Alfred Mézières (René Doumic)

Alfred Mézières (René Doumic)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 906-920).
ALFRED MÉZIÈRES

Dans l’atroce guerre que nous subissons, il est un supplice auquel nul d’entre nous ne peut songer sans un particulier serrement de cœur : celui des malheureux enfermés dans les départemens envahis, où, depuis seize mois, ils attendent la délivrance. Avoir sous les yeux, chaque jour, la réalité de l’invasion, subir à tout instant le contact de l’ennemi, quelle torture ! Une barrière impénétrable s’est refermée sur nos infortunés compatriotes, un lourd manteau de mystère et de silence pèse sur eux. Sans nouvelles de nous, qui n’avons d’eux aucunes nouvelles, ils sont retranchés du monde. Et, tandis que se joue sur les champs de bataille la terrible partie dont leur liberté est l’enjeu, ils sont réduits à n’en suivre les péripéties qu’à travers des informations de source allemande ! Isolement, angoisse patriotique et souffrance privée, misère de la séparation, fièvre de l’inconnu, tel est cet enfer. C’est celui auquel a été condamné, pour la dernière année de sa vie, un vieillard de quatre-vingt-neuf ans, notre très cher, très vénéré et très regretté Alfred Mézières.

Lorrain, attaché au sol par les racines profondes de la race et du souvenir, il ne manquait jamais, l’été venu, de s’acheminer vers son village natal de Rehon. C’était plus qu’une habitude, une tradition. Il avait là sa maison de famille, où ses parens avaient vécu, d’où ils étaient sortis pour aller dormir dans le cimetière voisin. Il tenait d’autant plus à elle qu’il avait craint de la perdre, une fois déjà, et déjà sous la menace allemande. Il se rappelait quelle avait été son émotion lorsque, rentrant en Lorraine, après la guerre de 1870, il avait aperçu, à un détour du chemin, du haut de la colline, le toit d’ardoise intact et les blanches fenêtres à leur place accoutumée. Donc, comme chaque année, au mois de juillet 1914, il était retourné à Rehon : l’invasion l’y surprit. Désormais, il était prisonnier des Allemands. Vainement sa famille mit-elle tout en œuvre pour le rapatrier : toutes les tentatives échouèrent. Des démarches furent faites par l’ambassade d’Espagne, par le Saint-Père ; elles restèrent sans résultat : l’autorité allemande ne daigna y faire aucune espèce de réponse. Ni le grand âge d’Alfred Mézières, ni la situation qu’il occupait en France, ni sa renommée d’écrivain connu en Allemagne ne lui valurent les moindres égards. Sa correspondance était interceptée. A la suite d’un article paru dans un journal de Paris, et dont on ne sait comment il aurait pu être l’auteur, il fut sommé d’aller s’expliquer chez le commandant d’étapes de Longwy. Pas une vexation ne lui fut épargnée. C’était un prisonnier de marque, auquel on appliquait le droit commun. A l’approche de la fin, les siens ne furent pas admis auprès de lui : ils n’ont pas-eu la consolation de lui fermer les yeux.

L’occupation allemande ignore les lois les plus élémentaires et les plus saintes de l’humanité. Elle grandit d’autant ceux qu’elle choisit pour en faire ses victimes. La mort d’Alfred Mézières, gardé comme otage, a sa beauté douloureuse. Celui qui, témoin d’une première invasion, avait travaillé de toutes ses forces à en épargner le retour à son pays, a subi l’horreur d’une invasion nouvelle. A quatre-vingt-neuf ans, il est mort à l’ennemi. En face de cet ennemi victorieux, nous savons qu’il n’a cessé d’avoir confiance dans la victoire de la France. Il a connu la tristesse, non le découragement. Il aimait trop son pays pour avoir jamais douté de lui. Cette cruelle agonie, si vaillamment supportée, l’associe plus étroitement aux destinées de ce pays qui fut sa passion. Nous nous inclinons, avec un respect encore augmenté et une suprême émotion, devant celui dont nous honorions la belle vieillesse, sans soupçonner l’âpre souffrance qui l’attendait…


