Alfred de Musset (Barine)/Chapitre IV

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 57-90).

CHAPITRE IV

GEORGE SAND


George Sand à Sainte-Beuve (mars 1833) : «…. A propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m’ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j’aurais plus de curiosité que d’intérêt à le voir. Je pense qu’il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d’obéir à ses sympathies. A la place de celui-là, je veux donc vous prier de m’amener Dumas, en l’art de qui j’ai trouvé de l’âme, abstraction faite du talent…. »

Quelque temps après, Alfred de Musset et George Sand se rencontrèrent à un dîner offert par la Revue des Deux Mondes. Ils se trouvèrent placés l’un à côté de l’autre et convinrent de se revoir. Des lettres de Musset non datées, que j’ai sous les yeux, forment une espèce de prologue au drame. On en est aux formules cérémonieuses et aux politesses banales. La première lettre qui marque un progrès dans l’intimité a été écrite à propos de Lélia[1], que George Sand avait envoyée à Musset. Celui-ci remercie avec chaleur, et glisse au travers de ses compliments qu’il serait bien heureux d’être admis au rang de camarade. Le « Madame » disparaît aussitôt de la correspondance. Musset s’enhardit et se déclare, une première fois avec gentillesse, une seconde avec passion, et leur destin à tous deux s’accomplit. George Sand annonce sans ambages à Sainte-Beuve qu’elle est la maîtresse de Musset et ajoute qu’il peut le dire à tout le monde ; elle ne lui demande pas de « discrétion ».—« Ici, dit-elle, bien loin d’être affligée et méconnue, je trouve une candeur, une loyauté, une tendresse qui m’enivrent. C’est un amour de jeune homme et une amitié de camarade. C’est quelque chose dont je n’avais pas l’idée, que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout là. Je l’ai niée cette affection, je l’ai repoussée, je l’ai refusée d’abord, et puis je me suis rendue, et je suis heureuse de l’avoir fait. Je m’y suis rendue par amitié plus que par amour, et l’amitié que je ne connaissais pas s’est révélée à moi sans aucune des douleurs que je croyais accepter. » (25 août 1833.)

La même au même : «…. J’ai été malade, mais je suis bien. Et puis je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je m’attache à lui ; chaque jour je vois s’effacer en lui les petites choses qui me faisaient souffrir ; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j’admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu’il est, il est bon enfant, et son intimité m’est aussi douce que sa préférence m’a été précieuse. » (21 septembre.)

Fin septembre : « J’ai blasphémé la nature, et Dieu peut-être, dans Lélia ; Dieu qui n’est pas méchant, et qui n’a que faire de se venger de nous, m’a fermé la bouche en me rendant la jeunesse du cœur et en me forçant d’avouer qu’il a mis en nous des joies sublimes…. »

Tels furent les débuts de cette liaison fameuse, qu’on ne peut passer sous silence dans une biographie d’Alfred de Musset, non pour le bas plaisir de remuer des commérages et des scandales, ni parce qu’elle met en cause deux écrivains célèbres, mais parce qu’elle a eu sur Musset une influence décisive, et aussi parce qu’elle présente un exemple unique et extraordinaire de ce que l’esprit romantique pouvait faire des êtres devenus sa proie. La correspondance de ces illustres amants, où l’on suit pas à pas les ravages du monstre, est l’un des documents psychologiques les plus précieux de la première moitié du siècle. On y assiste aux efforts insensés et douloureux d’un homme et d’une femme de génie pour vivre les sentiments d’une littérature qui prenait ses héros en dehors de toute réalité, et pour être autant au-dessus ou en dehors de la nature que les Hernani et les Lélia. On y voit la nature se venger durement de ceux qui l’ont offensée, et les condamner à se torturer mutuellement. C’est d’après cette correspondance que nous allons essayer de raconter une histoire qu’on peut dire ignorée, quoiqu’on en ait tant parlé, car tous ceux qui s’en sont occupés ont pris à tâche de la défigurer. Paul de Musset travestit les faits à dessein dans sa Biographie. Elle et Lui, de George Sand, et la réponse de Paul de Musset, Lui et Elle, sont des livres de rancune, nés de l’état de guerre créé et entretenu par des amis, pleins de bonnes intentions sans doute, mais, à coup sûr, bien mal inspirés. Il n’est pas jusqu’aux lettres de George Sand imprimées dans sa Correspondance générale qui n’aient été tronquées selon les besoins de la cause. Personne, autour d’eux, ne faisait cette réflexion, qu’en diminuant l'autre, on amoindrissait d’autant son propre héros.

Ils n’eurent pas à s’écrire pendant les premiers mois, mais Musset a comblé cette lacune dans la Confession d’un Enfant du siècle, dont les trois dernières parties sont le tableau, impitoyable pour lui-même, triomphant pour son amie, de son intimité avec George Sand. Il ne s’y est pas épargné. Ses graves défauts de caractère, ses torts dès le début, y sont peints avec une sorte de fureur. Et avec quelle véracité, un fragment inédit de George Sand en fait foi : « Je vous dirai que cette Confession d’un Enfant du siècle m’a beaucoup émue en effet. Les moindres détails d’une intimité malheureuse y sont si fidèlement, si minutieusement rapportés depuis la première heure jusqu’à la dernière, depuis la soeur de charité jusqu’à l'orgueilleuse insensée, que je me suis mise à pleurer comme une bête en fermant le livre. » (A Mme d’Agoult, 25 mai 1836.)

Il avait pris tous les torts pour lui et poétisé le dénouement. Qu’on s’en souvienne, et qu’on relise ce récit haletant : on verra jour par jour, heure par heure, les étapes de ce supplice adoré, que résume ce cri de détresse jeté par George Sand au moment de la rupture : « Je ne veux plus de toi, mais je ne peux m’en passer ! » (Lettre à Musset, fév. ou mars 1835.) Et plus on relit, plus il éclate aux yeux, que ce qui est arrivé devait arriver.

