l’éclat presque effrayant de cet être d’exception ; mais elle a la même passion pour tout ce qui est beau, la même sensibilité d’âme pour tout ce qui est sublime ! Dans la présence d’Éveline j’éprouve un sentiment de paix, de sécurité, d’intimité ! Heureux, trois fois heureux celui qui l’aura pour femme ! Dernièrement elle a pris un nouveau charme à mes yeux ; un certain air pensif et rêveur a remplacé sa gaîté accoutumée. Ah ! l’amour est pensif, n’est-ce pas, Cleveland ? Que de fois je m’adresse cette question ! Et pourtant, au milieu de toutes mes espérances, il y a des moments où je tremble, où le découragement me prend ! Comment cet esprit innocent et joyeux peut-il sympathiser avec moi, qui ai tant souffert, et vu tant de choses ? Peut-être son imagination est-elle éblouie par le prestige qui environne mon nom ; mais comment me flatter d’avoir éveillé dans son cœur ce réel et profond amour dont il est capable, et que la jeunesse inspire à la jeunesse ? Quand nous nous rencontrons chez elle, ou dans la société tranquille mais brillante qui se réunit chez Mme de Ventadour, ou chez les Montaigne, qui l’ont prise en grande affection, quand alors nous causons, quand je suis assis à côté d’elle, et que ses yeux caressants rencontrent les miens, je ne sens plus cette disproportion d’âge ; mon cœur lui parle, et mon cœur est jeune encore ! Mais dans les réunions plus gaies et plus nombreuses où sa présence m’attire, lorsque je vois cette gracieuse fée environnée d’hommes que n’ont pas lassés encore les plaisirs qui tout naturellement l’éblouissent et la captivent, alors je sens que mes goûts, mes habitudes, mes occupations appartiennent à une autre saison de la vie, et je me demande avec inquiétude si mon caractère et mon âge sont propres à la rendre heureuse. C’est alors que je reconnais le vaste intervalle que le temps et les épreuves mettent entre une personne fatiguée du monde et celle pour qui le monde est encore tout nouveau. Si plus tard elle découvrait que la jeunesse ne devrait aimer que la jeunesse, ma plus amère angoisse serait le remords ! Je sais combien je l’aime, parce que je sens que son bonheur m’est mille fois plus cher que le mien. J’attendrai donc encore quelque temps ; je m’examinerai, je me surveillerai bien, afin de ne pas me tromper moi-même. Et pourtant je ne crois pas avoir de rivaux que je doive craindre. Entourée comme elle l’est par les hommes les plus jeunes et les plus brillants, elle se tourne néanmoins avec un plaisir évident vers moi, vers celui qu’elle appelle son ami. Elle renonce même aux amusements qu’elle aime le mieux, pour une société où nous pouvons causer plus à notre aise. Ainsi vous vous souvenez du jeune Legard ? Il est ici, et avant que j’eusse rencontré Éveline, il allait beaucoup chez lady Doltimore. Je ne puis me refuser à voir les avantages extérieurs que lui donne sur moi sa jeunesse ; il y a d’ailleurs quelque chose qui intéresse et qui prévient en sa faveur dans la franchise douce, et pourtant mâle, de ses manières ; cependant je ne suis tourmenté d’aucune crainte de rivalité de ce côté-là. Il est vrai, que dernièrement il s’est peu trouvé dans la société d’Éveline, et puis je ne crois pas que, dans la frivolité de ses goûts, il ait pu cultiver assez son esprit pour apprécier Éveline, ou pour acquérir les qualités qui le rendraient digne d’elle. Mais ce jeune homme a du bon, en dépit de ses travers ; il a quelque chose qui gagne ma confiance ; et vous sourirez en apprenant que, moi qui suis généralement si réservé en pareille matière, je me suis laissé entraîner à lui faire l’aveu de mon amour et de mes espérances. Éveline me parle souvent de sa mère, et me la décrit en termes si flatteurs que j’éprouve le plus grand intérêt pour une personne qui a concouru à former une âme si belle et si pure. Pouvez-vous découvrir ce qu’était lady Vargrave ? Il y a évidemment quelque mystère qui recouvre sa naissance et sa famille ; et, d’après ce que j’entends dire, l’obscurité de son origine en serait la cause. Vous savez que, si l’on m’a accusé d’avoir l’orgueil de la naissance, c’est un orgueil d’un genre particulier. Je suis fier non de la longueur d’une généalogie qui tombe en poussière, mais de quelques quartiers historiques dans mon écusson ; du sang de quelques savants et de quelques héros qui coule dans mes veines. C’est le même genre de fierté que pourrait éprouver un Anglais en songeant qu’il appartient au pays qui a produit Shakespeare et Bacon. Je n’ai jamais, je l’espère, senti cet orgueil vulgaire qui fait mépriser l’obscurité de la naissance chez les autres ; et il m’importe fort peu que mon ami ou que ma femme soient descendus d’un roi ou d’un paysan. C’est moi seul qui puis déshonorer ma lignée, et non les relations que je forme ; par conséquent, quelque humble que soit la naissance de lady Vargrave, si vous appreniez quelque chose à ce sujet, n’hésitez pas à m’en faire part.

« J’ai eu, hier au soir, avec Éveline une conversation qui m’a fait grand plaisir. Par je ne sais quel hasard nous parlâmes de lord Vargrave ; elle me dit, avec une franchise charmante, la position dans laquelle elle se trouvait vis-à-vis de lui, et les scrupules nobles et consciencieux qu’elle éprouvait à jouir d’une fortune que son bienfaiteur avait évidemment souhaité qu’elle partageât avec son plus proche parent. J’approuve sincèrement ces scrupules ; et si j’épouse Éveline, mon premier soin sera d’y satisfaire, en assurant à Vargrave, autant que la loi me le permettra, la « plus grande partie des revenus de cette fortune (je voudrais dire la totalité), du moins jusqu’au moment où les enfants d’Éveline auront le droit de la réclamer ; et ce droit, ils ne pourraient l’invoquer pendant la vie de leur mère, ni probablement, par conséquent, pendant celle de Vargrave. J’avoue que ce ne serait pas un sacrifice ; car je suis assez fier pour que la pensée de devoir une fortune à la femme que j’aime me répugne. C’était un orgueil de ce genre qui donnait de la froideur et de la Contrainte à mon affection pour Florence. Du reste, ma fortune, considérablement augmentée par la simplicité de mes habitudes depuis plusieurs années, suffira amplement aux besoins d’Éveline et aux miens. Insensé que je suis ! Déjà je songe au mariage, et je ne sais même pas si je suis aimé ! Mais mon cœur bat : mon cœur est devenu un cadran, qui marque le progrès du temps ; je calcule les minutes par ses battements. Dans une heure je la verrai !

« Oh ! jamais ! jamais, dans mes premières et mes plus folles visions, je n’avais imaginé que j’aimerais comme j’aime maintenant ! Adieu, mon meilleur et mon plus ancien ami ! Si je suis heureux enfin, ce sera quelque chose d’avoir fini par réaliser ce que vous attendiez de ma jeunesse !

Votre affectionné,
E. Maltravers.

« Rue de ***", Paris,

« Janvier, 18… »

CHAPITRE II

Sa jeunesse est un langage touchant et muet, qui attendrit les hommes.
(Shakespeare. — Mesure pour Mesure.)
L’Abbesse. — Peut-être en particulier.

Adriana. — Et en public aussi.

(Shakespeare. — La comédie des méprises.)

Il est vrai, comme l’avait dit Maltravers, que Legard dans les derniers temps s’était peu montré chez lady Doltimore, ou dans la même société qu’Éveline. Avec la véhémence d’une nature ardente et passionnée, il cédait à la colère jalouse et au chagrin dont il était dévoré. Il vit trop clairement, dès le premier jour, que Maltravers adorait Éveline ; et la familiarité affectueuse des manières de cette jeune fille vis-à-vis de Maltravers, la vénération sans bornes dans laquelle elle semblait tenir ses talents et ses qualités, lui firent penser que cet amour pourrait bien être payé de retour. Il devint sombre et presque morose, il évita Éveline, il refusa d’entrer en lice avec son rival. Et en effet la supériorité intellectuelle de Maltravers, le charme étincelant de sa conversation, la dignité imposante de ses manières, et même l’autorité bien établie de sa réputation et de son âge, auraient pu étouffer les espérances et décourager l’amour-propre, même d’un homme accoutumé à être un oracle dans sa sphère. Tout cela avait dû fortement influencer Legard dans sa résolution de fuir la société d’Éveline. Mais ce qui le décida surtout à suivre cette ligne de conduite, ce fut une circonstance qui se rattachait à des motifs bien plus généreux. Il arriva qu’un jour, très-peu de temps après sa première entrevue avec Éveline, Maltravers parcourait seul à cheval une des allées les moins fréquentées du bois de Boulogne, lorsqu’il rencontra Legard également seul et à cheval. Ce dernier, en héritant de la fortune de son oncle, s’était empressé de s’acquitter envers Maltravers ; il lui avait, à cette occasion, écrit une lettre courte, mais pleine de bons sentiments et de reconnaissance, que Maltravers avait reçue à Paris, et dont il avait été satisfait et touché. Depuis cette époque il avait pris le jeune homme en affection, et le retrouvant à Paris, il chercha à faire plus ample connaissance avec lui. Maltravers était dans cette heureuse disposition d’esprit où l’on est porté à considérer tous les hommes comme des amis. Il est vrai cependant qu’à son insu cette attitude hautaine, qui donnait souvent à ses vertus mêmes une forme peu aimable, irritait parfois l’homme qui se sentait vis-à-vis de lui sous le poids d’une obligation qu’il ne pouvait jamais oublier. La hauteur de Maltravers rendait le sentiment de cette obligation plus intolérable à Legard, et lui faisait désirer encore plus ardemment de se libérer. Mais ce jour-là il y avait tant de cordialité dans l’accueil de Maltravers, il pressa Legard d’une manière si amicale de l’accompagner dans sa promenade à cheval, que le cœur du jeune homme en fut radouci, et qu’ils cheminèrent côte à côte, causant familièrement de sujets qui les intéressaient tous les deux. À la fin, la conversation tomba sur lord et lady Doltimore ; et de là Maltravers, dont l’âme n’était remplie que d’une seule pensée, la dirigea vers Éveline.

