Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 229-240).
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VIE DE VOLTA. FONCTIONS QU’IL A REMPLIES.
SON CARACTÈRE. – SA MORT.


Messieurs, je viens de dérouler devant vous le tableau de la brillante carrière que Volta a parcourue. J’ai essayé de caractériser les grandes découvertes dont ce puissant génie a doté les sciences physiques. Il ne me reste plus, pour me conformer à l’usage, qu’à raconter brièvement les principales circonstances de sa vie publique et privée.

Les pénibles fonctions dont Volta se trouva chargé presque au sortir de l’enfance, le retinrent dans sa ville natale jusqu’en 1777. Cette année, pour la première fois, il s’éloigna des rives pittoresques du lac de Come, et parcourut la Suisse. Son absence dura peu de semaines ; elle ne fut d’ailleurs marquée par aucune recherche importante. À Berne, Volta visita l’illustre Haller, qu’un usage immodéré de l’opium allait conduire au tombeau. De là il se rendit à Ferney, où tous les genres de mérite étaient assurés d’un bienveillant accueil. Notre immortel compatriote, dans le long entretien qu’il accorda au jeune professeur, parcourut les branches si nombreuses, si riches, si variées de la littérature italienne ; il passa en revue les savants, les poëtes, les sculpteurs, les peintres dont cette littérature s’honore, avec une supériorité de vues, une délicatesse de goût, une sûreté de jugement qui laissèrent dans l’esprit de Volta des traces ineffaçables.

À Genève, Volta se lia d’une étroite amitié avec le célèbre historien des Alpes, l’un des hommes les plus capables d’apprécier ses découvertes.

C’était un grand siècle, Messieurs, que celui où un voyageur, dans la même journée, sans perdre le Jura de vue, pouvait rendre hommage à Saussure, à Haller, à Jean-Jacques, à Voltaire.

Volta rentra en Italie par Aigue-Belle, apportant à ses concitoyens le précieux tubercule dont la culture, convenablement encouragée, rendra toute véritable famine impossible. Dans la Lombardie, où d’épouvantables orages détruisent en quelques minutes les céréales répandues sur de vastes étendues de pays, une matière alimentaire qui se développe, croît et mûrit au sein de la terre, à l’abri des atteintes de la grêle, était pour la population tout entière un présent inappréciable.

Volta avait écrit lui-même une relation détaillée de sa course en Suisse, mais elle était restée dans les archives lombardes. On doit sa publication récente à un usage qui, suivant toute apparence, ne sera pas adopté de si tôt dans certain pays où, sans être lapidé, un écrivain a pu appeler le mariage la plus sérieuse des choses bouffonnes. En Italie, où cet acte de notre vie est sans doute envisagé avec plus de gravité, chacun, dans sa sphère, cherche à le signaler par quelque hommage à ses concitoyens. Ce sont les noces de M. Antoine Reina, de Milan, qui, en 1827, ont fait sortir l’opuscule de Volta des cartons officiels de l’autorité, véritables catacombes où, dans tous les pays, une multitude de trésors vont s’ensevelir sans retour.

Les institutions humaines sont si étranges, que le sort, le bien-être, tout l’avenir d’un des plus grands génies dont l’Italie puisse se glorifier, étaient à la merci de l’administrateur général de la Lombardie. En choisissant ce fonctionnaire, l’autorité, quand elle était difficile, exigeait, je le suppose, que certaines notions de finances se joignissent au nombre de quartiers de noblesse impérieusement prescrits par l’étiquette ; et voilà cependant l’homme qui devait décider, décider sans appel, Messieurs, si Volta méritait d’être transporté sur un plus vaste théâtre, ou bien si, relégué dans la petite école de Come, il serait toute sa vie privé des dispendieux appareils qui, certes, ne suppléent pas le génie, mais lui donnent une grande puissance. Le hasard, hâtons-nous de le reconnaître, corrigea à l’égard de Volta ce qu’une telle dépendance avait d’insensé. L’administrateur, comte de Firmian, était un ami des lettres. L’école de Pavie devint l’objet de ses soins assidus. Il y établit une chaire de physique, et, en 1779, Volta fut appelé à la remplir. Là, pendant de longues années, une multitude de jeunes gens de tous les pays se pressèrent aux leçons de l’illustre professeur ; là ils apprenaient, je ne dirai pas les détails de la science, car presque tous les livres les donnent, mais l’histoire philosophique des principales découvertes ; mais de subtiles corrélations qui échappent aux intelligences vulgaires ; mais une chose que très-peu de personnes ont le privilége de divulguer : la marche des inventeurs.

