Alfred de Vigny et la nature

Alfred de Vigny et la nature
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 315-341).
ALFRED DE VIGNY ET LA NATURE
DAPRÈS LES FRAGMENS INÉDITS DES MÉMOIRES

Parce qu’il a écrit la Maison du Berger, Alfred de Vigny ne nous apparaît plus que comme un « contempteur » de la nature. Nous entendons toujours ses superbes blasphèmes contre cette divinité énigmatique et malfaisante dont les autels réclament sans repos et accomplissent sans merci le sacrifice successif de toute vie humaine. Mais cette âpre négation, dissimulée, plus d’une fois, sous un masque de froid dédain, est seulement le dernier terme d’un pessimisme inexorable, qui, de bonne heure, pénétra dans l’âme du poète et qui devait finir par occuper tout son entendement, par offusquer, en quelque sorte, ses regards d’un rideau de ténèbres. Avant de maudire la terre et son trésor miraculeux de moissons mûres, de prés verts, de vergers, de vignes en fleur, d’eaux courantes, d’étangs endormis, de landes, de forêts, de pics dénudés ou neigeux, de murailles de glace, Alfred de Vigny avait été assez jeune ou s’était cru assez heureux pour regarder sans aversion ces sourires et ces splendeurs : il y avait trouvé du charme encore plus que de l’effroi ; il ne s’était pas interdit de traduire en prose et en vers des impressions, parfois originales.


Vigny n’est pourtant pas ce que furent naturellement, presque sans y songer, Chateaubriand, Byron et Lamartine, ce que voudra être, de parti pris, ce qu’a été, d’ailleurs, très puissamment Victor Hugo : un amoureux de la Nature. Il n’a pas, comme les deux premiers, cette tendresse passionnée pour l’Océan, qui rappelle les impulsions du marin, du corsaire. Il n’a pas eu, comme Lamartine, la fortune de naître aux champs ou du moins d’y être élevé, de devenir, de demeurer ce que l’auteur de Jocelyn sera et restera par-dessus tout, le gentilhomme campagnard, pour qui rien au monde n’égale cette volupté de parcourir sur un cheval de sang, à toute heure du jour et en toute saison, les routes qui relient entre eux les champs d’orge ou de blé, les vignobles luxurians, les futaies séculaires de son domaine. Il n’a pas même ce besoin impatient de diversion champêtre, de tonnelle ombragée et d’omelette au cerfeuil, que Jean-Jacques remit à la mode jusque chez les grands, mais qui était déjà l’un des instincts profonds de la grisette de Paris, comme en témoignent, dans tant de pages admirables de sens rustique, les Mémoires et la Correspondance de Mme Roland.

L’irrésistible envie de s’échapper vers un village de banlieue à seule fin d’entendre, à la façon d’un étudiant en bonne fortune, les « vagues violons de la mère Saguet, » — c’était, pour Hugo, à vingt ans et plus tard, le suprême plaisir, — ne semble pas l’avoir jamais beaucoup troublé. En dehors du voyage à Gand et des séjours de garnison à Rouen, à Vincennes, à Strasbourg et aux Pyrénées, il se contente, à l’ordinaire, des horizons de son quartier Saint-Honoré. Lorsqu’il s’absente, une quinzaine ou deux, c’est pour goûter dans quelque famille de son rang, chez les Malézieu, par exemple, à « Bellefontaine, près Senlis, » la riche vie de château qui lui était due, mais dont l’a frustré la Révolution. Il ne fut pas non plus, je crois, de ceux qui, en été et en automne, escaladaient les tours de Notre-Dame pour accomplir un rite admiratif et quasi religieux devant la splendeur des couchers de soleil brusquement « descendus derrière l’horizon. »

Pour tout dire en un mot, Alfred de Vigny, né, comme Descartes, en Touraine, est citadin, — citadin de Paris, — autant qu’Arouet de Voltaire. Or, pas plus que l’auteur de la satire du Mondain ne s’est reconnu incapable de goûter, lorsqu’il l’a voulu, les délices et la grandeur de ce qu’il nomme quelque part l’existence patriarcale, Alfred de Vigny ne s’est trouvé embarrassé pour ressentir, à l’occasion, en présence de la Nature, certaines émotions qui n’ont rien de joué, si elles durent peu. Il les a exprimées assez brièvement, avec un art plus fin que fort, et qui n’annonce pas directement les traits de passion et de hauteur des Destinées, mais qui pourtant, une ou deux fois, arrive presque à la puissance.

Quoique Vigny n’eût pas, à proprement parler, le don du pittoresque, il n’a pas dédaigné de retracer des paysages. Dans Helena, en rajustant des bribes de Byron, il prétend rendre, sans les avoir vus, le ciel de la Grèce et la mer des Cyclades. Il a manqué de compromettre l’originalité réelle du poème d’Eloa en y introduisant quelques cartons probablement un peu anciens et dans lesquels il copiait en apprenti les procédés brillans de l’auteur du Génie du Christianisme ou les effets de clair de lune et de ciel vaporeux des scènes héroïques d’Ossian. Mais, au rebours de la plupart des écrivains romantiques, il évite la description ou, s’il l’aborde, il en tire parti pour mettre en lumière une idée. Dès ses premiers Poèmes, il semble avoir trouvé la formule qui présidera à la conception, à l’exécution de ses œuvres dites posthumes[1] :


Substituant partout aux choses le symbole.


Dans les Poèmes, l’image, par elle-même, se rencontre très rarement. Il est vrai qu’elle garde une simplicité et quelquefois une largeur qui rappellent les impressions de l’épopée primitive. C’est le soleil qui disparaît du ciel sans effacer, pendant quelques instans d’une suprême beauté,


Les larges traces d’or qu’il laisse dans les airs.


C’est la lune « au front pur, reine des nuits d’été » qui répand ses rayons d’argent sur « le gazon bleuâtre. » C’est la rosée « odorante » qui dans la nuit obscure, taciturne,


Pleut sur les orangers, les lilas et le thym.


Ce coloris n’est pas sans agrément : a-t-il beaucoup de nouveauté ? Les effets descriptifs qu’on vient de voir se retrouveraient tous chez Chateaubriand, mais avec une notation plus aiguë et plus pénétrante. Le magnifique alexandrin qui suit :


La terre était riante et dans sa fleur première


traduit, — on n’y a peut-être pas fait attention, — le novitas florida mundi, une alliance de mots bien connue du poète Lucrèce. Et voici même une comparaison qui vient d’Homère, de cet Homère que Vigny, encore adolescent, s’exerçait à traduire en vers[2] :


Ils tombaient de sa bouche aussi doux, aussi purs
Que la neige en hiver sur les coteaux obscurs.


Les sensations visuelles fournissent assez peu. L’oreille, au contraire, entend les plus subtiles harmonies. Tous les bruits de la nuit arrivent jusqu’à elle, concertés et distincts. Sur une trame merveilleuse de silence et de sommeil courent la mélodie limpide et vibrante du rossignol, les modulations rauques de la colombe, les frôle mens d’aile de quelque autre oiseau attardé qui se glisse dans le feuillage, lus murmures voluptueux de la brise chargée de parfums et le parler mystérieux, passionné, pénétré d’émotion, de deux voix amoureuses.