« Avez-vous jamais vu lady Vargrave ?

— Jamais, répondit Legard, en regardant d’un autre côté ; mais lady Doltimore dit qu’elle est aussi belle qu’Éveline, si c’est possible ; et qu’elle paraît encore si jeune de taille et de figure qu’on la prendrait plutôt pour la sœur d’Éveline que pour sa mère !

— Que j’aimerais à la connaître ! » s’écria Maltravers avec une soudaine énergie.

Legard changea de sujet. Il parla du carnaval, des soirées, des bals masqués, des opéras nouveaux, des beautés à la mode.

— Ah ! dit Maltravers, en étouffant un soupir, vous êtes à l’âge où l’on jouit de tous ces plaisirs éblouissants ; pour moi c’est aussi ennuyeux qu’un « conte répété deux fois. »

Sans que Maltravers en eût l’intention, cette remarque froissa Legard. Il crut y voir un sarcasme sur la puérilité de son esprit ou sur la frivolité de ses occupations : Le rouge lui monta au front, et il répondit :

« Ce n’est pas, je le crains, la légère différence d’années qu’il peut y avoir entre nous dont vous voulez parler, c’est sans doute la distance que vous trouvez entre nos deux intelligences ; mais vous devriez vous souvenir que tous les hommes n’ont pas vos moyens ; tout le monde ne peut pas prétendre au génie !

— Mon cher Legard, dit Maltravers avec bonté, ne vous imaginez pas que j’aie jamais eu l’intention d’insinuer quelque chose d’aussi présomptueux, d’aussi impertinent. Croyez moi, je vous envie sincèrement et tristement toutes ces facultés de jouir, qui sont usées chez moi. Oh ! combien je vous les envie ! car si je les possédais encore, moi, je pourrais alors espérer de parvenir à une plus grande conformité de goûts et d’idées avec la beauté et la jeunesse. »

Maltravers s’arrêta et reprit avec un grave sourire :

« J’espère, Legard, que vous serez plus sage que je ne l’ai été ; que vous cueillerez vos roses au mois de mai, et que vous n’attendrez pas jusqu’à trente-six ans, solitaire et désenchanté, soupirant après le bonheur et la famille, pour vous apercevoir avec épouvante, lorsque vous aurez enfin trouvé votre idéal, que vous n’avez pas perdu la faculté d’aimer, mais que vous avez perdu presque tous les charmes qui attirent l’amour ! »

Il y avait un sentiment si sérieux, si vrai dans ces paroles, qu’elles éveillèrent sur-le-champ la sympathie de Legard. Il se sentit irrésistiblement entraîné à approfondir ce qu’il redoutait de savoir.

« Maltravers ! dit-il d’une voix brève, ce serait un vain compliment de vous dire que vous ne devez probablement jamais aimer sans retour ; peut-être est-il indélicat de ma part de faire d’une observation générale une application personnelle ; et pourtant… pourtant je ne puis m’empêcher de croire que j’ai pénétré votre secret, et que vous n’êtes pas insensible aux charmes de miss Cameron !

— Legard ! s’écria Maltravers dont l’ardent attachement pour Éveline était si puissant qu’il dissipa toute sa froideur et sa réserve naturelles : je vous le dis franchement, dans mon amour pour Éveline Cameron j’ai concentré les dernières espérances de ma vie. Je n’ai pas une pensée, pas une ambition, pas un sentiment qui ne lui soit consacré. Si mon amour n’est pas payé de retour, je m’efforcerai peut-être de me soumettre à cette douleur, je rentrerai peut-être dans le monde, je paraîtrai peut-être partager les occupations de mes semblables : mais mon cœur sera brisé ! Ne parlons plus de cela ; vous avez surpris mon secret, qui du reste a dû se trahir de lui-même. Apprenez, par mon exemple, combien l’amour acquiert de puissance surnaturelle, combien il devient généralement fatal, lorsqu’il est différé jusqu’au jour où, grâce au développement sérieux de tous les sentiments, l’amour se grave dans le granit ! »

Maltravers, comme honteux de sa faiblesse, mit son cheval au galop, et ils cheminèrent rapidement quelque temps sans parler.

Legard employa ce silence à réfléchir à tout ce qu’il devait à Maltravers ; et avant que ce silence fût rompu, le jeune homme avait noblement résolu de ne pas essayer, de ne pas même espérer de rivalité avec lui ; de renoncer à toutes les espérances qu’il s’était plu à nourrir ; de s’éloigner d’Éveline, enfin de reconnaître fidèlement et courageusement l’acte de générosité auquel il devait la conservation de sa vie et le rachat de son honneur !

Fidèle à ces résolutions, il cessa de fréquenter les salons où brillait Éveline ; et si le hasard les rassemblait quelque fois, ses manières étaient embarrassées et contraintes. Elle s’en étonna ; à la fin elle s’en offensa peut-être ; il est même possible qu’elle s’en affligea plus tard ; ce qu’il y a de sûr, c’est que Maltravers eut raison de croire qu’elle avait perdu la gaîté qui l’animait au presbytère de Merton. Pourtant il est permis de douter qu’Éveline eût assez connu Legard, et que son imagination conservât assez de liberté, sous l’influence magique de l’hommage éloquent que lui rendait Maltravers, pour qu’elle pût, d’elle-même, associer au nom de Legard la vague tristesse qui s’emparait d’elle à la pensée de son jeune soupirant. Chez de très-jeunes femmes, qui ignorent le monde et qui s’ignorent également elles-mêmes, un grand nombre de sentiments vagues et indéfinis précèdent l’aurore de l’amour ; les teintes et les lumières se succèdent avant que le soleil resplendisse dans tout son éclat, et que la terre s’échauffe et s’épanouisse en sa présence.

Un soir, Legard se laissa entraîner à une soirée chez l’ambassadeur de ***. Il se tenait près d’une porte, lorsqu’il aperçut, à peu de distance, Maltravers qui causait avec Éveline. Il ressentit encore les tourments d’une jalouse angoisse ; et là, tandis qu’il regardait et qu’il souffrait, il résolut (comme autrefois Maltravers) de fuir un lieu qui, peu de temps auparavant, lui avait paru un Élysée. Il voulait quitter Paris, il voulait voyager, il voulait ne revoir Éveline que lorsque la barrière irrévocable serait franchie, lorsqu’elle serait la femme de Maltravers ! Dans le premier feu de cette décision, il se tourna vers quelques jeunes gens qui se tenaient debout près de lui, et dont l’un était sur le point de partir pour Vienne. Il lui proposa gaîment de partir avec lui, la proposition fut acceptée sur-le-champ, et il commença à causer du voyage, de la ville, de sa riche et fière société, avec cette gaîté cruelle que l’animation forcée d’un cœur blessé peut seule déployer. En ce moment Éveline, dont la conversation avec Maltravers se trouvait terminée, passa tout près de lui. Elle s’appuyait au bras de lady Doltimore ; le murmure d’admiration de ses compagnons fit soudain retourner la tête à Legard.

« Vous ne dansez pas ce soir, colonel, dit Caroline en jetant un coup d’œil à Éveline. Plus la saison des bals avance, et plus vous devenez paresseux. »

Legard murmura confusément une réponse dont une moitié semblait assez aigre, et l’autre inintelligible.

« Pas si paresseux que vous le supposez, dit son ami, Legard projette une excursion qui relèvera, je l’espère, sa réputation à vos yeux. C’est un long voyage, et qui pis est, un voyage bien froid, à Vienne.

— À Vienne ! Est-ce que vous vous proposeriez d’aller à Vienne ? s’écria Caroline.

— Oui, dit Legard, je déteste Paris. Mieux vaut aller n’importe où que de rester dans cette ville odieuse ! »

En disant ces mots il s’éloigna. Éveline le suivit d’un regard triste et grave. Elle resta quelques minutes auprès de lady Doltimore, pensive et silencieuse.

Cependant Caroline se tournant vers lord Devonport, l’ami qui avait proposé l’excursion viennoise, lui dit :

« C’est bien cruel de votre part d’aller à Vienne ; et doublement cruel de priver lord Doltimore de son meilleur ami, et Paris de son meilleur valseur.

— C’est Legard qui s’est offert de lui-même à m’accompagner, lady Doltimore, croyez-le bien ; ce n’est pas moi qui ai cherché à le séduire. Le fait est que nous avons parlé d’une charmante veuve, la plus jolie femme de l’Autriche, qui est aussi fière et aussi inaccessible que l’Ehrenbreitstein lui-même. La vanité de Legard s’est trouvée piquée ; et, en sa qualité de bourreau des cœurs, il a l’intention de voir ce que peut accomplir le plus bel Anglais de son temps. »

Caroline se mit à rire, et bientôt d’autres causeurs succédant à lord Devonport réclamèrent son attention. Ce ne fut que lorsque les deux dames attendaient leur voiture dans le vestiaire que lady Doltimore remarqua la pâleur d’Éveline et son air soucieux.

« Est-ce que vous êtes fatiguée ou souffrante, ma chère ? dit-elle.

— Non » répondit Éveline, en s’efforçant de sourire.

En ce moment Maltravers vint les rejoindre et leur apprit que leur voiture ne pourrait arriver à la porte que dans quelques minutes. Caroline s’amusa, dans l’intervalle, à faire de mordantes critiques sur les toilettes et le caractère de plusieurs de ses amies. Caroline était devenue extraordinairement prude dans ses jugements envers les autres.

