Alfred Jarry ou le Surmâle de lettres/06

B. Grasset (p. 131-146).


ALFRED JARRY

AU PHALANSTÈRE

VI


Nous vous écrivons aujourd’hui, Madame, deuxième jour de Mai, pour vous apprendre que nous avons bien tué toutes ces sales bêtes de rossignols qui nous empêchaient de dormir en notre phalanstère enfin vidé de ses trolls et trollesses (prononcez à l’allemande, s. v. p.). Ce n’était plus tenable. Le rossignol, qui est aussi la meilleure façon de forcer les portes, avait, pour nos oreilles, une maudite introduction clandestine nous rappelant le début, en mineur, d’une valse de boîte à musique et que nous décidâmes d’oublier, dès la venue de la première étoile dénommée Vénus par un quelconque vieil astronome amateur intéressé de distances infranchissables.

Le rossignol, cuit en brochette et convenablement arrosé d’alcool, n’est pas fort mauvais. Les Anciens qui possédaient des appétits aussi raffinés que stupides n’en voulaient déguster que des langues, et pour nous conformer à ce programme nous essayâmes vainement de les leur arracher. Or, nous pûmes nous convaincre qu’ils n’en avaient point, ce qui nous donna un peu à réfléchir sur le mécanisme de leurs personnelles roulades. Nous attendons Demolder et nous ne sortons que pour prendre le fourneau[1].

Nous ne vous parlerons point de votre livre. Nous continuons à croire que vous faites faire vos romans dans les prisons par des bougres qui n’ont pas froid aux yeux et qui, heureusement pour vous, n’ont jamais vu les vôtres.

Dites à M. le directeur du Mercure que le crin de Wiers ne vaut plus rien, au moins par la sécheresse, et que la pellicule de l’eau, isolante comme chacun sait, prolonge l’action néfaste de cette sécheresse au-dessous comme au-dessus.

Quand revenez-vous, Madame ? Nous aurons bientôt fini notre chapitre et nous aimerions vous l’entendre lire, car nous n’y comprenons rien tant il nous semble clair.

A. Jarry.

Le phalanstère était une maison d’un quai de Corbeil que l’on avait louée à plusieurs pour y passer l’été. Il y avait donc, de temps en temps, joyeuse réunion dont le père Ubu était à la fois l’âme et le tourment. Ses amis : Pierre Quillard, A.-F. Herold, Marcel Collière, mon mari et moi, nous lui passions beaucoup de choses en faveur de son étourdissant verbiage. De ce verbiage, un de ses condisciples du lycée Henri-IV, M. C. Gandilhon Gens-d’Armes, dit : « Quand il ouvrait le robinet de sa verve, il semblait suivre la sarabande de ses mots mais non pas la diriger. Ce n’était plus une personne qui parlait, mais une machine habitée par quelque démon. Sa voix saccadée, métallique ou nasillarde, ses gestes courts de pantin articulé, son masque fixe, sa loquacité torrentielle et incohérente, ses trouvailles grotesques ou brillantes, ses mots qui s’accrochaient à d’autres par tous leurs angles, ce synchronisme, dirions-nous aujourd’hui, de cinéma et de phonographe, tout cela étonnait, amusait, agaçait aussi et finissait par inquiéter. »

Moi, il m’inquiétait beaucoup plus qu’il ne m’amusait au vrai sens du verbe, parce que je pensais que c’était surtout ses perpétuelles absinthes qui lui valaient cette effrayante incontinence de langage. Très foncièrement bien élevé, je crois tout de même qu’il n’aurait pas dit, ou fait, certaines choses sans cet état d’ivresse permanente dans lequel il semblait trépider au lieu de vivre normalement. Et ses meilleurs amis, littérateurs et poètes comme lui, n’auraient pas dû lui permettre de boire… en buvant avec lui. Ces Messieurs, bourgeois fort à leur aise, gens comme il faut, avaient, eux, le refuge de leur ménage ou de leur famille, les repas réguliers et les bons sommeils en des lits confortables, tandis que la solitude farouche d’Alfred Jarry le laissait sans défense contre lui-même. Ou il mangeait trop un jour, ou il ne mangeait pas du tout le lendemain et n’en buvait que mieux.