A Rehon, où il est né, puis à Metz, où il fut élevé, Alfred Mézières avait été façonné par le milieu lorrain. Sur cette frontière de l’Est, si souvent franchie par l’invasion, le voisinage de l’étranger donne au sentiment national toute son intensité. Metz était encore, à cette date heureuse, la forteresse inviolée, la ville française par excellence. « Il n’y avait pas de ville plus profondément française, française par la langue et par les mœurs, par son attachement à toutes nos traditions, ni plus éloignée de l’empire germanique, qu’elle ne connaissait que pour lui avoir résisté victorieusement avec le duc François de Guise… Personne n’y avait jamais parlé, personne n’y parlait allemand. » Des récits de guerre bercèrent l’âme de l’enfant. Il trouvait autour de lui, et jusque dans sa famille, d’anciens soldats de Napoléon. Ils parlaient du grand Empereur, de la grande Armée. « A les écouter, un frisson d’enthousiasme et de patriotisme passait dans nos veines. Ils nous apprenaient à ne jamais douter de la patrie, à la considérer comme la première des nations, comme la reine du monde. » De là chez Alfred Mézières cet ardent patriotisme qui fut l’inspiration de sa vie publique, et ce goût des choses militaires qui devait plus tard déterminer son rôle dans nos assemblées.

Sa généalogie est curieuse et un peu différente de celle qu’il aimait à s’attribuer. Dans son charmant livre de souvenirs, Au temps passév il parle d’un sien grand-père qui, descendant d’une ancienne et noble famille du Maine, la famille de Vassé, aurait, dans la nuit du 4 août, renoncé à tous ses titres. Sur ce point, la mémoire, généralement si sûre, d’Alfred Mézières était en défaut. Son grand-père descendait bien des Vassé ; mais à la façon dont il en descendait, il n’avait droit à aucun de leurs titres et n’eut donc, dans la nuit du 4 août, aucun sacrifice à faire sur l’autel de l’égalité. Petit employé à la municipalité et bon sans-culotte, ce premier des Mézières poussa le civisme jusqu’à choisir l’année 1793 pour y donner le jour à un fils, auquel il infligea les prénoms peu chrétiens d’Amour-Satan. Les temps passèrent, le calendrier dépouilla la carmagnole : Amour-Satan Mézières devint, plus simplement, Louis Mézières. Ce fut le père de notre confrère. Il avait fait partie de la première promotion de l’Ecole normale. Professeur de rhétorique en province, puis recteur de l’Académie de Metz, il était universitaire dans l’âme. Il n’imaginait pas qu’il y eût pour un honnête homme une autre carrière que la carrière universitaire. Il éleva son fils pour être professeur.

Les études, telles qu’on les comprenait à cette époque, étaient faites pour ravir un enfant qui avait l’esprit vif, de l’imagination, du cœur, un goût instinctif des lettres, le sens inné de notre tradition. Rien de pédantesque, ni de morose ; un enseignement simple, clair, vivant, qui avait pour âme l’admiration des belles choses. Des maîtres savans et modestes, passionnés pour les œuvres dont ils faisaient les honneurs à leur jeune auditoire. Alfred Mézières eut, au lycée de Metz, un de ces professeurs excellens, comme on en trouvait même dans de moindres collèges. « M. Gelle parlait de ses auteurs favoris avec un feu, avec un enthousiasme communicatifs. Il ne se contentait pas de nous expliquer les belles œuvres, il nous en faisait sentir le charme ou la puissance en termes pleins de chaleur. » On reconnaît là cette « manière française, » que, malheureusement, dans ces dernières années, nous avions sacrifiée à la « manière allemande. » Elle consiste à étudier d’abord les œuvres classiques comme des œuvres d’art pour en faire ressortir la beauté, et à dégager ensuite le contenu moral qu’elles enferment. C’est elle que le pays, éclairé par la crise actuelle, souhaite de voir appliquer de nouveau à ses enfans. On sait que, par une circulaire adressée aux recteurs à la veille de la rentrée des classes, le ministre vient de donner une première et éclatante satisfaction à l’opinion, en prescrivant le retour à cette méthode traditionnelle qu’il a définie avec une parfaite précision.