Le langage de Volta était lucide, sans apprêt, inanimé quelquefois, mais toujours empreint de modestie et d’urbanité. Ces qualités, quand elles s’allient à un mérite du premier ordre, séduisent partout la jeunesse. En Italie, où les imaginations s’exaltent si aisément, elles avaient produit un véritable enthousiasme. Le désir de se parer dans le monde du titre de disciple de Volta contribua pour une large part, pendant plus d’un tiers de siècle, aux grands succès de l’université du Tésin.

Le proverbial far niente des Italiens est strictement vrai quant aux exercices du corps. Ils voyagent peu, et dans des familles très-opulentes, on trouve tel Romain que les majestueuses éruptions du Vésuve n’ont jamais arraché aux frais ombrages de sa villa ; des Florentins instruits auxquels Saint-Pierre et le Colisée ne sont connus que par des gravures ; des Milanais qui toute leur vie croiront sur parole qu’à quelques lieues de distance, il existe une immense ville et des centaines de magnifiques palais bâtis au milieu des flots. Volta ne s’éloigna lui-même des rives natales du Lario, que dans des vues scientifiques. Je ne pense pas qu’en Italie ses excursions se soient étendues jusqu’à Naples et à Rome. Si en 1780 nous le voyons franchir les Apennins pour se rendre de Bologne à Florence c’est qu’il a l’espoir de trouver sur la route, dans les feux de pietra-mala l’occasion de soumettre à une épreuve décisive les idées qu’il a conçues sur l’origine du gaz inflammable natif. Si en 1782, accompagné du célèbre Scarpa, il visite les capitales de l’Allemagne, de la Hollande, de l’Angleterre, de la France, c’est pour faire connaissance avec Lichtenberg, Van-Marum, Priestley, Laplace, Lavoisier ; c’est pour enrichir le cabinet de Pavie de certains instruments de recherches et de démonstration dont les descriptions et les figures les mieux exécutées ne peuvent donner qu’une idée imparfaite.

D’après l’invitation du général Bonaparte, conquérant de l’Italie, Volta revint à Paris en 1801. Il y répéta ses expériences sur l’électricité par contact, devant une commission nombreuse de l’Institut. Le premier consul voulut assister en personne à la séance dans laquelle les commissaires rendirent un compte détaillé de ces grands phénomènes. Leurs conclusions étaient à peine lues qu’il proposa de décerner à Volta une médaille en or destinée à consacrer la reconnaissance des savants français. Les usages, disons plus, les règlements académiques ne permettaient guère de donner suite à cette demande ; mais les règlements sont faits pour des circonstances ordinaires, et le professeur de Pavie venait de se placer hors de ligne. On vota donc la médaille par acclamation ; et comme Bonaparte ne faisait rien à demi, le savant voyageur reçut le même jour, sur les fonds de l’État, une somme de 2,000 écus pour ses frais de route. La fondation d’un prix de 60,000 francs en faveur de celui qui imprimerait aux sciences de l’électricité ou du magnétisme une impulsion comparable à celle que la première de ces sciences reçut des mains de Franklin et de Volta, n’est pas un signe moins caractéristique de l’enthousiasme que le grand capitaine avait éprouvé. Cette impression fut durable. Le professeur de Pavie était devenu pour Napoléon le type du génie. Aussi le vit-on, coup sur coup, décoré des croix de la Légion d’Honneur et de la Couronne de Fer ; nommé membre de la consulte italienne ; élevé à la dignité de comte et à celle de sénateur du royaume lombard. Quand l’Institut italien se présentait au palais, si Volta, par hasard, ne se trouvait pas sur les premiers rangs, les brusques questions : « Où est Volta ? serait-il malade ? pourquoi n’est-il pas venu ? » montraient avec trop d’évidence, peut-être, qu’aux yeux du souverain les autres membres, malgré tout leur savoir, n’étaient que de simples satellites de l’inventeur de la pile. « Je ne saurais consentir, disait Napoléon en 1804, à la retraite de Volta. Si ses fonctions de professeur le fatiguent, il faut les réduire. Qu’il n’ait, si l’on veut, qu’une leçon à faire par an ; mais l’université de Pavie serait frappée au cœur le jour où je permettrais qu’un nom aussi illustre disparût de la liste de ses membres ; d’ailleurs, ajoutait-il, un bon général doit mourir au champ d’honneur. » Le bon général trouva l’argument irrésistible, et la jeunesse italienne, dont il était l’idole, put jouir encore quelques années de ses admirables leçons.