Est-ce de Milton, est-ce d’Young que vient au poète son goût profond, presque exclusif, pour la douceur divine des ténèbres ? « Les heures de la nuit, — dira Stello, — sont un peu pour moi comme la voix douce de quelques tendres amies qui m’appellent et me disent l’une après l’autre : Qu’as-tu ? » Ce goût s’accorde, en tous les cas, avec le tour d’esprit et les secrètes préférences d’Alfred de Vigny, que le monde n’embarrasse pas, mais que la solitude enchante. Et c’est ici qu’il faut chercher le premier trait ou, si l’on veut, le point de départ de cette étrange horreur qu’inspireront un jour à l’homme mûr, désabusé, la sombre verdure des champs, l’eau sournoise, l’air offensant et le sourire insidieux de la vieille, de « l’affreuse aurore. »


Mais si la poésie est faite et vit surtout, comme l’a observé l’original critique Paul Bourget, d’une « association d’idées » heureuse, inattendue, audacieuse, suggestive, si elle va, d’instinct, droit au symbole et s’évertue ou s’ingénie à le réaliser, personne dans notre grand siècle poétique, — le XIXe — n’a plus de droits qu’Alfred de Vigny au titre de poète. Sa muse balbutie à peine, et ses premiers essais, sous des grâces d’emprunt, révèlent ce trait rare, indice sur d’originalité. Que l’on relise la Dryade, pièce datée de 1815, mais remaniée apparemment au lendemain de la publication des Poésies d’André Chénier (1819). On y trouve déjà, dans l’interprétation du spectacle de la nature, la préoccupation visible d’aboutir à cette forme traditionnelle du symbole, qui s’appelle l’allégorie, forme apprêtée, je le veux bien, alourdie, incomplète même, mais suggestive cependant et susceptible de beauté :


Quand la vive hirondelle est enfin réveillée,
Elle sort de l’étang, encor toute mouillée,
Et se montrant au jour avec un cri joyeux,
Au charme d’un beau ciel, craintive, ouvre les yeux ;
Puis, sur le pâle saule, avec lenteur voltige.
Interroge avec soin le bouton et la tige,
Et, sûre du printemps alors, et de l’amour
Par des cris triomphans célèbre leur retour...


La description se poursuit, portée par un rythme où l’artiste se reconnaît, et elle est bien le commentaire gracieux de cet amour timide, mais ardent, du jeune pâtre, exprimé par le cri final :


Venez ! ô, venez voir comme Glycère est belle !


Dès le poème d’Eloa, le progrès qui restait à faire est accompli. L’armature logique ou grammaticale qui rivait, l’une à l’autre, les idées rapprochées est mise de côté et chacun des deux élémens se développe librement, s’épanouit, s’élève avec une ampleur magistrale. Faut-il citer l’aigle des Asturies ? Qui n’a pas retenu ces vers ?


Hérissé, l’oiseau part et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend...
………………..
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole, comme un duvet qu’arrache le couteau ;
Dépossédé du ciel, son vol le précipite...


Le meilleur de Leconte de Liste est tout entier dans ce morceau célèbre. Et, sans doute, le Sommeil du Condor reste un ouvrage accompli, dont la facture est impeccable et dont l’effet majestueux ne risque pas de s’affaiblir ; mais cet effet paraît moins surprenant, peut-être, à qui relit ce vers écrit en 1823 :


Dans un fluide d’or il nage puissamment.


Retrouver le Parnasse dans Alfred de Vigny, quand il parait peu discutable de donner pour ‘origine unique à cette école la tradition artistique de Victor Hugo et de Théophile Gautier, pourra sembler paradoxal ; mais l’influence de Vigny et de son art sévère, dédaigneux, impressionnant, je la découvrirais également dans le Cygne de Sully Prudhomme. Nous l’admirâmes sans réserve, adolescens que nous étions, ce tableau fin et délicat, lorsqu’il fit son apparition ; depuis les premières indications, si joliment harmonieuses, jusqu’à ce suprême détail :


Dort, la tête sous l’aile, entre deux firmamens,


il entra dans notre mémoire, il n’en est plus sorti. Mais quelle surprise, plus tard, en rouvrant Alfred de Vigny et en lisant de près les Poèmes, de retrouver, dans un coin de l’étrange et maladroite composition, la Frégate « la Sérieuse, » l’original même dont la copie, habile et personnelle assurément, mais la copie, il est permis d’insister sur ce mot, nous avait charmés :


Une fois, par malheur, si vous avez pris terre.
Peut-être qu’un de vous, sur un lac solitaire.
Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi,
Qui se laissait au vent balancer à demi.
Sa tête nonchalante, en arrière appuyée,
Se cache dans la plume au soleil essuyée ;
Son poitrail est lavé par le flot transparent.
Comme un émail où l’eau se joue en expirant ;
Le duvet qu’en passant l’air dérobe à sa plume
Autour de lui s’envole et se mêle à l’écume ;
Une aile est son coussin, l’autre est son éventail ;
Il dort, et de son pied le large gouvernail
Trouble encore, en ramant, l’eau tournoyante et douce.
Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse,
De feuilles et de joncs et d’herbages errans.
Qu’apportent près de lui d’invisibles courans.


Le poète qui gravait en vers de si gracieuses images et leur prêtait, par le rapport qu’il savait établir entre elles et sa pensée, une sorte de profondeur et de recul mystérieux, avait, pour employer un mot banal, mais très exact, le sentiment de la Nature, et il réussissait, je crois, à l’exprimer.


Sur ce sentiment de la Nature dans les ouvrages de Vigny antérieurs aux Destinées, la plupart des observations que les Poèmes suggèrent ne seraient pas moins justifiées, si l’on consultait les romans.

Ne nous méprenons pas aux adieux que Cinq-Mars, prêt à quitter le manoir héréditaire, adresse au « magnifique paysage » dont ses regards, par la « grande croisée » de la salle à manger, parcourent l’étendue avec une attention mélancolique : « Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait les sables de la Loire, les arbres et les gazons, d’or et d’émeraude ; le ciel était d’azur, les flots d’un jaune transparent, les îles d’un vert plein d’éclat : derrière leurs têtes arrondies, on voyait s’élever les grandes voiles latines des bateaux marchands, comme une flotte en embuscade. nature, nature, se disait-il, belle nature, adieu ! »

On se serait probablement scandalisé, en 1826, qu’un héros de roman prononçât ce mot de Nature, sans y joindre l’expression d’une sorte d’idolâtrie. Mais, pas plus que Cinq-Mars, Alfred de Vigny ne démêle dans la nature ces révélations innombrables, ou, pour parler le langage de la précieuse, ce « million de mots » que la première et la deuxième génération des romantiques, — que dire de leurs successeurs ? — se flatteront d’y découvrir. Qu’est-ce pour lui que la Touraine, par exemple ? Un paysage féodal, la terre d’élection des vieux châteaux et des terres de la noblesse, l’expression persistante d’un état social qu’a détruit la Révolution, mais qui demeure l’idéal de ce romancier gentilhomme.

Les grandioses et sauvages Pyrénées elles-mêmes ne l’exaltent pas beaucoup plus que le doux et modéré pays surnommé « jardin de la France, » Ses amis du cénacle, Hugo, Deschamps, Guiraud, lui prédisaient, de bonne foi, que sa vive imagination s’élèverait aussi haut que ces cimes illustres. En somme, de son séjour au fort d’Urdos, il rapporte assez peu de chose : l’impression douce et triste du son du cor au fond des bois, dans le silence du soir, associée ingénieusement au souvenir de l’héroïque mort du « grand Roland ; » une description d’orage sur la montagne, page brillante ou qui veut l’être, mais emphatique, avouons-le, et factice au plus haut degré, avec quelques traits de réel ; et, encore, un morceau de poésie en prose, sur les nuages, interlude presque musical, fantaisie colorée, gracieuse, légère, qu’il est permis de préférer à la fameuse effusion lyrique de l’Allemand Ferdinand Freiligrath.

Mais ce qui apparaît ici, plus encore que dans les Poèmes, c’est à quel point le rôle de la Nature reste subordonné aux exigences du récit. Elle n’intervient qu’en qualité d’auxiliaire de la pensée. Pourquoi cette méditation sur la destinée des nuages ? Pour faire parcourir au lecteur la route qu’ils suivent, pour le ramener avec eux, de ces Pyrénées où ils s’assemblent et au pied desquelles Cinq-Mars est retenu, jusqu’au palais du Louvre où la princesse Marie de Gonzague, assise aux pieds de la reine de France, soupire au souvenir de son fiancé ténébreux. On le voit, l’odelette exquise est, à vrai dire, une transition.