Chacun d’eux souhaitait et exigeait l’impossible. Musset, passionnément épris pour la première fois de sa vie, avait derrière lui un passé libertin, qui s’attachait à lui comme la tunique de Nessus et contraignait son esprit à torturer son cœur. Comme le pêcheur de Portia, « il ne croyait pas », et il avait un besoin désespéré de croire. Il rêvait d’un amour au-dessus de tous les amours, qui fût à la fois un délire et un culte. Il comprenait bien qu’aucun des deux n’en était plus là, mais il ne pouvait en prendre son parti, passait son temps à essayer d’escalader le ciel et à retomber dans la boue, et il en voulait alors à George Sand de sa chute. Un quart d’heure après l’avoir traitée « comme une idole, comme une divinité », il l’outrageait par des soupçons jaloux, par des questions injurieuses sur son passé. « Un quart d’heure après l’avoir insultée, j’étais à genoux ; dès que je n’accusais plus, je demandais pardon ; dès que je ne raillais plus, je pleurais. Alors un délire inouï, une fièvre de bonheur, s’emparaient de moi ; je me montrais navré de joie, je perdais presque la raison par la violence de mes transports ; je ne savais que dire, que faire, qu’imaginer, pour réparer le mal que j’avais fait. Je prenais Brigitte dans mes bras, et je lui faisais répéter cent fois, mille fois, qu’elle m’aimait et qu’elle me pardonnait…. Ces élans du cœur duraient des nuits entières, pendant lesquelles je ne cessais de parler, de pleurer, de me rouler aux pieds de Brigitte, de m’enivrer d’un amour sans bornes, énervant, insensé. » Le jour ramenait le doute, car la divinité n’était qu’une femme, que son génie ne mettait pas à l’abri des faiblesses humaines et qui, comme lui, avait un passé.

Entre les tourmentes, il y avait de beaux et chauds soleils. Musset repentant devenait doux et soumis comme un enfant. Il n’était que tendresse, que respect. Il faisait vivre son amie parmi les adorations, l’exaltait au-dessus de toutes les créatures et l’enivrait d’un amour dont la violence le jetait pâle et défaillant à ses pieds. Il s’est tu, dans sa rage contre lui-même, sur ces accalmies. Il dit : « Ce furent d’heureux jours ; ce n’est pas de ceux-là qu’il faut parler » ; et il passe.

George Sand, elle aussi, se débattait entre une chimère et la réalité. Elle s’était forgé, vis-à-vis de Musset, plus jeune de six ans, un idéal d’affection semi-maternelle qu’elle croyait très élevé, tandis qu’il n’était que très faux. Elle y puisait une compassion orgueilleuse pour son « pauvre enfant », si faible, si déraisonnable, et elle lui faisait un peu trop sentir sa supériorité d’ange gardien. Elle le grondait avec infiniment de douceur et de raison (elle a toujours raison, dans leur correspondance), mais cette voix impeccable finissait par irriter Musset. Il ne réprimait pas un sourire ironique, une allusion railleuse, et l’orage recommençait.

Tous les deux chérissaient néanmoins leurs chaînes, parce que les heures de sérénité leur paraissaient encore plus douces que les mauvaises n’étaient amères. Quelques amis s’étonnaient et blâmaient. De quoi se mêlaient-ils ? George Sand répondait avec beaucoup de sens à l’un de ces indiscrets : « Il y a tant de choses entre deux amants dont eux seuls au monde peuvent être juges ! »

L’automne de 1833 fut coupé par cette excursion à Fontainebleau qu’ils ont tour à tour célébrée et maudite en prose et en vers. Décembre les vit partir ensemble pour l’Italie. Les récits qui ont été faits de ce voyage, et de ce qui l’a suivi, ont si peu de rapport avec la réalité, qu’il faut ici préciser et mettre les dates, afin de rétablir une fois pour toutes la vérité des faits. Les héros du drame—on ne saurait trop le répéter—n’ont qu’à gagner à ce que la lumière se fasse.

Ils s’embarquèrent le 22 décembre à Marseille, firent un court séjour à Gênes, un autre à Florence, et repartirent le 28 (ou le 29) pour Venise, où ils arrivèrent dans les premiers jours de janvier. George Sand, malade depuis Gênes, prit le lit le jour même de son arrivée à Venise, et y fut retenue deux semaines par la fièvre. Le 28 janvier, elle peut enfin annoncer à son ami Boucoiran qu’elle « va bien au physique comme au moral », mais ce n’est qu’un répit. Le 4 février, elle lui récrit : « Je viens encore d’être malade cinq jours d’une dyssenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas parce que nous avons à Paris une foule d’ennemis qui se réjouiraient en disant : « Ils ont été en Italie pour s’amuser et ils ont le choléra ! quel plaisir pour nous ! ils sont malades ! » Ensuite Mme de Musset serait au désespoir si elle apprenait la maladie de son fils, ainsi n’en soufflez mot. Il n’est pas dans un état inquiétant, mais il est fort triste de voir languir et souffrotter une personne qu’on aime et qui est ordinairement si bonne et si gaie. J’ai donc le cœur aussi barbouillé que l’estomac. » Musset commençait sa grande maladie.

Les deux amants venaient justement d’avoir leur première brouille, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne se vissent plus. L’album de voyage de Musset, qui existe encore, ne cesse pas un instant de représenter George Sand. On la voit en tenue de voyage, en costume d’intérieur, en Orientale qui fume sa pipe, en touriste qui marchande un bibelot. Sur une page, elle regarde malicieusement Musset à travers son éventail. Sur une autre, elle fume une cigarette avec sérénité, tandis qu’il a le mal de mer. On tourne, on tourne encore, et c’est elle, toujours elle, et deux vers de Musset, presque les derniers qu’il ait publiés, remontent à la pensée :

      Ote-moi, mémoire importune,
    Ote-moi ces yeux que je vois toujours !

Ils s’étaient néanmoins brouillés. Musset avait été violent et brutal. Il avait fait pleurer ces grands yeux noirs qui le hantèrent jusqu’à la mort, et il n’était pas accouru un quart d’heure après demander son pardon. La maladie fit tout oublier. Elle ouvre dans leur roman un chapitre nouveau, qui est touchant à force d’absurdité.

Le 5 février, il est tout à coup en danger : « Je suis rongée d’inquiétudes, accablée de fatigue, malade et au désespoir…. Gardez un silence absolu sur la maladie d’Alfred à cause de sa mère qui l’apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin. » (A Boucoiran.) Le 8, au même : « Il est réellement en danger…. Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris que le délire est affreux et continuel. Aujourd’hui cependant il y a un mieux extraordinaire. La raison est pleinement revenue et le calme est parfait. Mais la nuit dernière a été horrible. Six heures d’une frénésie telle que, malgré deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des hurlements, des convulsions, ô mon Dieu, mon Dieu ! quel spectacle ! »

