Alexandre Ier, empereur de Russei

Alexandre Ier, empereur de Russei
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 895-909).
ALEXANDRE Ier
EMPEREUR DE RUSSIE[1]

Nous devions déjà au grand-duc Nicolas Mikhaïlowitch de connaître en ses grandes lignes le règne de l’Empereur Alexandre Ier. En de savans travaux formant plusieurs volumes que j’ai eu le plaisir de présenter aux lecteurs de la Revue et qui complètent les belles études qu’ont écrites sur ce souverain les historiens français, Albert Sorel et Albert Vandal, il a évoqué les principales péripéties du règne de son aïeul. Mais, en les évoquant, en publiant tour à tour la correspondance de l’impératrice Elisabeth avec sa mère, la margrave de Bade, celle du Tsar avec sa sœur, la grande-duchesse Catherine, en nous initiant à tous les dessous des relations d’Alexandre avec Napoléon, le grand-duc Nicolas s’était borné à dresser la silhouette du monarque russe sans aborder franchement sa personnalité, se réservant d’en faire l’objet d’un ouvrage spécial. Cet ouvrage est maintenant sous nos yeux, et bien que l’auteur, dans un excès de modestie, se défende d’avoir écrit une histoire définitive, il semble difficile de ne pas qualifier de ce nom le travail que nous lui devons. C’est tout au moins un essai historique d’une valeur incontestable, qui nous éclaire sur le caractère de l’Empereur, sur l’œuvre à laquelle son nom reste attaché, et, ce qui n’est pas moins intéressant, sur l’homme lui-même, sur ses qualités, sur ses défauts et, en un mot, sur tout ce qui permet d’expliquer l’influence qu’en Russie et à l’étranger, il a exercée sur les événemens de son temps.

La tâche dont l’éminent historien nous présente aujourd’hui le résultat, était assez malaisée, de nombreux documens propres à la faciliter ayant été systématiquement anéantis par l’empereur Nicolas Ier, successeur d’Alexandre. Mais, à force de recherches dans les archives publiques et privées, recherches dont les volumineuses annexes de son ouvrage nous livrent les fruits, il est parvenu à combler cette lacune et à réunir assez d’élémens d’information pour rendre complet le tableau qu’il a voulu peindre.

Il a divisé son œuvre en cinq grandes parties : de 1801 à 1807, c’est ce qu’il appelle la période d’hésitation, c’est-à-dire l’histoire des tentatives, par momens désordonnées et souvent contradictoires, faites par l’Empereur pour régénérer la Russie et améliorer le sort de ses sujets ; de 1807 à 1812, c’est la paix de Tilsitt et l’alliance avec la France ; de 1812 à 1815, la lutte avec Napoléon et ses tragiques épisodes ; de 1815 à 1822, la série des congrès : congrès de Vienne, congrès d’Aix-la-Chapelle, congrès de Vérone, d’autres encore où, sous le mysticisme qui s’est emparé de l’âme d’Alexandre, se trahissent les contradictions de sa politique aussi bien dans le gouvernement de son empire que dans les directions qu’il s’efforçait d’imprimer aux affaires de l’Europe ; enfin, de 1822 à 1825, année de sa mort, c’est l’exposé du désenchantement général qu’éprouve la Russie en voyant le gouvernement livré entièrement au favori Arakchéeff et cette sorte d’abdication à laquelle se prêtait le souverain dont l’avènement avait été salué avec enthousiasme. A chacune de ces périodes, le grand-duc Nicolas a consacré de longs récits. Grâce à lui, nous pouvons suivre l’Empereur à travers les péripéties auxquelles il fut mêlé et nous rendre compte de son incessant effort, trop souvent trompé, pour les faire tourner à sa gloire, au bien-être de ses sujets et au profit de la paix continentale.