« Quel turban ! Mistress A*** fait preuve de prudence en portant du rouge vif : cette couleur fait pâlir l’éclat de sa figure comme le soleil fait pâlir l’éclat du feu. Monsieur Maltravers, observez donc lady B… avec ce tout jeune homme. Malgré son expérience de la pêche à la ligne, il est singulier qu’elle ne cherche jamais à amorcer que du menu fretin. Dites-moi donc pourquoi le mariage de lady C*** D*** avec M. J*** est rompu ? Est-il vrai qu’il doive tant d’argent ? et que ce soit un si grand libertin ? On dit qu’elle est désespérée.

— Vraiment, lady Doltimore, dit Maltravérs en souriant, je suis peu au courant des nouvelles de ce genre. Mais je ne crois pas que le pauvre J*** soit plus mauvais que d’autres. Comment savoir à qui la faute quand un mariage est rompu ? Lady C*** D*** est désespérée, dit-on ! Quelle idée ! De nos jours il n’y a jamais d’affection dans les unions de ce genre ; et la chaîne qui lie ensemble des natures frivoles n’est qu’un fil de la Vierge ! Ah ! les messieurs et les dames du grand monde ! leurs amours et leurs mariages « fleurissent et se fanent en même temps ; un souffle les a créés, un souffle les détruit. » Ne croyez jamais qu’un cœur, accoutumé à ne battre que dans la haute société, soit capable de se briser ; il est déjà bien rare qu’il soit seulement touché ! »

Éveline l’écoutait attentivement, et parut frappée. Elle soupira et dit, à voix très-basse, comme se parlant à elle-même :

« C’est vrai. Comment ai-je pu penser autrement ! »

Pendant les quelques jours qui suivirent, Éveline se trouva indisposée et ne quitta pas sa chambre. Les fleurs, les livres, la musique que Maltravers lui envoya, ses messages pleins de sollicitude, ses lettres inquiètes et respectueuses, empreintes de ce charme ineffable que le cœur et l’intelligence donnent à tout ce qui vient d’eux, tout cela toucha vivement Éveline. Peut-être compara-t-elle la conduite de Maltravers à l’indifférence et au caprice apparent de Legard, peut-être Maltravers gagna-t-il plus par ce contraste que par toutes ses brillantes qualités. Sur ces entrefaites, sans faire de visite, sans envoyer de message, sans prendre congé, ignorant, il est vrai, qu’Éveline fût malade, Legard partit pour Vienne.


CHAPITRE III

Un pays charmant, un pays de rêves qui flottent devant les yeux à demi clos et de beaux châteaux dans les nuages, qui passent sans cesse dans un ciel d’été.
(Thomson.)

De jour en jour, d’heure en heure, l’influence d’Éveline sur Maltravers augmentait. Ah ! l’orgueil de l’homme n’est qu’illusion ! sa sagesse n’est que folie, puisque une jeune fille, qui connaissait à peine son propre cœur, si rempli de perfections, et dont les sentiments les plus profonds étaient encore repliés au fond de leurs tendres boutons, puisque cette simple enfant maîtrisait à ce point cet homme fier et sage ! Mais, ainsi que tu l’as dit, en parlant peut-être d’après ton expérience, ô Shakespeare, notre maître en toutes choses :

« Quand un homme d’esprit, devenu fou, se laisse prendre, nul n’est plus véritablement pris dans le filet ; la folie couvée sous l’aile de la sagesse s’abrite sous son nom révéré. »

Pourtant il me semble, Maltravers, que cet amour sans bornes aux dangers duquel tu te livrais, et qui te mettait au niveau des âmes les plus faibles, qui renversait toute cette belle philosophie d’un stoïcien comme toi, qui faisait de toi le dernier esclave du « jardin des roses », il me semble, que cet amour aurait dû t’apprendre au moins que tu avais à tout jamais perdu le droit d’être orgueilleux, et le privilège de dédaigner la multitude ! Mais tu étais fier même de ta faiblesse ! Il te faudra une leçon bien plus sévère pour t’enseigner que l’orgueil, ton mauvais ange, est toujours prédestiné à une chute cruelle.

C’est une profonde erreur de croire que c’est dans la jeunesse que les passions sont le plus fortes ! Elles ne sont pas plus fortes, mais l’empire qu’on a sur elles est plus faible. Elles sont plus irritables, elles sont plus violentes et plus apparentes, mais elles ont moins d’énergie, moins de solidité, moins de puissance concentrée, moins d’empire que dans l’âge mûr. Dans la jeunesse, la passion succède à la passion, et l’une se brise sur l’autre, comme des vagues sur un rocher, jusqu’à ce que le cœur s’use, et trouve alors le repos. Dans l’âge mûr le grand fleuve coule plus calme mais plus profond ; sa sérénité même est la preuve de la puissance terrible de son cours, si le vent venait à se lever, si la tempête venait à éclater.

L’ambition d’un jeune homme n’est que de la vanité ; elle n’a pas de but défini, elle s’amuse de mille jouets. Il en est des autres passions comme de l’ambition. Dans la jeunesse l’amour a toujours les ailes déployées, mais, comme les oiseaux au mois d’avril, il n’a pas encore fait son nid. Il a devant lui une si vaste carrière d’été et d’espérance que le désappointement d’aujourd’hui est racheté par la nouveauté de demain, et que le soleil n’a besoin que de faire quelques pas dans le ciel pour sécher ses larmes brûlantes. Mais quand on est arrivé à cette époque de la vie où l’on sent que si la lumière vient à manquer, si la dernière rose se flétrit, la perte en sera irréparable, car le froid et les ténèbres sont proches, alors l’amour devient un trésor que l’on veille, que l’on garde avec la sollicitude d’un avare. Le dernier-né de nos amours est notre enfant de prédilection, notre idole, le gage le plus cher du passé, l’espérance la plus précieuse de l’avenir. Une certaine mélancolie qui se mêle à la joie de posséder ce trésor, en rehausse encore le prix. De ce trésor dépend tout ce qui nous reste. Nos autres navires, nos brillantes galères du plaisir, nos majestueux vaisseaux de l’orgueil, ont été engloutis par les flots inexorables. Sur ce dernier esquif nous embarquons tout ce que nous possédons ; nous nous confions nous-mêmes à sa frêle coque. L’étoile qui le conduit devient nôtre guide, et la tempête qui le menace renferme notre arrêt de mort !

Cependant Maltravers reculait toujours devant l’aveu qui tremblait sur ses lèvres ; il restait fidèle au vœu qu’il avait fait. Ah ! si jamais (comme il l’avait donné à entendre dans Sa lettre à Cleveland), si jamais Éveline devait découvrir qu’ils n’étaient pas assortis l’un à l’autre ! La possibilité et la crainte d’une pareille affliction égaraient son jugement et glaçaient son cœur. Malgré tout son orgueil il y avait chez lui une certaine humilité qui était peut-être une des causes de sa réserve. Il savait combien la jeunesse est un beau patrimoine ; il en connaissait l’élasticité, les ardentes espérances, les ressources inépuisables. Quel prix pouvaient avoir, aux yeux d’une femme, les avantages que lui avait valus sa maturité ? sa vaste mais triste expérience, son aride sagesse, sa philosophie fondée sur le désenchantement ? Peut-être ne l’aimerait-on que pour le vain éclat de son nom et de sa réputation, et à mesure que l’habitude en amoindrirait le prestige, l’amour s’évanouirait peut-être. Les hommes aux affections fortes sont jaloux de leur génie même. Ils savent que c’est souvent une chose à part du caractère intime ; ils craignent d’être aimés pour une qualité, non pour eux-mêmes.

C’est ainsi que Maltravers s’interrogeait, c’est ainsi, à mesure que le sentier s’aplanissait devant ses espérances, qu’il voyait aussi surgir de nouvelles craintes ; c’est ainsi que l’amour lui apportait, comme toujours, à sa suite, « la douleur, l’angoisse, le doute ! »

Il se raffermit alors dans la résolution qu’il avait prise : il voulut observer prudemment Éveline, s’examiner soigneusement lui-même ; peser dans une juste balance chaque fétu que soulèverait le vent ; il n’aspirerait pas au trésor, à moins de se sentir convaincu que la cassette était capable de conserver le joyau. Ce n’était pas là seulement une résolution prudente, c’était aussi une résolution juste et généreuse, celle que nous devrions former tous, quand l’ardeur de nos passions veut bien nous le permettre. Nous n’avons pas le droit de sacrifier des années à un moment, et de dissoudre une perle d’un prix inestimable pour l’absorber d’un seul trait. Mais Maltravers pourra-t-il se maintenir dans cette sage précaution ? Il faut dire toute la vérité : c’était peut-être la première fois de sa vie qu’il s’était connu véritablement amoureux.