Rien de plus habile, d’ailleurs, que certaines vignettes, tracées comme à l’eau-forte ou à la pointe du burin, et laissées au travers du texte avec cette simplicité indifférente et souveraine où se dénotaient autrefois les écrivains de race. C’est, par exemple, la nuit d’été méridionale qui descend sur le camp du roi dans les plaines du Roussillon et dont on pourrait croire qu’elle est « un jour plus doux » faisant son apparition ; car la lune « sort des Pyrénées dans toute sa splendeur. » C’est encore l’acheminement en bateau vers Lyon, par la voie du Rhône. Le cardinal presque mourant traîne à la remorque, avec de Thou, coupable de fidélité à l’amitié et de silence, M. le Grand, Henri d’Effiat de Cinq-Mais, l’audacieux conspirateur dont il a, non sans peine, arraché au roi la condamnation et que, pour plus de sûreté, il a voulu mener lui-même à l’échafaud : « Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles étaient dépouillées de leur tente, et l’on voyait dans l’une Richelieu pâle et décharné assis sur la poupe ; dans celle qui suivait, les deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l’un sur l’autre, et regardant s’écouler les flots rapides du fleuve. » Il faut avoir été saoulé du breuvage fade et suspect répandu, à profusion, par les torrens de prose descriptive de tant d’écrivains qui s’appelèrent tour à tour romantiques ou réalistes, pour savourer, comme il convient, cette eau vive et cet art discret.

Sans parler de certains romanciers stériles, mais incontinens, qui avilissent l’art d’écrire, combien d’honnêtes gens, sous prétexte d’encadrer les faits, se croient le droit de charger leur palette et de nous infliger ou un lever d’aurore ou un coucher de soleil ou tout autre poncif de leur recueil de scènes naturelles. Chez Alfred de Vigny conteur, le paysage a un but dramatique : il prend vraiment part à l’action. Relisons, dans Cinq-Mars, la description de la vieille cité lyonnaise, enveloppée de brunie, au point du jour. Ce n’est plus, cette fois, un croquis rapide en trois traits, c’est un large tableau exécuté soigneusement. Mais, ici, le brouillard épais, sous lequel la ville demeure effacée et ensevelie, est un obstacle redoutable, on pourrait dire un ennemi odieux. Il menace de rendre impossible le coup d’audace qui doit mettre en liberté les condamnés. Un mouchoir blanc, que l’on agitera, doit servir de signal : il s’agit de l’apercevoir. Du haut du donjon, d’où sortiront bientôt les prisonniers, le regard du fidèle Grandchamp plonge anxieusement sur cet abîme de vapeurs où les rues de la ville et toutes ses maisons, du seuil au toit, sont englouties. Après une attente émouvante, voici que, sur un point, le rideau crève, se déchire plus largement, s’arrache par lambeaux, se dissipe du tout au tout pour faire place au plus joyeux soleil, et l’angoisse du bon lecteur, après avoir été portée au plus haut point par ces ténèbres matinales, s’envolerait avec elles, si tout espoir d’un dénouement heureux n’était détruit par le refus des deux captifs qui s’obstinent, en allant au supplice, à mériter le martyre, — le martyre du point d’honneur !

Telle sera, dans les récits, sobres et forts, de Servitude et Grandeur militaires, la pratique ordinaire d’Alfred de Vigny. S’il décrit « la grande route d’Artois et de Flandre, » cette longue et triste ligne droite « sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d’une boue jaune en tout temps, » c’est que, du haut de son cheval, tout en chantant Joconde à pleine voix, il lui fallait apercevoir l’ornière prolongée que trace, devant lui, une roue de charrette et qu’en « examinant avec attention cette raie jaune de la route, » il devait remarquer « à un quart de lieue environ, un petit point noir » qui « marchait. » Est-il besoin de commenter le procédé de l’écrivain ? Chacun ne voit-il pas qu’avec une ingéniosité, qui. n’est pas sans analogie avec l’art si subtil de l’exposition du Philoctète, Vigny fait exprimer, en quelque sorte, par la Nature elle-même le prologue du drame poignant qui va nous être présenté ?

Et, dans ce drame ou récit dramatique du Cachet rouge, n’est-ce pas le rapprochement continu de l’aspect du ciel tropical avec les sentimens des personnages, et le contraste de sa sérénité implacable, avec l’horreur de leur situation, qui saisira l’esprit des spectateurs les moins habitués à raisonner leurs impressions et qui ravira tous les autres ? « Je me remis à me promener seul sur mon tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du tropique étaient à leur poste comme de petites lunes… : » le capitaine du vaisseau va ouvrir la fameuse lettre. « Je courus à la fenêtre. Le jour commençait à poindre… : » nous touchons au moment fixé pour la terrible exécution.


Et l’on aboutit, semble-t-il, à cette conclusion partielle. Dans la première partie de sa vie d’écrivain, Alfred de Vigny s’est approché de la Nature, mais il n’a pas vécu dans son intimité. Il lui a fait dans son œuvre une part, mais non pas une part royale. Bien éloigné de lui sacrifier un seul de ses desseins, il s’est habitué, pour ainsi dire, à l’asservir. Le temps n’est pas très éloigné où il voudra la répudier, où il éprouvera une délectation morose à la maudire. Il porte en lui déjà ce vers si hautain et si exclusif, écrit quelques années plus tard :


Le vrai Dieu. le Dion fort est le Dieu des idées.


II

Si le rêve d’Horace et de tant d’autres, modus agri non ita magnus, avait pu être celui de l’orageux et très peu bucolique auteur des Destinées, son cœur eût été satisfait, le jour où le petit domaine du Maine-Giraud tomba entre ses mains.

Cette propriété rurale était échue, en dernier lieu, à la sœur de Mme de Vigny mère, la chanoinesse Mme Sophie de Baraudin. Au moment de la guerre d’Espagne, passant avec son régiment à travers l’Angoumois, Alfred de Vigny fit sa première visite à cette terre héréditaire et à cette parente adorable dont il se savait, sans l’avoir jamais approchée, admiré et aimé comme eût pu l’être un fils. Les Mémoires inédits nous disent :

« Ce fut en 1823 que je vis pour la première fois cette contrée et que j’entrai dans ce vieux manoir de mes pères maternels, isolé au milieu des bois et des rochers. Il m’appartient aujourd’hui. Je fus épris de son aspect mélancolique et grave et en même temps je me sentis le cœur serré à la vue de ses ruines. L’une de ses tours, celle de l’Orient, avait été rasée et il n’en restait que quelques grandes pierres chargées de mousses et de lierre qu’une pelouse de gazon a depuis remplacées. Les longues salles dévastées avaient perdu la moitié de leurs tapisseries, de leurs boiseries et de leurs meubles. Le souffle de la Terreur avait traversé cette demeure, mais sans pouvoir la déraciner… Je partis de cette ville (Angoulême) qui couronne de ses remparts une haute montagne comme les villes d’Italie et je traversai avec assez de peine des chemins creusés dans les rocs et pleins de cailloux roulans, encombrés de branches d’arbres et de chênes rompus. Je me souviens qu’il y avait, entre autres obstacles, au milieu de ce sentier, dans la forêt de Claix, un gros rocher bleuâtre qui empêchait le passage de toute voiture. On fut obligé de dételer les chevaux de poste et de passer à bras le léger cabriolet qui m’emmenait, par-dessus cette barrière naturelle. Les routes sont plus commodes assurément, mais je ne sais pourquoi je regrette cette sauvagerie. Elle était plus en harmonie avec les vieux Maines du pays. » L’impression avait été vive et profonde.