Musset dut la vie au dévouement de George Sand et d’un jeune médecin nommé Pa gello. A peine fut-il en convalescence, que le vertige du sublime et de l’impossible ressaisit les deux amants. Ils imaginèrent les déviations de sentiment les plus bizarres, et leur intérieur fut le théâtre de scènes qui égalaient en étrangeté les fantaisies les plus audacieuses de la littérature contemporaine. Musset, toujours avide d’expiation, s’immolait à Pagello, qui avait subi à son tour la fascination des grands yeux noirs. Pagello s’associait à George Sand pour récompenser par une « amitié sainte » leur victime volontaire et héroïque, et tous les trois étaient grandis au-dessus des proportions humaines par la beauté et la pureté de ce « lien idéal ». George Sand rappelle à Musset, dans une lettre de l’été suivant, combien tout cela leur avait paru simple. « Je l’aimais comme un père, et tu étais notre enfant à tous deux. » Elle lui rappelle aussi leurs émotions solennelles « lorsque tu lui arrachas, à Venise, l’aveu de son amour pour moi, et qu’il te jura de me rendre heureuse. Oh ! cette nuit d’enthousiasme où, malgré nous, tu joignis nos mains en nous disant : « Vous vous aimez, et vous m’aimez pourtant ; vous m’avez sauvé, âme et corps ». Ils avaient entraîné l’honnête Pagello, qui ignorait jusqu’au nom du romantisme, dans leur ascension vers la folie. Pagello disait à George Sand avec attendrissement : il nostro amore per Alfredo, notre amour pour Alfred. George Sand le répétait à Musset, qui en pleurait de joie et d’enthousiasme.

Pagello conservait cependant un reste de bon sens. En sa qualité de médecin, il jugea que cet état d’exaltation chronique, qui n’empêchait pas Musset d’être amoureux—au contraire,—ne valait rien pour un homme relevant à peine d’une fièvre cérébrale. Il conseilla une séparation, qui s’accomplit le 1er avril (ou le 31 mars) par le départ de Musset pour la France. Le 6, George Sand donne à son ami Boucoiran, dans une lettre confidentielle, les raisons médicales de cette détermination, et elle ajoute : « Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage et je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir, et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu de l’accélérer…. Nous nous sommés quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon cœur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir. »

« La manière dont je me suis séparée d’Alf. m’en a donné beaucoup. Il m’a été doux de voir cet homme si frivole, si athée en amour, si incapable (à ce qu’il me semblait d’abord) de s’attacher à moi sérieusement, devenir bon, affectueux et loyal de jour en jour. Si j’ai quelquefois souffert de la différence de nos caractères et surtout de nos âges, j’ai eu encore plus souvent lieu de m’applaudir des autres rapports qui nous attachaient l’un à l’autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions légères. »

«….Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis l’un à l’autre, sous ce rapport, mais nous nous aimerons toujours, et les plus doux moments de notre vie seront ceux que nous pourrons passer ensemble. »

Musset écrit à Venise de toutes les étapes de la route. Ses lettres sont des merveilles de passion et de sensibilité, d’éloquence pathétique et de poésie pénétrante. Il y a çà et là une pointe d’emphase, un brin de déclamation ; mais c’était le goût du temps et, pour ainsi dire, la poétique du genre[2].

Il lui écrit qu’il a bien mérité de la perdre, pour ne pas avoir su l’honorer quand il la possédait, et pour l’avoir fait beaucoup souffrir. Il pleure la nuit dans ses chambres d’auberge, et il est néanmoins presque heureux, presque joyeux, parce qu’il savoure les voluptés du sacrifice. Il l’a laissée aux mains d’un homme de coeur qui saura lui donner le bonheur, et il est reconnaissant à ce brave garçon ; il l’aime, il ne peut retenir ses larmes en pensant à lui. Elle a beau ne plus être pour l’absent qu’un frère chéri, elle restera toujours l’unique amie.

George Sand à Musset (3 avril) : « Ne t’inquiète pas de moi ; je suis forte comme un cheval ; mais ne me dis pas d’être gaie et tranquille. Cela ne m’arrivera pas de sitôt. Ah ! qui te soignera et qui soignerai-je ? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrai-je prendre soin désormais ? Comment me passerai-je du bien et du mal que tu me faisais ?…

« Je ne te dis rien de la part de P. (Pagello) sinon qu’il pleure presque autant que moi. »

(15 avril.) «…. Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puisse être heureuse avec la pensée d’avoir perdu ton cœur. Que j’aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe ! Que je t’aie inspiré de l’amour ou de l’amitié, que j’aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l’état de mon âme à présent. Je sais que je t’aime à présent, et c’est tout…. »

Elle se demande comment une affection aussi maternelle que la sienne a pu engendrer tant d’amertumes : « Pourquoi, moi qui aurais donné tout mon sang pour te donner une nuit de repos et de calme, suis-je devenue pour toi un tourment, un fléau, un spectre ? Quand ces affreux souvenirs m’assiègent (et à quelle heure me laisseront-ils en paix ?), je deviens presque folle, je couvre mon oreiller de larmes. J’entends ta voix m’appeler dans le silence de la nuit. Qui est-ce qui m’appellera à présent ? Qui est-ce qui aura besoin de mes veilles ? A quoi emploierai-je la force que j’ai amassée pour toi, et qui, maintenant, se tourne contre moi-même ? Oh ! mon enfant, mon enfant ! Que j’ai besoin de ta tendre sse et de ton pardon ! Ne parle pas du mien, ne dis jamais que tu as eu des torts envers moi. Qu’en sais-je ? Je ne me souviens plus de rien, sinon que nous avons été bien malheureux et que nous nous sommes quittés. Mais je sais, je sens, que nous nous aimerons toute la vie…. Le sentiment qui nous unit est fermé à tant de choses, qu’il ne peut se comparer à aucun autre. Le monde n’y comprendra jamais rien. Tant mieux ! nous nous aimerons et nous nous moquerons de lui. »

«…. Je vis à peu près seule…. P. vient dîner avec moi. Je passe avec lui les plus doux moments de ma journée à parler de toi. Il est si sensible et si bon, cet homme ! Il comprend si bien ma tristesse ! Il la respecte si religieusement ! »

Les lettres de George Sand étaient plus généreuses que prudentes. Elles agirent fortement sur une sensibilité que la maladie avait surexcitée. Musset était arrivé à Paris le 12 avril et s’était aussitôt lancé à corps perdu dans le monde et les plaisirs, espérant que la distraction viendrait à bout du chagrin qui le dévorait. Le 19, il prie son amie de ne plus lui écrire sur ce ton, et de lui parler plutôt de son bonheur présent ; c’est la seule pensé qui lui rende le courage. Le 30, il la remercie avec transport de lui continuer son affection, et la bénit pour son influence bienfaisante. Il vient de renoncer à la vie de plaisir, et c’est à son grand George qu’il doit d’en avoir eu la force. Elle l’a relevé ; elle l’a arraché à son mauvais passé ; elle a ranimé la foi dans ce cœur qui ne savait que nier et blasphémer : s’il fait jamais quelque chose de grand, c’est à elle qu’il le devra.