Un des rites de la préparation à l’Ecole normale était que les candidats provinciaux vinssent achever leurs études à Paris. Mézières eut pour professeurs à Louis-le-Grand des humanistes fameux : Rinn, Lemaire, Eugène Despois. Rue d’Ulm, — et d’abord rue Saint-Jacques, — ses camarades s’appelèrent Beulé, Caro, Eugène Manuel, Challemel-Lacour, Weiss, Assolant, Pasteur. Or, c’était en 1848. Cette année-là, on ne s’ennuya pas à l’Ecole normale. Depuis 1830, la jeunesse des écoles était populaire. En février, aux premiers bruits de la révolution, des normaliens descendirent par la fenêtre pour se joindre aux insurgés. Ce fut alors la vie dans la rue, une aventure par jour et le carnaval tous les jours. Beulé est bombardé sous-préfet ; Mézières est envoyé en mission pour rétablir la circulation sur la voie ferrée entre Paris et Rouen. Il porte une écharpe tricolore et un sabre de cavalerie à la ceinture. Le besoin d’un costume se faisait sentir : on en improvise un, ridicule à souhait, et l’Ecole s’organise militairement. Retour de mission, l’élève Mézières, promu officier de quelque chose, passe ses journées à l’état-major de la garde nationale, au rez-de-chaussée du palais des Tuileries. Le 15 mai, il saute par la fenêtre, — encore ! — rattrape la sixième légion rue de Castiglione, lui fait rebrousser chemin et la mène à l’Hôtel de Ville dont il s’empare sans coup férir, à l’effet de le remettre à Lamartine. Cet exploit lui valut un banquet offert par les officiers de la sixième légion pour avoir sauvé la patrie. Ce furent les journées comiques ; il y en eut de tragiques. Mézières était à la barrière d’Italie avec le général Bréa et le capitaine Mangin, qui furent tués par les insurgés. Enfin, l’ordre se rétablit. Et les normaliens, après cet intermède politico-militaire, se remirent, avec docilité et le sentiment du devoir accompli, à des travaux moins guerriers.

L’Ecole d’Athènes venait d’être fondée par M. de Salvandy avec ce programme vague et séduisant : « demander les secrets de la langue d’Homère aux échos du Parthénon, évoquer les grands souvenirs, interroger de site en site l’âme des vieux poètes, découvrir à leurs vers, en face des lieux qui les ont inspirés, un nouveau charme et comme un sens nouveau. » C’était une école d’humanistes, ce n’était pas encore un séminaire d’archéologues. Mézières partit dans l’ivresse de la liberté et de la découverte, en petit Français qui n’a jamais rien vu et devant qui le vaste monde déroule ses plus nobles aspects. Les voyages d’alors, moins faciles que les nôtres, avaient plus de pittoresque et d’imprévu. De Rome à Naples, l’unique moyen de locomotion était le voiturin, célébré par Dumas père. Le voyageur choisissait son heure de départ et s’arrêtait à volonté pour contempler le paysage ou pour regarder les monumens. Mézières avait pour compagnons de route Beulé et Alexandre Bertrand. Il était entre deux le trait d’union. « A Beulé, l’audace, l’initiative, les entreprises périlleuses. A Bertrand, plus de prudence et d’inertie que de curiosité. Entre les deux, je tâchais de retenir l’un et de stimuler l’autre. » Ainsi il préludait a ce rôle de juste milieu, de conciliation et de modération, où il excella toujours. A Athènes, il devait retrouver Jules Girard, dont le nom est resté cher à tous les fervens de l’hellénisme. Eleusis, Sparte, le Taygète, les Cyclades, Corfou, Zante… le voyageur de vingt-trois ans allait de surprises en enchantemens. Bien sûr, il avait des heures de nostalgie, et cela lui manquait, depuis son arrivée en Grèce, de n’avoir pas encore vu un bois, un vrai bois, comme les bois de chez lui. Ni Athènes, ni Constantinople ne le rendaient ingrat pour Rehon qu’il qualifie de « merveille, » pas plus que Rome ne faisait oublier à Du Bellay sa bourgade angevine. Mais il voulait tout connaître de ces lieux illustres. Chaque jour, il éprouvait plus profondément le bienfait de la culture antique puisée à la source même ; quand il quitta la Grèce, ce fut en la remerciant de lui avoir donné une instruction qu’il n’aurait jamais acquise ailleurs.


Voilà Mézières devenu tout à fait Athénien : il jugea que cela le désignait pour enseigner les littératures anglaise et allemande. Homère et Platon lui avaient été une introduction à Shakspeare et à Gœthe. C’était le beau temps de la culture générale. On ne croyait pas que le plus grand effort de l’esprit consistât à s’enfermer dans une étroite spécialité, toutes portes closes. C’est, à n’en pas douter, le père de Mézières qui l’orienta vers cet enseignement. Il avait réuni une riche collection de classiques étrangers, et c’était un père à l’ancienne mode, qui ne craignait pas d’usurper sur la liberté de son fils en le faisant profiter de son expérience et de ses travaux. Tous deux allèrent consulter Villemain ; celui-ci avait contribué plus que personne à introduire l’étude des littératures étrangères en France : sa réponse n’était pas douteuse. Le nouveau professeur fit ses débuts à la faculté des Lettres de Nancy. Son succès fut tel qu’après quelques années, une chaire étant devenue vacante à la Sorbonne, il put se mettre sur les rangs. Toutefois, n’ayant jamais fait mystère de ses opinions libérales, il n’était pas très rassuré sur l’accueil que recevrait sa candidature en haut lieu, et c’est avec une certaine inquiétude qu’il se rendit à la convocation de M. Rouland, alors ministre de l’Instruction publique : « Vous avez de mauvaises relations, lui dit le ministre, vous m’êtes désigné comme fréquentant beaucoup le monde orléaniste. Mais c’est là une question d’ordre privé dans laquelle je ne veux pas entrer. On ne vous reproche aucune incorrection ; je n’ai donc à m’occuper que de votre enseignement. Vous avez réussi à Nancy : je ne vous demande que de réussir également à la Sorbonne, où je vous appelle. » Ainsi s’exprimait un ministre de l’Instruction publique en 1861, sous l’Empire. Ainsi un professeur qui avait de mauvaises relations et du talent, devenait le collègue en Sorbonne du docte Victor Le Clerc, de l’aimable Patin et du spirituel Saint-Marc Girardin.