Entre cette arrivée originale au château du Maine-Giraud et le second voyage du poète au domaine des Baraudin, il s’écoula le long espace de quinze ans. C’est à la fin du mois de septembre 1838 qu’Alfred de Vigny, propriétaire à son tour de ce qu’il nomme trop pompeusement la demeure seigneuriale de ses ancêtres, y conduisit Mme de Vigny dont la santé déjà atteinte ne pouvait que se bien trouver d’une cure d’air pur, dans ce pays de bois et de « prairies plus vertes que celles d’Irlande. » Il n’y demeura pas deux mois. La nouvelle de la mort de son beau-père vint l’arracher, le 7 novembre, au travail, qu’il s’était flatté de reprendre et de poursuivre librement, loin des troubles de toute sorte auxquels sa vie, depuis quelques années, avait sans cesse été en proie. « La solitude, écrivait-il à ce moment, m’a toujours rendu toutes mes forces. » Il écrivait encore : « Je suis chez moi depuis huit jours avec Mme de Vigny dans un vieux manoir au milieu des rochers et des bois. J’y rêve et j’y écris même quelque chose de mes rêves. » La « destinée, » acharnée après lui, avait décidé qu’il ne s’appartiendrait pas. Il la revoyait, devant lui, avec son geste impérieux et il cédait, sans résistance, à son impulsion : « A peine je repose ma tête, qu’elle me secoue par le bras et me force de souffrir et partir. » Il se rendit en Angleterre. Il y passa une demi-année. Vers le milieu du printemps de 1839, il revint à Paris et il s’y confina neuf ans, sans en sortir.

De tout ce qu’il avait commencé à « rêver, » il ne nous reste presque rien. Le Journal d’un poète nous fournit toutefois un très petit fragment en vers, intitulé justement Rêverie. C’est l’amorce d’une pièce qui aurait pu faire pendant au tableau de Paris, d’une « Elévation » nouvelle, suggérée par la nature solitaire et austère du Maine-Giraud :


Silence des rochers, des vieux bois et des plaines,
Calme majestueux des murs noirs et des tours,
Vaste immobilité des ormes et des chênes,
Lente uniformité de la nuit et des jours !
Solennelle épaisseur des horizons sauvages.
Roulis aérien des nuages de mer...


La grandiloquence laborieuse de ce début nous laisse soupçonner que l’enthousiasme fait défaut. Le soufflet de l’orgue fonctionne mal et l’harmonie, après quelques accords d’une grave « uniformité, » s’arrête brusquement et de façon un peu piteuse.

À cette tentative avortée de méditation en vers s’ajoute, dans le Journal d’un poète, une sorte de plan ou de projet d’ouvrage en proso :

« Le Maine-Giraud. — Roman historique. — Sur un parchemin que j’ai retrouvé dans mes papiers de famille, je ferai un roman historique.

« Ce sera une assez noble manière de donner de la valeur à cette pauvre terre.

« Les décorations seront mes terres et le château du Maine-Giraud avec les ruines de Blanzac.

« L’époque, 1679. Celle de Louis XIV.

« En 1680. La Brinvilliers est brûlée.

« En 1679 meurt le vieux cardinal de Retz.

« En 1670. Le voyage à Douvres de la duchesse de Portsmouth. »

Que serait-il sorti de cette matière romanesque si Alfred de Vigny avait eu le loisir ou la volonté ferme de la traiter ? On n’en sait rien. Il dit ailleurs, en rappelant ses ambitions de jeunesse : « J’avais le désir de faire une suite de romans historiques qui seraient comme l’épopée de la noblesse et dont Cinq-Mars était le commencement. J’en écrirai un dont l’époque est celle de Louis XIV, un autre qui sera celle de la Révolution et de l’Empire, c’est-à-dire la fin de cette race morte socialement depuis 1789. » A l’exception de Cinq-Mars, tout cela est resté, personne ne l’ignore, à l’état d’indication.

C’est très probablement, en reprenant l’idée de cet ouvrage, la suite de Cinq-Mars, que Vigny écrivait, en 1840, cette réflexion : « Louis XIV. — Le roi et la noblesse étaient deux anciens amans qu’on avait brouillés. Ils se rapprochaient quelquefois, mais ne pouvaient plus se reprendre et devaient rester séparés par l’intrigante bourgeoisie. » Et il n’est pas trop téméraire de rattacher au même sujet ce passage sur la Patrie : « Elle n’existait presque pas avant Louis XIII, — écrit Vigny. — Les grands seigneurs, alliés à des femmes étrangères, et possesseurs de grands fiefs en Espagne, en Allemagne, en Angleterre à la fois comme en France, n’avaient pas le cœur plus espagnol que français, et trahissaient volontiers les intérêts d’un pays pour un autre. La puissance croissante de la classe moyenne et l’unité donnée à la nation par la monarchie ont rendu aux nations le sentiment de citoyen. La noblesse de province l’avait conservé, ce sentiment exquis ; le gentilhomme (gentis homo), l’homme de la nation, était le citoyen véritable. »

Mais les Mémoires inédits contiennent une description développée de la région de l’Angoumois qui conduit au Maine-Giraud et du Maine-Giraud lui-même. En se modifiant à peine, cette description aurait, je crois, trouvé sa place dans le roman qui devait se greffer sur le règne de Louis le Grand.

C’est d’abord l’imposant effet de cette chaîne de hauteurs âpres et nues qui part « du pied de la montagne d’Angoulême » et qui, lorsque le voyageur « suit la route du vieux château de Blanzac, » le fait descendre peu à peu « de vallée en vallée et comme d’étages en étages » jusqu’au joli village nommé Champagne, » reconnaissable à son « église d’architecture gothique toute brodée de sculptures moresques[3]. »

La sauvagerie des aspects qu’offre la nature, au départ d’Angoulême, est, je dois le dire, amplifiée par l’imagination du poète. Ce n’est pas en observateur attentif et exact qu’il considère cette contrée montueuse. Il la colore, il l’agrandit, il la transfigure. De sa main d’écrivain royal il lui confère, en vérité, des titres de noblesse : « Les rochers arides et bleuâtres attristent le regard comme ceux de la Judée. Les bruyères et les sables y sont percés d’espace en espace par des pointes et des pics gris et noirs qui sortent de terre comme des dents énormes et portent des habitations suspendues comme des nids d’épervier. »

On pense bien que, s’il a cru pouvoir, dans sa description, forcer le caractère des paysages qu’il lui faut traverser pour atteindre au Maine-Giraud, Alfred de Vigny, au moment de nous introduire dans le manoir de ses aïeux, ne se départira pas de toute exagération, ou, pour me servir d’une expression moins irrévérencieuse, ne renoncera pas au plaisir de se remettre en état poétique. Voici, premièrement, les abords du château :

« A cent pas au delà commence vers la droite une longue avenue de chênes, d’ormes et de frênes. Ces arbres répandent de grands ombrages sur la route et sur les longues prairies qui les avoisinent, arrosées par huit fontaines vives roulant en cascades au pied des peupliers. Les frênes, vieux de cinq siècles, laissent pendre leurs branches tordues et leurs feuilles allongées jusqu’à la main des enfans ; ils se courbent comme des voûtes épaisses... Baignés dans l’eau claire des fontaines, les aubiers entr’ouverts ressemblent à des nacelles renversées et debout sur leurs avirons. Du creux de leurs noires écorces fendues on voit sortir les légers branchages des sureaux et des saules. Les ormes sont revêtus de lierres qui leur font dans les hivers une inaltérable verdure. À cette avenue viennent se réunir trois autres allées croisées dans les rocs et bordées de chênes et de haies. Leurs berceaux répandent des ombres si obscures que la source profonde, qui forme à leurs pieds une sorte d’étang et dont on voit l’eau blanche et pure sortir du sable au milieu d’un petit nuage d’écume, a reçu des habitans le nom de fontaine noire. C’est de là seulement que l’on aperçoit le Maine dont les tours apparaissaient déjà sur la gauche à travers les branches de l’avenue. Ce manoir ou Maine, nommé Maine-Giraud, est posé sur cette petite colline comme sur un piédestal formé d’un seul roc. Une pelouse de verdure épaisse recouvre le dos arrondi de ce rocher, jusqu’au pied des murailles grisâtres. Deux chemins creusés dans la pierre et bordés de haies épaisses et de grands ormeaux tombent au pied de cette petite montagne que gravit la longue avenue. Les clématites, les lilas et les vignes sauvages forment de hauts buissons qui s’entrelacent avec les ruines des grands ormes et accompagnent les passans de leurs ombres et de leurs parfums jusqu’aux piliers du portail. »