Il continué à parler de Pagello avec tendresses. Il va jusqu’à dire : « Lorsque j’ai vu ce brave P., j’y ai reconnu la bonne partie de moi-même, mais pure, exempte des souillures irréparables qui l’ont empoisonnée en moi. C’est pourquoi j’ai compris qu’il fallait partir. » On remarque cependant une nuance dans son amitié pour Pagello, aussitôt que Musset est rentré à Paris. Il semble qu’en remettant le pied dans cette ville gouailleuse, il ait eu un vague soupçon que le « lien idéal » dont tous trois étaient si fiers pourrait bien être une erreur, et une erreur ridicule.

A la page suivante, il confesse ses enfantillages. Il a retrouvé un petit peigne cassé qui avait servi à George Sand, et il va partout avec ce débris dans sa poche.

Plus loin : « Je m’en vais faire un roman. J’ai bien envie d’écrire notre histoire. Il me semble que cela me guérirait et m’élèverait le coeur. Je voudrais te bâtir un autel, fût-ce avec mes os[3]. »

Ce projet est devenu la Confession d’un Enfant du siècle. George Sand avait déjà commencé, de son côté, à exploiter la mine des souvenirs. La première des Lettres d’un voyageur était écrite, et annoncée à Musset. Nous aurons maintenant, jusqu’à la fin de la tragédie, comme une légère odeur d’encre d’imprimerie. Il faut en prendre son parti ; c’est la rançon des amours de gens de lettres, qu’on doit acquitter même avec Musset, qui était aussi peu auteur que possible.

Les lettres de Venise continuaient à jeter de l’huile sur le feu. George Sand ne parvenait pas à cacher que le souvenir de l’amour tumultueux et brûlant d’autrefois lui rendait fade le bonheur présent. Elle était reconnaissante à Pagello, qui l’entourait de soins et d’attentions : « C’est, écrit-elle, un ange de douceur, de bonté et de dévouement ». Mais la vie avec lui était un peu terne, en comparaison : « Je m’étais habituée à l’enthousiasme, et il me manque quelquefois…. Ici, je ne suis pas Madame Sand ; le brave Pietro n’a pas lu Lélia, et je crois qu’il n’y comprendrait goutte…. Pour la première fois, j’aime sans passion (12 mai). » Pagello n’est ni soupçonneux ni nerveux. Ce sont de grandes qualités ; et pourtant ! « Eh bien, moi, j’ai besoin de souffrir pour quelqu’un ; j’ai besoin d’employer ce trop d’énergie et de sensibilité qui sont en moi. J’ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude, qui s’est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. Oh ! pourquoi ne pourrais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni à l’un ni à l’autre ? » Elle voudrait connaître la future maîtresse de Musset ; elle lui apprendrait à l’aimer et à le soigner. Mais cette maîtresse sera peut-être jalouse ? « Ah ! du moins, moi, je puis parler de toi à toute heure, sans jama is voir un front rembruni, sans jamais entendre une parole amère. Ton souvenir, c’est une relique sacrée ; ton nom est une parole solennelle que je prononce le soir dans le silence de la lagune…. » (2 juin.)

Pagello à Musset (15 juin) : « Cher Alfred, nous ne nous sommes pas encore écrit, peut-être parce que ni l’un ni l’autre ne voulait commencer. Mais cela n’ôte rien à cette affection mutuelle qui nous liera toujours de nœuds sublimes, et incompréhensibles aux autres…[4]. »

Des cris d’amour furent la réponse aux aveux voilés de l’infidèle. Dès le 10 mai, Musset lui écrit qu’il est perdu, que tout s’écroule autour de lui, qu’il passe des heures à pleurer, à baiser son portrait, à adresser à son fantôme des discours insensés. Paris lui semble une solitude affreuse ; il veut le quitter et fuir jusqu’en Orient. Il s’accuse de nouveau de l’avoir méconnue, mal aimée ; de nouveau il se traîne lui-même dans la boue et dresse un autel à la créature céleste, au grand génie, qui ont été son bien et qu’il a perdus par sa faute. C’est le moment où son âme enfiévrée s’ouvre à l’intelligence de Rousseau : « Je lis Werther et la Nouvelle Héloïse. Je dévore toutes ces folies sublimes, dont je me suis tant moqué. J’irai peut-être trop loin dans ce sens-là, comme dans l’autre. Qu’est-ce que ça me fait ? J’irai toujours[5]. » Il a un besoin impérieux et terrible de lui entendre dire qu’elle est heureuse ; c’est le seul adoucissement à son chagrin (15 juin).

George Sand à Musset (26 juin). Elle annonce l’intention de ramener Pagello avec elle et recommande à Musset de faire fi des commérages : « Ce qui pourrait me faire du mal, et ce qui ne peut pas arriver, ce serait de perdre ton affection. Ce qui me consolera de tous les maux possibles, c’est encore elle. Songe, mon enfant, que tu es dans ma vie à côté de mes enfants, et qu’il n’y a plus que deux ou trois grandes causes qui puissent m’abattre : leur mort ou ton indifférence. »

Musset à George Sand (10 juillet) : «…. Dites-moi, monsieur, est-ce vrai que Mme Sand soit une femme adorable ? » Telle est l’honnête question qu’une belle bête m’adressait l’autre jour. La chère créature ne l’a pas répétée moins de trois fois, pour voir si je varierais mes réponses. »

« Chante, mon brave coq, me disais-je tout bas, tu ne me feras pas renier, comme saint Pierre[6]. »

La venue de Pagello à Paris fut la grande maladresse qui gâta tout. Il y a de ces choses qui paraissent presque naturelles en gondole, entre poètes, et qui ne supportent pas le voyage. Le retour de Musset, seul et visiblement désemparé, avait déjà provoqué de méchants propos, qu’il s’était vainement efforcé d’arrêter. George Sand non plus n’avait pu faire taire ses amis. Elle leur disait : « C’est la seule ( passion) dont je ne me repente pas ». Mais les gens voulaient savoir mieux qu’elle, comme toujours, et les langues allaient leur train. Un grondement de médisances s’élevait du boulevard de Gand et du café de Paris. Il devint clameur à l’entrée en scène du complice—bien innocent, le pauvre garçon—du débordement de romantisme inspiré par la place Saint-Marc et l’air fiévreux des lagunes. La situation apparut dans toute son extravagance, et les trois amis furent brutalement tirés de leur rêve par les rires des badauds. Ils éprouvèrent un froissement douloureux, en se trouvant en face d’une réalité si plate, presque dégradante.