Le lecteur se rappelle qu’il n’avait pas été épris de l’altière Florence. L’admiration, la reconnaissance, l’affection de l’esprit plutôt que celle du cœur avaient été les liens qui l’avaient attaché à sa correspondante enthousiaste, à cette femme belle et heureusement douée. Les douloureuses circonstances qui avaient environné le cruel destin de sa jeune amie, avaient laissé de profondes cicatrices dans sa mémoire. Le temps et les vicissitudes avaient effacé les traces de ces blessures, et la lumière du beau éclatait une fois encore à ses yeux sur le visage d’Éveline. Valérie de Ventadour n’avait été que le caprice d’un cœur errant. Alice, la douce Alice !… celle-là en effet dans la première fleur de sa jeunesse, il l’avait aimée avec le poétique enthousiasme d’un enfant. Il l’avait aimée sincèrement, tendrement : mais peut-être n’en avait-il jamais été amoureux. Il avait pleuré la perte d’Alice pendant bien des années ; sans qu’il le sût, cette perte avait changé tout son caractère, et jeté un voile de tristesse sur toute sa vie. Mais combien celle dont les idées étaient si peu développées encore, celle dont l’esprit s’entr’ouvrait à peine au savoir, comme le papillon qui sort de la chrysalide, combien cette jeune paysanne eût mal répondu aux exigences de cette nature prodigue et fougueuse, qui s’élançait d’un bond à travers les vastes plaines de la vie ! Ils n’avaient rien eu de commun que leur jeunesse et leur amour. C’était un rêve qui avait plané au-dessus de l’enfant-poëte, à l’aube matinale ; un rêve que souvent il avait voulu évoquer une fois encore ; un rêve qui l’avait poursuivi au milieu de sa carrière, mais qui, semblable à toutes les visions d’enfance, n’avait épuisé ni son cœur ni ses passions. Des années, de longues années, s’étaient écoulées depuis, et pourtant le charme qui à son insu attira soudain Maltravers vers Éveline, était un je ne sais quoi d’indistinct et d’indéfinissable, qui lui rappelait Alice. Il n’y avait pas de ressemblance dans leurs traits ; mais par moments une intonation de la voix d’Éveline, quelque chose dans ses manières, un certain air, un geste, lui faisait franchir les abîmes du temps, pour le ramener à la poésie, à l’espérance, aux pieds d’Alice.

Dans la jeunesse de chacune d’elles, de l’absente qu’il regrettait et de celle qu’il voyait devant lui, il y avait une certaine ressemblance ; elles se ressemblaient par la grâce et la simplicité. Peut-être Alice avait-elle dans sa nature plus de profondeur réelle, plus d’ardeur dans les affections, plus de sublimité dans les sentiments qu’Éveline. Mais dans son ignorance primitive un grand nombre de ses plus belles qualités se trouvaient ensevelies et cachées. Et Éveline, l’égale de Maltravers par son rang, Éveline dont l’esprit était cultivé, Éveline si longtemps courtisée, si soigneusement étudiée, Éveline avait d’immenses avantages Sur la pauvre paysanne. Pourtant, dans ce charmant visage, il croyait souvent voir la pauvre paysanne lui sourire. En aimant Éveline c’était presque Alice qu’il recommençait à aimer.

Éveline et Maltravers se voyaient maintenant tous les jours. Leurs relations étaient encore plus familières qu’auparavant. D’heure en heure, l’esprit de chacun d’eux se déployait et devenait plus transparent aux regards de l’autre. Mais Maltravers s’abstenait toujours de parler d’amour, ils étaient amis, rien de plus : une amitié que justifiait la différence d’âge et d’expérience qui existait entre eux. Dans cette jeune et innocente nature, avec sa droiture, son enthousiasme, ses tendances pieuses et sereines, Maltravers trouvait la fraîcheur dans le désert, comme le chamelier qui s’arrête au bord du puits. Par degrés son cœur se réchauffait vis-à-vis de ses semblables. Cette voix suave, comme la harpe de David à l’oreille de Saül, endormait le souvenir et réveillait l’espérance dans le cœur de l’homme solitaire.

Cependant quel était l’effet que produisaient sur Éveline la présence et les attentions de Maltravers ? Peut-être un de ceux qui flattent et qui trompent le plus. Jamais elle ne songea à le comparer à d’autres. Elle le plaçait dans ses pensées seul et à part de ses semblables. Cela peut sembler paradoxal ; mais peut-être l’admirait-elle et le vénérait-elle trop pour l’aimer. Cependant le plaisir qu’elle éprouvait dans sa société était si manifeste, si incontestable, sa déférence pour ses opinions si marquée, elle sympathisait avec lui sur tant de points, elle se montrait si aveugle ou si indulgente pour ses défauts (car il ne cherchait pas à les lui cacher), que l’homme le plus porté à se défier de lui-même aurait conçu de tous ces symptômes les espérances les plus favorables. Depuis le départ de Legard les plaisirs de Paris avaient perdu leur charme pour Éveline, et plus que jamais elle appréciait la société de son ami. Il perdit ainsi par degrés les premières craintes qu’il avait conçues d’abord qu’elle ne s’attachât trop au monde ; et comme rien n’était plus apparent que l’indifférence d’Éveline pour tous les flatteurs et les soupirants qui l’environnaient, il cessa de craindre un rival. Il commença à se sentir assuré que chacun d’eux était sorti triomphant de l’épreuve, et qu’il pourrait demander de l’amour sans avoir à trembler pour la durée et la constance de ce sentiment. C’est à cette époque qu’ils furent invités, l’un et l’autre, avec les Doltimore à passer quelques jours chez les Montaigne dans leur villa près de Saint-Cloud ; et ce fut là aussi que Maltravers résolut de connaitre son sort.


CHAPITRE IV

Chaos de la pensée et de la passion.
(Pope.)

Le cours de ce récit nous amène maintenant à une scène toute différente.

Entre Saint-Cloud et Versailles il existait à cette époque et il existe peut-être encore une maison isolée et triste, appropriée aux aliénés. Triste, non à cause du site où elle se trouve, mais à cause de l’objet auquel elle est consacrée. Les fenêtres de cette maison, située sur une hauteur, dominent, au delà des sombres murailles qui entourent les jardins, une de ces perspectives ravissantes qui valent à la France le titre de « la Belle ». On y voit au loin la Seine majestueuse qui, large et sinueuse, traverse des plaines variées et réfléchit les riants Villages et les blanches maisons de campagne. Puis aux alentours et bien loin à l’horizon s’étendent, sous le ciel bleu et transparent de ce climat, les forêts sombres et touffues de Versailles et de Saint-Germain. On aperçoit aussi à la lisière du paysage cette cité superbe, couronnée de mille clochers, au milieu desquels se dressent orgueilleusement au-dessus des autres, l’aire de l’aigle de Napoléon, les Tours de Notre-Dame.

Éloigné, isolé, ce lieu domine pourtant le monde turbulent qui s’agite au-dessous ; et la démence y contemple des paysages qui pourraient charmer les yeux rêveurs de l’imagination ou de la sagesse. Castruccio Cesarini était assis dans une des chambres de cette maison. Son appartement était meublé avec une certaine élégance, des livres divers étaient épars sur les tables ; rien de ce que pouvaient suggérer les soins et la prévoyance de l’affection pour contribuer au bien-être et à l’amusement n’était oublié.

Cesarini était seul ; la joue appuyée sur sa main, il considérait le site paisible et ravissant que nous venons de décrire.

« Ne dois-je plus jamais poser un pied libre sur ce sol ? » murmura-t-il avec indignation, en sortant tout à coup de sa rêverie.

La porte s’ouvrit, et le gardien de cette triste demeure, médecin habile et plein d’humanité, entra suivi de Montaigne. Cesarini se tourna, et lança un regard malveillant sur ce dernier. Le médecin, après quelques paroles de salutation, se retira dans un coin de la chambre et parut absorbé par la lecture d’un livre. Montaigne s’approcha de son beau-frère.

« Je vous ai apporté des poésies qui viennent d’être publiées à Milan, mon cher Castruccio ; elles vous feront plaisir.

— Rendez-moi ma liberté ! s’écria Cesarini, en serrant les poings. Pourquoi me retient-on ici ? Pourquoi mes nuits sont-elles troublées par les gémissements des insensés ? Pourquoi mes jours se consument-ils dans une solitude qui me fait haïr l’aspect des choses qui m’environnent ? Suis-je fou, moi ? Vous savez bien que je ne le suis pas ! C’est un vieux préjugé qu’on a de dire que les poètes sont fous ; on prend nos angoisses pour de la démence. Voyez, je suis calme, je puis raisonner. Faites-moi subir n’importe quelle épreuve d’un esprit sain et maître de lui-même ; quelque sévère qu’elle soit, j’en triompherai. Je me suis pas fou ! Je vous jure que je ne le suis pas !

— Non, mon cher Castruccio, dit Montaigne en cherchant à le calmer, mais vous êtes encore souffrant ; vous avez encore de la fièvre. La prochaine fois que je vous verrai, peut-être serez-vous assez bien rétabli pour prendre congé du docteur, et changer d’air. En attendant, y a-t-il quelque chose que vous désiriez qu’on vous procure, ou qu’on change dans votre vie ? »

En écoutant ces paroles Cesarini avait un pli railleur à la lèvre ; mais ses yeux étaient pleins d’une expression de douleur et de désespoir que peuvent seuls comprendre ceux qui ont vu des fous dans leurs moments lucides. Il retomba sur sa chaise, et sa tête s’affaissa tristement sur sa poitrine.

« Non, dit-il ; je n’ai besoin de rien que de respirer l’air libre, ou de mourir ; l’un ou l’autre, peu m’importe. »

Montaigne resta quelque temps auprès de ce malheureux, cherchant à le calmer ; mais ce fut en vain. Pourtant, lorsqu’il se disposa à partir, Cesarini se leva vivement, et fixant sur Montaigne ses grands yeux mélancoliques, il s’écria :

« Ah ! ne me quittez pas encore. Il est si horrible de se trouver seul avec les morts, ou avec pis encore ! »

Le Français se détourna pour s’essuyer les yeux, et pour étouffer les larmes qui le suffoquaient ; il reprit un siège, et recommença à s’efforcer d’apaiser Cesarini. À la fin ce dernier, plus calme, lui permit de s’en aller.