Tous les traits de cette peinture, aussi opulente que celles de Balzac, et plus harmonieuse, ont pour origine un détail pris à la réalité ; mais il faudrait, pour retrouver la vérité des impressions, ramener tout à des proportions plus étroites, plus humbles. Les vieux arbres, je le sais bien, furent abattus en grand nombre à la mort d’Alfred de Vigny ; mais il en reste, et ils n’ont pas ce prestige mystérieux qui fait penser à Brocéliande ou à la Forêt des Ardennes. Les fontaines sont encore là Sur sept (et non pas huit), on a dû en aveugler deux, dans l’intérêt de la prairie qu’elles noyaient en l’arrosant avec trop de largesse. Elles n’ont pas ce caractère auguste et quelque peu sacré que la fantaisie du poète leur attribue. La topographie les explique. La petite colline sur laquelle Alfred de Vigny représente le Maine-Giraud juché sur un piédestal qui serait formé d’un seul bloc, est, pour tout dire, une cuvette naturelle où descendent et où s’arrêtent, plus peut-être qu’il ne faudrait, les eaux des collines plus élevées qui décrivent un large cercle, — Vigny dit justement « un cirque, » — autour de cette habitation.

La demeure elle-même n’est ni aussi ancienne, ni aussi vaste, ni aussi formidable, il s’en faut de beaucoup, que le poète le croit. « La nature, écrit-il, a dessiné dans ses formes quelque chose d’un couvent et d’une forteresse. Les murailles épaisses sont enfoncées dans les rocs et fendues de tout côté par des meurtrières qui protègent les vallons et d’où les coulevrines pouvaient balayer les avenues par un feu pareil à celui d’un bataillon carré. Une tour octogone allonge son toit d’ardoise aigu comme celui d’un clocher. A ses lianes s’attache une tourelle couronnée d’un petit dôme d’où sort une longue flèche. Les grandes salles boisées de chêne noir sculpté semblent avoir réuni à la fois des moines et des chevaliers. Leurs larges embrasures, qui ont des bancs de bois noir pareils à des stalles préparées pour les prières et les méditations, et, sous terre, des murs de six pieds d’épaisseur sont prêts pour le siège, enfoncés dans la terre et scellés dans le roc où leurs voûtes et leurs blocs de pierre sont profondément enracinés. Les écuries se prolongent sous la protection des tours. Une enceinte de murailles, de maisons, de chais, de granges, de pressoirs et de fours encadre une large cour carrée où pouvaient jadis manœuvrer cinq cents lances. »

Ce n’est pas au Maine-Giraud, à cette gentilhommière étriquée et pacifique, s’il en fut, malgré ses deux tourelles, qu’un signalement si magnifique peut s’appliquer. La description de Vigny serait déjà trop éloquente pour mettre sous nos yeux un vrai château féodal, comme celui de Combourg. Elle conviendrait au vieux manoir, presque royal, de la famille des Rohan à Josselin.

Ces pages, jointes par Vigny à son ébauche de Mémoires, devaient être, — il vaut mieux ne pas en douter, — la préparation d’un grand chapitre de roman, du roman projeté sur la noblesse de France à l’apogée du pouvoir absolu, quelque chose comme cette introduction pittoresque sur la Touraine, devenue classique, et qui faisait un noble frontispice au roman de Cinq-Mars.


Quelque facilité qu’il eût à se créer des illusions sur l’importance et la splendeur de cette terre et de cette demeure, Alfred de Vigny ne montra pas beaucoup d’empressement à en reprendre le chemin. Pour l’y ramener, dix ans après, il fallut deux raisons qui ont bien peu de chose à voir avec l’amour de la Nature.

Au mois de février 1848, tout aussitôt après l’effondrement du « trône de carton, » il écrivait à Busoni : « Lydia est retombée bien malade, et, depuis quelques jours, je l’avais menée à la campagne, quand a éclaté l’orage que nul ne semble avoir prévu, » Cette maladie de Mme de Vigny était « une fluxion de poitrine » d’une exceptionnelle gravité. Andral conjura le péril. Ordonna-t-il pour la convalescence le séjour à la campagne ? Toujours est-il que, la chaude saison venue, le comte et la comtesse de Vigny, voyageant en chaise de poste, à petites journées, et s’attardant, en route, à visiter plusieurs « cousins de Touraine » dans leurs châteaux, regagnèrent, pour la deuxième fois, cette vieille, mais modeste, maison rustique, définie dans le Journal d’un poète (1838) avec moins d’ambition que dans la page de roman : « une petite forteresse[4] entourée de bois de chênes, d’ormes, de frênes et de vertes prairies rafraîchies par des fontaines et des sources pures. »

Cette raison de sentiment était sa première raison. On s’attend moins à la seconde. En 1838, presque aussi étonné, je crois, de se trouver aux champs que le doge à Versailles, Vigny notait sur son Journal ses impressions, et, à propos de ses « grands bâtimens » et de son « grand parc » onéreux « à entretenir, » il faisait cette réflexion : « Si tout cela, du reste, ne rapporte rien, il y a un dédommagement : c’est que les impositions en sont énormes et me donnent le droit d’être député. — Or c’est justement ce que je ne veux pas être. » Dix ans après, au lendemain de la Révolution, son point de vue était tout différent. Il écrivait, le 8 mars, à un médecin d’Angoulême, le docteur Montalembert : « Vous devez penser comme moi que tout l’avenir de la France dépend de l’Assemblée nationale. Je me présente dans la Charente, comme sans doute M. Hubert vous l’aura dit. » Il priait le docteur de vouloir bien l’aider à distribuer « cent » circulaires. L’appel aux électeurs, où le comte de Vigny fait état surtout de son rang social, de son idéal de droiture et de ses titres littéraires, ne réussit pas. Candidat d’un autre âge, il se flattait de plaire aux Charcutais en leur disant qu’avant d’être nommé, il ne leur ferait pas l’injure de paraître en personne devant eux. C’est bien [ainsi que l’on briguait le mandat de député aux premiers jours de la Restauration, quand on avait la prétention d’entrer dans la carrière politique en gentilhomme. Les partisans du comte de Vigny lui représentèrent sans doute que ce temps-là ne reviendrait plus et que pour réussir, à la prochaine occasion, il lui fallait se mettre en relations directes et suivies avec les vignerons. Au mois de juillet 1848, le gentilhomme s’installait dans sa propriété.