George Sand et son compagnon sont à peine arrivés (vers la mi-août), qu’une grande agitation s’empare d’eux tous. Chez Musset, c’est un réveil de passion auquel la conscience de l’irréparable communique une immense tristesse. Il écrit à George Sand qu’il a trop présumé de lui-même en osant la revoir, et qu’il est perdu. Le seul parti qui lui reste est de s’en aller bien loin, et il implore un dernier adieu avant son départ. Qu’elle ne craigne rien ; il n’y a plus en lui ni jalousie, ni amour-propre, ni orgueil offensé ; il n’y a plus qu’un désespéré qui a perdu l’unique amour de sa vie, et qui emporte l’amer regret de l’avoir perdu inutilement, puisqu’il la laisse malheureuse.

Elle dépérissait en effet de chagrin. Pagello s’était éveillé, en changeant d’atmosphère, au ridicule de sa situation : « Du moment qu’il a mis le pied en France, écrit George Sand, il n’a plus rien compris. » Au lieu du saint enthousiasme de jadis, il n’éprouvait plus que de l’irritation quand ses deux amis le prenaient pour témoin de la chasteté de leurs baisers : « Le voilà qui redevient un être faible, soupçonneux, injuste, faisant des querelles d’Allemand et vous laissant tomber sur la tête ces pierres qui brisent tout ». Dans son inquiétude, il ouvre les lettres et clabaude indiscrètement.

George Sand contemplait avec horreur le naufrage de ses illusions. Elle avait cru que le monde comprendrait qu’il ne fallait pas juger leur histoire d’après les règles de la morale vulgaire. Mais le monde ne peut pas admettre qu’il y ait des privilégiés ou, pour parler plus exactement, des dispensés en morale. Elle lisait le blâme sur tous les visages, et pour qui, grand Dieu ! pour cet Italien insignifiant, dont elle avait honte maintenant.

Il y avait six mois qu’ils étaient tous dans le faux, travaillant à se tromper eux-mêmes et à transfigurer une aventure banale. Ils allaient payer chèrement leurs fautes.

George Sand consentit à dire un dernier adieu à son ami ; non sans peine ; un instinct l’avertissait que cela ne vaudrait rien pour personne. Le lendemain, Musset lui écrivit[7] : « Je t’envoie ce dernier adieu, ma bien-aimée, et je te l’envoie avec confiance, non sans douleur, mais sans désespoir. Les angoisses cruelles, les luttes poignantes, les larmes amères ont fait place en moi à une compagne bien chère, la pâle et douce mélancolie. Ce matin, après une nuit tranquille, je l’ai trouvée au chevet de mon lit avec un doux sourire sur les lèvres. C’est l’amie qui part avec moi. Elle porte au front ton dernier baiser. Pourquoi craindrais-je de te le dire ? N’a-t-il pas été aussi chaste, aussi pur que ta belle âme ? O ma bien-aimée, tu ne me reprocheras jamais les deux heures si tristes que nous avons passées. Tu en garderas la mémoire. Elles ont versé sur ma plaie un baume salutaire ; tu ne te repentiras pas d’avoir laissé à ton pauvre ami un souvenir qu’il emportera et que toutes les peines et toutes les joies futures trouveront comme un talisman sur son cœur entre le monde et lui. Notre amitié est consacrée, mon enfant. Elle a reçu hier, devant Dieu, le saint baptême de nos larmes. Elle est invulnérable comme lui. Je ne crains plus rien, n’espère plus rien ; j’ai fini sur la terre. Il ne m’était pas réservé d’avoir un plus grand bonheur. »

Il sollicite ensuite la permission de continuer à lui écrire ; il supportera tout sans se plaindre, pourvu qu’il la sache contente : « Sois heureuse, aie du courage, de la patience, de la pitié, tâche de vaincre ce juste orgueil, rétrécis ton cœur, mon grand George ; tu en as trop pour une poitrine humaine. Mais si tu renonces à la vie, si tu te retrouves jamais seule en face du malheur, rappelle-toi le serment que tu m’as fait, ne meurs pas sans moi. Souviens-toi que tu me l’as promis devant Dieu. Mais je ne mourrai pas sans avoir fait un livre sur moi, sur toi surtout. Non, ma belle fiancée, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre sans qu’elle sache qui elle a porté. Non, non, j’en jure par ma jeunesse et par mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lys sans tache. J’y poserai de ces mains que voilà ton épitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d’un jour. La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels qui n’en ont plus qu’un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abailard. On ne parlera jamais de l’un sans l’autre…. Je terminerai ton histoire par un hymne d’amour…. »

Le calme de cette lettre était trompeur. Il part pour Bade (vers le 25 août ; il est passé à Strasbourg le 28), et ce sont aussitôt des explosions de passion, des lettres brûlantes et folles. « (Baden, 1834, 1er septembre). Jamais homme n’a aimé comme je t’aime, je suis perdu, vois-tu, je suis noyé, inondé d’amour. » Il ne sait plus s’il vit, s’il mange, s’il marche, s’il respire, s’il parle ; il sait seulement qu’il aime, qu’il n’en peut plus, qu’il en meurt, et que c’est affreux de mourir d’amour, de sentir son cœur se serrer jusqu’à cesser de battre, ses yeux se troubler, ses genoux chanceler. Il ne peut ni se taire, ni dire autre chose : « Je t’aime, ô ma chair et mes os et mon sang. Je meurs d’amour, d’un amour sans fin, sans nom, insensé, désespéré, perdu. Tu es aimée, adorée ! idolâtrée, jusqu’à mourir. Non, je ne guérirai pas, non, je n’essaierai pas de vivre, et j’aime mieux cela, et mourir en t’aimant vaut mieux que de vivre. Je me soucie bien de ce qu’ils disent ! Ils diront que tu as un autre amant, je le sais bien. J’en meurs, mais j’aime, j’aime…. Qu’ils m’empêchent d’aimer ! » Pourquoi se séparer ? Qu’y a-t-il entre eux ? Des phrases, des fantômes de devoirs. Qu’elle vienne le retrouver, ou qu’elle lui dise de venir…. Mais non ; toujours ces phrases, ces prétendus devoirs…. Et elle le laisse mourir de la soif qu’il a d’elle !