« Partez, dit-il, partez ; dites à Teresa que je vais mieux, que je l’aime tendrement, que je vivrai pour dire à ses enfants de n’être pas poëtes. Arrêtez ! vous m’avez demandé si je désirais quelque chose : oui ; je voudrais changer de chambre ; celle-ci est trop isolée : j’y entends mon pouls battre si fort dans le silence ! c’est horrible ! Il y a une chambre au-dessous qui a une fenêtre à côté de laquelle se trouve un arbre ; le vent fait balancer les branches de cet arbre, qui soupire et gémit comme un être vivant. J’aurai du plaisir à le regarder, et à voir les oiseaux y revenir le soir… et pourtant cet arbre aussi est flétri et dévasté par l’hiver ! Mais c’est égal, j’aimerai à l’entendre se plaindre et se lamenter dans les nuits orageuses. Il sera mon ami, ce vieil arbre. Qu’on me donne cette chambre ! Voyons, ne vous regardez pas ainsi l’un l’autre ; la fenêtre est moins élevée que celle-ci, mais elle a des barreaux ; je ne pourrai m’évader ! »

Et Cesarini sourit.

« Assurément, dit le médecin, si vous préférez cette chambre, vous l’aurez ; mais elle n’a pas une aussi belle vue que celle-ci.

— Je hais la vue d’un monde qui m’a repoussé. Quand pourrai-je changer ?

— Ce soir même.

— Merci ; ce sera un grand événement dans ma vie. »

Les yeux de Cesarini étincelèrent, et il parut heureux. Montaigne, ému jusqu’aux larmes, s’arracha de ces lieux.

On lui tint parole ; et Cesarini fut transféré le soir même dans la chambre qu’il avait choisie.

Aussitôt qu’il fit nuit, après la dernière visite du gardien et quand tout fut silencieux dans la maison, à part quelque cri aigu qui retentissait de temps en temps dans un corps de logis éloigné, Cesarini se leva. Les étoiles qui scintillaient dans l’air froid et vif jetaient à travers les épais barreaux de la fenêtre un pâle rayon qui éclairait faiblement l’appartement. Ce fut alors qu’il tira de dessous son oreiller un trésor depuis longtemps caché avec un soin jaloux. Oh ! quel ravissement il avait éprouvé le jour où il s’en était emparé ! Avec quelle inquiétude il l’avait veillé et conservé ! que d’adroits stratagèmes, que de profondes inventions il avait employées pour tromper la vigilante surveillance du gardien et de ses satellites ! Jamais une mère errante et délaissée ne pressa plus tendrement son enfant sur son cœur, ne contempla ses traits avec plus d’amour, plus de folles visions d’avenir ! Qu’était-ce donc qui avait tant charmé le pauvre prisonnier, qui avait éveillé tant d’illusions dans l’âme du pauvre fou ? Un gros clou ! Il l’avait trouvé par hasard dans le jardin ; il le cachait depuis plusieurs semaines ; ce clou lui avait inspiré l’espoir de la liberté. Souvent, dans les livres il avait lu les miracles qui avaient été accomplis dans les temps passés, les pierres qui avaient été soulevées, les barreaux qui avaient été sciés, avec un instrument de ce genre. Il se rappelait que le plus célèbre de ces hardis malheureux qui vivent en dehors de la loi avait dit : — Choisissez ma prison, ne me donnez qu’un clou rouillé, et je me ris de vos geôliers et de vos murailles !

Cesarini s’approcha à pas de loup de la fenêtre. À la pâle lueur des étoiles il examina son trésor, et les yeux remplis de larmes, il le baisa avec passion.

Ce que c’est que la valeur réelle des choses ! Jamais roi n’attacha plus de prix à sa couronne que n’en attachait, ce soir-là, le fou à ce fragment de fil de fer rouillé, digne proie du tombereau d’un boueur, ou du tas de fumier. Et toi, vieux forgeron qui tiras du feu le sombre métal, tu ne songeais guère de quelle valeur inestimable il deviendrait un jour !

Cesarini, avec l’astuce particulière à son mal, avait depuis longtemps choisi cette chambre pour le théâtre de ses opérations. Il avait observé que les traverses de bois qui soutenaient les barreaux paraissaient vieilles et vermoulues ; que la fenêtre n’était qu’à quelques pieds du sol, que les gémissements que faisaient entendre au dehors, dans les nuits d’hiver, les branches du vieil arbre dissimuleraient le bruit de son travail solitaire. Maintenant enfin ses espérances allaient être réalisées. Pauvre fou ! toi aussi tu espères donc encore ? Pendant toute cette nuit il travailla sans relâche, s’efforçant de faire de son clou une lime ; tantôt il s’acharnait aux barreaux, et tantôt à la boiserie. Hélas ! il n’avait pas appris à se servir de pareils outils avec l’adresse que possédait le fameux modèle dont il voulait s’inspirer ; la chair de ses doigts était lacérée, des gouttes de sueur froide perlaient sur son front, et lorsque l’aube le surprit, il n’avait pas avancé dans son travail de l’épaisseur d’un cheveu.

Il rentra sans bruit dans son lit, il cacha encore une fois son inutile outil, et à la fin il s’endormit.

Nuit après nuit la même tâche et les mêmes résultats. Mais un jour Cesarini en rentrant de sa promenade mélancolique dans le jardin (le maître de l’établissement le décorait du nom de jardin d’agrément ! ) trouva des ouvriers plus habiles que lui occupés à sa fenêtre ; ils réparaient la boiserie, ils raffermissaient les barreaux. Toute espérance était désormais évanouie. Le malheureux me dit rien ; trop rusé pour laisser voir son désespoir, il regarda les ouvriers en silence, et il les maudit. Mais le vieil arbre lui restait encore, et c’était quelque chose ; c’était une société, c’était de la musique.

Deux ou trois jours après ce barbare contretemps, Cesarini se promenait dans le jardin, vers la fin de l’après-dînée (juste à l’heure où, dans les journées courtes, la nuit descend rapidement aussitôt après le coucher du froid soleil de l’hiver), lorsqu’il fut abordé par un de ses compagnons d’infortune, qui souvent déjà avait cherché à lier connaissance avec lui, car ils tâchent de se faire des amis, ces pauvres gens ! Nous-mêmes, nous faisons comme eux, quoique nous prétendions n’être pas fous. Cet homme avait été soldat. Il avait servi sous Napoléon, il avait gagné des honneurs et des décorations, peut-être même avait-il rêvé un bâton de maréchal ! Mais le démon l’avait frappé dans son heure d’orgueil. Sa folie était de se croire monarque. Il s’imaginait (car il avait oublié la chronologie) qu’il était à la fois le masque de fer, et le véritable souverain de France et de Navarre, enfermé dans une prison d’État par les usurpateurs de sa couronne. Sur tout autre sujet son esprit était généralement lucide. C’était un homme grand et fort, aux traits farouches, aux lignes rudes et sévères. On lisait sur son front plus d’une aventure sanglante de violence et d’injustice, de passion sans frein, d’excès terribles, dont la folie était peut-être à la fois le résultat et le châtiment. Cet homme avait pris en amitié Cesarini qui, dans certains moments, l’évitait moins que d’autres, parce que tous deux se plaisaient également à déclamer contre les êtres vivants. Le fou s’approcha de Cesarini d’un air de dignité et de condescendance.

« Il fait bien froid ce soir, monsieur, dit-il, et il n’y aura pas de lune. Vous est-il jamais venu à l’esprit que l’hiver était la saison propice à une évasion ? »

Cesarini tressaillit ; l’ex-officier continua :

« Ah ! oui, je vois à votre air que vous aussi vous vous indignez de notre ignominieuse captivité. Je crois qu’il vaudrait mieux nous risquer à tout braver. Vous êtes sans doute emprisonné pour quelque crime d’État. Si vous voulez m’aider dans ma fuite, je vous accorderai votre grâce pleine et entière. Quant à moi, je n’ai qu’à paraître dans ma capitale ; le vieux Louis-le-Grand doit être proche de sa dernière heure.

— Faire de cet insensé mon compagnon préféré ! pensa Cesarini, révolté par le spectacle de l’infirmité qu’il partageait, comme Gulliver épouvanté à la vue du Yahou. N’importe ; il parle d’évasion.

— Et comment pensez-vous, dit l’Italien à haute voix, comment pensez-vous que nous puissions effectuer notre délivrance ?

— Chut ! parlez plus bas, dit le soldat. Dans le jardin intérieur j’ai observé qu’il y a depuis deux jours un jardinier occupé à clouer les branches des figuiers et des vignes contre les espaliers. Entre ce potager et le jardin où nous sommes il n’y a qu’une palissade que nous pourrons facilement escalader. Le jardinier travaille jusqu’à la nuit ; aussi tard que nous le pourrons, il nous faudrait franchir sans bruit cette palissade et ramper le long des couches de légumes jusqu’à ce que nous arrivions auprès de l’homme. Il se sert d’une échelle dans son travail. Le reste est clair ; il nous faudra le terrasser, le bâillonner, lui tordre le cou si c’est nécessaire ; ce ne sera pas le premier cou que j’aurai tordu, ajouta le fou avec un horrible sourire. Grâce à l’échelle nous escaladerons le mur ; et la nuit vient de bonne heure dans cette saison. »

Césarini l’écoutait ; son cœur battait violemment.

« Serait-il trop tard pour tenter la chose ce soir ? dit-il à voix basse.

— Peut-être que non, dit le soldat qui avait conservé toute son astuce militaire. Mais êtes-vous préparé ? ne vous faut-il pas un peu de temps pour vous résoudre ?

— Non ! non !.. J’en ai eu assez de temps ! je suis prêt.

— Eh bien, alors… chut !.. on nous surveille ; voici un des geôliers !… Parlez naturellement, souriez, riez aux éclats, venez par ici. »

Ils passèrent auprès de l’un des surveillants de l’établissement, et lorsqu’ils furent à portée d’être entendus de lui, le soldat se tourna vers Cesarini.

« Seriez-vous assez bon pour me prêter votre tabatière, monsieur ? dit-il.

— Je n’en ai pas.