Ce que fut l’enseignement de Mézières, ses livres, qui sont le résumé de ses leçons, nous l’apprennent[1]. Pour être à l’égard de ces livres tout à fait équitable, la critique doit d’abord les replacer à leur date : dans l’espace d’un demi-siècle, l’étude des littératures étrangères a pu faire des progrès. Mais on était aux temps héroïques, quand Philarète Chasles faisait autorité. Mézières fut, à son heure et sans fracas, un initiateur. Personne n’avait encore mené sur les grandes littératures européennes une enquête si large, ni surtout si méthodique. Sa triple série d’essais embrassant Shakspeare, ses prédécesseurs, ses contemporains et ses successeurs, a été la première étude d’ensemble sur le théâtre anglais. Il s’en faut qu’elle ait perdu tout intérêt. Rien ne serait plus injuste, en effet, que de limiter la valeur des travaux de Mézières au moment où ils parurent. On peut, aujourd’hui encore, les consulter avec profit, et on n’y manque pas. Ils se recommandent par la clarté, le bon sens, la sûreté des jugemens. Ils contiennent sur les sujets qu’ils traitent l’essentiel, qui n’a pas cessé d’être le vrai. L’histoire littéraire est soumise à une perpétuelle révision, cela va sans dire ; mais elle ne se renouvelle pas aussi complètement que certains érudits voudraient nous le faire croire. On fait sur des points de détail de curieuses découvertes : les grandes lignes ne changent pas. De bons livres, écrits avec soin, en l’absence de tout parti pris, restent de bons livres. Les idées en paraîtraient plus originales, si leur justesse même ne les avait fait passer dans le domaine commun. Mais nous ignorons d’où elles nous viennent et nous sommes ingrats pour ceux à qui nous les devons.

Au moment où Mézières professa ses leçons sur Shakspeare, les romantiques venaient de passer par-là : toutes les notions étaient brouillées. Dans leur haine contre notre art classique, ils avaient aveuglément adopté les opinions les plus fausses et les plus injurieuses des Lessing et des Schlegel, sans s’apercevoir que le système de ces ennemis de la France était tout uniment une machine de guerre contre le théâtre français. Ils emboîtaient le pas à la critique allemande. D’ailleurs, dénués par eux-mêmes de tout esprit critique, ils appliquaient lourdement le procédé que Victor Hugo devait un jour résumer dans le mot fameux : admirer comme une bête. Ils admirèrent tout en bloc, y compris les grossièretés, les invraisemblances, et ce qui n’était pas de Shakspeare. Et comme ils étaient une école de poètes lyriques, ils prirent l’œuvre de Shakspeare pour une longue confession. A cet amphigouri et à ce fatras il fallait opposer les recherches d’une admiration intelligente. L’auteur de Shakspeare, ses œuvres et ses critiques s’y applique. Il ne considère pas le poète comme un météore apparaissant tout à coup dans les ténèbres. Il l’envisage dans son milieu et tient compte des prédécesseurs qui lui avaient frayé la voie. Shakspeare s’est-il mis lui-même dans son œuvre ? L’humour de ses jeunes gens persifleurs exprime-t-il ses idées sur le train du monde ? Est-il un frère d’Hamlet, et a-t-il, comme lui, souffert les affres de l’analyse ? Était-il, sur la fin de sa vie, devenu pareil au sage Prospéro, et la Tempête contient-elle son testament philosophique ? Comment le dire, puisque c’est l’essence même du génie dramatique de sortir de soi pour se muer en chacun de ses personnages ? Et comment croire que tout, dans ce théâtre, soit de même qualité ?