Un peu plus loin, dans la même lettre, une réflexion très sage, mais tardive : « Il ne fallait pas nous revoir. Maintenant c’est fini. Je m’étais dit qu’il fallait prendre un autre amour, oublier le tien, avoir du courage. J’essayais, je le tentais du moins…. » A présent qu’il l’a revue, c’est impossible ; il aime mieux sa souffrance que la vie[8].

En même temps qu’il s’éloigne de Paris, George Sand s’enfuit à Nohant comme affolée. Les lettres qu’elle adresse à ses amis sont des plaintes, d’animal blessé.—A Gustave Papet : « Viens me voir, je suis dans une douleur affreuse. Viens me donner une éloquente poignée de main, mon pauvre ami. Ah ! si je peux guérir, je payerai toutes mes dettes à l’amitié ; car je l’ai négligée et elle ne m’a pas abandonnée. » A Boucoiran : « Nohant, 31 août. Tous mes amis… sont venus me voir…. J’ai éprouvé un grand plaisir à me retrouver là. C’était un adieu que je venais dire à mon pays et à tous les souvenirs de ma jeunesse et de mon enfance, car vous avez dû le comprendre et le deviner, ma vie est odieuse, perdue, impossible, et je veux en finir absolument avant peu…. J’aurai à causer longuement avec vous et à vous charger de l’exécution de volontés sacrées. Ne me sermonnez pas d’avance. Quand nous aurons parlé ensemble une heure, quand je vous aurai fait connaître l’état de mon cerveau et de mon cœur, vous direz avec moi qu’il y a paresse et lâcheté à essayer de vivre, depuis si longtemps que je devrais en avoir fini déjà[9]. »

Et Pagello ? On l’avait laissé tout seul à Paris, et il était de fort méchante humeur. Il trouvait très mauvais qu’on l’eût emmené à deux cent cinquante lieues pour lui faire jouer un aussi sot personnage.

George Sand à Musset (au crayon et sans date. Elle écrit sur ses genoux, dans un petit bois) : « Hélas ! Hélas ! Qu’est-ce que tout cela ? Pourquoi oublies-tu donc à chaque instant, et cette fois plus que jamais, que ce sentiment devait se transformer, et ne plus pouvoir, par sa nature, faire ombrage à personne ? Ah ! tu m’aimes encore trop ; il ne faut plus nous voir. C’est de la passion que tu m’exprimes ; mais ce n’est plus le saint enthousiasme de tes bons moments. Ce n’est plus cette amitié pure dont j’espérais voir s’en aller peu à peu les expressions trop vives…. » Elle lui expose l’état pénible de ses relations avec Pagello : « Tout, de moi, le blesse et l’irrite, et, faut-il te le dire ? il part, il est peut-être parti à l’heure qu’il est, et moi, je ne le retiendrai pas, parce que je suis offensée jusqu’au fond de l’âme de ce qu’il m’écrit, et que, je le sens bien, il n’a plus la foi, par conséquent, il n’a plus d’amour. Je le verrai s’il est encore à Paris ; je vais y retourner dans l’intention de le consoler ; me justifier, non ; le retenir, non…. Et pourtant, je l’aimais sincèrement et sérieusement, cet homme généreux, aussi romanesque que moi, et que je croyais plus fort que moi. »

Ils continuèrent pendant tout le mois de septembre à se dévorer le coeur et à se torturer mutuellement. Aucun des deux n’avait la force d’en finir. Octobre les rapprocha, et ils se remirent à essayer de croire, à s’efforcer d’avoir foi l’un dans l’autre et dans la vertu purifiante de l’amour. Les jours s’écoulèrent dans des alternatives harassantes. Musset, qui avait gardé de son passé moins d’illusions que George Sand, sentait la nausée lui monter aux lèvres au milieu de ses serments d’amour. Son dégoût se tournait en colère ; et il accablait son amie d’outrages. A peine l’avait-il quittée, que la réalité s’effaçait de devant ses yeux ; il n’apercevait plus que la chimère enfantée par leurs imaginations enflammées. Il obtenait sa grâce à force de désespoir et d’éloquence, et tous les deux recommençaient à rouler leur rocher, qui retombait encore sur eux.

Le 13 octobre (1834), Musset remercie George Sand, dans une lettre douce et triste, de consentir à le revoir. Le 28, Pagello, qui n’était point fait pour les tragédies et commençait à avoir peur, sans savoir de quoi, annonce son départ à Alfred Tattet en le conjurant « de ne jamais dire un mot de ses amours avec la George. Je ne veux pas, ajoute-t-il, de vendette. »—George Sand à Musset(sans date) : « J’étais bien sûre que ces reproches-là viendraient dès le lendemain du bonheur rêvé et promis, et que tu me ferais un crime de ce que tu avais accepté comme un droit. En sommes-nous déjà là, mon Dieu ! Eh bien, n’allons pas plus loin ; laisse-moi partir. Je le voulais hier ; c’est un éternel adieu résolu dans mon esprit. Rappelle-toi ton désespoir et tout ce que tu m’as dit pour me faire croire que je t’étais nécessaire, que sans moi tu étais perdu. Et, encore une fois, j’ai été assez folle pour vouloir te sauver. Mais tu es plus perdu qu’auparavant, puisque, à peine satisfait, c’est contre moi que tu tournes ton désespoir et ta colère. Que faire, mon Dieu ? Qu’est-ce que tu veux à présent ? Qu’est-ce que tu me demandes ? Des questions, des soupçons, des récriminations, déjà, déjà ! » Elle lui rappelle le mal qu’il lui a déjà fait à Venise, les choses offensantes ou navrantes qu’il lui a dites, et, pour l’a première fois, son langage est amer. Elle avait prévu ce qui arrive : «…. Ce passé qui t’exaltait comme un beau poème, tant que je me refusais à toi, et qui ne te paraît plus qu’un cauchemar à présent que tu me ressaisis comme une proie… » : ce passé devait infailliblement le faire souffrir. Il faut absolument se séparer ; ils seraient tous les deux trop malheureux : « Que nous reste-t-il donc, mon Dieu, d’un lien qui nous avait semblé si beau ? Ni amour, ni amitié, mon Dieu ! »

Une lettre de Musset, qui a l’air de s’être croisée avec la précédente, accuse un trouble encore plus grand. Il est consterné de ce qu’il a fait. Il n’y comprend rien ; c’est un accès de folie. A peine avait-il fait trois pas dans la rue que la raison lui est revenue, et il a failli tomber au souvenir de son ingratitude et de sa brutalité stupide. Il ne mérite pas d’être pardonné, mais il est si malheureux qu’elle aura pitié de lui. Elle lui imposera une pénitence, et lui laissera l’espoir, car sa raison ne résisterait pas à la pensée de la perdre. Il lui peint une fois de plus son amour avec l’ardeur de passion qui fait de ces lettres des Nuits en prose.

