Alexandre de Humboldt et la police royale

Alexandre de Humboldt et la police royale
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 167-201).
ALEXANDRE DE HUMBOLDT
ET LA POLICE ROYALE
LETTRES INEDITES
(1816-1820)


I

Déjà célèbre au début de la Restauration par ses voyages et ses travaux, le baron Alexandre de Humboldt, né à Berlin en 1769, habitait Paris depuis 1807. Quoique sujet prussien, il était venu s’y fixer au retour de ses explorations dans l’Amérique du Sud. Il y avait même publié plusieurs de ses ouvrages et il y comptait de nombreux amis, non seulement dans le monde scientifique, mais aussi dans cette haute société qui était alors la plus brillante parure de notre pays, grâce à quelques femmes qu’on y voit au premier rang. La duchesse de Duras, madame Récamier, la duchesse de Broglie, la duchesse de Mouchy, la marquise de Montcalm, sa sœur la marquise de Jumilhac, la marquise de Castellane, d’autres encore, se faisaient gloire, on le sait, d’attirer dans leur salon des hommes tels que Chateaubriand, Benjamin Constant, le peintre Gérard, pour ne citer que ceux-là Elles les comblaient d’attentions, de prévenances, voire de flatteries. Payées de retour par ces courtisans de leur esprit ou de leur beauté et sans parler de leur plus illustre émule, Mme de Staël, qui n’a dû sa renommée qu’à elle-même, elles leur doivent, malgré le temps écoulé depuis qu’elles ne sont plus, de nôtre pas des inconnues pour nous.

Alexandre de Humboldt était l’un des favoris de ces grandes charmeuses, et, quoique professant des opinions libérales, prisé au plus haut degré par les plus royalistes d’entre elles. Cette faveur lui avait été assurée par sa réputation d’explorateur audacieux, par son savoir qui était immense, par le charme de sa conversation, par l’intérêt des souvenirs qu’il avait l’art d’y répandre, par l’éclat de ses travaux et le retentissement de ses découvertes ethnographiques, par sa fidélité à ses amis. Familiarisé avec notre langue qu’il parlait aussi bien que la sienne, il se faisait pardonner d’être étranger par le prix qu’il attachait à l’estime et à la considération des Français, aussi bien pour lui-même que pour ses ouvrages. Son patriotisme prussien ne l’empêchait pas d’aimer Paris comme sa propre patrie. En un mot, il avait su captiver les cœurs non moins que les esprits, et, de toutes parts, il recevait quotidiennement le témoignage du goût que, dans la société aristocratique et le monde savant, on professait pour lui.

Très répandu dans Paris, écrivant force lettres, en recevant de nombreuses, Alexandre de Humboldt était pour la police une proie tout indiquée, un gibier de choix. Il y avait chance qu’en s’emparant de ses papiers et en lisant sa correspondance, on eût les échos des salons et des milieux diplomatiques. Cette surveillance présenterait en outre un autre avantage. Le baron Alexandre ne correspondait pas seulement avec Paris, mais aussi avec Berlin, avec Londres, avec Vienne. Son principal correspondant à l’étranger était son propre frère, le baron Guillaume, son aîné de deux ans, savant comme lui, mais qui avait abandonné momentanément la science pour la carrière politique.

Ayant débuté dans cette carrière comme ministre de Prusse à Rome et occupé dans son pays, à Francfort notamment, de hautes fonctions administratives, il figure, de 1815 à 1820, sur les divers théâtres où se jouaient alors les destinées de la France. Lors de la première invasion, il suit le roi de Prusse à Paris ; il est un peu plus tard au Congrès de Vienne avec le chancelier Prince de Hardenberg qui s’est fait le protecteur des deux frères. Il retourne ensuite à Francfort d’où il est nommé représentant de la Prusse à Londres. On le retrouve au Congrès d’Aix-la-Chapelle et bientôt après, il atteint enfin le point culminant de sa carrière, en entrant dans le Cabinet Prussien que préside Hardenberg. Trop libéral pour se soumettre à la politique autoritaire que le chancelier veut faire prévaloir dans les contrées rhénanes attribuées à la Prusse par le Congrès de Vienne, il se sépare de cet homme d’Etat pour retourner à la science qui ne lui sera pas moins favorable qu’à son frère, bien qu’il lui ait fait trop souvent des infidélités.

De tous les points où le conduisent ses déplacemens, il écrit à ce frère qu’il admire autant qu’il l’aime ; celui-ci lui répond toujours et si nous le savons, si nous connaissons leurs lettres, c’est grâce à l’habileté de cette police, qui va jusque dans le cabinet d’Alexandre, quand il est absent, copier les originaux des unes et les minutes des autres. Elle estime que cette correspondance où les Humboldt se parlent librement, révéleront des intrigues politiques qu’on soupçonne et prouveront qu’elles pèsent d’un grand poids sur la marche des événemens.

En parcourant d’abord quelques rapports de ces policiers qui restent pour nous des inconnus, on pourra mesurer le plus ou moins d’importance de leurs découvertes et décider si oui ou non, elles présentent une utilité suffisante pour légitimer l’emploi des moyens bas et honteux auxquels ils ont recouru.

« 13 février 1817. — Le baron de Humboldt vient de terminer une très longue lettre à son frère, sur la situation actuelle des esprits en France. L’agent l’a eue entre les mains pendant quelques momens, et a remarqué qu’elle était rédigée dans un sens extrêmement libéral, ou plutôt jacobin. Cette lettre doit partir demain par le courrier du comte de Goltz ; l’agent fera tout ce qui dépendra de lui pour tâcher d’en procurer copie, parce qu’il la dit très intéressante.

« Une chose singulière, c’est que, pendant que M. de Humboldt consigne ainsi ses pensées ultra-philosophiques, il fait l’ultra-royaliste chez Mme de Duras et chez M. de Chateaubriand. Une telle duplicité de conduite et de langage n’est guère honorable pour un savant tel que lui.

« Avant-hier Mme de Staël a écrit au baron de Humboldt, le billet suivant :

« Mon cher baron, il faut, mais il faut absolument que vous veniez dîner mercredi avec M. de Chateaubriand et d’autres purs comme lui. Il le faut, en rendez-vous. »

« Voici la réponse littérale du baron de Humboldt à Mme de Staël.

« Je vois que vous me traitez en ultra, mais de l’église des ultra-réformés par Mme de Duras et M. de Chateaubriand. En Angleterre et aux Etats-Unis, on nomme les sectes des persuasions. En France, on ne veut pas croire à la justesse de l’expression. J’accepte avec la plus vive reconnaissance votre aimable invitation pour mercredi. Je suis ultra et archi-ultra dans les sentimens passionnés de vénération que je vous porte. »

« De son côté, Mme de Rumfort[1] avait invité M. de Humboldt pour aujourd’hui, mardi, avec des libéraux ; mais il ne peut s’y rendre, étant engagé, et il lui a répondu par le billet suivant :

« Je suis bien vivement peiné, madame, de ne pouvoir accepter votre aimable invitation ; mais, je suis engagé pour demain, et je ne puis me démettre. Je ne manquerai pas d’aller vous offrir mes hommages dans la soirée, au concert. Je vis comme un missionnaire de l’Orénoque, ayant beaucoup à écrire sur les matières du temps. Je n’ai été à aucun des trois bals chez M. Newenham, chez le comte de Goltz et chez Lady Mansfield. Quelle vertu ! »

« 4 juillet 1818. — Aujourd’hui, à quatre heures après-midi, le baron de Humboldt est allé chez la sœur du duc de Richelieu, Mme de Montcalm, et on croit qu’ils sont allés dîner ensemble à la campagne, car Mme de Montcalm lui a écrit une lettre hier, par laquelle elle prie M. le Baron de Humboldt de lui conserver quelques instans entre trois et six heures pour lui demander des conseils sur un objet qui l’occupe depuis quelque temps et elle le prie de garder le secret sur cet objet très important de sa consultation. »

« 6 juillet. — Mme de Montcalm a écrit, vendredi soir, la lettre suivante à M. de Humboldt ; le baron s’est rendu avant-hier à quatre heures, chez cette dame :

« Je regrette bien que M. de Humboldt m’ait procuré si peu de plaisir de le voir en toute sûreté, à Paris ; je le prie de me conserver un matin (entre trois et six heures) quelques instans, désirant lui demander des conseils, sur un objet particulier qui m’occupe beaucoup, et le priant de me garder le « secret sur l’objet très important de ma consultation. Je lui rendrai ensuite son entière liberté. En le priant d’excuser mon importunité, je ne pourrais me la reprocher, puisqu’elle me procurera le plaisir de renouveler à M. de Humboldt, l’assurance de mes sentimens[2]. »

« 9 juillet. — Je ne sais si on pourra avoir sans inconvénient la lettre de Mme de Montcalm ; dans tous les cas, ce ne pourra être que demain. En attendant, j’envoie le rapport original du domestique, qui assure avoir copié sur place la lettre, le plus fidèlement possible.

« Je n’ai pas le moindre doute sur l’existence de cette lettre, sauf quelques mots que le domestique aura pu estropier, car il est fort ignorant. Cet homme, du reste, a toujours été de bonne foi. Par exemple, la lettre de M. de Humboldt, datée de Londres, le 30 juin, m’a été apportée en original, je l’ai lue, et elle a été transcrite exactement.

« En relisant le billet de Mme de Montcalm, je vois bien une chose qui m’étonne, c’est le rendez-vous demandé entre trois et six heures du matin. Le rapport ci-joint du domestique prouve qu’on a voulu dire le soir, puisque ce jour-là, à quatre heures (samedi dernier), M. de Humboldt est allé voir Mme de Montcalm.