Il protestait d’ailleurs qu’il ne se présenterait plus à aucune élection. En mars 1849, pressé par quelques personnes, il laissa figurer son nom sur une liste. Il n’abandonnait rien de sa réserve hautaine : « On est venu me voir dans ma chaumière, et dans mon désert on m’a apporté bien des propositions. J’ai répondu que je ne sollicitais point cette mission, mais que je ne la refuserais pas. » Il déclara qu’il attendrait sans dire un mot, sans faire un pas. » S’il est écrit là-haut — ajoutait-il, — que je dois monter à la tribune, eh bien ! tant mieux pour le droit et la raison, car je crois que je dirai là ce que les lettres n’ont pas encore fait sortir... Sinon, tant mieux encore, et surtout pour moi, car les affaires publiques m’empêcheraient de veiller sur ma chère enfant, et les pensées auront toujours une l’orme plus méditée et plus durable. — Je pense que la Destinée dirige une moitié de la vie de chaque homme et son caractère l’autre moitié. Cette fois, je laisse faire la Fortune. »

Une fois de plus, la Fortune lui fut contraire. Faut-il le regretter amèrement ? Je m’imagine que Vigny était aussi peu fait pour être député que journaliste. En 1831, il s’était enflammé à l’idée de combattre, dans l’Avenir, à côté de Lamennais et du comte de Montalembert, pour la liberté religieuse. Il écrivit, en tout, une Lettre parisienne. Son second article, souvent promis, n’arriva jamais au journal. Aurait-il prononcé, à la Chambre, même un discours ? Il cherchait des diversions à son oisiveté. La politique aurait été pour lui comme un succédané du travail littéraire. En griffonnant, aux heures de la nuit, les nombreux « brouillons » dont il parle et qu’il détruisait presque tous, il avait bien le sentiment obscur, inavoué, que son esprit ne gardait plus assez de sève, assez de fraîcheur d’invention pour mettre au jour un beau roman, pour faire refleurir un pur poème. S’il eût été élu, la besogne des commissions et les entretiens des couloirs auraient-ils donné à cet esprit candide, mais aigu, prompt à bâtir des châteaux en Espagne, mais non moins prompt à découvrir de quelle étoffe - ils étaient faits, l’illusion d’avoir trouvé la vie active ?

Quoi qu’il en soit, conduit, puis retenu, par les deux raisons que j’ai dites, dans sa terre du Maine-Giraud, Alfred de Vigny fit tout ce qu’il pouvait pour s’attacher à elle, et pour démêler des motifs, ou des prétextes tout au moins, de s’y trouver heureux. Ce ne fut pas difficile d’abord. Au sortir de Paris, le contraste du tumulte et des périls de la capitale avec le calme et la douceur des campagnes l’a exalté. « Partout les Moissonneurs de Léopold Robert assis sur leurs gerbes, » s’écrie-t-il, sitôt qu’il se voit « hors des barrières » et qu’il chemine en sûreté par « les grandes routes de France. » Au lieu des « visages sombres ou haineux au regard de loup » ce sont des paysans, jeunes ou vieux, « souriant à leurs grands bœufs surchargés d’épis, aux voyageurs qu’ils saluent, au soleil qu’ils bénissent. » A peine est-il rendu chez lui, qu’il y assiste justement à la moisson. Un peu plus tard, il préside aux vendanges. Il établit, il perfectionne une distillerie pour produire, avec ses raisins, « le cognac le plus pur. » Il veille à la santé et au bien-être des paysans qui travaillent pour lui ; il fait couvrir avec de bonnes lames de parquet le sol en terre battue de leurs pauvres logis ; il fait défricher, planter et bâtir ; il jouit du plaisir que sa femme ressent à voir s’épanouir les fleurs : il goûte, par reflet, complaisamment, l’agrément tout nouveau pour lui de ces scènes de vie rustique.

Il entreprend de plus importantes réformes. Il a l’ambition de rendre le manoir plus habitable. Il fait abattre quelques arbres. Il parlera bientôt des revêtemens de vieux chêne dont il a paré ses vieux murs. Les outrages du temps et du vandalisme de 93 doivent s’effacer. Lorsqu’on fait le pèlerinage du Maine-Giraud, on y retrouve la trace de ces travaux, exécutés avec moins d’adresse que d’honnêteté par un charpentier de village. On reste un peu surpris, mais non pas attristé, de leur aspect rudimentaire, de leur franche rusticité. A part une grande salle, — la seule de cette dimension, — où sont restés quelques panneaux de bois sculpté qui datent du XVIIIe siècle, il n’y a pas, dans la maison des Baraudin, la moindre trace d’art.

Quant à la « cellule de moine » dont le poète parle volontiers à ses amis et dans laquelle il se retire, à partir de minuit, pour couvrir d’écriture, jusqu’au matin, de larges feuilles de papier qu’il déchire le plus souvent, mais qu’il dépose quelquefois dans un coffre où elles s’entassent, c’est simplement l’espace compris entre le palier supérieur d’une vis d’escalier en pierre et la toiture même de la tour. Une sorte de siège en bois de chêne, qui peut servir de petit lit, à la rigueur, a été pratiqué dans un retrait du mur, et, en face, appliquée elle-même au mur, subsiste une caisse, en chêne comme le banc : c’est le « coffre » non pas antique, ni rare, mais fabriqué grossièrement, qui se cadenassait comme pour préserver quelque trésor. Entre les deux meubles, je n’assurerais pas qu’il y ait la place de trois pas. La cellule d’un religieux ? Peut-être, mais bien plutôt le cabanon d’un prisonnier. En explorant tous les recoins de la maison, le visiteur n’éprouve aucune envie de s’attarder long temps dans cette sorte de réduit, qui n’est même pas égayé par une perspective extérieure ; mais il ne serait étonné qu’à demi, si Alfred de Vigny, comme à Loches Ludovic le More, s’était distrait des lourdes heures d’ennui qu’il a dû passer là, en y gravant quelque inscription. Le poète aurait eu le droit de résumer ses trois ou quatre années d’existence rurale en reprenant le mot de Cervantes : Fué cautivo. — J’ai connu la captivité.


Je ne crois pas exagérer. Lorsque Vigny ouvre son cœur, — ce qui n’arrive pas à toutes les heures du jour, — le sentiment qui en jaillit spontanément est celui que je viens de dire et les mots peu fardés, qui traduisent ce sentiment, sont ceux de collier ou de chaînes. Dès 1843, dans cette période de pessimisme aigu et d’orgueil stoïcien qui nous a valu les chefs-d’œuvre des Destinées, il écrivait déjà à colle que le recueil Sakellaridés désigne par cette suscription « A une amie, » et qui venait de séjourner toute une année en terre italienne : « Hélas ! pourquoi me parler de moi ? Combien de chaînes n’ai-je pas au col dont je suis écrasé ! Puis-je voyager, moi ? Tout le monde excepté moi a le droit de voir et d’adorer la nature dans les belles contrées de la terre ; mais je -ne puis rêver des félicités lointaines qui me sont ravies, pour toujours peut-être, et je ne me consolé de mon immobilité forcée qu’en me réfugiant dans tout ce que la philosophie et la poésie ont de plus abstrait. »

Cette « immobilité forcée, » il la retrouve au Maine-Giraud et il finira, comme l’on peut le croire, par en ressentir la lassitude, le dégoût : « Vous venez de quitter vos églogues et vos bucoliques, » écrit-il, dès septembre 1848, à sa jeune amie Mme Louise Lachaud, qui rentre à Paris, après un séjour de trois mois à Treignac, en Corrèze, « mais il faut que je reste dans mes géorgiques. » Le 5 octobre 1849, il confie à Busoni son espoir de revenir à Paris « cet hiver » et, au sujet du Jules César de Barbier que Bocage voudrait jouer à l’Odéon, il ajoute : « J’aimerais à y assister, mais ce que j’aimerais, je n’y dois point penser en ce moment, et il me faut dire avec Epictète : Souffre et abstiens-toi. »