Elle se laisse fléchir et pardonne. Musset est ivre de bonheur—ils se revoient—et George Sand reprend la plume avec découragement : « Pourquoi nous sommes-nous quittés si tristes ? Nous verrons-nous ce soir ? Pouvons-nous nous aimer ? Tu as dit que oui et j’essaie de le croire. Mais il me semble qu’il n’y a plus de suite dans tes idées, et qu’à la moindre souffrance tu t’indignes contre moi comme contre un joug. Hélas ! mon enfant, nous nous aimons, voilà la seule chose sûre qu’il y ait entre nous. Le temps et l’absence ne nous ont pas empêchés et ne nous empêcheront pas de nous aimer. Mais notre vie est-elle possible ensemble ? » Elle lui propose de se séparer, définitivement ; ce serait le plus sage à tous les égards : « Je sens que je vais t’aimer encore comme autrefois, si je ne fuis pas. Je te tuerai peut-être, et moi avec toi. Penses-y bien. Je voulais te dire d’avance tout ce qu’il y avait à craindre entre nous. J’aurais dû te l’écrire et ne pas revenir. La fatalité m’a ramenée ici. Faut-il l’accuser ou la bénir ? Il y a des heures, je te l’avoue, où l’effroi est plus fort que l’amour…. »

Musset se lassa le premier. La rupture vint de lui. Le 12 novembre, il l’annonce à Alfred Tattet. Sainte-Beuve, qui était alors le confident de George Sand, est aussi informé officiellement. Tout devrait être fini, et cependant les orages passés ne sont rien, moins que rien, auprès de ceux qui s’apprêtent. On dirait un de ces châtiments impitoyables où les anciens reconnaissaient la main de la divinité, et l’on n’a plus que de la compassion pour ces malheureux qui se débattent dans l’angoisse avec des cris de douleur.

George Sand était retournée à Nohant, et elle avait éprouvé tout d’abord un sentiment de délivrance et de repos : « Je ne vais pas mal, je me distrais et ne retournerai à Paris que guérie et fortifiée. J’ai lu votre billet à Duteil. Vous avez tort de parler comme vous faites d’Alf. N’en parlez pas du tout si vous m’aimez et soyez sûr que c’est fini à jamais entre lui et moi. » (15 nov., à Boucoiran.)

Ce n’est toutefois qu’une accalmie. Le ton de ses lettres change bien vite. A Musset : « Paris, mardi soir, 25 décembre 1834.—Je ne guéris pourtant pas,… je m’abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m’abat…. Hélas ! il augmente tous les jours comme cette horreur de l’isolement, ces élans de mon cœur pour aller rejoindre ce cœur qui m’était ouvert ! Et si je courais, quand l’amour me prend trop fort ? Si j’allais casser le cordon de sa sonnette, jusqu’à ce qu’il m’ouvrît sa porte ? Si je m’y couchais en travers jusqu’à ce qu’il passe ? —Si je me jetais—non pas à ses pieds, c’est fou, après tout, car c’est l’implorer, et, certes, il fait pour moi ce qu’il peut ; il est cruel de l’obséder et de lui demander l’impossible ; —mais si je me jetais à son cou, dans ses bras, si je lui disais : « Tu m’aimes encore ; tu en souffres ; tu en rougis, mais tu me plains trop pour ne pas m’aimer…. » Quand tu sentiras ta sensibilité se lasser et ton irritation revenir, renvoie-moi, maltraite-moi, mais que ce ne soit jamais avec cet affreux mot : dernière fois ! Je souffrirai tant que tu voudras, mais laisse-moi quelquefois, ne fût-ce qu’une fois par semaine, venir chercher une larme, un baiser qui me fasse vivre et me donne du courage.—Mais tu ne peux pas. Ah ! que tu es las de moi, et que tu t’es vite guéri aussi, toi ! Hélas, mon Dieu, j’ai eu de plus grands torts certainement que tu n’en eus, à Venise…. »

A son tour de s’accuser et d’implorer son pardon. Son orgueil est brisé. Elle prend un amer plaisir à se ravaler, à justifier les pires insultes de Musset. Mais est-ce que la leçon n’a pas été assez dure ? n’est-elle pas assez punie ? « Vendredi… : J’appelle en vain la colère à mon secours. J’aime, j’en mourrai, ou Dieu fera un miracle pour moi. Il me donnera l’ambition littéraire ou la dévotion…. Minuit. Je ne peux pas travailler. O l’isolement, l’isolement ! je ne peux ni écrire, ni prier,… je veux me tuer ; qui donc a le droit de m’en empêcher ? O mes pauvres enfants, que votre mère est malheureuse ! —Samedi, minuit… : Insensé, tu me quittes dans le plus beau moment de ma vie, dans le jour le plus vrai, le plus passionné, le plus saignant de mon amour ! N’est-ce rien que d’avoir maté l’orgueil d’une femme et de l’avoir jetée à ses pieds ? N’est-ce rien que de savoir qu’elle en meurt ?… Tourment de ma vie ! Amour funeste ! je donnerais tout ce que j’ai vécu pour un seul jour de ton effusion. Mais jamais, jamais ! C’est trop affreux. Je ne peux pas croire cela. Je vais y aller. J’y vais.—Non.—Crier, hurler, mais il ne faut pas y aller, Sainte-Beuve ne veut pas. »

Son exaltation en arrive au délire. Les fameuses lettres de la Religieuse portugaise sont tièdes et calmes auprès de quelques-unes de ces pages, qui peuvent compter parmi les plus ardentes que l’amour ait jamais arrachées à une femme. Elle se traîne à ses pieds, mendiant des coups faute de mieux : « J’aimerais mieux des coups que rien », et entremêlant ses supplications de reproches à Dieu, qui l’a abandonnée dans cette circonstance et à qui elle propose un marché : « Ah ! rendez-moi mon amant, et je serai dévote, et mes genoux useront le pavé des églises ! »

Elle ne s’en tenait pas aux paroles. Elle coupa ses magnifiques cheveux et les envoya à Musset. Elle venait pleurer à sa porte ou sur son escalier. Elle errait comme une âme en peine, les yeux cernés, le désespoir sur la figure.

Musset l’aimait toujours. Il ne put résister.—Billet de George Sand à Tattet(14 janvier 1835) : « Alfred est redevenu mon amant ».