« P. S. — Je quitte l’agent qui est en relations journalières avec le domestique ; pas le moindre doute que la lettre de M me de Montcalm est bien réelle. Il était présent quand elle a été copiée. Au surplus, rien ne prouve que cette lettre ait trait à la politique ; mais, quant à la chose même, j’en suis sûr, autant que si j’avais vu l’original. »

On voit combien se trompait le duc de Richelieu lorsqu’il affirmait qu’il n’y avait aucun rapprochement entre sa sœur et Alexandre de Humboldt. Il est d’ailleurs d’autres billets qui prouvent qu’ils étaient en relations. En voici un :

« M. de Humboldt est bien sûr du regret, et même de la peine que j’ai éprouvée en apprenant qu’il avait passé chez moi, et que je n’avais pas profité de son obligeance. J’étais descendue chez ma sœur[3] qui recevait quelques personnes auxquelles elle aurait été heureuse que M. de Humboldt voulût bien se joindre. J’espère qu’il sera assez bon pour me dédommager de cette privation, afin de m’aider à guérir la méfiance que j’ai eue de moi-même. »

A lire cette prose cérémonieuse et compassée, on est enclin à penser que la femme qui l’écrivait eût été à sa place parmi les précieuses et ne pouvait inspirer une amitié bien vive. Très différentes nous apparaissent d’autres femmes alors à la mode, qui enguirlandaient Humboldt comme elles enguirlandaient Chateaubriand, afin de le maintenir dans leur intimité. Telle par exemple la marquise de Prie, à qui Humboldt écrit le 5 janvier 1819, au moment où elle rentre à Paris :

« Est-ce bien vrai que la plus aimable, la plus spirituelle des marquises veuille me voir ? J’irai me jeter à ses pieds pour obtenir mon pardon. Mais, accoutumé à ne pas trop me fier aux amnisties, le cœur tout plein encore de tout ce que vous avez dit contre moi à mon frère, à Vienne, en me voyant rester dans cette Babylone moderne « lors de l’arrivée du monstre, » je veux un pardon plus formel avant de me présenter chez vous, madame. En Chine, on resserre les grands coupables par les solstices d’hiver ; c’est alors que l’extension a lieu parmi les chrétiens ; on pardonne, à la même époque, même à des libéraux comme moi ; daignez donc vous prononcer sur mon sort. Je demande deux lignes de cette jolie écriture, et surtout que vous ne me fassiez pas de reproches, à cause d’une certaine réponse que je vous dois, et que j’ai remise d’une saison à l’autre, cherchant une occasion sûre de vous donner l’état des partis. Veuillez donc, madame, me pardonner, avant que je quitte l’Europe (car enfin ce sera pour de bon) et si Lady Morgan, Mme Benjamin Constant, et Mme Dupin vous laissent quelques instans libres, daignez me les accorder. »

Le Cabinet Noir livre à la police, le surlendemain, cette lettre et la réponse de Mme de Prie :

« Ce mercredi soir, 6, dix heures. — Je reçois votre charmant billet, et je n’ai presque pas achevé de le lire que je m’empresse d’y répondre par un mot à la hâte. Une personne, comme vous, n’a jamais besoin de pardon, et vous le savez bien. Voilà pourquoi vous craignez si peu de vous rendre coupable. Je suis, tous les jours, visible de dix heures à midi, et de trois à cinq. Je soupire, depuis trois mois, après vous, monsieur, dans cette Gabbia di motti. C’est assez vous dire que la paix est faite, mais pour des reproches... attendez-vous à en recevoir, car vous m’avez causé trop de chagrin, et Dieu sait si j’avais besoin d’en avoir aussi de votre part ; mais, ils ne seront pas amers. »

Au mois de juin suivant, Humboldt est obligé de refuser une invitation à dîner de Mme de Prie pour le lundi ; mais il se met à ses ordres pour un jour d’après. Et elle de répondre :

« Me voici à vous tenir ma parole, selon ma louable coutume. C’est à vous à tenir la vôtre, monsieur. Rappelez-vous que je plie bagage, que je n’aurai bientôt plus un verre, ni une assiette disponible ; ainsi, vous devriez bienvenir dîner avec moi après demain 28. Vous y trouverez une aimable dame, sans son conservateur de mari ; mais il faudra que vous ayez la complaisance de vous trouver chez moi à quatre heures et demie, devant nous mettre à table à cinq heures précises, pour faire une course à la campagne après. Si vous êtes assez aimable pour cela, vous me ferez un bien grand plaisir, et je crains bien que ce ne soit le dernier, car comment compter sur un voyageur tel que vous, monsieur, moi pauvre bête de femme bien nulle ! mais sur laquelle vous savez bien que vous pourrez toujours compter pour une estime et un attachement invariables. »

Il y a aussi des reproches dans ce billet de la duchesse de Broglie, la noble fille de Mme de Staël :

« Vous m’abandonnez tout à fait, cela est bien mal : voilà quinze jours que je ne vous ai vu. Pourquoi me tenez-vous une telle rigueur ? On prétend que vous êtes sujet à vous dégoûter des personnes ; si tel était mon cas, cela m’affligerait beaucoup. Venez me rassurer, demain soir, si vous êtes libre. Mille amitiés. »

La réponse de Humboldt prouve que le reproche lui est allé au cœur :

« Je me rendrai à l’aimable invitation de Mme la duchesse. Elle attribue à la légèreté tudesque ce qui est l’effet de ma position. Me dégoûter, et de votre maison, quel blasphème ! Me dégoûter de M. de Broglie qui est l’espoir de la France, l’objet de mon attachement le plus affectueux ! En vous écrivant, on ne doit parler que de lui. »

Il y a dans ces propos beaucoup d’affection et beaucoup d’admiration. C’est ce double sentiment que ressent Humboldt pour tout ce qui touche aux de Broglie. Il le leur prouve encore quand meurt Mme de Staël. La police n’a pu mettre la main sur les lettres qu’il leur écrit à ce moment, ni sur les condoléances qu’il adresse à Benjamin Constant. Mais elle s’empare de la réponse de celui-ci[4] :

« Mille remerciemens, mon excellent ami, et du beau présent, et de la lettre qui l’accompagne. Je suis bien peu en état encore de profiter de l’un et de répondre à l’autre. Le sentiment que j’éprouve devient plus oppressif à mesure qu’il semble devenir moins déchirant. Il y a au fond de mon cœur une apathie sombre et pesante dont je crois qu’il me sera bien plus impossible de me relever, que de la douleur la plus vive. Je n’ai plus de courage à rien, parce que, sans le savoir, même après une longue absence et une séparation presque habituelle, je rapportais tout à Mme de Staël, et que je n’ai aucune pensée qui ne me la rappelle et qui n’aille se briser sur son cercueil. Ce que vous dites est cruellement vrai ; les couches interposées par le temps sont soulevées par la mort, et le passé apparaît avec une vie qui fait pâlir et qui détruit celle qu’on croit rester.

« Reconnaissance et triste, mais bien tendre amitié.

B. C. »


Les relations d’Alexandre de Humboldt dans la société de Paris sont, on le voit, aussi nombreuses que variées. Mais les femmes y tiennent la plus grande place. Lorsqu’en 1819, Real, l’ancien conseiller d’État de l’Empire, proscrit en 1815, voit, grâce à Decazes, cesser son exil, sa fille, Mme Lacuée, écrit à Humboldt :

« J’aurais, été bien heureuse, monsieur le baron, si j’avais été la première à vous annoncer le rappel du comte Real, mon père. J’avais entendu dire que M. de Humboldt n’était plus à Paris, et je regrettais de ne pouvoir vous faire part de mon bonheur, car je ne songeais qu’à celui qui, dans un temps bien douloureux pour moi, s’était intéressé d’une manière si bonne et si aimable au sort de mon pauvre exilé. Ce fut hier seulement que j’appris que vous étiez encore dans notre capitale. Je m’empresse de réparer de suite un malentendu que je vous supplie de ne pas prendre pour un oubli qui serait impardonnable à la fille de M. Real, envers M. le baron de Humboldt. »

Dans le même dossier se trouvent, en assez grand nombre, des billets dont la police, en les reproduisant, ne donne pas la signature, mais qu’elle attribue à la duchesse de Duras :

« Je resterai chez moi, ce soir jeudi. Venez, je vous prie, d’abord pour que j’aie le plaisir de vous voir, et puis parce que j’aurai un de vos compatriotes, le prince Auguste de Prusse. Il est tombé des nues, hier au soir, aux Tuileries. Il venait chercher la duchesse d’Escars, qui était à la campagne ; il m’a trouvée au lieu d’elle : nous avons été à l’Opéra, et puis je l’ai engagé à venir prendre le thé ce soir, car il me paraît tout triste de ne pas voir un visage de connaissance à Paris. Ne me manquez donc pas ce soir ; j’ai besoin de vous pour rendre la vie à ce pauvre prince, et pour lui dire comment il peut s’amuser. Amitié vraie et solide pour la vie. »

« Vous êtes donc décidé à ne pas venir me demander à dîner chez moi deux jours de suite ? Cela n’est pas amical ; j’aurais une autre ambition, c’est que vous dînassiez ici, toutes les fois que vous ne dînez pas chez des étrangers ; nous sommes loin de compte comme vous voyez. Au reste, je suis souvent si triste et si maussade que je trouve bien simple qu’on redoute les engagemens de l’amitié avec moi, et pourtant il y a quelque douceur à compter solidement sur l’intérêt de ses amis ; après cela, ils sont aimables s’ils peuvent, cela vient en seconde ligne. Oui, je dois aller à Neuilly et j’espère toujours vous y mener à 8 heures trois quarts. »

« Je suis désolée que vous soyez venu, hier au soir, inutilement ; c’est ce soir que je serai chez moi. Tâchez de me donner un petit moment. C’est demain que je m’en vais à Mouchy. Amitié. »

« J’arriverai lundi ; si vous voulez me voir dans la soirée, vous me ferez plaisir, mais pas avant 9 heures. Amitiés. »

« Faites-moi dire de vos nouvelles. Je ne compte pas sur vous, ce soir. M. de Chateaubriand dîne demain chez moi ; venez-y, si vous êtes mieux, et faites-moi dire si vous y viendrez. »

« Je suis toute souffrante, et resterai chez moi. Si vous êtes guéri, venez me voir, ce soir, mais pas tard ; si vous êtes toujours malade, faites-moi dire de vos nouvelles. Mille amitiés. »

« J’ai oublié hier de vous demander de me garder votre dîner de dimanche. Faites-moi dire si vous pourrez venir. Sans rancune. »

Le dernier mot de ce billet arrache à Humboldt une protestation.

« De la rancune ! M’en croyez-vous capable ? Ne peut-on avoir pour vous la plus sincère estime, vous accorder toute confiance, sans se rencontrer dans toutes les nuances de nos diverses opinions politiques ? Je dis dans les nuances, car il y a des doctrines fondamentales d’équité, de fidélité, de justice, de liberté civile, dans lesquelles il faut toujours se rencontrer, parce qu’elles touchent au caractère et à la moralité de l’homme... me voilà solennel comme un Allemand !