Le regret de Paris est, il faut bien le reconnaître, atténué par cette idée que le bienfait de l’existence champêtre ressuscite vraiment Mme de Vigny : « Pendant que je vous écris, ma chère Lydia, qui m’a chargé de vous serrer la main, va voir un chœur de jeunes filles qui vendangent des grappes grosses comme celles de la Terre promise. Elle se porte si bien en respirant cet air pur et chaud que je remercie Dieu de m’avoir laissé assez de bon sens et de sagesse pour garder cet ermitage. » Il plaisante assez volontiers sur les offres trop obligeantes de son « oncle anglais, le général Bunbury, gouverneur de la Jamaïque, » qui l’invite à le venir visiter, ou de son ami, « le ministre russe et chambellan aide de camp de l’Empereur, » qui lui propose de l’aller rejoindre à Tiflis, en Géorgie, « pour voir la guerre poétique des Circassiens. » Mais n’y a-t-il aucune amertume dans son sourire ? « Mes amis me croient toujours disponible, n’est-ce pas curieux ? Moi qui suis en ce moment comme le dieu Terme, les pieds dans la terre, enfoncés jusqu’aux genoux, mais ta tête ailleurs, je l’avoue, très près du ciel quelquefois. » Il rêverait le « voyage de la Toison d’or »[5] et ses plus longues escapades, pendant ces années de relégation, seront quelques rares et maussades visites à Angoulême, une de ces « petites villes » qu’il ne peut souffrir, et encore un très court voyage, un seul, « à la Rochelle et dans les petits ports de mer » de la Saintonge. Il espère, un moment, s’aventurer avec Mme de Vigny jusqu’à Genève, où le désir d’admirer le Mont-Blanc l’attire moins que le secret espoir de retrouver le salon et la société de la comtesse de Circourt : il charge sa parente, Mlle Maunoir, de découvrir pour sa femme et pour lui un très modeste appartement, avec ou sans la vue du lac ; les pourparlers traînent un certain temps, et le projet échoue.

Au mois de mars 1852, il croit rentrer à Paris, ramenant la comtesse de Vigny guérie. Mais la fièvre revient brusquement « sans motif, sans raison, sans prétexte, on ne sait pourquoi. » Si peur qu’il ait de se laisser gagner par « l’égoïsme, » il fait, ce jour-là, sur lui-même un retour douloureux : « C’est le rocher de Sisyphe que l’on roule et qui ne cesse de retomber. Je donne de la vie et du courage à ce qui m’entoure, j’y dépense tout ce qu’il y a de joie naturelle et primitive dans mon caractère ; mais ensuite, quand je suis seul comme en ce moment à minuit, écrivant sous ma lampe dont la roue et les ressorts sont le seul bruit de ma solitude, la tristesse remonte à mon cœur et le serre plus qu’il ne faudrait. » Ces accidens imprévus, qui le retiennent au printemps de 1832, le rivent sur place à l’entrée de l’hiver. « Les malles étaient faites, — écrit-il le 24 décembre, -— et il ne s’agissait que de monter en voiture, quand Lydia est tombée malade. J’ai repris mon collier, ou plutôt on l’a rattaché à la chaîne de la campagne, car, pour mon collier, il ne me quitte jamais. »

Quand il regarde la Nature, avec de telles ombres sur l’esprit, que pourraient lui dire de joyeux ou de tendre les bois, les prés, les sources, les bruyères du Maine-Giraud ?

L’été est brûlant, implacable. On ne secoue la torpeur dont on est accablé que lorsqu’il arrive de la mer « un bel orage. » Les impressions de juillet, de septembre même, tiennent en deux mois, et ce sont moins les impressions d’Alfred de Vigny que celles de la comtesse : « Elle est heureuse des riches moissons qui viennent de se faire et des plus riches vendanges qui s’annoncent : ce lui est un spectacle et un baume vivifiant. » Il nous donne de l’hiver aux champs une idée moins sommaire et il retrouve ici le don d’évocation du poète ou du peintre : « Ce ne sont point les travaux de la terre qui occupent ces mois de décembre et de janvier. C’est l’époque où les bœufs se reposent et où les hommes veillent autour d’une lampe de forme romaine, et, sans le savoir, composent, avec les femmes qui filent, des tableaux à la Rembrandt. »

Ne comptons pas sur lui pour courir après les images et pour les prendre à la pipée, comme fait, du matin au soir, plus d’un jeune ou vieil oiseleur. Une fois, par hasard, pour attirer à lui le Parisien Busoni qu’une occasion peut amener à Angoulême, il en cueille une à portée de la main ; elle est naturelle, éclairée, avenante comme un sourire : « Là vous me trouverez, je vous mets en voiture à côté de moi, et, en trois heures, nous serons, comme disent nos bons paysans antiques, au Maine, qui, dans ce moment, semble assis dans un bouquet. »

Mais quoi ! Il est de ceux pour qui « les jardins parlent peu, » comme avait dit un jour, sans le penser, son cher La Fontaine : « Mes arbres, — écrit-il à sa cousine, la vicomtesse du Plessis, — ne me disent rien et sont bêtes comme les vôtres. » Il riposte à un autre ami qui le croit en humeur de consentir à se distraire : « Vous me parlez de distractions ? Je n’en ai pas. » Il ne remplira pas le vide des journées en découvrant l’intime poésie de tout ce qui, dans le verger, dans la prairie, dans le champ de labour et dans la lande méprisée, s’étale ou se dérobe autour de lui, sans excepter « cent raretés à voir le long du marécage. « Il n’est pas La Fontaine, et il n’est pas Châteaubriand.


III

Il est, ce qui vaut presque autant, Alfred de Vigny, c’est-à-dire un esprit profond et une âme orgueilleuse.

Assez d’écrivains, petits et grands, se sont fait une loi de suivre « en vrais moutons, » non plus « le pasteur de Mantoue, » mais Jean-Jacques le Genevois. Assez de voix, belles ou ingrates, retentissantes ou perdues, ont entonné avec ferveur, — ou sans conviction, — l’hymne en l’honneur de la Nature, ont célébré la grâce, la splendeur, la sublimité de cette sphère aux pôles aplatis, dont nos philosophes, plagiaires, une fois de plus, des Grecs et des Romains, ont cru refaire une déesse auguste. N’est-il point temps de répudier ce culte fastidieux et de jeter le cri : Je suis homme ? L’homme a le droit d’opposer son mépris à l’univers, que l’univers le laisse vivre ou qu’il le tue. C’est une lâcheté que de prier, que de pleurer aux pieds d’une insensible et monstrueuse idole. Il manquait un athée à cette élégiaque religion : cet athée, ce sera l’auteur des Destinées.

Pour s’insurger ainsi contre une tradition qui lui paraît servile, Vigny n’a pas, comme on pourrait le croire, et comme on l’a dit trop souvent, attendu les suprêmes déceptions, les injures du sort, les amertumes de l’amour et les rancœurs de la vieillesse. Ses anathèmes admirables remontent à son âge le plus viril, et, avant de les proférer, il en avait conçu l’idée depuis près de dix ans. Ce n’est pas en 1844, c’est en 183S qu’il déposait, dans le Journal d’un poète, le germe de la méditation ultérieure : « Jaime l’humanité. J’ai pitié d’elle. La nature est pour moi une décoration dont la durée est insolente, et sur laquelle est jetée cette passagère et sublime marionnette appelée l’homme. » Il s’exprimait ainsi, l’année où il donnait son Chatterton.

Ce parti pris hardi, original, a merveilleusement servi les moyens d’Alfred de Vigny : il a écrit la Maison du berger. Dans ces cinquantes strophes, si puissamment rythmées, si riches d’harmonie, si fougueusement emportées par un courant de passion et de pensée irrésistible, continu, comme celui d’un fleuve, le poète français a égalé la profondeur, la majesté des hexamètres lucrétiens :


Je n’entends ni vos cris, ni vos soupirs : à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.
Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On mo dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme votre hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.
…………………..
C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
……………………
Vivez, froide nature, et revivez sans cesse
Sur nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi...
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines
J’aime ta majesté des souffrances humaines,
Vous ne recevrez pas un mot d’amour de moi.