Ce qu’il faut avoir la franchise de dire, c’est que tout n’y peut être également goûté par un spectateur français. Il y a d’un peuple à l’autre des élémens irréductibles. S’agit-il, non pas d’un enthousiasme de convention, mais d’une admiration sincère, d’une émotion directe ? Alors, on doit tenir compte de ces différences inhérentes à la race. Quand nous lisons un auteur étranger, nous le tirons forcément à nous. Ainsi faisons-nous pour Shakspeare. Ce qui nous passionne, nous autres Français, et jamais ne nous lasse, c’est la connaissance de l’âme humaine. Donc, nous savons gré à Shakspeare d’avoir dit sur l’amour, sur la jalousie, sur l’ambition, sur l’ingratitude, sur le mal de vivre, des choses d’une profondeur et d’une tristesse infinies. Tel est, dans l’interprétation de Shakspeare, le point de vue français. C’est celui auquel s’est placé Mézières. « Ne cherchons dans ses pièces que la peinture des caractères. Quelles sont les mœurs qu’il a décrites ? Quels types a-t-il reproduits ou créés ? Ce sont là les seules questions qui intéressent véritablement sa gloire. » Les caractères expliquent les actions, les sentimens produisent les faits. De même, il y a dans chaque drame une passion dominante dont le poète décrit l’évolution et dont il tire une leçon morale. Roméo et Juliette ont cédé à la passion : la mort est leur châtiment. Desdémone, malgré son innocence, porte la peine de la première faute qu’elle a commise. Et ainsi de suite… Reprochera-t-on à ce Shakspeare d’être trop évidemment revu par un classique, et vu par lui à travers Racine et Molière ? Il se peut. Ce n’est pas tout Shakspeare, je l’accorde, mais c’est notre Shakspeare, mis à la portée d’un peuple de psychologues et de moralistes.

Chargé d’étudier les « littératures du Nord, » le professeur, en ces âges lointains, avait aussi bien dans son programme les « littératures du Midi. » Mézières n’a écrit sur Dante que quelques pages de circonstance, à propos de son jubilé. Mais son étude sur Pétrarque est très fouillée. Il montre d’abord en Pétrarque l’amant de Laure, amant platonique et d’ailleurs platonique malgré lui ; mais Laure était une honnête femme, d’une vertu sévère, inébranlablement attachée à ses devoirs envers son mari et ses neuf enfans. Elle traita le poète avec rigueur. Comment réussit-elle à le retenir si longtemps ? Par sa beauté, qui pourtant se fana vite, étant une beauté de blonde épuisée par des couches trop fréquentes ? Par une coquetterie vertueuse ? Ou par un autre lien, le plus fort de tous ? Car il semble bien qu’elle aima Pétrarque, sans le dire, mais non pas sans que Pétrarque en ait jamais rien su. Ce Pétrarque du Canzoniere est le plus connu : ce n’est pas le plus vraiment grand. Le vrai Pétrarque n’est pas seulement un faiseur de sonnets et de chansons : c’est la plus haute figure du XIVe siècle, le représentant des idées politiques les plus hardies qui s’y soient agitées. Il est un admirable patriote. Il a le culte non pas de sa petite, mais de sa grande patrie. Exilé de Florence et réfugié à Avignon, il n’est pas Florentin, mais il est Italien. Comme l’autre exilé florentin, il croit à la mission du peuple élu. Il croit au choix de la nation romaine, dès le temps d’Enée et des Troyens, pour gouverner le monde. Comme Dante, il ne reconnaît qu’un siège de l’empire et de la papauté : le sol sacré de Rome. C’est cette conviction qui fait de lui un partisan de Rienzi. Pourquoi donc l’Italie ne joue-t-elle pas encore son rôle providentiel ? Seules, ses divisions sont cause de sa faiblesse. Que l’union se fasse, et l’Italie redeviendra la reine du monde. Ainsi l’idée de l’unité italienne, avant d’être réalisée par les politiques, a été conçue par les écrivains, et, transmise par eux de génération en génération, est devenue la force qui crée les événemens. Si tel est le service rendu par Pétrarque à l’Italie, non moindre est celui dont l’humanité lui est redevable. Et c’est par celui-là surtout qu’il nous intéresse* On sait quelle était son admiration pour les écrivains de l’antiquité latine et avec quel zèle il faisait rechercher et copier leurs manuscrits. Entre autres, il avait retrouvé celui d’un traité de Cicéron : le De gloriâ. Hélas ! il le prêta. Le traité de Cicéron eut le sort de beaucoup de livres prêtés : on ne le revit jamais. Ces œuvres antiques, on les tenait, avant Pétrarque, pour un répertoire de connaissances, un arsenal d’argumens philosophiques, et même théologiques : lui, le premier, les étudie comme œuvres littéraires. Il y découvre le sens de la beauté et le lègue aux siècles avenir. Il restaure les lettres antiques et fonde l’humanisme. Il renoue la chaîne et restitue ses titres à l’esprit humain.