— Vous n’en avez pas ? quel dommage ! Mon bon ami (et il se tourna vers l’espion), pourrais-je vous prier d’aller dans ma chambre me quérir ma tabatière ? Elle est sur ma cheminée ; ce sera l’affaire d’une minute. »

La folie du soldat était considérée comme des plus inoffensives, et ses parents qui étaient riches et bien nés avaient prié qu’on ne lui refusât rien. Le surveillant ne conçut aucune défiance, et s’achemina vers la maison. Aussitôt que les arbres l’eurent caché :

« Maintenant, s’écria le soldat, courbez-vous presque à terre, et courez vite. »

En disant ces mots le fou se mit à courir en rampant avec une rapidité que Cesarini imita de son mieux. Ils atteignirent la palissade qui séparait le potager du jardin d’agrément ; le soldat la franchit sans effort ; Cesarini le suivit avec un peu plus de difficulté ; ils se remirent à ramper ; les herbes potagères et les légumes, avec leurs longues tiges, cachaient leurs mouvements ; le jardinier était encore sur son échelle. « Bonne espérance ! » dit le soldat à travers ses dents serrées, se souvenant de quelque vieux mot d’ordre des guerres qu’il avait faites ; puis, tandis que Cesarini tenait l’échelle, il s’élança sur les degrés et par un soudain effort de son bras nerveux, il précipita le jardinier à terre. Celui-ci surpris, étourdi, épouvanté n’essaya pas de lutter contre les deux fous, il se mit à crier au secours ! Mais le secours vint trop tard ; ces étranges et terribles camarades avaient déjà escaladé le mur, ils s’étaient laissés tomber de l’autre côté, et couraient à toutes jambes au travers des champs plongés dans l’ombre, pour gagner la forêt voisine.


CHAPITRE V

Les espérances et les craintes se dressent avec effroi et se penchent par-dessus l’étroit parapet de la vie pour regarder au-dessous ; quoi donc ? un abîme sans fond !
(Young.)

Minuit, et une gelée atroce. Les voilà, ces deux fugitifs, sans toit et sans pain, dans le cœur même de la belle forêt qu’ont souvent fait retentir les fanfares d’une chasse royale. Le soldat, qui dans sa jeunesse avait été accoutumé aux privations et aux violences que l’esprit sait faire à la nature, avait allumé du feu, en frottant ensemble deux morceaux de bois sec. Ce bois était difficile à trouver, car la neige blanchissait la surface de la terre, et remplissait tous les creux ; puis, quand on l’eut trouvé, le combustible fut lent à prendre. Cependant le feu projeta enfin sa lueur rouge. Les deux proscrits de la raison humaine s’étaient assis sur un petit tertre entouré d’un demi-cercle d’arbres gigantesques. Ils se penchaient l’un vis à vis de l’autre au-dessus de la flamme, dont la lueur rougissait leurs traits. Chacun d’eux, au fond de son cœur, brûlait de se débarrasser de son compagnon insensé ; chacun d’eux sentait l’horreur de la solitude, la crainte de dormir auprès d’un camarade dont l’âme avait perdu la lumière de Dieu.

« Ho ! ho ! dit le guerrier, en rompant un silence qui durait depuis fort longtemps ; il fait bien froid ici, et la faim me talonne ; je regrette presque la prison.

— Je ne sens pas le froid, dit Cesarini, et je me soucie peu de la faim ; je n’éprouve que le sentiment de la liberté.

— Tâchez donc de dormir, dit le soldat avec une voix d’une douceur à la fois mielleuse et sinistre ; nous veillerons chacun à notre tour.

— Je ne puis dormir ; commencez, vous.

— Faites attention, monsieur, dit le soldat d’un ton farouche, que je ne veux pas qu’on discute mes ordres. Maintenant que nous sommes libres, nous ne sommes plus égaux : je suis l’héritier des couronnes de France et de Navarre. Dormez, vous dis-je !

— Et quel prince ou quel potentat, quel roi ou quel empereur, s’écria Cesarini, auquel, par une prompte contagion, se communiqua l’accès qui avait saisi son compagnon, oserait donner des ordres au Monarque de la terre et de l’air, des éléments et des étoiles, mères de l’harmonie ? Je suis le Barde Cesarini ! Orion le chasseur s’arrête dans sa course pour prêter l’oreille aux accents de ma lyre ! Tais-toi, homme grossier ! tu effrayes et tu chasses les anges dont le souffle tout à l’heure agitait déjà mes cheveux !

— C’est trop horrible ! s’écria l’homme de sang en frissonnant ; mes ennemis sont donc impitoyables, de m’avoir donné un fou pour geôlier !

— Ha !… un fou !… s’écria Cesarini, en se dressant soudain de toute sa hauteur, et en regardant le soldat avec des yeux aussi ardents que la flamme qu’ils réfléchissaient. — Et qui es-tu, toi ? quelque démon de l’enfer, ligué contre moi avec mes persécuteurs ! »

Inspiré par l’instinct de son ancienne profession et de son antique valeur, le soldat aussi s’était levé en voyant le mouvement de son compagnon. Ses traits farouches étaient contractés de rage et d’effroi.

« Arrière ! dit-il en agitant le bras ; nous te bannissons de notre présence ! C’est ici notre palais, et nos gardes sont proches ! (Le malheureux indiquait du doigt les arbres mornes et dépouillés groupés alentour dans leur fantastique nudité.) Va-t’en ! »

En ce moment ils entendirent au loin les aboiements d’un chien, et tous deux crièrent simultanément :

« On est à ma poursuite !… Trahi ! »

Le soldat s’élança sur Cesarini pour le saisir à la gorge ; mais au même instant l’Italien arracha du feu un tison à demi brûlé et il en lança l’extrémité embrasée au visage de son assaillant. Le soldat poussa un cri de douleur, et recula aveuglé et épouvanté. Cesarini, dont la folie, lorsqu’elle était complétement déchaînée, était des plus dangereuses, leva une fois encore son arme, et probablement la mort seule aurait pu séparer les deux adversaires, si les aboiements du chien n’eussent recommencé. Cesarini répondit à ce bruit par un hurlement sauvage, jeta le tison et s’enfuit au travers de la forêt avec une inconcevable rapidité. Il franchissait les broussailles et les fossés ; les branches déchiraient ses vêtements et lacéraient sa chair ; mais rien n’arrêtait sa course jusqu’au moment où il tomba enfin, haletant, épuisé. Il entendit sonner à quelque horloge lointaine la seconde heure du matin. Il avait quitté la forêt ; une ferme se trouvait devant lui ; et les toits blanchis de quelques chaumières dispersées çà et là brillaient sous le ciel serein. Ce ciel clair et tranquille, ce témoin de l’homme, opéra comme un charme sur des sens que les émotions récentes avaient jetés dans un trouble plus grand que de coutume. Le malheureux insensé considéra les demeures paisibles qui l’environnaient, et il poussa un profond soupir ; puis il se leva, se glissa dans un hangar qui avoisinait la ferme, et se jetant sur la paille, il dormit d’un sommeil profond et tranquille, jusqu’au moment où le jour et la voix des paysans dans le hangar vinrent le réveiller.

Il se leva reposé, calme, et assez lucide dans ses réponses pour qu’on ne soupçonnât pas son état. Il s’approcha des paysans effarés, se présenta à eux comme un voyageur qui s’était égaré la nuit au milieu de la forêt, et les pria de lui donner quelque nourriture et de l’eau. Quoique ses vêtements fussent déchirés, ils étaient neufs et d’une coupe élégante ; sa voix était douce ; il avait l’extérieur et les manières d’un homme d’un certain rang ; et puis le paysan français est fort hospitalier. Cesarini, après s’être rafraîchi, se reposa une heure ou deux à la ferme, puis il se remit en route. Il n’offrit pas d’argent, car les règlements de l’établissement qu’il venait de quitter n’en laissaient pas à la disposition des pensionnaires ; il n’en avait donc pas sur lui ; mais on ne s’attendait pas à en recevoir, et on lui dit adieu avec autant de bonté que s’il eût payé les bénédictions qui l’accompagnèrent. Il se mit alors à réfléchir et se demanda où il irait chercher un refuge, et comment il pourvoirait à ses besoins. Le sentiment de la liberté ranimait son intelligence, et la lui rendait tout entière pour un moment.

Il avait heureusement sur lui, outre quelques bagues de peu de prix, une montre d’une valeur assez considérable dont la vente pourrait subvenir à son entretien pendant plusieurs semaines, plusieurs mois peut-être, dans un de ces quartiers humbles et obscurs, les seuls où il pût se risquer. Cette pensée le rassura et le rendit heureux ; il continua de marcher courageusement, évitant les grandes routes. Le ciel était clair, le soleil brillant, l’air vif et sain. Oh ! quels doux ravissements gonflaient le cœur du voyageur lorsqu’il regardait autour de lui ! Le poëte et l’homme libre se réveillaient à la fois dans son cœur dévasté ! Il s’arrêtait pour admirer les baies rouges qui pendaient aux arbres glacés, pour écouter le chant joyeux des merles ; et, une fois, ayant trouvé sous une haie une touffe froide et sans parfum de robustes violettes, il se prit dans sa joie à rire tout haut. Il n’y avait ni folie, ni danger dans ce rire. Mais lorsque, plus loin sur sa route, il traversa un petit hameau, qu’il vit des enfants jouant assis par terre et qu’il entendit à travers la porte entr’ouverte d’une chaumière les sons d’une musique rustique, alors il s’arrêta soudain ; le passé se dressa devant lui : il reconnut ce qu’il avait été ; il reconnut ce qu’il était alors ! Souvenir horrible ! Révélation épouvantable ! Il se couvrit le visage de ses mains, et il éclata en sanglots. Dans ces pleurs-là il y avait danger et folie. Il essuya ses larmes pour songer à sa jeunesse, à ses espérances, à Florence Lascelles, à la vengeance ! Ah ! Lumley, lord Vargrave, dès ce moment mieux vaudra pour toi rencontrer le tigre dans sa tanière que te trouver seul avec ce malheureux !