« A propos du dîner, hélas ! Mme la duchesse, je ne suis pas libre dimanche ; je donne moi-même à dîner, ce qui m’arrive une fois tous les quatre ans, à M. Abel, ce naturaliste naufragé de l’Alceste, qui a décrit le dernier voyage en Chine avec lord A... Mais, s’il y avait un temps, avant que vous me supposiez dans le trimestre des trois péchés de protestantisme, ultra-libéralisme et romantisme, où vous me permettiez de dîner en petit comité de famille, daignez me donner un jour, par exemple, jeudi, vendredi ? Ordonnez, disposez de moi. Si j’effraye par mes principes, je n’effrayerai pas de mes coudes. »

Quelques jours plus tard, Humboldt écrit encore à sa noble amie :

« Je ne suis pas venu vous remercier de votre aimable souvenir, parce qu’une petite fièvre de rhume me retient chez moi depuis deux jours. Cela ne sera pas long, et je ne manquerai pas au dîner de Mme la duchesse, dimanche. Que cette mort de M. de Saint-Marcellin est affreuse ! Elle se lie à tant d’autres idées[5]...

« Je n’ai pas de nouvelles de mon frère[6], et je ne conçois rien à ce renouvellement des ministres. Nous n’avons pas les catacombes de ce conseil qui ne s’assemble jamais. Pour ne pas chasser un ministre de suite, on lui propose un entresol tout en lui faisant accroire qu’il est resté le maître de la maison. C’est un mauvais principe pour les unités, que les Aristotes politiques exigent dans un ministère classique. J’attends des lettres. Celles que l’on a reçues annoncent que mon frère doit traiter, au nom du Roi avec les anciens Etats, pour leur vacciner une constitution impitoyablement libérale. Que d’expérience in corpore vivo sous toutes les zones ! »

Dans les papiers de Humboldt dont s’empare la police, se trouvent aussi des lettres signées La Fayette et datées de son château de La Grange :

« Il y a bien longtemps, mon cher ami, écrit le général en juin 1817, que je n’ai eu le plaisir de vous voir et de recevoir de vos nouvelles ; je viens vous demander un service que vous m’accorderez à bien des titres. Nous avons un portrait charmant de notre admirable M. de Tessé, une image de sa jeunesse où l’on retrouve encore ses traits et son regard. Mon fils l’a fait restaurer avec soin, et nous l’avons placé dans le salon de la Grange ; mais nous l’avons vu se gâter peu à peu, sans deviner la cause de ce dépérissement. Ce ne sont pas les changemens de costume que M. de Tessé avait fait faire, il y a plusieurs années. Serait-ce la restauration, le changement de toile opéré par les personnes, a-t-on dit, les plus habiles en ce genre ? Peut-être est-ce l’humidité de nos murs de grès, dont le tableau n’était séparé que par le plâtre et un papier. Dans ce cas, après qu’il aurait été rétabli, je le placerais sur la glace du salon, où il serait à l’abri de l’influence du grès. Mais, avant tout, il faut le réparer, sans nuire à la ressemblance de sa jeunesse, où nous aimons à rechercher celle des derniers temps. Il faut un artiste habile et un excellent ami. J’ai pensé que vous trouveriez quelque jouissance à prendre des soins pour le portrait de notre cher M. de Tessé, et j’ai chargé le porteur de cette lettre de le déposer chez vous, ou dans le lieu que vous lui indiqueriez.

« Nous sommes entourés, ici, de misères affreuses, assaillis par une mendicité menaçante, et, depuis une dizaine de jours, agités par une fermentation de marchés, qui n’attirera pas les vendeurs et qui pourra être suivie d’une crise terrible. La multitude a dicté le prix que l’autorité a prononcé. Les simples citoyens se bornent à soulager autant qu’ils le peuvent les maux individuels, laissant aux administrateurs le soin des mesures générales ; mais je crains bien que cela ne finisse très mal.

« J’ai été, ce matin, bien agréablement distrait de nos infortunes par la révolution aussi admirable qu’inattendue de la République brésilienne. Il me semble que les nouveaux Etats embrassent bien plus franchement les doctrines américaines du Nord, qu’on ne l’aurait fait dans les ci-devant colonies espagnoles. Celles-ci doivent beaucoup gagner à cette aventure, sous le rapport de leur indépendance, même de leur organisation. J’ai besoin de savoir ce que l’on en pense ; donnez-moi, je vous prie, votre avis particulier. Si j’ai le bonheur de vivre encore dix ans, j’aurai vu dans un demi-siècle, non seulement l’affranchissement, mais la liberté de l’Amérique entière. Oh ! quel événement glorieux ! Quelle leçon pour nos petits tyrans de l’ancien monde !

« J’ai été, l’autre jour, fort effraye d’un article du Journal général qui faisait craindre la perte de mon aimable lady Morgan ; mais, comme il parle de publications posthumes qui auraient eu le temps d’être traduites, et que j’ai reçu une lettre de son mari, de la fin de mars, où il m’écrit qu’elle achève un voyage sur la France, nous nous sommes rassurés, mes enfans et moi. Je vois, par les journaux, que deux traductions se font en même temps. Avez-vous entendu parler de cet ouvrage et de son auteur, qu’une gazette, aussi mal instruite que le journal, assurait être à Paris ?

« Mon fils, sa femme et ses enfans sont partis pour nos montagnes d’Auvergne ; mes filles se proposent d’y aller au milieu du mois ; je resterai ici pour tondre mon troupeau, et, après le grand dîner du 14 juillet, j’irai rejoindre ma famille, jusqu’à l’époque de la moisson. Il est probable que je ferai une petite visite à Paris et dans les environs, dans le courant de juin. J’en profiterai pour vous voir ainsi que tous mes bons et fidèles amis ; mais, est-ce que vous ne viendrez pas à La Grange ?

« On m’écrit que Mme de Staël va un peu mieux. Lui parlez-vous souvent ? Quelle est son opinion sur l’octroyement constitutionnel qui va être fait à la nation prussienne ? Que pense-t-elle de la situation actuelle de la France ? »

Nous n’avons pas la réponse d’Alexandre de Humboldt à cette lettre. Mais en voici une qu’il écrit à La Fayette en septembre 1818, au moment d’aller à Londres voir son frère qui s’y trouve comme ministre de Prusse et à Aix-la-Chapelle où l’a mandé le chancelier, prince de Hardenberg, qui siège dans le Congrès :

« 13 septembre. — L’incertitude de ne plus trouver mon frère à Londres et la nécessité de me rendre dans la sainte ville (Aix-la-Chapelle) d’après l’invitation de M. de Hardenberg, ont singulièrement accéléré mon départ de Paris. Il ne me reste que le temps de me rappeler, dans cette dernière nuit, à M. le général de La Fayette, dont la bienveillance est d’un si grand prix pour moi. Je serai absent pendant six semaines, dont je compte passer trois en Angleterre, car je voudrais respirer aussi peu que possible de cet air de Congrès. Il paraît que l’on ne s’y occupera ni de la pacification des colonies espagnoles à coup de baïonnettes, ni du projet de mon ami le capitaine Symnes, qui veut voyager avec moi dans l’intérieur du globe, où luit un soleil souterrain. Il me paraît que l’influence des puissances européennes sur Buenos-Ayres sera à peu près comme celle qu’elles exercent sur l’ouverture du Pôle ! Les événemens se développent inévitablement, et je pense que le genre humain gagnera de vigueur et de santé malgré ses médecins. Adieu, mon cher et respectable général[7]. »

En même temps que cette lettre, la police communique celle du prince de Hardenberg à Humboldt, à laquelle celui-ci fait allusion dans la sienne. Elle est datée d’Aix-la-Chapelle, le 4 septembre :

« J’ai lu votre lettre, avec ce vif intérêt que vous n’avez jamais cessé de m’inspirer, mon cher Humboldt, et que je vous conserverai ad cineres usque. Je me suis longtemps entretenu avec M. Mendelsohn de vos occupations, de l’ardeur infatigable avec laquelle vous vous y livrez en recueillant toujours de nouveaux succès ; de vos projets, de votre santé, du souvenir que vous continuez de vouer à vos amis et à votre patrie. Vous voulez bien me ranger parmi ceux qui, depuis longtemps, vous sont le plus sincèrement attachés ; accordez-moi donc la satisfaction de vous embrasser ici ; j’ai grand besoin de vous entretenir sur mille sujets, et vous pensez bien que, dans le nombre, se trouve celui de convenir avec vous sur les moyens de vous être utile et de faciliter vos plans. Ce serait au commencement d’octobre qu’il faudrait venir. Paris est si peu éloigné, et vous y rencontrerez plusieurs de vos anciens amis. Je pars demain pour visiter encore une partie de la province, mais je serai de retour avant le 26[8]. »

Au reçu de cet appel du chancelier, Humboldt avait annoncé à ses amis son prochain départ et hâté ses préparatifs. Il se mit en route pour Londres, le 14 septembre, avec le dessein d’y rester cinq ou six jours auprès de son frère, avant de repartir pour Aix-la-Chapelle et l’espoir d’être présenté au prince Régent qu’il n’avait pu voir lors d’un précédent voyage. L’agent secret qui donnait ces nouvelles croyait que le savant Prussien emportait au Congrès un long mémoire sur les colonies hispano-américaines qu’il avait autrefois visitées.


II

Dans les pages qui précèdent, on n’a vu figurer qu’Alexandre de Humboldt et quelques-unes des personnalités parisiennes avec qui il était en relations. Avec les lettres qui suivent, son frère le baron Guillaume entre en scène. Il va nous montrer quelles étaient, à la date où elles furent écrites, les préoccupations d’un diplomate prussien, frère d’un grand savant, et, par surcroît, savant lui-même, estimé comme philologue et assez versé dans les arts et les lettres pour avoir mérité l’amitié des écrivains les plus considérables de son pays, celle de Schiller notamment. Il suffit de lire ces confidences pour deviner combien confiante et tendre était l’intimité qui régnait entre les deux frères, combien vive l’admiration de l’aîné pour le plus jeune, et la sollicitude du plus jeune pour cet aîné dont les soucis ne le préoccupaient pas moins que les siens et dont il suivait la carrière avec orgueil, comme si les mérites qui en justifiaient le succès eussent été supérieurs à ceux qui lui avaient assuré à lui-même une renommée universelle.