Newton, durant sa carrière parlementaire, ne prit, dit-on, la parole qu’une seule fois, et ce fut pour inviter l’huissier de la chambre des communes à fermer une fenêtre dont le courant d’air aurait pu enrhumer l’orateur qui discourait alors. Si les huissiers de Lyon, pendant la consulte italienne ; si les huissiers du sénat, à Milan, avaient été moins soigneux, peut-être que par bonté d’âme, Volta, ne fût-ce qu’un moment, aurait vaincu son extrême réserve ; mais l’occasion manqua, et l’illustre physicien sera inévitablement rangé dans la catégorie de ces personnages qui, timides ou indifférents, traversent pendant de longues révolutions les assemblées populaires les plus animées, sans émettre un avis, sans proférer un seul mot.

On a dit que le bonheur, comme les corps matériels, se compose d’éléments insensibles. Si cette pensée de Franklin est juste, Volta fut heureux. Livré tout entier, malgré d’éminentes dignités politiques, aux travaux de cabinet, rien ne troubla sa tranquillité. Sous la loi de Solon on l’aurait même banni, car aucun des partis qui, pendant près d’un quart de siècle, agitèrent la Lombardie, ne put se vanter de le compter dans ses rangs. Le nom de l’illustre professeur ne reparaissait après la tempête, que comme une parure pour les autorités du jour. Dans l’intimité même, Volta avait la plus vive répugnance pour toute conversation relative aux affaires publiques ; il ne se faisait aucun scrupule d’y couper court dès qu’il en trouvait l’occasion par un de ces jeux de mots qu’en Italie on appelle freddure, et en France calembour. Il faut croire qu’à cet égard une longue habitude ne rend pas infaillible, car plusieurs des freddure du grand physicien, qu’on n’a pas dédaigné de citer, sont loin d’être aussi irréprochables que ses expériences.

Volta s’était marié en 1794, à l’âge de quarante-neuf ans, avec mademoiselle Thérèse Peregrini. Il en a eu trois fils : deux lui ont survécu ; l’autre mourut à dix-huit ans, au moment où il faisait concevoir les plus brillantes espérances. Ce malheur est, je crois, le seul que notre philosophe ait éprouvé pendant sa longue carrière. Ses découvertes étaient sans doute trop brillantes pour n’avoir pas éveillé l’envie ; mais elle n’osa pas les attaquer, même sous son déguisement le plus habituel : jamais elle n’en contesta la nouveauté.

Les discussions de priorité ont été de tout temps le supplice des inventeurs. La haine, car c’est le sentiment qui ordinairement les fait naître, n’est pas difficile dans le choix des moyens d’attaque. Quand les preuves lui manquent, le sarcasme devient son arme de prédilection et elle n’a que trop souvent le cruel avantage de le rendre incisif. On rapporte qu’Harvey, qui avait résisté avec constance aux nombreuses critiques dont sa découverte fut l’objet, perdit totalement courage lorsque certains adversaires, sous la forme d’une concession, déclarèrent qu’ils lui reconnaissaient le mérite d’avoir fait circuler la circulation du sang. Félicitons-nous, Messieurs, que Volta n’ait jamais essuyé de pareils débats ; félicitons ses compatriotes de les lui avoir épargnés. L’école bolonaise crut longtemps sans doute à l’existence d’une électricité animale. D’honorables sentiments de nationalité, lui firent désirer que la découverte de Galvani restât entière ; qu’elle ne rentrât pas, comme cas particulier, dans les grands phénomènes de l’électricité voltaïque ; et toutefois, jamais elle ne parla de ces phénomènes qu’avec admiration ; jamais une bouche italienne ne prononça le nom de l’inventeur de la pile sans l’accompagner des témoignages les moins équivoques d’estime et de profond respect ; sans l’unir à un mot bien expressif dans sa simplicité, bien doux surtout aux oreilles d’un citoyen : jamais, depuis Rovérédo jusqu’à Messine, les gens instruits n’appelèrent le physicien de Pavie que nostro Volta.

J’ai dit de quelles dignités Napoléon le revêtit. Toutes les grandes académies de l’Europe l’avaient déjà appelé dans leur sein. Il était l’un des huit associés étrangers de la première classe de l’Institut. Tant d’honneurs n’éveillèrent jamais dans l’âme de Volta un mouvement d’orgueil. La petite ville de Come fut constamment son séjour favori. Les offres séduisantes et réitérées de la Russie ne purent le déterminer à échanger le beau ciel du Milanez contre les brumes de la Newa.

Intelligence forte et rapide, idées grandes et justes, caractère affectueux et sincère, telles étaient les qualités dominantes de l’illustre professeur. L’ambition, la soif de l’or, l’esprit de rivalité, ne dictèrent aucune de ses actions. Chez lui l’amour de l’étude, c’est l’unique passion qu’il ait éprouvée, resta pur de toute alliance mondaine.