CHAPITRE VI

On eût dit que le chaste laurier, que le chêne vigoureux, que tous les doux arbres qui couvrent le sol, que la terre, la mer et les cieux au-dessus, que tout enfin exhalait un sentiment tendre et respirait l’amour.
(Le Tasse de Fairfax.)

Ce fut à la maison de campagne des Montaigne qu’Éveline s’aperçut, pour la première fois, aux regards et aux manières de Maltravers, qu’elle était aimée. Il ne lui était plus possible de se méprendre sur les témoignages de son amour. Autrefois Maltravers avait profité du privilège de son expérience pour donner des avis à Éveline, pour discuter avec elle, pour la réprimander même ; autrefois il y avait eu une apparence de conduite capricieuse, une froide réserve, une hauteur imprévue et fantasque dans son attitude vis-à-vis d’elle ; mais maintenant tout l’homme était changé ; le mentor avait cédé la place à l’amant : il vivait du souffle d’Éveline. La moindre volonté de celle-ci semblait être devenue sa loi ; jamais sa profonde adoration n’était altérée par des moments de froideur ; une douceur inquiète, timide, vigilante avait remplacé sa calme et froide dignité. Éveline vit qu’elle était aimée, et alors elle examina son propre cœur.

J’ai déjà dit qu’elle était douce même jusqu’à la faiblesse ; que sa sensibilité lui rendait douloureuse la pensée de causer du chagrin aux autres ; d’ailleurs elle avait une si grande vénération pour Maltravers, elle lui était si reconnaissante d’un sentiment qui ne pouvait que flatter son amour-propre et la relever à ses propres yeux, qu’elle sentit qu’il lui serait impossible de repousser son amour.

« Ai-je donc pour lui l’amour que je m’étais crue capable de ressentir ? se demandait-elle, et son cœur ne lui faisait pas de réponse intelligible. — Oui ! cela doit être ; en sa présence j’éprouve un charme éloquent et paisible ; ses éloges me rendent heureuse ; son estime est ma plus haute ambition ; et pourtant… et pourtant… »

Elle soupira et pensa à Legard.

« Mais il ne m’aimait pas lui ! et dans son trouble elle s’efforça de chasser cette image. — Il ne pense qu’au monde, qu’au plaisir. Maltravers a raison : les enfants gâtés de la société ne savent pas aimer. Pourquoi songerais-je à lui ? »

Il n’y avait pas d’autres invités chez les Montaigne que Maltravers, Éveline, lord et lady Doltimore. La gracieuse vivacité de Teresa charma Éveline, bien que cette vivacité ne fût plus ce qu’elle avait été avant le malheur de son frère. Leurs enfants, dont quelques-uns étaient grands maintenant, formaient une famille aimable et intelligente ; et Montaigne lui-même était agréable et séduisant, en dépit de son calme et froid extérieur et de son goût pour les discussions philosophiques. Éveline écoutait souvent toute rêveuse l’éloge que faisait Teresa de son mari, et ses descriptions du bonheur qu’elle avait trouvé dans un mariage où il y avait une si grande disproportion d’âge. Éveline commençait à douter de la vérité de ses premières visions d’amour.

Caroline vit l’attachement évident de Maltravers avec la même indifférence qu’elle avait envisagé les prétentions de Legard. Peu lui importait quelle serait la main qui dégagerait Éveline et elle-même à la fois des trames de Vargrave. Mais ce dernier occupait presque toute sa pensée. Les journaux avaient rapporté qu’il était sérieusement malade, en grand danger pendant un moment. Il allait mieux ; mais il était encore hors d’état de quitter sa chambre. Il avait écrit une fois à Caroline ; dans cette lettre il déplorait sa mauvaise fortune ; il exprimait l’espoir d’être bientôt à Paris, il y parlait avec un plaisir évident du départ de Legard pour Vienne, qu’il avait appris par le « Morning Post ». Mais il était loin, il était seul, il était malade, il manquait de soins ; et quoique l’amour criminel de Caroline fût bien affaibli par le froid égoïsme de Vargrave, par l’absence et le remords, cependant elle avait un cœur de femme, et Vargrave était le seul homme qui l’eût jamais touché. Elle compatissait à ses souffrances, et elle pleurait en silence ; elle n’osait exprimer sa sympathie à haute voix, car Doltimore avait déjà donné des indices d’un caractère soupçonneux et jaloux.

Éveline aussi fut vivement affligée en apprenant la maladie de son tuteur. Comme je l’ai déjà dit, du moment qu’il cessa d’être son amant, toute son affection d’enfance pour lui se réveilla. Elle alla même jusqu’à lui écrire ; et un certain ton de découragement mélancolique, qu’il répandit avec art dans sa réponse, lui causa une espèce de remords. Il lui mandait dans cette lettre qu’il avait beaucoup de choses à lui dire relativement à un placement de fonds, conforme aux volontés de son beau-père, et qu’il se hâterait de se rendre à Paris même avant que le docteur autorisât son voyage. Vargrave ne dit pas en quoi consistait le placement projeté. Les dernières nouvelles publiques de sa santé avaient néanmoins été si favorables qu’on pouvait s’attendre à le voir arriver d’un jour à l’autre ; Caroline et Éveline se sentirent rassurées.

Maltravers confia son amour à Montaigne, et celui-ci, aussi bien que Teresa, l’approuva et l’encouragea. Éveline les charmait ; et ils avaient tous deux passé l’âge où ils auraient pu croire que l’homme qu’ils avaient connu presque adolescent était séparé par les années de la vive sensibilité et de l’extrême jeunesse d’Éveline. Ils n’admettaient pas que les sentiments qu’il avait inspirés pussent être moins ardents que ceux dont il était lui-même animé.

Un jour Maltravers s’était absenté pendant plusieurs heures dans une de ses promenades solitaires, et Montaigne n’était pas encore revenu de Paris où il se rendait presque tous les jours. L’après-midi était fort avancée et touchait presque au soir, lorsque Maltravers, à son retour, entra dans le jardin par une porte qui le séparait d’un grand bois. Il aperçut Éveline, Teresa et deux des enfants qui se promenaient sur une espèce de terrasse immédiatement en face de lui. Il alla les rejoindre ; et par je ne sais quel hasard, Teresa et lui se trouvèrent bientôt derrière les autres, assez éloignés pour n’être pas entendus.

« Ah ! monsieur Maltravers, dit Teresa, nous regrettons ici le doux ciel de l’Italie et les admirables teintes du lac de Côme.

— Pour ma part, je regrette la jeunesse qui prêtait « de la splendeur à l’herbe et de la magnificence à la fleur ».

— Non, non ! nous sommes plus heureux à présent, croyez-moi ; ou du moins je le serais, moi, si… mais il ne faut pas que je pense à mon pauvre frère. Ah ! si son crime vous a privé d’une femme digne de vous, sa sœur du moins serait consolée en pensant que cette perte est enfin réparée. Et vous avez encore des scrupules ?

— Quel est l’homme qui aime véritablement et qui n’en a pas ? Elle est si jeune, si jolie, si digne d’un cœur plus joyeux, d’un extérieur plus séduisant que le mien ! Rendez-moi les années qui se sont écoulées depuis la dernière fois que nous nous rencontrâmes, vous et moi, à Côme, et alors j’aurai le droit d’espérer.

— Et vous me dites cela, à moi, qui ai trouvé tant de bonheur auprès d’un homme plus âgé de dix ans à l’époque de notre mariage que vous ne l’êtes maintenant !

— Mais vous, Teresa, vous étiez née pour voir la vie à travers le prisme d’un Claude Lorrain.

— Ah ! vous m’irritez avec vos subtilités ; vous rejetez un bonheur que vous n’avez qu’à demander.

— De grâce n’élevez pas trop haut mes espérances, s’écria Maltravers. Je me suis préparé pendant toute cette journée. Mais si je me trompais !

— Vous ne vous trompez pas, croyez-moi. Voyez, dans ce moment même elle tourne la tête pour vous chercher. Elle vous aime ; elle vous aime comme vous le méritez. La différence d’âge que vous déplorez tant ne sert qu’à élever son affection, qu’à la rendre plus profonde. »

Teresa, étonnée du silence de Maltravers, se tourna vers lui. Ah ! comme dans ses regards joyeux se reflétait son cœur ! Point d’ombre sur son front, point de doute dans ses yeux étincelants ! Il était mortel, et il s’abandonnait au bonheur de se croire aimé ! Il pressa en silence la main de Teresa, la quitta vivement, et se rapprocha d’Éveline. Madame de Montaigne comprit tout ce qui se passait en lui ; elle le suivit, et elle réussit bientôt à écarter ses enfants et à rentrer avec eux à la maison, sous prétexte de voir si leur père était de retour. Éveline et Maltravers continuèrent à marcher sans se douter d’abord qu’ils fussent seuls.

Le soleil s’était couché. Ils se trouvaient dans une partie du jardin qu’on avait dessinée à l’anglaise. Le sentier qu’ils suivaient serpentait au milieu d’une profusion d’arbres verts plantés irrégulièrement ; la vue était close et bornée, excepté d’un côté où l’on apercevait au loin, à travers une éclaircie des arbres, le clocher d’une église, au-dessus duquel scintillait pâle et doux, le sourire de l’étoile du soir.

« Ce lieu me fait songer à mon pays, dit Éveline doucement.