« Bourgouine, 10 février 1817. — Milles grâces, mon cher Alexandre, de tes aimables lettres du 3 janvier, et de l’excellent ouvrage qui les accompagnait ; il a fait mes délices ici, et je ne saurais te dire combien j’admire que tu aies su manier d’une façon aussi supérieure une langue morte, en l’adaptant à des matières que les anciens n’ont jamais traitées avec une certaine profondeur ; tu as très bien fait de ne pas trop suivre les conseils de ceux qui se piquent d’une grande pureté dans les langues anciennes, mais qui n’ont que cet avantage seulement ; on perd toujours par là en originalité, et je n’ai nulle part observé que tes ouvrages manquent de correction. Wolf[9] est avec raison enchanté de ta dédicace. Je lui ai envoyé, sur-le-champ, les exemplaires, ainsi que les autres que tu avais destinés pour Berlin. Quant au fond, je n’en parle pas. Il est du plus haut intérêt comme tout ce que tu écris, et ne se rencontre nulle autre part aussi bien.

« Je suis ici depuis les derniers jours de janvier, et j’y reste jusqu’au premier mars, je m’y trouve à merveille. Ma femme et mes filles sont bien portantes ; Caroline même souffre moins. Hermann et Adélaïde sont venus nous voir, et nous passons des journées fort gaies et fort agréables. Quant à mes affaires, je n’ai que celles des réclamations des particuliers, vis-à-vis de la France, qui ne me quittent nulle part, et celles de mes terres. Au reste, tu sauras déjà que je n’ai été nullement appelé à Berlin. J’avais demandé et obtenu un congé pour me rendre à mes terres ; je l’avais sollicité pour trois mois, mais je n’ai pu quitter Francfort que le 11 janvier, et il faut que je sois à Berlin au commencement de mars, puisque ma femme veut partir pour l’Italie au commencement d’avril, et qu’il faut pourtant un peu se préparer à un tel voyage.

« On persiste à dire que j’irai à Londres, ce printemps ; je n’en sais rien encore. On a voulu me donner vingt-cinq mille écus d’appointemens. J’ai écrit, après quelques pourparlers avec le chancelier, directement au Roi, et j’ai demandé 5 000 livres sterling. Cela va donner beaucoup d’embarras, car on ne sait que faire de moi, et l’on avait, pour bien des raisons, désigné la mission de Londres. Je n’ai pas dit le plus petit mot sur ce que je devais devenir, si je n’allais pas à Londres, et j’ai écrit au chancelier qu’il m’était parfaitement indifférent, quelle que fût la résolution que prît le Roi. Je prévois facilement à quoi on se décidera. Si l’on ne me traite pas comme je le désire, je demanderai sans difficulté ma retraite entière ; c’est au fond ce que je préférerais. Ma fortune n’est pas grande, mais tellement rangée que je puis très bien vivre dans l’indépendance. Je me suis privé, depuis des années, de tous les livres dont je pouvais avoir besoin, même pendant de longues études, mais j’ai fait d’assez grandes dépenses d’autre part ; sans cela, il ne me manquerait donc rien absolument, pas même de me trouver infiniment mieux que dans les affaires si épineuses du moment, qui n’ont jamais été de mon goût.

« Si d’un autre côté, comme cela est très possible, on satisfait à mes demandes, et qu’on m’envoie en Angleterre, je n’en serai pas mécontent non plus. Il y a, à côté des affaires, des études bien importantes à faire dans ce pays, qui me manquent à présent, et auxquelles je m’abandonnerais alors. J’y passerais quelques années avec beaucoup d’intérêt.

« Je t’ai déjà écrit dernièrement, cher Alexandre, que je ne compte pas passer par Paris, en me rendant à Londres, mais que je me flatte pourtant que tu voudras venir me trouver dans les Pays-Bas, pour m’accompagner, et pour rester quelque temps avec moi à Londres. Ce serait un plan délicieux et auquel j’attache le plus grand prix. Je viendrais plus tard moi-même à Paris, après avoir pris une maison à Londres, et m’y être complètement installé. »

Quelques semaines plus tard Guillaume était nommé à Londres, et de là il écrit à son frère :

« Londres, 23 octobre 1817. — Tu dois avoir reçu une lettre, mon cher Alexandre, longtemps après que les tiennes étaient parties. Tu y auras vu que je n’ai pas passé par Calais, mais que j’ai préféré le trajet le plus long. Si j’étais seul comme à présent, je serais tenté de le faire toujours. On voit si peu la mer qu’il serait mal fait de ne pas profiter des occasions où cela peut se faire sans inconvénient. J’ai passé délicieusement ma journée entre (illisible) et Harwik. La mer était agitée, mais le ciel s’éclaircissait de temps en temps : je n’ai pas quitté le tillac, excepté pour dîner, jusqu’à onze heures que je me suis couché. Je n’ai pas eu le moindre sentiment de malaise, quoique tout le monde autour de moi fût malade. J’ai vu déjà plusieurs fois Hamilton et Canning, ils m’ont parlé avec grande affection de toi : mais il n’est pas facile, à peine possible de cultiver beaucoup leur société. A présent encore, tout le monde est à la campagne et ne reste que peu d’heures pour soigner quelques affaires.

« Je suis infiniment heureux de voir que tu penses sérieusement à venir me voir ici, mon très cher Alexandre. J’ai pris une maison qui sera assez grande pour te loger, parce que je sais que tu n’es pas difficile sur ce point, car tu sais que les maisons d’ici n’offrent guère de grandes pièces. Mais je voudrais que tu attendisses encore quatre à six semaines avant que de venir, à moins que tu n’y sois déterminé par les raisons importantes que tu m’as fait connaître.

« Pour ton portrait, je désirerais l’avoir ici ; je crains seulement qu’il ne souffre en étant deux fois emballé et déballé. Parles-en un peu à Steuben[10] lui-même. Je suis infiniment touché de toutes tes bontés, mon cher Alexandre, et tu peux être sûr que je les reconnais entièrement. Il nous sera impossible de faire la moindre des choses pour A... Je n’ai aucun fonds pour lui.

« Pour mes livres, c’est-à-dire ceux que j’aurais voulu avoir avec moi, ils sont à Francfort, dans six grandes caisses. J’ai hésité à les apporter ici, et j’ai aussi bien fait, car comment placer cela ? Je ne pensais pas non plus faire un triage, car il aurait fallu tout déranger. Au reste, je doute que je travaille ici précisément pour faire imprimer. Tu n’as pas idée combien les affaires et les occupations qu’entraîne une mission produisent un gaspillage estimable de temps. Cela est encore plus le cas ici qu’ailleurs, où, à cause des énormes distances, on perd une bonne partie de la journée dans les rues, soit à pied, soit en voiture. Mais, ce qui est le principal, c’est que je ne crois pas que je sois longtemps ici, et je suis bien aise d’étudier plus particulièrement les objets qui tiennent à ce pays.

« J’ai vu avec plaisir que tu as été consulté pour les affaires de l’Amérique ; personne ne connaît en Europe ce pays aussi bien que toi. Il est singulier que l’Amérique occupe tant à présent les puissances européennes et même celles qui comme nous, n’y ont presque aucun intérêt. On voit facilement qu’il y a dans ce soin pour l’Amérique beaucoup de sentimens entièrement européens. »

« Londres, 27 octobre. — Je t’ai écrit à Douvres, aujourd’hui, étant incertain si ces lignes te trouveraient encore à Paris[11]. Je suis enchanté de ta résolution de venir ici tout de suite. J’ai la plus grande impatience de te revoir. Tout est arrangé pour le mieux. Ne loge pas chez R... Je demeurerai, dès après demain soir, dans une maison Portland Place 17. Tu trouveras ta chambre toute préparée, et je te prie de descendre, dans tous les cas, chez moi. Je suis bien fâché de ne pouvoir loger également Arago ; les maisons anglaises sont si ridiculement petites ! Mais je lui conseille de se loger à Moring hôtel Street, Manchester Square. Il sera près de nous et également bien. »

Le dossier que nous compulsons reste muet jusqu’à la fin d’août 1818. À cette date, Guillaume, qui n’a pas quitté Londres, y attend de nouveau son frère et se réjouit de le revoir après une séparation de dix mois.

« Londres, 27 août. — Je ne saurais assez te remercier de ton aimable lettre du 22, et de la certitude que tu y donnes de l’embrasser sous peu. Te voir bientôt ; te voir pour le moins pendant trois semaines, te posséder chez moi, dans ma maison, tout cela m’enchante et me rend également heureux. »

Le séjour d’Alexandre à Londres fut abrégé par la nécessité où se trouvait Guillaume de se rendre au Congrès d’Aix-la-Chapelle. Là, les occupations de celui-ci se multiplièrent et l’absorbèrent. Ce n’est que bien après la fermeture du Congrès qu’il put se rappeler au souvenir de son frère.

« Francfort, 14 décembre. — Je te demande mille fois pardon de ne pas t’avoir écrit jusqu’à ce jour, mais j’ai tellement été par voies et par chemins, depuis que j’ai quitté Aix-la-Chapelle, que je n’ai guère eu de loisir. D’ailleurs, dans les premiers jours, je n’avais rien à te dire qui pût t’intéresser beaucoup.

« Je me flatte que tu seras arrivé heureusement à Paris, et que tu y continues tes travaux avec une ardeur redoublée ; j’espère aussi que l’impression va à ton gré. A propos, qui est donc un certain sir Jackson qui est tombé ici chez moi, prétendant te connaître, et savoir toutes nos relations avec feu M. Storn ? Il n’a été qu’un quart d’heure chez moi, et n’a pas cessé de faire des questions sur tout ce qui nous regarde. Comme cela ne me paraissait pas trop plaisant, je lui ai répondu assez froidement, je n’ai rien pu apprendre ici à son égard.

« J’ai eu le fameux entretien avec qui tu sais[12], premièrement, l’avant-veille de mon départ, et une petite demi-heure avant le sien. On m’a fait quatre propositions : Les deux que tu connais, l’Australie et le partage du Ministère de l’Intérieur. J’ai refusé péremptoirement ce dernier, et j’ai montré les difficultés du premier. En troisième lieu, on m’a proposé de retourner à Londres pour une année, et de me donner, pour me dédommager des frais du double ménage, telle somme que je demanderais ; refus net de ma part. Enfin, d’aller à Rome (mais après avoir fini ici), pour négocier le Concordat. J’ai dit que ce serait blesser tout ce que je dois à N... qui s’y trouve, et qui est mon ami. On a été fort mécontent, disant que je ne voulais céder en rien, et on a fait l’aveu remarquable que mon attitude serait trop indépendante, si j’étais seulement au Conseil d’Etat et par conséquent sans appointemens. Depuis ce jour, jusqu’au moment où nous nous sommes quittés à Coblentz, les démonstrations extérieures ont toujours été les mêmes ; mais, quoiqu’il eût dit qu’il voulait reprendre la conversation en chemin, il ne l’a pas fait ; je ne l’ai plus vu seul ; il m’a embrassé tendrement, en montant en voiture, et c’est ainsi que nous nous sommes séparés.