Volta avait une taille élevée, des traits nobles et réguliers comme ceux d’une statue antique, un front large que de laborieuses méditations avaient profondément sillonné, un regard où se peignaient également le calme de l’àme et la pénétration de l’esprit. Ses manières conservèrent toujours quelques traces d’habitudes campagnardes contractées dans la jeunesse. Bien des personnes se rappellent avoir vu Volta à Paris, entrer journellement chez les boulangers, et manger ensuite dans la rue en se promenant les gros pains qu’il venait d’acheter, sans même se douter qu’on pourrait en faire la remarque. On me pardonnera, je l’espère, tant de minutieuses particularités. Fontenelle n’a-t-il pas raconté que Newton avait une épaisse chevelure, qu’il ne se servit jamais de lunettes, et qu’il ne perdit qu’une seule dent ? D’aussi grands noms justifient et anoblissent les plus petits détails !

Lorsque Volta quitta définitivement, en 1819, la charge dont il était revêtu dans l’université du Tésin il se retira à Come. À partir de cette époque, toutes ses relations avec le monde scientifique cessèrent. À peine recevait-il quelques-uns des nombreux voyageurs qui, attirés par sa grande renommée, allaient lui présenter leurs hommages. En 1823, une légère attaque d’apoplexie amena de graves symptômes. Les prompts secours de la médecine parvinrent à les dissiper. Quatre ans après, en 1827, au commencement de mars, le vénérable vieillard fut atteint d’une fièvre qui, en peu de jours, anéantit le reste de ses forces. Le 5 de ce même mois, il s’éteignit sans douleur. Il était alors âgé de quatre-vingt-deux ans et quinze jours.

Come célébra les obsèques de Volta avec une grande pompe. Les professeurs et les élèves du lycée, les amis des sciences, tous les habitants éclairés de la ville et des environs, s’empressèrent d’accompagner jusqu’à leur dernière demeure les restes mortels du savant illustre, du vertueux père de famille, du citoyen charitable. Le beau monument qu’ils ont élevé à sa mémoire, près du pittoresque village de Camnago, d’où la famille de Volta était originaire, témoigne d’une manière éclatante de la sincérité de leurs regrets. Au reste, l’Italie tout entière s’associa au deuil du Milanez. De ce côté-ci des Alpes, l’impression fut beaucoup moins vive. Ceux qui ont paru s’en étonner, avaient-ils remarqué que le même jour, que presque à la même heure, la France avait perdu l’auteur de la Mécanique céleste ? Volta, depuis six ans, n’existait plus que pour sa famille. Sa vive intelligence s’était presque éteinte. Les noms d’électrophore, de condensateur, le nom même de la pile, n’avaient plus le privilège de faire battre son cœur ! Laplace, au contraire, conserva jusqu’à son dernier jour cette ardeur, cette vivacité d’esprit, cet amour passionné pour les découvertes scientifiques, qui pendant plus d’un demi-siècle le rendirent l’âme de vos réunions. Lorsque la mort le surprit à l’âge de soixante-dix-huit ans, il publiait une suite au cinquième volume de son grand ouvrage. En réfléchissant à l’immensité d’une telle perte, on reconnaîtra, je ne saurais en douter, qu’il y a eu quelque injustice à reprocher à l’Académie d’avoir, au premier moment, concentré toutes ses pensées sur le coup funeste qui venait de la frapper. Quant à moi, Messieurs, qui n’ai jamais pu me méprendre sur vos sentiments, toute ma crainte aujourd’hui est de n’avoir pas su faire ressortir au gré de vos désirs les immenses services rendus aux sciences par l’illustre professeur de Pavie. Je me flatte, en tout cas, qu’on ne l’imputera pas à un manque de conviction. Dans ces moments de douce rêverie, où, passant en revue tous les travaux contemporains, chacun, suivant ses habitudes, ses goûts, la direction de son esprit, choisit avec tant de discernement celui de ces travaux dont il voudrait de préférence être l’auteur, la Mécanique céleste et la Pile voltaïque venaient à la fois et toujours sur la même ligne s’offrir à ma pensée ! Un académicien voué à l’étude des astres ne pourrait pas donner un plus vif témoignage de l’admiration profonde que lui ont toujours inspirée les immortelles découvertes de Volta.

La place d’associé étranger, que la mort de Volta laissa vacante, a été remplie par le docteur Thomas Young. Les corps académiques sont heureux, Messieurs, lorsqu’en se recrutant, ils peuvent ainsi faire succéder le génie au génie.