Quand on songe qu’il a fallu rien moins que l’atroce guerre de 1914 pour en arriver à prohiber l’absinthe, on a une triste idée de la sagesse des gouvernements. Et encore… cette simple prohibition, mesure enfantine, paraît avoir surtout développe le goût des ersatz et des stupéfiants de toutes sortes, comme si le poison de la mort était devenu nécessaire à l’humanité.

Au phalanstère de Corbeil, Jarry respirait un air plus pur qu’à Paris dans les singuliers taudis qu’il habitait, mais il y trouvait aussi cette terrible émulation des buveurs entre eux. Il était entendu pour ses amis que l’excès était son régime, on s’inclinait… ; pourtant je suis convaincue que son naturel de singe aurait imité volontiers des gens sobres le mettant au défi. On ne pouvait prendre le père Ubu que par son amour-propre. Il ne fallait pas lui parler de morale, plutôt lui dire : « Puisque c’est difficile, faites-le ! »

Je me rappelle, avec attendrissement (Dieu sait que dans ce temps-là je ne m’attendrissais guère sur cette sorte de singe enragé mis en cage qui exécutait, brusquement, les sorties les plus inattendues), un certain déjeuner commandé par lui en mon honneur, où il n’y avait que des gâteaux, des bonbons, de la confiture de roses et des poissons frits, qui parurent au dessert, j’ignore pourquoi. Il s’excusa de ne pouvoir avaler de l’eau pure, mais négligea, cependant, son absinthe traditionnelle parce qu’il savait que l’odeur m’en était horriblement désagréable. Il me fit, ce matin-là, une conférence sur l’alcool aliment complet et le sucre détenteur des plus foudroyantes ivresses ! S’il ne buvait jamais de liqueurs sucrées c’est qu’elles l’auraient fait dérailler ! La Briquette, notre bonne à tout faire, n’en revenait pas, qui nous servait avec une vague méfiance de celui qu’elle appelait : l’Indien. Cette Briquette, ainsi surnommée parce qu’elle avait aidé des mariniers à transporter le combustible à bord des remorqueurs, était une créature taillée en force, noire et toujours poudrée de charbon, qui tenait tête volontiers au seigneur Ubu et se plaignait amèrement d’avoir à servir un semblable personnage. Sans mon intervention elle l’aurait malmené en sa qualité de géante. « Moi, Madame, ce type-là m’insupporte ! » me déclarait-elle, et elle ajoutait : « C’est à n’y rien comprendre que des braves gens font tant de politesses à un pareil outre-mer. » Qu’entendait-elle par outre-mer ? Sans doute homme qui vient de loin !

Il outrait, en effet, pas mal ! Ce fut au phalanstère de Corbeil qu’il fit à notre propriétaire, bourgeoise fort prude, avec laquelle nous étions, justement, en délicatesse, la mémorable réponse qu’on a citée trop souvent au sujet de la liberté de langage d’Alfred Jarry.

Comme celui-ci avait la déplorable habitude de tirer des coups de revolver à propos de tout et même sans propos, la dite propriétaire, qui se trouvait dans un jardin voisin du nôtre, vint nous faire des observations au sujet de ces coups de feu, nous avertissant que ses enfants se promenaient derrière le mur séparant ses deux propriétés.

Je la reçus de mon mieux sur le seuil de notre porte phalanstérienne, la priant d’entrer et de se rendre compte de l’innocence de nos jeux, avec l’intime terreur de voir le coupable surgir ou prendre part à la discussion. Il arriva derrière moi, son revolver encore au poing :

« Songez, Madame, se lamentait la pauvre femme, que Monsieur aurait pu tuer un de mes enfants.

— Eh, Ma-da-me, riposta flegmatiquement le père Ubu, si ce malheur arrivait, nous vous en ferions d’autres ! »

Je n’ai pas besoin d’ajouter que la dame tourna les talons rapidement et que nous ne la revîmes jamais.

Ici je placerai un commentaire en faveur du père Ubu : il tirait fort juste, détruisait les rossignols et aussi tout idéal à sa portée, mais était bien incapable de tuer un enfant, même par inadvertance.