Condamné par les circonstances à une longue suite de guerres, alors qu’il souhaitait la paix, l’empereur Alexandre, sur tous les théâtres où il a évolué, apparaît comme un être indécis, capable de louables résolutions, mais inhabile à y persévérer et laissant trop souvent les opinions d’autrui se substituer aux siennes. Ce n’est pas qu’il ne fût animé de convictions réfléchies et solides, mais, à le voir les sacrifier à celles de ses conseillers, on ne peut que s’étonner et reconnaître que la nature, tout en le douant de qualités éminentes, lui avait refusé la plus précieuse de toutes, celle sans laquelle toutes les autres risquent d’être lettre morte, c’est-à-dire la constance dans les desseins. Quoique, en maintes circonstances, les apparences le montrent différent, c’est bien ce jugement que justifie l’ensemble de son règne. Au début, il a voulu donner à son pays la liberté et une constitution ; il écrivait à son ancien précepteur La Harpe que, cette œuvre accomplie, il abdiquerait le pouvoir et se retirerait en Amérique. En fait, il n’a donné à la Russie ni une constitution ni la liberté ; il n’a pas abdiqué et, loin de s’expatrier, il a conservé sa couronne durant près d’un quart de siècle. Son règne, qui abonde en traits pareils, autorise les jugemens que quelques-uns des hommes qui l’ont le mieux connu, ont portés sur lui. D’après l’un d’eux, « il avait appris beaucoup, mais tout superficiellement, sans rien approfondir, sans rien faire pour pénétrer l’âme russe ; » d’après un autre, « il était intelligent et doué, mais paresseux et insouciant ; il avait vite fait de saisir, mais aussi vite fait d’oublier ; il ne savait pas se concentrer ; ainsi s’expliquent ses décisions toujours hâtives et précipitées, dénuées de fondemens solides. » Le grand-duc Nicolas conclut ainsi et il ne parait pas que cette opinion soit susceptible d’être frappée d’appel.

C’est par un acte qui la confirme qu’Alexandre devint empereur longtemps avant l’époque où il avait pu supposer qu’il le deviendrait. A travers des hésitations et des incertitudes qui dénotent tout au moins un défaut de réflexion et de prévoyance, il se trouva mêlé, en quelque sorte malgré lui, au complot dont son père fut la victime. Il laissa par faiblesse agir les conjurés sans prévoir que l’autocrate qu’était Paul Ier ne pouvait perdre la couronne qu’en perdant la vie, et, le drame joué, il n’échappa pas au soupçon de s’être fait volontairement le complice des assassins, encore qu’il fût innocent du crime et coupable seulement de l’espèce de somnolence avec laquelle il l’avait laissé se perpétrer. Le souvenir du tragique événement a pesé sur toute sa vie, engendrant de cuisans remords ; il en a porté le fardeau jusqu’à son dernier jour et, peut-être, ne furent-ils pas étrangers au désarroi moral qu’on surprend maintes fois dans sa conduite, dans la marche de sa politique si souvent déconcertante. Néanmoins, tel qu’il était ou tel du moins qu’il se montre à nous dans les récits des nombreux historiens qui se sont occupés de lui, il est attirant et même sympathique ; s’il lui est souvent arrivé de se tromper et de subir des influences pernicieuses, on ne saurait mettre en doute la pureté de ses intentions.

Toutefois, les qualités qu’on ne peut lui contester et qui tranchent heureusement sur ses défauts, n’auraient pas suffi à lui assurer dans l’histoire du dernier siècle la place qu’il y occupe si le hasard de sa naissance n’avait fait de lui le contemporain de l’empereur Napoléon. C’est à Napoléon surtout qu’il doit sa renommée ; sans Napoléon, son règne n’aurait pas eu l’éclat qui s’y est attaché. Cette circonstance n’est pas pour le diminuer, puisque après tout, malgré la différence des mérites, il a eu finalement la gloire de vaincre l’invincible et de se poser devant la postérité comme le rival heureux du prestigieux personnage aux pieds duquel, jusque-là, étaient venues se briser toutes les rivalités. Ce n’est pas son unique titre à la renommée inséparable de son nom. Victorieux, il fut modéré dans la victoire : la France, pour sa part, lui doit d’avoir été défendue, au jour des défaites et des revers, contre les convoitises de la Prusse et de l’Autriche.

En réalité, pour le bien juger, il faut, comme l’a fait le grand-duc Nicolas, l’étudier dans ses rapports avec Napoléon, soit à l’époque où il était son allié, soit à l’époque où il devint son ennemi, à supposer qu’il eût jamais cessé de l’être, même lorsqu’il protestait de son attachement pour lui. De tout ce que nous savons des relations qui s’étaient créées entre les deux potentats, il est impossible de ne pas conclure que, presque au début de leur alliance, ils ont essayé de se tromper réciproquement, qu’ils n’ont jamais été absolument sincères vis-à-vis l’un de l’autre et qu’ils ont fait assaut de duplicité. On a dit avec raison que, dans leurs rapports, l’un avait déployé toutes ses ruses de Corse, l’autre toutes ses ruses de Slave, et c’est parce que le Slave a eu raison du Corse qu’il a conquis la célébrité ; elle lui eût fait défaut si Napoléon ne s’était pas trouvé sur son chemin.