Si attachant que soit ce portrait de Pétrarque, je crois bien que le meilleur des ouvrages consacrés par Alfred Mézières aux littératures étrangères est son étude sur Goethe. Avec une adresse remarquable, il mêle la biographie et l’analyse des œuvres et éclaire l’une par l’autre. L’équité, comme toujours, y est parfaite. Le cours avait été professé avant 1870 ; le livre parut après la guerre franco-allemande : Mézières n’eut rien à y changer. Il rendait un juste hommage au génie de Goethe, à sa puissance et à son universalité. En dessinant la figure de l’homme, il ne pouvait se dispenser d’y souligner ce prodigieux égoïsme qui a toujours déconcerté la cordialité française. Qu’il s’agisse de Marguerite, la petite ouvrière de Francfort, et d’Anne Catherine Schœnkopf, la servante de Leipsig, ou de Frédérique Brion, la fille du pasteur, et de Lili Schœnemann, la fille du banquier, nous avons peine à admettre l’absolue insensibilité qui, chez leur amant, succède à tant de ferveur. Non certes que l’ingratitude en amour nous surprenne ; mais, chez Gœthe, elle fait partie d’un système. Il dénoue les liens, quand ils commencent à menacer sa liberté ; amour ou amitié, il s’en dégage quand il en a tiré l’agrément ou le profit qu’il pouvait en attendre ; il ignore que l’homme ait des devoirs envers autrui ; il ne s’en reconnaît qu’envers lui-même et croit avoir satisfait à toutes les exigences de la loi morale quand il a travaillé à son propre perfectionnement. Par d’autres côtés encore ce caractère nous choque. On a beau se dire humain, plus qu’humain, quand on a vu le jour à Francfort, on a des chances pour être resté Allemand. Mézières souligne justement le « caporalisme » de Gœthe. C’est lui qui, au théâtre de Weimar, fait mettre des sentinelles à la porte des actrices. Dans la salle, défense de rire, défense de manifester sous peine d’être arrêté par les hussards de garde. C’est dans les Affinités électives que se trouve ce programme d’éducation : « Les hommes devraient porter l’uniforme dès leur enfance, parce qu’ils doivent prendre l’habitude d’agir en commun, de se confondre parmi leurs égaux, d’obéir en masse et de travailler pour l’œuvre commune. Toute espèce d’uniforme entretient l’esprit militaire et une discipline plus exacte et plus ferme. Tous les garçons sont nés soldats. » Voilà bien l’Allemand… Mais cet Allemand n’a jamais voulu prendre parti contre la France. Le soir de Valmy, il a salué une ère nouvelle de l’histoire. Sa grande admiration a été pour Napoléon. Il n’a jamais oublié que beaucoup de ses idées lui venaient de chez nous. Il a reconnu ce que la civilisation doit, à la culture française : « Comment, disait-il à Eckermann, moi pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre ? » Il rend justice à nos écrivains et à quelques-uns des plus français parmi eux, à Molière et à Voltaire. Il s’intéresse à la magnifique éclosion littéraire qui, au début du XIXe siècle, fut notre revanche après l’invasion. C’est pourquoi, en 1915 comme en 1870, nous séparons sa cause de celle des pangermanistes, et nous refusons aux intellectuels allemands le droit de se recommander de lui.


La guerre de 1870 mit une coupure dans la carrière d’Alfred Mézières. Jusqu’alors, les travaux du professorat avaient presque entièrement absorbé son activité. Désormais, il appartiendra surtout au rôle public pour lequel le désignaient, aussi bien que ses origines lorraines, ses opinions connues pour avoir été de tout temps opposées au régime qui venait de sombrer dans nos désastres. Conseiller général, député, sénateur de Meurthe-et-Moselle, jusqu’à sa mort, il ne cessa plus de faire partie de nos assemblées politiques. Il était servi par une remarquable faculté d’assimilation, une riche mémoire, une parole abondante et ce don de sympathie qu’il possédait éminemment. Il ne fut pas ministre, et, comme on dit, cela se remarque. C’est qu’il n’avait pas le goût du pouvoir : son ambition était plus haute et plus désintéressée, et il fut assez heureux pour la réaliser. Très vite, il s’était fait apprécier pour sa compétence dans les questions militaires. Il eut l’honneur d’être appelé à la présidence de la Commission de l’armée qu’avait occupée Gambetta. Pendant dix-sept années, il remplit cette fonction d’intérêt national. Au Sénat, il eut la vice-présidence de la même Commission, présidée par M. de Freycinet. Quels services il a rendus à son pays dans un tel poste, quelles ressources il a déployées pour défendre devant le Parlement la cause de notre armée, je n’ai pas qualité pour le dire. Toutefois, j’ai pu m’en faire quelque idée dans une circonstance qu’aucun de mes confrères à l’Académie n’a oubliée. Quand le général Langlois s’y présenta, ce fut Mézières qui soutint ses titres. Je me souviens avec quelle chaleur, mais aussi avec quelle précision impressionnante il fit ressortir le service rendu à la France par celui qui avait doté notre artillerie du canon de soixante-quinze. Bien souvent, au cours de cette guerre, en lisant dans les récits de combats les effets de notre merveilleux canon, j’ai pensé aux termes dans lesquels Mézières les avait annoncés, et ma reconnaissance est allée au général, savant technicien, et à celui qui avait eu la bonne inspiration de le guider vers notre Compagnie.