« Il n’y a guère de doute que les offres et les propositions qu’on pourra encore me faire seront de même nature, sous différentes formes ; mais je déclinerai fortement tout ce que je ne pourrai point faire accorder avec mes principes et mes convenances. Pour le moment, on me laissera probablement tranquille. Les affaires dont j’ai été chargé me retiendront ici aisément jusqu’à la fin de février et je répands que je veux aller, après, passer quatre semaines aux terres de ma femme : j’écarte, par là, tout soupçon d’empressement de me rendre à Berlin. J’ai vu Schlegel[13] à B... ; il paraît s’y plaire, et y sera sans doute très utile.

« Il serait superflu de dire que son amour-propre continue à être des plus actifs ; mais ce qui m’était nouveau, et ce que je plains, c’est qu’il s’adonne à des recherches dans lesquelles il entre infiniment de détails purement mécaniques, ce qui lui fait négliger ses talens poétiques, etc. Les antiquités de Trêves sont remarquables, et le chancelier a fait beaucoup pour les faire déblayer et nettoyer.

« Muffling[14] est allé à Bruxelles, chargé d’une négociation. Je crois qu’il finira par avoir une place à Londres. C’est, selon moi, le meilleur choix qu’on puisse faire dans ce moment.

« Adieu, mon cher Alexandre : je désire vivement que nous ne soyons pas longtemps sans nous revoir de nouveau, et je me flatte que tu viendras à Berlin avant ton grand voyage. »

On a pu voir que jusqu’à ce jour, la police n’avait découvert dans les papiers d’Alexandre de Humboldt que de rares lettres de lui. Mais, elle ne tarda pas à reprendre sa revanche. Dès le début de 1819, elle était plus heureuse et pouvait faire connaître ce que le savant prussien pensait du Cabinet Dessoles qui venait de succéder au Cabinet Richelieu. Ce qu’il en pensait, il le confiait à son frère :

« 9 janvier 1819. — Les dernières semaines ont été ici fort orageuses. Comme sur les affaires importantes, il faut s’exprimer avec franchise, mon opinion est que la tranquillité de la France est beaucoup plus probable avec le ministère actuel qu’avec le ministère soit mixte, soit ultra, que l’on a voulu former. L’imbécillité de ceux qui, dans cette affaire, ont eu la chute de leurs ennemis en main, et qui n’ont pu ni su en profiter, pendant trois jours, est au-dessus de tout ce que l’on a vu dans la journée des dupes. A force de crier que la France était en danger, qu’il fallait changer les lois que l’on venait de faire l’an passé (celle des élections et du recrutement), on a été sur le point d’agiter sérieusement les provinces. Les ultras se vantaient déjà de leur triomphe, des changemens qu’ils allaient opérer, et quelques heures après, les personnes qu’on allait chasser sont montées en grade, et le parti vaincu a été plus maître du terrain que jamais. Ce conflit des passions, cette multitude d’hommes qui crevaient d’envie d’être ministres, et qui refusaient, parce que l’ensemble du ministère qu’on allait former (mosaïque d’hommes de tous les partis) ne leur inspirait pas de confiance, tout cela était un spectacle très instructif.

« Le nouveau ministère agira dans le sens de la masse de la nation. On ne touchera point à la Charte, et je crois que l’année se passera beaucoup plus tranquillement que si le ministère avait été disposé à agir dans le sens opposé. Voilà mon opinion individuelle ; elle est diamétralement opposée à celle de tous les voyageurs allemands qui retournent à Francfort ; opposée surtout à celle de tous les diplomates, à l’exception de sir Charles Stuart.

« Tu n’es pas facilement effrayé, mon cher ami ; c’est pour cela que je t’ai écrit avec cette franchise. La France restera très tranquille, s’il n’y a point un choc extérieur. Il est probable que la première nouvelle de la retraite du duc de Richelieu paraîtra hostile aux étrangers. Il est si facile de parler du triomphe des Jacobins ! Quiconque connaît les ressorts de cette petite révolution ministérielle, sait qu’il n’y a rien de haineux pour l’étranger dans toute l’affaire. »

En même temps qu’il rassurait son frère sur la situation des affaires de France, Alexandre de Humboldt se préoccupait de ce frère bien-aimé qu’il savait quasi-brouillé avec Hardenberg et au sujet duquel les journaux publiaient les commentaires les plus contradictoires. Sans nouvelles directes de lui, il en demandait à Frédéric de Schoell qui, après avoir été longtemps attaché à la légation de Prusse à Paris, résidait maintenant à Berlin comme conseiller intime, en possession de la confiance du chancelier.

« 4 février. — Je suis en peine, monsieur, de la position future de mon frère ; je n’en ai aucune nouvelle directe, et j’ose vous prier de m’en dire quelque chose. Savez-vous quelque chose de Francfort ? Pourrais-je voir la gazette officielle qui annonce sa nomination. Ah ! quel déplorable renouvellement de ministres, et comment mon frère, qui sait refuser, peut-il accepter un entresol dans la maison de M. S.[15]. Le rédacteur d’un article qui a paru aujourd’hui dans le Journal des Débats sera extrêmement désagréable à mon frère. Il a frappé et il frappera tous ceux qui lui sont attachés. Ces mots en italique : Le Baron de Humboldt n’est pas Ministre de l’Intérieur, semblent être mis comme de ces grandes nouvelles qui peuvent consoler les hommes monarchiques ; c’est comme si on leur disait : n’en croyez rien, la patrie n’est pas en danger. Avec un peu de décence et de bienveillance, on aurait pu dire que c’était par erreur que... etc. De grâce, dites-moi si vous savez quelque chose immédiatement de Berlin sur la position des choses. »

Quelques jours plus tard, le signataire de cette missive pressante, toujours en quête d’informations, interrogeait son frère, alors à Francfort.

« 15 février. — Ma dernière lettre, cher ami, t’a été portée par un secrétaire d’ambassade du comte de Goltz à Francfort[16] ; elle traitait longuement du nouveau ministère. J’espère que tu l’as reçue. En attendant, les gazettes françaises (et je ne puis m’en procurer d’autres), disent que tu ès ministre de l’Intérieur, puis elles disent après que tu ne l’es pas ! J’ai compris que, comme la Prusse n’a pas les catacombes du Conseil, dans lesquelles on enterre en France les ministres déchus, on a voulu laisser à M. de Schuckmann un entresol, tout en lui faisant accroire qu’il est encore maître de la maison. J’ai peine à croire que tu aies approuvé cette funeste répartition des ministères ; et comme je n’ai pas de nouvelles, je pense que tout est encore incertain. Donne-moi, je te conjure, quelques éclaircissemens. Un article dans le Journal des Débats, qui commence comme un coup de canon : « M. de H... n’est pas ministre de l’Intérieur, etc., » n’est point de Goltz, mais, d’après ce que je sais avec certitude, de Schoell. La rudesse du style et l’inconvenance du ton me l’avaient fait soupçonner. Déjà Schoell m’a dit qu’il n’y avait mis aucune importance, et qu’il avait voulu seulement rectifier une erreur. Il a la main heureuse !

« Je te ferai passer mon ouvrage sur l’Egypte, mais comme je suis pauvre d’argent dans ce moment, permets que je le fasse relier ici à tes frais, et qu’à tes frais de même, je te l’envoie. »

Au mois de juillet 1819, la lettre suivante, adressée par Alexandre de Humboldt au chancelier de Prusse, prince de Hardenberg, vint prouver à la police combien le préoccupait la situation de son frère. Guillaume avait consenti, après de longues hésitations, à faire partie du ministère prussien, avec l’espoir d’y faire prévaloir ses idées libérales. Mais il semble que le chancelier ne le lui avait ouvert que dans le dessein de le ramener aux siennes et de l’annihiler en les lui imposant, résolu à le briser, s’il ne réussissait pas à les lui faire accepter.

« Paris, 30 juillet 1819. — Monseigneur, depuis un grand nombre d’années, depuis 1793, où V. A. a daigné m’attacher à sa personne et m’honorer de sa confiance, je ne lui ai jamais écrit sans avoir à lui parler de ma reconnaissance. Chaque année a été signalée par des bienfaits. Le plus grand m’a paru cette bienveillance constante, cet intérêt non interrompu par lesquels vous avez encouragé les premiers essais de ma jeunesse, les travaux plus mûrs d’un temps où l’on apprend à dompter son imagination et à reconnaître les véritables biens de la vie. L’expression de ma reconnaissance doit avoir de la monotonie ; je connais cependant assez votre cœur pour savoir qu’elle ne vous déplaît pas, que vous aimez à voir de temps en temps cette écriture qui vous rappelle d’autres époques bien éloignées de la vie.

« J’ai reçu les douze cents écus que Votre Altesse a daigné me faire assigner pour l’achat des instrumens et des livres ; j’en rendrai le compte le plus détaillé. Jamais gouvernement n’a agi d’une manière plus libérale et plus délicate envers un homme de lettres. J’aime à vous devoir ce qui m’arrive de bien dans ce monde. Je le dis à tout ce qui m’entoure, les épanchemens me sont un besoin. Daignez agréer l’hommage renouvelé de mes sentimens d’affection, de respect et de reconnaissance. J’aurai l’honneur de vous adresser sous peu la première esquisse de mon plan de voyage[17]. Je ferai même ce plan en double, l’un sous la forme officielle, l’autre dans une lettre adressée au Prince chancelier d’Etat.