— Désormais il me fera songer à vous, dit Maltravers à voix basse. » En parlant il fixa les yeux sur elle ; jamais son regard n’avait si bien interprété son cœur ; jamais sa voix n’avait exprimé avec tant de vérité le sentiment profond et passionné qui s’était emparé de lui, pour décider (il le croyait alors) le dernier bonheur ou l’angoisse finale de sa vie. En ce moment ce fut une sorte d’instinct qui l’avertit qu’il était seul avec Éveline. Qui n’a pas éprouvé, dans ces rares et mémorables moments de la vie où l’amour longtemps comprimé déborde enfin et inonde tout notre être, qu’il y a dans tout ce qui nous environne, et en nous-mêmes, une magie plus clairvoyante que l’intelligence, que l’esprit lui-même ! Seul, dans une heure pareille, avec l’objet aimé, il semble que le monde entier ait disparu, que les pieds aient touché le sol d’un pays enchanté, dont on respire déjà l’air embaumé.

Ils étaient seuls. Pourquoi Éveline tremblait-elle ? Pourquoi sentait-elle que la crise de sa vie était proche ?

« Miss Cameron… Éveline ! dit Maltravers, après qu’ils eurent marché quelques instants en silence : écoutez-moi, et que votre raison, aussi bien que votre cœur, me répondent. Dès le premier moment que je vous vis, vous étiez enfant, votre douceur, votre courage dans la douleur annonçaient si bien ce que vous seriez un jour, que même alors vous laissâtes dans mon souvenir une ombre charmante et mystérieuse, qui présageait trop bien l’auréole de lumière dont votre visage est maintenant environné ! Nous nous revîmes, et le charme qui m’avait attiré vers vous bien des années auparavant se renouvela soudain. Je vous aime Éveline ! Je vous aime mieux que toutes les paroles possibles ne sauraient vous le dire ! Votre sort futur, votre bien-être, votre bonheur contiennent et résument toutes les espérances qui me restent au monde. Mais nos âges sont bien différents, Éveline ; j’ai connu de profondes douleurs ; les mécomptes et l’expérience qui m’ont séparé du monde m’ont dérobé plus que le temps lui-même ne m’avait pris. Il m’ont enlevé le pouvoir de jouir des plaisirs ordinaires de notre espèce ; oh ! ma douce Éveline, puissiez-vous longtemps conserver cette faculté ! Pour moi l’époque prédite par l’apôtre est déjà arrivée : celle où le soleil et la lune sont obscurcis, et où je ne trouve plus de plaisir en rien, hormis en vous et par vous. Jugez vous-même si vous pouvez aimer un être pareil. Jugez si cet aveu ne vous répugne pas, ne vous glace pas ; s’il ne vous présente pas un avenir sombre et triste, dans le cas où il vous serait possible d’unir votre destinée à la mienne. Répondez-moi, non par amitié ou par pitié, l’amour que je ressens pour vous ne peut avoir de réponse que de l’amour seul, ou de cette raison que l’amour, dans sa puissance éternelle, dans sa saine confiance, dans sa prophétique prévoyance, peut seul donner. Je puis renoncer à vous sans murmure ; mais je ne pourrais vivre avec vous, et m’imaginer que vous auriez un souci que je ne pusse adoucir, que vous pourriez avoir un bonheur dont je n’eusse pas ma part ! Le destin ne me présente pas une image plus sombre et plus terrible, non, pas même celle de votre mort, pas même celle de votre indifférence, pas même celle de votre aversion, que votre désillusion, quand le temps aurait rendu vos regrets inutiles et que vous viendriez à découvrir que vous avez pris une fantaisie ou une amitié pour une affection, un sentiment pour l’amour. Éveline, je vous ai tout confié, je vous ai ouvert ce cœur insensé qui vous appartient. maintenant et à jamais. Mon destin est entre vos mains. »

Éveline se taisait ; il lui prit la main et il y sentit tomber des larmes qui coulaient rapides et brûlantes. Effrayé, inquiet, il l’attira vers lui, et la regarda.

« Vous craignez de me blesser, dit-il d’une voix tremblante, et les lèvres pâles. Parlez ! je saurai tout entendre !

— Non ! non ! dit Éveline d’un accent altéré ; je ne crains rien que de n’être pas digne de vous !

— Vous m’aimez, alors ! vous m’aimez ! s’écria Maltravers avec délire, et il la pressa contre son sein. »

La lune parut en cet instant, et la pelouse dépouillée, les arbres sombres, furent soudain inondés de lumière. Combien cette heure, cette clarté, si délicieuses pour tous, même dans la solitude et la douleur, sont divines auprès d’une personne aimée ! dans un semblable moment de joie ineffable et sans bornes ! Pour la première fois Maltravers déposa sur cette joue chaste et rougissante le baiser de l’Amour, de l’Espérance, le sceau d’une union qu’il espérait passionnément que la mort même me saurait rompre !


CHAPITRE VII

La reine. — Que regardez-vous donc ?

Hamlet. — Lui !… lui !… Voyez comme il est pâle !

(Shakespeare. — Hamlet.)

Les quelques minutes qui suivirent dédommagèrent peut-être Maltravers de tous les chagrins, de tous les soucis des années précédentes ; car les natures comme la sienne sentent la joie encore plus vivement que la douleur. Il est possible que les transports, le délire des pensées passionnées et reconnaissantes qui débordèrent, lorsqu’il put enfin trouver des paroles, exprimassent des sentiments que la jeune Éveline ne pouvait comprendre, et qui lui inspiraient moins de joie que d’épouvante, à l’aspect de la responsabilité nouvelle qui pesait sur elle. Mais un amour si vrai, si généreux, si ardent, l’éblouissait, l’étourdissait, et entraînait toute son âme. Certainement dans cette heure suprême elle n’éprouva pas un regret, elle n’eut qu’une pensée : l’homme chez qui elle avait dès longtemps reconnu quelque chose de plus noble que ce qu’on rencontre dans le monde vulgaire était heureux, et ce bonheur il le devait à un mot, à un regard d’elle ! Une pareille pensée est le plus cher triomphe de la femme ; et cette jeune fille si pleine d’abnégation, si douce, si dévouée, ne pouvait être insensible au bonheur qu’elle venait de donner.

« Ah ! je sais enfin, je sais d’aujourd’hui combien la vie est belle ! dit Maltravers en pressant la main qu’il croyait posséder à jamais. C’était donc pour un pareil bonheur que j’étais réservé ! Que le Ciel est miséricordieux envers moi ! Le monde réel est mille fois plus radieux que le monde de mes rêves ! »

Il s’arrêta soudain. En ce moment Éveline et Maltravers se retrouvaient sur la terrasse où ce dernier avait abordé Teresa, en face du bois qui n’était séparé de l’endroit où ils se trouvaient que par une palissade légère et peu élevée. Il s’était arrêté soudain, car ses yeux avaient rencontré un objet terrible et sinistre, une image qui se rattachait aux plus tristes associations du destin et de la douleur. L’apparition s’était dressée sur un monceau de bois coupé, de l’autre côté de la clôture, et, de là, elle paraissait d’une stature gigantesque. Deux yeux qui flamboyaient d’un feu surnaturel se fixaient sur les amants, et une voix, dont Maltravers ne se souvenait que trop bien, cria :

« L’amour !… l’amour !… Quoi ! tu aimes encore, toi ?… Où donc est la morte ? Ah ! ah ! Où est la morte ? »

Éveline, épouvantée par ces paroles, leva les yeux, et par un mouvement de muet effroi elle se suspendit au bras de Maltravers. Celui-ci était resté immobile.

« Pauvre malheureux, dit-il enfin avec douceur, comment vous trouvez-vous ici ? Ne fuyez pas ; vous êtes parmi des amis.

— Des amis ! s’écria le fou, avec un rire ironique. Je te connais, Ernest Maltravers, je te connais. Mais ce n’est pas toi qui m’as enfermé dans les ténèbres et dans l’enfer, côte à côte avec un démon railleur ! Des amis ! ah ! mais il n’est pas d’amis qui puissent me prendre maintenant ! Je suis libre !… je suis libre !… ni l’air, ni les vagues ne sont plus libres que moi ! (Et le fou se mit à rire avec une horrible gaîté.) Elle est belle… bien belle, dit-il, en s’arrêtant soudain, et en changeant de ton ; mais elle n’est pas si belle que la morte. Infidèle que tu es ! et pourtant elle t’aimait, toi ! Malheur à toi ! malheur à toi, Maltravers le perfide ! malheur, remords et honte à jamais !

— Ne craignez rien, Éveline, ne craignez rien, dit tout bas Maltravers en la plaçant doucement derrière lui ; soutenez votre courage ; aucun danger ne vous atteindra. »

Éveline, quoique très-pâle, et tremblant de la tête aux pieds, maîtrisa son effroi. Maltravers s’avança vers le fou. Mais aussitôt que le regard vigilant de ce dernier vit ce mouvement, saisi de la crainte de reperdre la liberté, il jeta un cri perçant et s’enfuit dans le bois. Maltravers sauta par dessus la palissade, et le poursuivit quelque temps inutilement. Les épais taillis dérobaient toute trace du fugitif à ses regards.

Épuisé, hors d’haleine, il revint à l’endroit où il avait laissé Éveline. En approchant il entendit Teresa et son mari qui se dirigeaient de ce côté ; le rire joyeux de Teresa faisait retentir l’air limpide de ses vibrations claires et argentines. Le son de cette voix le consterna ; il se hâta de rejoindre Éveline.

« Ne dites pas un mot de ce que nous avons vu à Mme de Montaigne, je vous en conjure, dit-il. Plus tard je vous expliquerai pourquoi. »

Éveline, trop émue pour parler, fit un signe de tête pour le lui promettre. Ils rejoignirent les Montaigne, et Maltravers tira le Français à l’écart.

Mais avant qu’il eût le temps de lui parler, Montaigne lui dit :

« Silence ! N’effrayez pas ma femme… elle ne sait rien ; mais je viens d’apprendre à Paris que… que… qu’il s’est évadé !… Vous savez de qui je veux parler ?

— Je le sais !… Il est tout près d’ici ; envoyez à sa poursuite. Je l’ai vu. J’ai revu Castruccio Cesarini. »