De professeur, Mézières était devenu journaliste. A vrai dire, il avait débuté dans la presse avant la guerre. Sa collaboration à notre Revue remonte à 1864, et, particulièrement active pendant l’Année terrible, elle ne devait plus jamais s’interrompre. Au Temps, il était de la fondation ; même, en des jours difficiles, il avait porté ses modestes économies au journal de Neffizer et de Scherer. Là encore, il ne cessa de donner des articles d’une pensée toujours ferme, d’un style toujours net et châtié. Il a réuni les meilleurs de ces articles sous ces titres : Morts et Vivans, — Silhouettes de soldats, — De tout un peu, — Ultima verba. Il y aborde tous les sujets, de littérature ou d’histoire, avec l’unique souci de renseigner le lecteur, sans jamais chercher ni à briller aux dépens de l’auteur, ni à se faire valoir par d’inutiles polémiques. Un de ces fidèles comptes rendus prit le développement d’un livre et devint la Vie de Mirabeau. Écrit à propos de l’étude magistrale de L. et Ch. de Loménie, ce livre de vulgarisation ne prétend apporter aucune lumière nouvelle, mais seulement préciser le sens des documens qui venaient d’être jetés à profusion dans la circulation. Avec l’honnêteté qu’on lui connaît, Mézières ne pouvait manquer d’être révolté par les vices de l’homme privé ; mais son admiration pour l’homme d’État emporte tout. Il constate la vénalité de Mirabeau ; mais il remarque qu’elle n’a pas modifié sa conduite politique : Mirabeau s’est fait payer pour soutenir les idées qui étaient les siennes. Lui seul était capable de guider la Révolution : sa mort a été une calamité pour la France… Mézières était, en toute occurrence, l’homme juste, mais indulgent.

Il manquerait un trait à sa physionomie, si nous oubliions de dire qu’il fut un causeur charmant et un homme du monde entre les plus aimables. C’est encore une de nos meilleures traditions que la politesse et l’esprit de conversation : sachons gré à ceux qui nous la conservent, aux professeurs qui ne se résignent pas à être des pédans, aux écrivains qui ne se contentent pas d’être des gens de lettres. Mézières a été un assidu des derniers salons où l’on cause, sous le second Empire et la troisième République. Chez le duc Victor de Broglie, où le comte d’Haussonville l’avait introduit, il assistait à des passes d’armes entre Doudan et Cuvillier-Fleury. Quai Malaquais, chez Mme Alexandre Singer, il rencontrait Octave Feuillet et Prévost-Paradol. Il a monté, place de la Madeleine, les cinq étages de Jules Simon. Chez la comtesse d’Agoult, il s’est lié avec Emile Ollivier. Chez Mme Aubernon, il a pris la parole, sous la protection de la fameuse sonnette. « On se sentait alors si à l’aise, si bien soutenu par l’attention de tous, il se dégageait de ce milieu intellectuel une telle quantité de fluide, que des gens d’ordinaire peu communicatifs y devenaient éloquens. Je garde le souvenir d’improvisations merveilleuses qui ne se seraient pas produites ailleurs, qui naissaient sur place du frottement, de l’excitation de tant d’esprits distingués. » Tous ceux qui ont été admis dans cette maison brillamment hospitalière ont les mêmes souvenirs. C’est surtout depuis son entrée à l’Académie que Mézières s’était répandu dans le monde. Comme disait Labiche, « on est nourri. » Il plaisait par sa bienveillance universelle, qui mettait du liant dans les réunions les plus guindées et dégelait les froideurs les plus glaciales. Cette même cordialité le faisait rechercher dans les associations professionnelles, où son expérience et son esprit de conciliation rendaient de perpétuels services. Il était la serviabilité faite homme.