« Je suis à attendre le retour de M. Amédée Jaubert[18] qui est encore à la campagne pour se délasser des fatigues de sa course aux bords de la mer Caspienne. C’est lui qui a été chercher ces chèvres de Cachemyre, qui ont coûté au gouvernement 400 000 francs. (Il y en a trois cents en vie). Je suis tellement harcelé de lettres que l’on m’adresse sur mon voyage depuis six mois que je ne puis m’en tirer sans secrétaire. J’ai cru que je serais un peu plus tranquille, en répondant que je vais par le Cap de Bonne-Espérance, et que je retourne par terre. Les dilettanti voyageurs craignent heureusement les longues navigations, je compte cependant faire tout le contraire de ce que je dis. J’apprends avec beaucoup d’assiduité le persan, j’ai des leçons tous les jours. Je compte aller par Constantinople, où les rochers volcaniques des Dardanelles ont été mal vus jusqu’ici, par Angora, Erzeroum, et l’Ararath en Perse, mesurer barométriquement toute la Perse, du Nord au Sud, du Manzanderan au golfe Persique, vous envoyer du vin de Schiraz, et passer par Bander-Abassi dans l’Inde. Je pourrai par cette route fournir beaucoup de renseignemens utiles à mon pays sous le rapport de la teinture, des fabriques de laine et de commerce. L’idée de Votre Altesse de réunir les diverses questions d’utilité publique est aussi juste que facile à mettre à profit.

« Voilà, à ce que le comte de Goltz me dit, mon frère en chemin pour Berlin ! Ce serait manquer à cette franchise dont vous m’avez toujours fait un devoir, si je ne vous parlais pas de ce qui m’agite si vivement en ce moment. Je crains que cette hésitation que mon frère a montrée, avant d’accepter la place que Votre Altesse lui a destinée, n’ait fait naître de nouveau quelque malentendu. Je vous suis trop attaché, cher Prince, pour ne pas juger avec la plus grande impartialité tout ce qui regarde les intérêts d’un frère qui m’est cher. Ma reconnaissance pour vous, mon dévouement pour la personne du Roi qui ne cesse d’être si bon pour moi, m’en font, un devoir. J’ai sans cesse agi dans le sens qui a rapport au désir énoncé par Votre Altesse dans notre dernière conversation confidentielle à Aix-la-Chapelle. Je vous conjure de traiter mon frère avec cette confiance dont vous lui avez donné tant de marques affectueuses. Un homme qui porte le nom que je porte n’a jamais d’autres intérêts que ceux qui occupent vos pensées.

Il peut y avoir eu divergences d’opinion sur les moyens par lesquels le même but doit être atteint ; mais je connais, par une si longue et ancienne expérience, l’étendue de vos vues, la noblesse de vos sentimens que je ne crains jamais que les divergences d’opinions dans les affaires les plus graves puissent vous blesser. M’avez-vous jamais retiré votre bienveillance, j’ose dire votre amitié, parce que, soit par la ténacité des illusions de ma première jeunesse, soit par un manque d’expérience du monde, j’ai différé avec Votre Altesse dans des idées de détail sur les modifications du plan constitutionnel ? Je sais que mon frère a le plus vif désir de mettre en œuvre tout ce que la nature lui a donné de talent et de forces pour vous seconder dans le grand œuvre qui doit couronner vos travaux antérieurs. Vous avez été content de sa manière d’agir à Vienne, vous le serez à Berlin. Je compte tant sur la proximité de cette douce habitude de pouvoir l’entendre à chaque heure du jour ! Je sais que vous rendrez la plus éclatante justice au talent, à la prudence, au patriotisme de mon frère. Je sais aussi qu’il ne pourra jamais s’éloigner d’une personne à laquelle, lui et moi, nous devons les marques de la plus douce et plus constante affection.

« Vous avez été placé si haut par la Providence pour influer sur les affaires générales du monde, que j’attends avec confiance l’issue d’une lutte engagée par une coupable exagération de quelques têtes mal organisées. J’ai appris avec une vive satisfaction qu’en même temps que des mesures de rigueur ont été prises contre ceux qui veulent cimenter la liberté avec le sang et rendre odieux tout ce qui peut élever et ennoblir les hommes, vous avez soumis au Roi les bases d’une constitution d’Etats. Les temps dans lesquels nous vivons sont très extraordinaires. Séjournant dans un pays dans lequel les grandes querelles qui ébranlent les diverses classes de la société sont à peu près vidées, et où règne dans ce moment un grand désir de calme et de tranquillité, je ne juge sans doute que bien imparfaitement de l’état de ma patrie ; mais je pense comme Votre Altesse que les rigueurs nécessaires pour ne pas laisser écrouler l’édifice social ne peuvent (parce qu’elles sont des moyens physiques) remédier que momentanément à un mal moral.

« Les constitutions établies dans quelques Etats d’Allemagne ont compliqué les questions, parce qu’elles ont été formées d’après des idées très divergentes. On a tâché de persuader à une partie de la nation que les grandes puissances ont une tendance concertée à gêner le développement de la pensée, à empêcher la discussion sur des objets d’un intérêt général, à s’effrayer d’un enthousiasme qui a produit tour à lourde grands malheurs et de belles actions chez des peuples de race germanique. Cet état d’irritation, véritable ou factice, cessera dès que, par les sages institutions que vous méditez, on offrira d’autres alimens à l’esprit public ; il cessera d’avoir de l’importance, dès que les hommes mûrs, les propriétaires, qui ont intérêt au calme et à la stabilité, seront appelés dans les conseils des souverains. Une publicité autorisée, je dirai encouragée par le gouvernement, fait cesser les trames coupables ourdies dans le secret. Un noble attachement à des familles régnantes qui ont gouverné avec douceur, émancipé les classes inférieures du peuple, introduit une égalité de droits parmi les citoyens, plus parfaite que celle dont jouissent les États les plus anciennement constitués, cet attachement, dis-je, éloigne en Allemagne les craintes d’une révolution funeste. Mais il est des états de malaise et de tiraillement dont l’influence croissante ne laisse pas aussi d’entraver la marche des gouvernemens : des mesures utiles paraissant alors aux ‘Princes les mieux intentionnés des concessions qui peuvent encourager, enhardir les malveillans et placés entre les peuples et les Princes, les plus grands hommes d’Etat ne pourraient plus à la longue trouver l’issue de ces labyrinthes de préventions et d’erreurs. Cette crainte, monseigneur, n’est pas celle qui m’agite ; je connais la difficulté de votre position, mais je sais aussi ce que vous possédez d’élévation dans la pensée, d’indépendance d’opinion, d’ascendant sur les esprits.

« En relisant cette lettre, je me suis demandé si je devais la laisser partir. Je pense qu’elle ne renferme rien qui ne respire le vif attachement que je vous porte. Faites-moi la grâce de ne pas dire à mon frère que j’ai parlé de lui ; je ne veux pas que vous répondiez sur aucun des objets que j’ai traités, je sais respecter votre temps ; mais je serais pourtant rassuré si vous daigniez m’écrire deux lignes de votre main pour me dire que cette lettre ne vous a pas déplu. Je puis demander cette grâce à votre ancienne amitié pour moi.

« J’entends dire à tous ceux qui nous arrivent que jamais vous n’avez été mieux portant, jugez du plaisir que cela me cause. »

Cette lettre était partie depuis quelques jours lorsque Alexandre en reçut une de Guillaume qui lui annonçait son entrée prochaine au pouvoir, mais laissait pressentir de prochains embarras ministériels par suite de la divergence d’opinions qui existait entre le chancelier et lui.

« Berlin, 13 août 1819. — Cher Alexandre, je suis ici depuis quinze jours, et j’entrerai en fonctions très prochainement. Il ne me reste que peu de moment, et je ne puis te dire que ce qui pourra principalement t’intéresser dans ma nouvelle position.

« Le Chancelier est aimable et amical au possible, mais comme je trouve assez singulier qu’il s’imagine qu’il ait pu premièrement me maltraiter en quelque façon et qu’il n’ait besoin après que de se radoucir de son côté, pour que je m’empresse de renouer nos anciennes liaisons, c’est moi plutôt qui me tiens sur un pied de réserve avec lui.

« Le Roi m’a vu seul, le matin après son arrivée, et m’a fait dîner ce même jour avec lui, tandis qu’ordinairement, en pareille occurrence, il s’épargne l’importunité d’une audience. Tout le monde a remarqué qu’il a parlé à table de préférence avec moi, et il a témoigné à Witzleben son contentement de la manière dont je lui avais parlé le matin. Comme c’est uniquement par la confiance du Roi que je puis agir avec succès, tu croiras facilement que je ne négligerai rien pour me le concilier.

« Ma femme et tous mes enfans, excepté Hermann, sont encore à Ems, et je ne les attends que dans sept à huit semaines de retour ici. La santé de ma femme ne va pas mal, mais pas non plus aussi bien que je l’aurais espéré.

« L’envoi de l’ouvrage de Raynouard que je dois sans doute à tes bontés, m’a fait beaucoup de plaisir. Je joins à ces lignes ma réponse pour le comte de Pradel. Je me souviens très bien de l’avoir connu en 1815, mais je n’en ai pas fait mention dans ma lettre ; ce sont des souvenirs qu’il n’est pas agréable de rappeler.

« Les mesures de rigueur qu’on prend ici et en Allemagne, ne sont ni conformes à mes goûts, ni, selon moi, sages et adaptées aux circonstances. Il est heureux pour moi qu’elles aient été prises avant mon arrivée. Je ne doute pas non plus que le moment ne vienne bientôt où je pourrai m’expliquer dans le Ministère qui partage, au reste, mon opinion à leur égard.

« Schoell a donné à sa femme, en badinant conjugalement, un petit coup avec deux doigts sur la main, et elle en a reçu deux plaies dont elle souffre depuis quinze mois ; on a cru qu’il faudrait lui couper les doigts. Quelle gentillesse aimable ! Il est au reste, plus gras et plus gai que jamais.

« Le chancelier, qui ne vient plus dans le conseil des ministres, pense faire de Schoell son envoyé et plénipotentiaire auprès de nous ; mais nous protesterons contre cette manière de traiter les Ministres. Je l’ai déjà fait sentir au prince.

« La princesse de Hardenberg est tombée, le 1er août, en dansant une polonaise avec Wittgenstein. Elle ne peut plus marcher depuis cet accident. »

Au mois de janvier suivant, le signataire de cette lettre n’était plus ministre. Revenu à ses savantes études, il y cherchait une diversion aux graves ennuis que lui avait causés son passage au pouvoir. Alexandre, en le félicitant de s’être jeté dans le travail, lui demandait quelques détails sur les circonstances de sa chute.