En l’étudiant à ce point de vue, on trouve en lui deux hommes, l’un qui intéresse plus spécialement les Russes, l’autre qui intéresse plus spécialement les Français. De celui-ci les nombreux travaux que lui ont consacrés les historiens de tous les pays, et en particulier le grand-duc Nicolas, ne nous laissent rien à dire. Il n’en est pas de même de l’autre et sur ses actes en tant qu’empereur de toutes les Russies, le nouveau livre dont il est le héros, nous apporte des informations neuves et sensationnelles qui nous font connaître un homme que nous ne connaissions pas. Il n’y a pas lieu de décrire ici par le détail sa physionomie, devenue ainsi plus vraie et singulièrement captivante. Mais on nous saura gré d’y ajouter un trait qui la complétera en nous attardant à un épisode que le grand-duc Nicolas semble avoir négligé et sur lequel des révélations venues d’ailleurs ont versé quelque lumière.

Lorsqu’on regarde de près à la vie de l’empereur Alexandre, il est impossible de ne pas considérer comme l’un des faits les plus caractéristiques de son règne la métamorphose morale dont il fut l’objet après cette guerre de 1812, qui est entrée dans l’histoire de la Russie sous le nom de guerre patriotique. Entre le souverain que les Russes avaient connu avant l’invasion française, et le souverain qui se révéla ensuite, la différence est saisissante et surtout au point de vue religieux.

Religieux, il l’avait toujours été, mais avec des intermittences qui autorisent à supposer qu’à plusieurs reprises, sa foi avait été en proie aux atteintes du doute et qu’en tout cas, elle n’avait pas toujours été assez vive pour le soumettre à tous les devoirs d’une discipline rigoureuse quant à sa conduite privée. A cet égard, sa longue liaison avec Marie Naryshkine et le délaissement dont sa femme, la noble impératrice Elisabeth, fut la victime durant plusieurs années, ouvrent une large carrière à toutes les hypothèses. Mais, au cours de la guerre de 1812, et pendant la campagne de 1813, un changement total s’opère en lui. Tout d’abord, il se considère comme investi par la Providence de la mission de délivrer l’Europe du joug de Napoléon. Dès ce moment, tous ses actes s’inspireront de la volonté de vaincre le despote.

Déjà, en apprenant que l’armée française était entrée à Moscou, il avait résolu de ne déposer les armes qu’après avoir détruit la puissance de son allié de la veille, devenu son ennemi. La nouvelle lui avait été apportée par un envoyé du maréchal Koutousoff, le colonel Alexandre Michaud de Beauretour. Savoyard au service de la Russie, ami de Joseph de Maistre, qui représentait alors le roi de Sardaigne à la Cour moscovite, Michaud était un homme du plus haut mérite, soldat de valeur et catholique fervent. En communiquant au Tsar la prise de Moscou par l’ennemi, il lui avait dit :

— Sire, l’armée n’a qu’une crainte.

— Laquelle ? avait demandé l’Empereur.

— Elle redoute qu’un sentiment d’humanité ne porte Votre Majesté à conclure la paix, et c’est la guerre que l’on désire.

— Je ne signerai jamais la honte de ma patrie et de mes bons sujets, s’était alors écrié Alexandre. Je reculerai plutôt jusqu’au fond de la Sibérie en mangeant des pommes de terre comme le dernier des paysans. Rappelez-vous ce que je vous dis aujourd’hui, colonel Michaud : Napoléon ou moi ; moi ou lui ; nous ne pouvons plus régner ensemble. J’ai appris à le connaître ; il ne me trompera plus.

Congédié sur ces paroles mémorables, Michaud était chargé de les répéter à Koutousoff et, en même temps, l’Empereur exprimait l’espoir que Michaud, qu’il tenait en haute estime, serait l’heureux messager qui lui apporterait la nouvelle des premiers succès remportés sur les envahisseurs.

Tel est le point de départ de la métamorphose morale dont nous venons de parler et qui allait faire d’Alexandre un homme nouveau. On la voit s’opérer et on peut en suivre les développemens dans sa correspondance avec le prince Golytzine, procureur général du Saint-Synode, ministre des Cultes et dans celle qu’il entretenait avec Kochéleff, grand maître de la Cour.