Les semaines qui suivirent furent affreuses, et nous en épargnerons au lecteur le récit pénible et monotone. On s’étonne qu’ils aient pu y résister et ne pas devenir fous. Ils s’obstinaient à ne pas accepter le passé, leur passé impur et ineffaçable, et à poursuivre le fantôme d’une affection sublime et sacrée. Plus que jamais, les souvenirs et les soupçons empoisonnaient chacune de leurs joies, et des querelles hideuses couronnaient leurs ivresses.

Un jour enfin, George Sand déclare qu’elle n’en peut plus, et qu’elle est décidément incapable de le rendre heureux : « O Dieu, ô Dieu, continue-t-elle, je te fais des reproches, à toi qui souffres tant ! Pardonne-moi, mon ange, mon bien-aimé, mon infortuné. Je souffre tant moi-même…. Et toi, tu veux exciter et fouetter la douleur. N’en as-tu pas assez comme cela ? Moi, je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de pis que ce que j’éprouve…. Adieu, adieu. Je ne veux pas te quitter, je ne veux pas te reprendre…. Je ne t’aime plus, mais je t’adore toujours…. Reste, pars, seulement ne dis pas que je ne souffre pas. Il n’y a que cela qui puisse me faire souffrir davantage. Mon seul amour, ma vie, mes entrailles ; mon sang, allez-vous-en, mais tuez-moi en partant. » Musset aussi n’en pouvait plus. Il lui avait écrit qu’il faisait ses paquets. Comme il ne se décidait pas à partir et que la tempête d’amour et de colère faisait toujours rage ; comme, de plus, une femme qui a été quittée est disposée à prendre les devants pour ne pas l’être une seconde fois, George Sand complota une sorte d’évasion pour le 7 mars 1835 et alla se réfugier à Nohant.

George Sand à Boucoiran (Nohant, 14 mars 1835) : « Mon ami, vous avez tort de me parler d’Alf. Ce n’est pas le moment de m’en dire du mal…. Mépriser est beaucoup plus pénible que regretter. Au reste ni l’un ni l’autre ne m’arrivera. Je ne puis regretter la vie orageuse et misérable que je quitte, je ne puis mépriser un homme que, sous le rapport de l’honneur, je connais aussi bien…. Je vous avais prié seulement de me parler de sa santé et de l’effet que lui ferait mon départ. Vous me dites qu’il se porte bien et qu’il n’a montré aucun chagrin. C’est tout ce que je désirais savoir et c’est ce que je puis apprendre de plus heureux. Tout mon désir était de le quitter sans le faire souffrir. S’il en est ainsi, Dieu soit loué ! »

Au premier moment, ils furent tous les deux soulagés, et cela se conçoit. George Sand eut une crise de foie, après quoi elle en vint très vite à l’indifférence. Musset se crut aussi guéri (Lettre à Tattet, 21 juillet 1835), mais il se trompait ; quelque chose s’était brisé en lui, laissant une plaie incurable.

D’aucun côté—cette remarque est essentielle pour la connaissance de leurs caractères,—d’aucun côté il n’y a trace, au début de la rupture, de l’abîme de rancune et d’irritation que les mauvais services de leur entourage allaient creuser entre eux, et à leurs dépens. Ils s’écrivent encore de loin en loin, pour un renseignement, une personne à recommander, et persistent à se défendre l’un l’autre contre les médisances. La Confession d’un Enfant du siècle, où Musset, ainsi qu’on l’a vu, dresse un autel à son amie, a paru en 1836, et George Sand écrivait à cette occasion : « Je sens toujours pour lui, je vous l’avouerai bien, une profonde tendresse de mère au fond du cœur. Il m’est impossible d’entendre dire du mal de lui sans colère…. » (A Mme d’Agoult, 25 mai 1836.) Deux ans plus tard, les Nuits ont paru. Les amis n’ont pas cessé d’exciter les ressentiments. On sent l’approche des hostilités. George Sand à Musset : « Paris, 19 avril 1838 : Mon cher Alfred (un premier paragraphe a trait à une personne qu’il lui avait recommandée),… je n’ai pas bien compris le reste de ta lettre. Je ne sais pourquoi tu me demandes si nous sommes amis ou ennemis. Il me semble que tu es venu me voir l’autre hiver, et que nous avons eu six heures d’intimité fraternelle après lesquelles il ne faudrait jamais se mettre à douter l’un de l’autre, fût-on dix ans sans se voir et sans s’écrire, à moins qu’on ne voulût aussi douter de sa propre sincérité ; et, en vérité, il m’est impossible d’imaginer comment et pourquoi nous nous tromperions l’un l’autre à présent. »

En 1840, ils échangent plusieurs lettres pour décider ce qu’ils feront de leur correspondance[10]. Leur dernière rencontre eut lieu en 1848.

Nous empruntons la conclusion de leur histoire à George Sand : « Paix et pardon », disait-elle dans sa vieillesse à Sainte-Beuve, un jour qu’ils avaient remué les cendres de ce terrible passé. Qu’il en soit ainsi. Paix et pardon à ces malheureuses victimes de l’amour romantique, non point, comme le voulait George Sand, parce qu’ils avaient beaucoup aimé, mais parce qu’ils avaient beaucoup souffert.


  1. Lélia est enregistrée dans le numéro du 10 août 1833 de la Bibliographie de la France, ce qui place son apparition, selon toutes probabilités, entre le 1er et le 5 août.
  2. La famille de Musset s’oppose malheureusement, par des scrupules infiniment respectables, mais que je ne puis m’empêcher de croire mal inspirés, à ce qu’il soit imprimé aucun fragment de ses lettres inédites, et particulièrement de ses lettres à George Sand. Il est cruel pour le biographe d’être contraint de traduire du Musset, et quel Musset ! dans une prose quelconque. Il est injuste et imprudent de ne pas laisser Musset parler pour lui-même en face d’un adversaire tel que George Sand, dont les lettres sont aussi bien éloquentes.
  3. Ces fragments ont été cités par M. Edouard Grenier dans ses charmants Souvenirs littéraires (Revue bleue du 15 octobre 1892).
  4. L’original est en italien.
  5. Cité par Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, XIII, 373.
  6. Revue bleue, 15 octobre 1892.
  7. Cette lettre a été publiée dans l'Homme libre du 14 avril 1877.
  8. Revue bleue, 15 octobre 1892.
  9. On trouvera des détails curieux sur son état d’esprit durant cette crise dans la 4e des Lettres d’Un Voyageur. La 1re a trait à la séparation de Venise.
  10. Celle-ci a fini par rester aux mains de George Sand. Après la mort de Musset, elle songea à la publier, mais Sainte-Beuve la détourna de son projet (1861).