« 22 janvier 1820. — Le courrier ne donne les lettres qu’au moment où les bureaux du comte de Goltz ne veulent presque plus recevoir de paquets, de sorte que j’ai eu à peine le temps, cher ami, de te remercier de tes deux aimables lettres des 2 et 14 janvier, la première contenant la grande nouvelle qui occupe ici tous les esprits, et qui a beaucoup contribué à la célébrité de ton nom. Je m’attendais à cet événement, et je désirerais qu’un jour, je puisse avoir une légère notion des causes les plus rapprochées. Comme je regarde toutes les lettres fermées à cachet volant comme peu sûres, je ne toucherai pas cette corde, ni rien de ce qui tient à la politique. Tu peux ainsi, par conséquent, être sûr que je ne puis influer, de la manière la plus éloignée, sur les absurdes récits des journaux. Je ne vois jamais les personnes qui les font, et je sens combien toute espèce d’influence de ce genre contrarierait la noblesse de ton caractère.

« J’ajoute seulement, quoique ce soit presque un incident politique, qu’avec ta lettre du 2 janvier, j’en ai reçu une du 8 janvier de la main du prince de Hardenberg. Il ne m’avait pas écrit depuis six mois, ni répondu sur une lettre très détaillée que je lui avais écrite. Depuis, je lui avais envoyé un volume. Il m’a écrit que ma lettre du 30 juillet (celle sur les mesures politiques) est allée droit à son cœur, qu’il a plus que jamais le besoin de se rapprocher de moi, de resserrer des liens si anciens. Puis il ajoute :

« Mon cher Humboldt, c’est une bien vive peine que de me voir dans la nécessité de vous mander que l’amitié qui me liait à M. votre frère n’a pu se rétablir lors de son arrivée, je l’ai prié avec instance d’être de nouveau pour moi ce qu’il fut, pendant plusieurs années. Il a cru devoir suivre une ligne tout à fait différente. C’est une des expériences les plus douloureuses de ma vie, mais je n’ai rien à me reprocher. Conservez-moi, vous, toute votre amitié, et comptez toujours sur la mienne. Je crois que votre présence aurait détourné mainte circonstance fâcheuse ! »

« L’ouvrage d’Égypte, cher ami, est en route depuis cinq semaines. Je suis sûr qu’il te fera grand plaisir. Ne veux-tu pas acheter, ici, le Strabon de Du Theil ? Les notes sur l’Égypte et les rectifications de ce que l’ouvrage renferme d’inexact, par rapport à des citations des anciens, rendent ce Strabon précieux. N’en as-tu pas quelques volumes déjà ?

« Je vois avec ravissement que tu es tout à l’étude, et à celle des langues américaines. C’est comme une marque de ton amitié pour moi. Je ferai traduire ton mémoire en français, et je désire que nous ayons bientôt quelque ouvrage de toi : cela paraîtra très piquant.

« Je commence à voir clair dans le persan, depuis que je suis forcé de travailler, à haute voix, aux deux cours de Sacy et de Langlès[19], devant le public ; cela stimule beaucoup. J’apprends aussi l’arabe chez Sacy. Je t’invite, pour avoir une idée de quelques rapprochemens de ces idiomes avec les langues américaines, de relire les commencemens des chapitres de la belle grammaire arabe de Sacy, et de son précis de grammaire générale philosophique, troisième édition. Il y a des rapports entre les langues américaines et syriaques très curieux, non-seulement par les incorporations, mais aussi par cette grande division de langues pour laquelle les unes ont beaucoup de formes de verbes, d’autres beaucoup de formes et de temps à la fois. »

Le jour où Alexandre répétait à son frère ce que lui avait écrit à son sujet le prince de Hardenberg, il répond au chancelier :

« 22 janvier. — Monseigneur, je ne trouve pas d’expressions pour témoigner assez vivement ma reconnaissance à Votre Altesse pour tout ce que sa lettre, en date du 8 janvier, renferme pour moi de consolant et d’affectueux. Je ne pouvais craindre que la franchise avec laquelle je m’étais exprimé sur l’état moral des peuples ait pu vous déplaire. Vous pouvez blâmer mes opinions ; mais, je le sais, vous avez toujours rendu quelque justice à la pureté de mes sentimens.

« Ce qui est arrivé par rapport à mon frère m’a profondément affligé, et par l’attachement que je lui porte, et par les liens qui, dès ma première jeunesse, m’unissent à votre existence politique dans le monde. Je ne connais que les résultats, je me perds à deviner les causes. Je ne conçois plus rien à la marche des affaires, et les rapports mensongers des journaux me déroutent chaque jour davantage. Mais ces liens seront-ils entièrement rompus ? Quitterai-je l’Europe dans cet état d’incertitude ? L’éloignement de mon frère me rend doublement nécessaire votre appui puissant. J’ai montré, je crois, dans toutes les occasions, un dévouement sans bornes pour la personne du Roi. Il me serait douloureux de penser que ce que le temps et quelques travaux ont cimenté, puisse se briser dans la tempête des opinions.

« Je vois avec un plaisir mêlé d’étonnement que Votre Altesse a eu le loisir de lire mon volume. Tout ce que votre lettre renferme à ce sujet, m’a comblé de joie. J’espère pouvoir bientôt vous offrir un nouveau volume. J’ai été assez heureux pour regagner ma liberté comme auteur. Mes anciens libraires ont consenti à résilier le traité. »

On a vu qu’en transmettant à son frère les propos du prince de Hardenberg, Alexandre de Humboldt lui exprimait le désir d’être informé des causes de sa chute. Guillaume se hâta de répondre aux questions.

« Berlin, 3 février 1820. — Mille grâces, mon cher Alexandre, pour ta lettre détaillée et amicale du 22 janvier, et les livres que tu m’as envoyés : ils me sont doublement précieux à présent puisque je puis en faire usage librement. Je ne saurais te dire combien je me félicite du loisir dont je jouis. Je sors très peu ; mes occupations et tout le reste de mon temps dans l’intérieur de ma famille, sont les seules choses auxquelles je me livre. Tu n’as pas d’idée combien le travail est pénible, lorsque, comme c’est mon cas, on a été éloigné de ses études, pendant un grand nombre d’années ; mais je réussirai à m’y remettre entièrement, et je me flatte que je n’en serai plus détaché. Je regarde ma carrière politique comme finie, et je désire vivement que ce soit. Dans le moment actuel, je ne m’occupe absolument de rien qui y soit relatif ; je ne lis même pas les papiers publics, et je ne connais que par les récits des autres ce qu’on me fait l’honneur de dire de moi.

« Je n’ai jamais supposé, mon cher frère, que tu y eusses la moindre part, je connais trop bien ta manière d’agir pour cela. Il est naturel que les gazettes débitent beaucoup de contes et de mensonges, et surtout sur le motif de mon éloignement des affaires. Personne ne s’imagine que cette mesure n’a eu aucune cause particulière, qu’elle n’a été précédée par aucun événement, aucune querelle, aucune division même : on inventera donc des raisons, et on fera des histoires.

« Tu voudrais avoir, cher Alexandre, une légère notice des causes les plus rapprochées de ma catastrophe ; je puis certainement satisfaire cette demande, sans dévoiler aucun mystère, et sans m’exposer à aucun inconvénient dans le cas très probable que cette lettre soit lue avant qu’elle ne te parvienne. D’après tout ce que je sais historiquement, et ce que je puis concevoir moi-même par conjectures, il n’y a eu absolument d’autre raison que celle que le prince de Hardenberg a cru que la diversité d’opinions entre lui et moi était trop prononcée, et mon influence sur le ministère, malgré l’opposition dans laquelle je me trouvais avec lui, trop grande pour qu’il pût conduire l’administration d’après son système, aussi longtemps que je serais en place. Il a voulu, de plus, se débarrasser de mon opposition dans le ministère et dans le Conseil d’État, pour les nouveaux impôts qui vont être créés à présent : je ne le blâme pas en ceci ; je trouve, au contraire, qu’il a très bien fait ; il aurait seulement fait mieux encore s’il ne m’avait jamais appelé au ministère. Il devait voir, par tout ce que je lui avais dit à Aix-la-Chapelle, et écrit, de Francfort, au Roi, que nous ne pouvions pas nous trouver dans les relations où il voulait me placer, sans qu’un de nous changeât entièrement de principes et de systèmes. Je n’ai jamais, étant ministre, agi dans un sens d’opposition aussi direct que j’ai parlé et écrit alors. J’ai toujours su tenir exactement la ligne entre ce qu’on peut écrire et ce qu’on peut faire. J’ai toujours senti ce que m’imposait ma place même, et j’ai agi avec la plus grande délicatesse, sans cependant altérer en rien ni mes principes ni mes opinions.

« Ce que le prince de Hardenberg t’a écrit ne m’étonne guère : il l’a dit à plusieurs personnes ici ; c’est de toute fausseté ; ce n’est pas lui qui a à se plaindre, c’est moi, et ceux qui nous connaissent tous les deux savent bien à qui de nous deux il faut supposer plus de constance dans l’amitié. Tu me ferais plaisir, si tu voulais lui répondre là-dessus ces mots à peu près : « J’ai été fort peiné sur ce que vous me dites sur mon frère. Il m’a écrit que ses principes et ses opinions sur la manière dont il aurait fallu conduire les affaires en général, et particulièrement dans le moment actuel, avaient été si opposés aux vôtres, qu’il n’avait pas pu s’accorder avec vous là-dessus, sans blesser sa conscience et ses devoirs envers le Roi, qu’il lui avait été douloureux sans doute de ne plus se trouver sur le même pied avec vous, mais qu’il n’avait aucun reproche à se faire à cet égard ; qu’il avait, au contraire, depuis son départ de Londres, et plus encore pendant son séjour à Francfort, tellement à se plaindre de vous, que l’impression n’avait pu en être effacée par les simples protestations d’amitié, et du désir de renouer les anciennes liaisons que vous lui aviez faites à son arrivée à Berlin, sans même les accompagner d’une marque réelle de confiance. »

« C’est ainsi qu’on renvoie la balle. Je ne tiens cependant pas beaucoup à ce que tu lui dises cela. Je suis sûr qu’en aucun cas, tune lui répondras qu’il a raison, et voilà ce qui me suffit. Il est inconcevable comme on peut mêler et confondre ainsi les intérêts de l’État et ses rapports personnels. Aucun des hommes qui me connaissent depuis longtemps pourrait-il s’imaginer qu’il n’avait, après m’avoir vraiment maltraité, qu’à me donner une place et des appointemens, et à me dire quelques phrases amicales pour m’engager à oublier non seulement ce qui s’est passé, mais même mes maximes et mes principes.