J’ai mis en réserve, afin de le détacher de l’ensemble, un livre de Mézières qui, relu à la lueur des événemens actuels, prend toute sa tragique signification. Pendant le siège, Mézières s’était enfermé dans Paris : il avait été, à cette Revue, avec Gaston Boissier, Émile Beaussire, Caro et quelques autres, l’un des rédacteurs qui en avaient assuré la publication. Il était chargé de tout ce qui concernait la guerre dans l’Est. Ce furent presque simultanément l’invasion en Lorraine et l’invasion en Alsace. L’armée de Metz était intacte et on comptait sur l’énergie de son « intrépide général. » Peu à peu, le jour se faisait sur les véritables conditions dans lesquelles la plus importante de nos places fortes avait été rendue. Cependant, d’héroïques résistances, à Bitche, à Longwy, à Belfort, sauvaient ce qui pouvait être sauvé : l’honneur. Lecture poignante et combien suggestive ! À mesure qu’on avance dans ces Récits de l’invasion, une impression en ressort et vous prend à la gorge : ces pages, qui datent de quarante-quatre ans, semblent écrites d’hier. Est-ce la guerre de 1870, est-ce la guerre de 1914 dont il est question ? Mêmes méthodes de nos ennemis, mêmes atrocités systématiques, dont le retour devait pourtant nous surprendre comme une nouveauté ! « La Prusse n’aime pas les guerres longues qui enlèvent à l’agriculture, à l’industrie, aux professions libérales, tous les hommes valides et suspendent la vie dans le pays tout entier. Elle déploie tout de suite des forces écrasantes, elle frappe des coups terribles avec l’espoir de forcer sur-le-champ ses adversaires à la paix. » C’est l’ « attaque brusquée. » Et voici les destructions systématiques, les atrocités commises de sang-froid pour terroriser l’adversaire : « Autrefois, les actes de destruction n’étaient qu’un accident ; on les attribuait aux emportemens de la lutte, à la brutalité du soldat. En 1870, la destruction est devenue systématique : on a détruit avec méthode, pour semer la terreur et hâter la victoire. » Est-ce au lendemain de l’incendie qui anéantit la bibliothèque de Louvain qu’ont été écrites les lignes suivantes ? « En quelques minutes, sans aucune nécessité stratégique, par la main d’un soldat opiniâtre, la savante et studieuse Allemagne venait d’anéantir le fruit de tant de travaux, ce que, pendant des siècles, avaient rassemblé la science, le goût, l’intelligence d’un grand nombre d’esprits cultivés, une bibliothèque libéralement ouverte aux savans de l’univers entier. La barbarie revient parmi nous, et c’est le peuple le plus instruit, le plus cultivé qui nous la ramène. » Après la bibliothèque de Strasbourg, c’est la cathédrale elle-même qui s’enflamme sous le coup des obus allemands, comme devait le faire, il y a un an, la cathédrale de Reims. Même hypocrisie qui consiste à fusiller les civils « par humanité » pour abréger la guerre. Les villes incendiées, sous couleur de représailles, sous le prétexte de résistances imaginaires, au mépris du droit des gens… Mais à quoi bon multiplier les citations ? C’est tout le livre qu’il faudrait citer. Il prouve, si l’on en pouvait douter, que la guerre de 1914 est, sur presque tous les points, la répétition de celle de 1870. Des livres tels que ces Récits de l’invasion auraient dû entretenir le pays dans la pensée du danger d’hier, qui n’avait pas cessé d’être le danger de demain.

Aussi en évoquant le souvenir de l’homme excellent qui vient de nous quitter, nous songeons à toutes les rares qualités qui nous le rendaient cher. Nous revoyons le grand vieillard, à la haute taille, aux larges épaules, qui souriait dans sa barbe blanche. Nous aimions la sagesse de ce Nestor et l’aménité des paroles qui se pressaient sur ses lèvres comme les flocons de la neige en hiver. Nous saluions en lui un pur représentant de notre race dont il avait le bon sens, la bonne grâce, la belle humeur et aussi la malice avisée. L’Université se rappellera qu’il fut un de ses plus brillans professeurs et le Parlement un de ses orateurs les plus dignes d’être écoutés. Mais ce qui restera son honneur, et qui est l’enseignement de sa vie, ce qui lui assigne une place, la plus enviable de toutes, dans la reconnaissance que le pays garde à ses bons serviteurs, c’est d’avoir été, pendant quarante-quatre ans, dans une France qui laissait s’effacer la leçon du passé, celui qui n’avait jamais oublié.


RENE DOUMIC.

  1. Les ouvrages d’Alfred Mézières sont édités à la librairie Hachette ; les Récits de l’invasion, à la librairie Perrin.