Les mystifications n’avaient pas toujours une aussi burlesque altitude et je me souviens d’une plus dramatique séance qui faillit tourner plus mal, car, moi, je n’ai pas une patience à toute épreuve quand il s’agit de mauvaise plaisanterie.

Le cas de légitime défense échéant, je tire aussi fort juste…

Un jour, comme j’écrivais dans ma chambre paisiblement ma chronique des livres pour le Mercure, je vis entrer, funèbre et solennel, Alfred Jarry, pâle selon son habitude, avec des yeux particulièrement phosphorescents :

« Ma-da-me… dit-il de son ton le plus martelé, nous venons vous avertir d’une chose qui vous concerne terriblement : Monsieuye votre mari est par le fond ! »

Je sautai du milieu de mes bouquins renversés :

« Vous dites ?

— Je dis qu’il a malheureusement glissé sur l’herbe humide en voulant dégager sa ligne… et qu’il est tombé dans l’eau ! »

Je me mis à rire, d’un rire un peu forcé :

« Allons donc, père Ubu, quelle ridicule plaisanterie ! Vous ne seriez pas là ! Vous l’auriez déjà sauvé.

— Eh ! Ma-da-me, nous ne savons point nager. C’est une excuse !

— Vous auriez appelé au secours et fait tout le nécessaire… »

Il me jeta brutalement ce seul mot qui siffla à mes oreilles de la plus étrange et de la plus odieuse façon : « Voire !… » Alors, sans m’attarder aux explications, je m’élançai dans l’escalier. En trois bonds j’étais dehors.

Nous demeurions sur un quai se prolongeant en berges verdoyantes jusqu’au joli site dénommé les Îles, de gros bouquets de verdure sortant du milieu du fleuve et où, paraît-il, on trouvait de merveilleux endroits à poissons. Tous les matins de ses jours de vacances, mon mari et le père Ubu s’en allaient en bateau jusque-là. Ils avaient bien de la peine à rentrer pour le repas de midi.

La pêche est une passion. Une passion ne se discute pas.

Je me rendais compte, en marchant d’abord très rapidement le long des quais de la ville, ensuite en courant le long des berges désertes, que ce que je faisais était parfaitement idiot ; seulement, si la chose demeurait invraisemblable de la part d’un garçon qui aimait sincèrement mon mari, tout n’était-il pas possible de la part d’un déséquilibré toujours vaguement ivre et d’une espèce de bizarre animal venu de loin, un outre-mer, comme le prétendait la Briquette ?

Je me rappelle qu’en courant je me blessai le pied sur un caillou, parce que j’avais gardé mes pantoufles.

Enfin, j’aperçus, de loin, la silhouette paisible du pêcheur à la ligne qui ne se doutait certes point de tant d’émois à son sujet. Je me dissimulai derrière un buisson, car j’aurais été cruellement mortifiée de lui montrer mon inquiétude, puis, plus lentement, je rentrai au phalanstère.

L’autre silhouette, non moins paisible, du pécheur tout court, plantée au milieu du jardin, se penchait sur le guidon de sa bicyclette qu’il examinait avec sollicitude.

Une idée diabolique me traversa l’imagination. Moi aussi je pris un air funèbre et je fis briller des yeux tragiques : « Vous aviez raison, père Ubu, criai-je effarée, je reviens des Îles et je n’ai pas vu mon mari. Son bateau, détaché, vogue à l’aventure !

— Hein ? Que signifie cette inepte plaisanterie ? Vous venez de là-bas ?

— Voire ! murmurai-je à mon tour. Les plaisanteries de ce genre sont quelquefois des pressentiments. »

Il se balança un instant sur ses jarrets, comme un lutteur brutalement touché, puis, d’un bond, s’élança sur sa bicyclette et fila en trombe jusqu’aux Îles.

Quand il revint, il se montra d’une humeur massacrante. S’il voulait mystifier les gens il n’admettait point qu’on se permît de lui rendre la pareille, et il eut cette réflexion, vraiment épique en la circonstance : « Nous y sommes allé parce que nous nous méfions toujours des femmes : elles sont capables de tout ! »

  1. Le gros poisson.