Après avoir proclamé avec tant de vigueur ce credo négatif Alfred de Vigny se trouvait engagé, sous peine de scandale et de ridicule éclatans, à ne jamais en abjurer un seul article. Fût-il allé à Genève, eût-il été saisi d’admiration devant la montagne géante, et se fût-il émerveillé des nuances du lac, il n’avait plus le droit de laisser voir ses émotions.


Pouvait-il les détruire ? En septembre 1856, écrivant, une fois de plus, à cette même « amie, » l’infatigable voyageuse dont il enviait, en 1843, la vie errante et affranchie de tout lien social, il lui fait cet aveu : « Je me suis persuadé, en maudissant la terre, ses bois et ses montagnes, que je la délestais, que je ne croyais plus ni à l’air, ni à la lumière, ni aux grands horizons, et que tout cela n’est, après tout, qu’une toile de fond bonne à servir de cadre à la beauté que l’on aime, à la personne qui vous accompagne dans la vie, près de qui tout doit n’être rien. Ai-je tort ? ai-je raison ? Je ne sais ; mais il est nécessaire de croire toujours cela pour que les révoltes de l’homme soient un peu étouffées en moi, pour que je ne crie pas contre le ciel. » Il la prie de ne pas lui conter son voyage au retour, ou de lui affirmer « que le Rhin n’était pas beau, que ses îles n’avaient pas de verdure, que ses vagues n’avaient plus de mugissemens, que ses châteaux étaient sans majesté dans leurs antiques ruines ; vous me direz cela, vous mentirez par amitié et vous me ferez du bien. Je reviendrai auprès de ma lampe, et je continuerai à écrire comme j’ai fait hier jusqu’à deux heures et demie après minuit pour tout oublier. » Ah ! que Tolstoï avait raison contre Zola ! La passion exclusive, acharnée, immoralement égoïste du travail, du travail cérébral surtout, de cette scribendi cacoethes que le satirique latin nomme de son vrai nom, empêche le visage humain de quitter son grimoire et de se redresser pour regarder autour de soi et au-dessus ; elle finit par cacher à nos yeux, hébétés par le clair soleil comme ceux du hibou, le vrai sens de la vie et son accord mystérieux avec cet univers qui la supporte.

Pour s’obstiner dans l’attitude que lui imposait, quelquefois malgré lui, son paradoxe contre la Nature, Alfred de Vigny a trouvé au fond de son cœur très tendre, très impressionnable, de meilleures raisons.

Il chérissait, comme il aurait aimé un de ses enfans, s’il avait eu le bonheur d’être père, la fille de ses deux amis M. et Mme Ancelot. Depuis son mariage avec le grand avocat Lachaud, originaire de la Corrèze, et surtout depuis la naissance de Georges et Thérèse, les deux enfans qu’elle élevait avec tant de tendresse, la douce, grave, pieuse et vraiment sainte Mme Lachaud — ou, de son nom de jeune fille, Louise-Edmée Ancelot, — passait la saison d’été et une partie de l’automne sur le plateau pittoresque, mais trop souvent pluvieux et très froid, de la petite ville de Treignac. Ces voyages avaient pour Alfred de Vigny le douloureux inconvénient d’éloigner pour des mois cette jeune amie, et, à ce qu’il croyait, de mettre en péril sa santé. Quand il pensait qu’elle avait à souffrir d’un de ces brusques abaissemens de la température qui sont le propre des régions du Limousin, il regardait de nouveau la marâtre nature avec les mêmes yeux, pleins de courroux, qu’au temps où il se déchaînait, en très beaux vers, contre sa cruauté impitoyable. Voici comment, dans une lettre écrite en 1835, il pousse sa diatribe : « Ne cesserons-nous jamais de faire des complimens fades à cet amas de boue qu’on nomme la terre et dont la fragile créature humaine ne peut se garantir qu’à force de maisons et de chambres bien chaudes ? Savez-vous rien de plus triste que l’affreuse Aurore, si pâle quand je l’ai vue tant de fois tomber sur mes yeux fatigués après les nuits que j’avais passées à veiller près d’un lit de malade. Comme elle apporte avec elle l’humidité et le frisson du matin, et les rosées malsaines et glaciales ! Que de fois je lui ai fermé les rideaux les plus sombres avec indignation, en rallumant les bougies qui ne prennent pas comme elle un air de gravité indifférente. Elles sont un peu mélancoliques comme la vie et se consument lentement comme elle[6]. »

A la même date, l’année suivante, les mêmes préoccupations reviennent, et c’est contre la vie rustique et ses embûches redoutables un torrent de malédictions : « Si j’écrivais à une autre personne que vous, je dirais : C’est bien fait ; vous nous quittez pour aller à la campagne, vous y trouvez la pluie et le froid, tandis qu’à Paris on n’a pas encore fait de feu et l’on étouffe. Mais je pense que ce séjour vous fait mal et je deviens sérieux. Le grand air qui vous environne est un vent humide et perpétuel qui tourbillonne dans les oreilles et pénètre dans la gorge de Louise qui sera toujours délicate et vulnérable, si l’on n’en prend un soin continuel. Mais c’est un soin bien inutile que de lui recommander sa personne qu’elle traite avec une indifférence dédaigneuse. » Il serait abusif de citer jusqu’au bout cette lettre, reproduite, je crois, dans le volume imprimé de la Correspondance. Comme on en peut juger par ce fragment, chaque mot révèle la tendresse et s’illumine de bonté.

Après l’avoir lue en entier et avoir scruté, de très près, tout ce qu’on peut connaître de la correspondance de Vigny, si l’on n’a pas acquis l’absolue conviction qu’au fond de soi le poète stoïcien ail eu en haine la Nature, on croit très fermement à son affirmation : « J’aime l’humanité. »

Par ce beau mot d’humanité, il n’entend pas cette entité pompeuse et décevante dont on fait si grand bruit et à laquelle on veut sacrifier les plus indispensables affections ; il désigne quelques êtres chers dont il est sans cesse occupé, et dont son âme, incurablement inquiète, ressent, avec une sympathie plus douloureuse encore que leurs maux et leurs afflictions, les plus légères souffrances.


On doit penser qu’en vieillissant et qu’en s’avançant vers la mort par un vrai chemin de la croix, Alfred de Vigny ne put pas abdiquer ce sentiment d’aversion qu’il avait exprimé, pour la première fois, longtemps auparavant, en méditant sur ce mot, la Nature. Le ciel lui paraissait toujours aussi noir, aussi lourd et aussi sépulcral que dans la nuit de la divine veille au Mont des Oliviers :


Mais un nuage en deuil s’étend comme le voile
D’une veuve.


Le monde extérieur avait fini, pour lui, par se réduire à deux chambres «. d’hôpital, » celle où Mme de Vigny, aveugle et presque tombée en enfance, agonisait, et celle où il achevait de renoncer à la vie et à la pensée. Si quelqu’une des images qu’il avait autrefois tracées lui revint à l’esprit, ce dut être celle de la Nuit enveloppant à tout jamais notre univers :


La Terre sans clartés, sans astres, sans aurore.


ERNEST DUPUY.

  1. On étonne beaucoup d’hommes assez lettrés en leur disant qu’à deux ou trois exceptions près, les pièces du recueil des Destinées parurent dans la Revue des Deux Mondes, en 1843 et 1844.
  2. L’un des « instituteurs » d’Alfred de Vigny, l’abbé Gaillard, faisait, parait-il, assez de cas de cette version d’écolier pour la rapprocher de la traduction de Pope.
  3. Je laisse à Vigny la responsabilité de cette qualification étrange.
  4. Ce mot de « forteresse » sort encore de la vérité. Vigny s’en rapproche avec l’expression : « mon ermitage héréditaire. »
  5. Lettre du 10 novembre 1850 à la vicomtesse du Plessis.
  6. Histoire d’une âme, par Georges Lachaud, p. 138 et suiv. Cet ouvrage, un in memoriam pieux, n’a pas été mis dans le commerce. Le texte cité est peu connu.