« Je plains, au reste, beaucoup le prince de Hardenberg. Il s’attire une immensité d’affaires et de désagrémens sur le déclin de ses jours, et n’est point secondé comme il devrait l’être dans son poste. Quant à moi, il t’en souvient combien je lui ai dit à Aix-la-Chapelle, à lui et à A..., que je ne pouvais pas me trouver dans le ministère à présent ; tu te souviens aussi qu’en oubliant entièrement la manière dont j’avais été traité, j’ai été le plus amicalement du monde avec le Prince. Tu pourrais, si tu ne veux pas lui dire ce que je viens d’écrire, lui rappeler ceci.

« Voilà, mon cher Alexandre, ce que j’avais à te dire sur ce sujet ; je n’y reviendrai plus à présent. Il est ennuyeux d’en parler, et Dieu sait que je n’ai pas le moindre petit ressentiment contre le Prince. Je ne me rapprocherai certainement pas personnellement de lui, mais je désire sincèrement qu’il ait tous les succès et toutes les satisfactions possibles : je désire seulement qu’il trouve des hommes qui puissent, d’accord avec lui, conduire les affaires. Ce que je puis t’assurer, c’est qu’il ne m’a jamais fait plus de bien qu’en m’éloignant du ministère, et je dis bien cordialement le matin et le soir : Deus nobis hæc otia fecit. »

Au reçu de cette lettre, Alexandre s’empressa de s’acquitter envers Hardenberg de la commission dont l’avait chargé son frère.

« 19 février 1820. — Depuis que vous m’avez communiqué, cher et respectable prince, les tristes nouvelles de mon frère, j’ai eu de lui une seule lettre détaillée. Pas de plaintes, pas d’amertume. Il m’a écrit « qu’il sentait la peine que je devais éprouver à cause de mon double attachement à vous et à lui, que ses opinions sur la manière de conduire les affaires en général, et principalement dans le moment actuel, avaient été si opposées aux vôtres, qu’il aurait cru blesser sa conscience et ses devoirs envers le Roi, en les abandonnant ; qu’il lui avait été douloureux, sans doute, de n’avoir plus été sur le même pied avec vous comme jadis, mais qu’il croyait n’avoir aucun reproche à se faire à cet égard ; qu’il croyait avoir à se plaindre de votre manière de le traiter pendant son séjour à Francfort, que des impressions de cette nature étaient difficiles à effacer, et que, depuis son arrivée à Berlin, les expressions de votre bienveillance n’avaient été accompagnées d’aucune de ces marques de confiance que vous lui aviez données en d’autres temps. »

« Voilà, mon cher et respectable ami, vous me permettrez encore cette expression de ma première jeunesse, voilà ce que mon frère m’écrit sur ce funeste malentendu. Toute la tournure de la lettre de mon frère indique d’ailleurs qu’il veut entièrement se jeter dans les études. Il me demande des livres sur les langues... Puisse ce dissentiment, qui me chagrine tant, ne pas être sans remède ! Les temps dans lesquels nous vivons offrent de graves circonstances. Des événemens aussi épouvantables que ceux dont nous avons été témoins ici, augmentent la défiance et les alarmes des Princes[20]. Cette disposition des esprits chez les gouvernails et les gouvernés, rend difficile la position des hommes d’Etat qui veulent reconstituer l’édifice de la Société, ébranlé dans ses bases. La route est ténébreuse !


Quale per incertam lunam sub luce maligna
Est iter in silvis, ubi coelum condidit umbra
Juppiter, et rebus nox abstulit atra colorum.


« Virgile ne pensait pas aux lumières du siècle, dont on accuse la maligne influence. Ici les différens partis s’agitent pour exploiter la consternation générale à leur profit. Vous avez une manière de voir plus noble, plus grande, plus indépendante. Que Dieu vous fasse voir des jours plus heureux. »

Le courrier qui emportait à Berlin cette lettre pour Hardenberg, en emportait aussi une pour Guillaume.

« Paris, 19 février. — Le bon temps, mon cher Guillaume, où l’on a un frère qui n’est plus ministre, et qui peut vouer aux lettres et aux plus douces affections de l’amitié, un temps qu’il ne pouvait consacrer qu’aux affaires publiques ! Je suis heureux d’avoir souvent de tes lettres, et des lettres qui me retracent vivement l’inconcevable activité de ton esprit. Je n’ai point aujourd’hui le loisir de te répondre comme je le désire, surtout sur l’objet des langues dans lesquelles je suis pourtant bien ignorant, mais qui m’intéressent plus vivement que jamais. Je m’en tiens dans ma réponse à ce qu’il y a de plus urgent.

« Tes explications sur les causes de ta retraite ont entièrement assouvi ma curiosité. Dans tous les grands événemens de la vie, on suppose des causes saillantes ; on oublie que les plus grands effets se produisent tout naturellement par la force des choses, par l’opposition des caractères et des opinions. Je m’étais figuré, comme les journalistes, des grandes querelles dans le Conseil d’Etat, des divergences d’opinions sur Carlsbad, Mayence, la Landwher, les Finances, etc. Eh bien ! il n’y a rien de tout cela.

« Comment as-tu pu croire un instant que je te donnerais tort ? On s’est rapproché de moi après que j’eus énoncé très énergiquement mes opinions sur les affaires politiques. On m’a écrit avec une extrême tendresse. J’ai répondu dès lors que je connaissais la sévérité de tes principes et qu’il t’était moralement impossible de les sacrifier, même à l’amitié. Aujourd’hui, dans ce même courrier, j’ai pris occasion de revenir sur ce sujet, écrivant au Prince, à propos de cet épouvantable et féroce attentat contre la malheureuse famille des Bourbons : j’ai placé en entier dans ma lettre au Prince les dix lignes que tu avais guillemetées. Je ne veux pas rompre, cela me paraîtrait inutile et même inconvenant dans ma position ; mais, rien dans ce monde ne me retiendra jamais de défendre celui qui est le plus cher à mon cœur.

« Voici, cher frère, le reçu signé ; cela est dans l’ordre, et très nécessaire pour ne pas laisser dans l’incertitude tes enfans. Tu sais d’ailleurs, cher ami, que je te dois encore 500 francs. — Je t’embrasse. »


Cette lettre est la dernière du dossier qui contient la correspondance des Humboldt. Elle ne démentira pas l’idée qu’on a pu se faire, en lisant les précédentes, de l’affection que s’étaient vouée l’un à l’autre les deux frères, de leur caractère et de leurs talens réciproques. Elle achèvera surtout de démontrer, en ce qui touche le baron Alexandre, que loin d’être hostile à la France et aux institutions qu’elle s’était données, comme l’en accusait la police, il en aimait les mœurs, les habitudes, la langue ; qu’il en parlait avec bienveillance ; qu’il souhaitait pour ses propres travaux comme pour lui-même l’estime et la considération de cette société française qui l’avait accueilli avec les égards et l’admiration dus à son génie, et qu’en conséquence, il ne méritait pas les indignes traitemens que lui infligeaient à son insu les agens attachés à ses pas. Ces traitemens seraient sans excuse à nos yeux s’ils n’avaient eu pour résultat de nous faire connaître, à presqu’un siècle de distance, des papiers dont on ne contestera pas l’intérêt, et qui probablement n’auraient jamais vu le jour, sans les procédés policiers de cette époque, lesquels d’ailleurs allaient disparaître, condamnés par leur indélicatesse et leur inutilité.


ERNEST DAUDET.

  1. Veuve en premières noces de l’illustre Lavoisier, guillotiné sous la Terreur, elle s’était remariée au célèbre économiste, le comte de Rumford et redevint veuve en 1814.
  2. Au bas de la copie de cette lettre, le duc de Richelieu a écrit : « Je voudrais parier qu’il n’y a pas un mot de vrai ; ma sœur n’a pas le moindre rapprochement avec M. de Humboldt. »
  3. La marquise de Jumilhac, dont le fils hérita du titre de duc de Richelieu.
  4. Quoique j’aie publié cette lettre, il y a déjà plusieurs années, elle est trop à sa place ici pour que je ne la reproduise pas.
  5. Officier des Gardes du corps, fils naturel de Fontanes, M. de Saint-Marcellin avait péri dans un de ces duels si fréquens à cette époque entre royalistes et bonapartistes.
  6. Depuis peu de temps, membre du Cabinet prussien, Guillaume de Humboldt allait être contraint d’en sortir.
  7. On lit en marge de cette copie l’annotation suivante de la main d’un policier ; « Cette lettre avait été laissée par M. de Humboldt, le jour de son départ, à M. Kunth, son secrétaire, pour la porter et la recommander aux soins de M le comte de Tracy, rue d’Anjou-Saint-Honoré, 44. »
  8. « M. de Humboldt est parti ce matin, 14 septembre, pour Londres, d’où il se rend à Aix-la-Chapelle. » (Annotation de la police.)
  9. Frédéric-Auguste Wolf, philologue allemand.
  10. Le baron de Steuben, peintre allemand, qui s’était fixé à Paris où il mourut en 1856 et que ses œuvres rapprochent de l’école française.
  11. Alexandre était parti la veille pour Londres.
  12. Le chancelier prince de Hardenberg, avec qui il s’était trouvé en désaccord, sur la politique du moment et à qui il avait donné sa démission de ministre à Londres.
  13. Guillaume de Schlegel, le célèbre critique allemand qui fut l’ami de Mme de Staël.
  14. Le général prussien baron de Muffling, gouverneur de Paris en 1S15, pendant le séjour des Alliés.
  15. Le baron de Schuckmann, homme d’État prussien, directeur de la police à Berlin et qui fut, durant peu de temps, ministre de l’Intérieur.
  16. C’est la lettre du 9 janvier qu’on a lue ci-dessus. Il est à remarquer que, quoique confiée à un secrétaire d’ambassade, elle avait été retenue par la police, le temps d’en prendre copie.
  17. Il préparait déjà son grand voyage d’exploration dans l’Asie centrale qu’il ne put faire qu’en 1829.
  18. Un des plus brillans élèves de l’orientaliste Silvestre de Sacy.
  19. Silvestre de Sacy et Langlès professaient à la Sorbonne les langues orientales, et notamment l’arabe et le persan.
  20. Le duc de Berry venait d’être assassiné.