Le 23 juin, à l’heure la plus tragique de la terrible guerre, il écrit à Golytzine :

« Dans des momens comme ceux dans lesquels nous nous trouvons, le plus endurci éprouve, je crois, un retour vers son Créateur... Dites-vous que pour m’acquitter de ce devoir sacré et en même temps si cher à mon cœur, le temps ne me manque jamais : je me livre à ce sentiment avec une chaleur, un abandon bien plus grand encore que dans le passé. J’y trouve ma seule consolation, mon seul appui. » Il exprime les mêmes sentimens le 9 janvier 1813. « Plus que jamais, je me remets à la volonté de mon Dieu et me soumets aveuglément à ses décrets. »

Quelques jours plus tard, après avoir lu le récit de l’inauguration de la Société de la Bible dont il a encouragé la fondation, il appelle sur elle la bénédiction de l’Etre Suprême : « En général, cette tendance de tous les côtés à ce qui peut nous rapprocher du vrai règne de Jésus-Christ, me cause une jouissance véritable. » Le 1er mars, annonçant à son confident qu’il vient de faire ses dévotions, il termine par cet aveu : « Jamais je ne les ai faites avec le sentiment que j’ai éprouvé cette fois-ci. »

Sa correspondance avec les hommes dont il sait les opinions conformes aux siennes, présente ainsi non seulement le caractère de la piété la plus ardente, mais elle révèle encore l’incessant souci de pratiquer tous les devoirs d’un bon chrétien et de se pénétrer, par la lecture des livres saints, des vérités éternelles. Ses recherches touchant les choses religieuses occupent alors une grande part de sa vie et il y consacre tous les loisirs que lui laisse le gouvernement de son empire. Les détails que donne à cet égard le grand-duc Nicolas sont trop nombreux pour trouver place ici ; mais ils ne laissent aucun doute sur le mysticisme qui déjà avait pris possession de l’âme d’Alexandre.

On sait que ce mysticisme exalté fut entretenu par la fameuse Mme de Krudener qu’on voit entrer à l’improviste, dans la vie de l’Empereur, à Heilbronn, au mois de mai 1815, lorsque, au lendemain de Waterloo, il revenait vers Paris à la tête des armées alliées qui, pour la seconde fois, envahissaient la France. Il semble bien, c’est du moins l’opinion du grand-duc Nicolas, qu’on ait attribué à cette femme, dont on ne peut dire si c’était une folle ou une intrigante, plus d’influence qu’elle n’en a réellement exercé. On ne saurait contester toutefois que cette influence n’ait été considérable ; nous en trouvons la preuve dans la durée des relations qui se nouèrent entre Mme de Krudener et l’Empereur : commencées en 1815, elles ne prirent fin qu’en 1821, c’est-à-dire à l’époque où elle était à Saint-Pétersbourg : Alexandre s’était fatigué de ses obsessions comme aussi de la propagande à laquelle elle se livrait en faveur des Grecs et elle reçut l’ordre de partir. On a attribué à l’ascendant qu’elle avait pris sur le Tsar, le traité de la Sainte-Alliance conclu entre la Russie, l’Autriche, l’Angleterre et la Prusse et dans lequel la France fut admise, en 1818, à la fin du congrès d’Aix-la-Chapelle. Le grand-duc Nicolas ne pense pas qu’elle ait inspiré, peu ou prou, l’initiative prise par Alexandre pour réunir, en un faisceau indissoluble, les puissances conservatrices de l’Europe. Il fait remarquer, non sans raison, que les historiens qui en ont attribué le mérite à cette femme ou à Metternich, n’avaient pas eu connaissance des nombreuses lettres que l’Empereur échangeait avec Golytzine et Kochéleff et qui sont maintenant sous nos yeux. D’après lui, ils ont été trompés par cette double circonstance qu’au congrès de Vienne, l’Empereur avait entretenu de son projet, encore vague et confus dans sa pensée, le chancelier d’Autriche, et qu’à Paris, en 1815, alors que ce projet avait pris corps dans son esprit, il en communiqua le texte à Mme de Krudener. Il y pensait depuis trop longtemps pour qu’on puisse admettre qu’elle le lui avait inspiré ; elle l’approuva sans doute ; mais ce n’est pas à elle qu’en appartenait l’idée première. Au surplus, et quelle que soit à cet égard la vérité, la convention solennelle qui liait étroitement, dans un intérêt de préservation politique et sociale, les Cabinets européens doit être considérée comme le résultat des changemens survenus dans la mentalité religieuse d’Alexandre.

Ils en eurent un autre qui se produisit dans sa conduite privée : sa maîtresse fut éloignée. Au commencement de 1818, répondant à Kochéleff qui avait paru redouter le retour de la favorite, Alexandre écrivait : « Je ne puis différer de vous dire un mot sur l’arrivée à Pétersbourg de Mme de Naryshkine. J’espère que vous connaissez trop bien mon état présent pour nourrir la moindre inquiétude sur mon compte à ce sujet. Au reste, aurais-je été encore homme du monde qu’il n’y aurait pas eu de mérite pour moi à rester étranger à cette personne après tout ce qui s’est passé de sa part. » Et, comme pour sceller cette déclaration d’un cachet religieux, il ajoutait : « Tout à vous de cœur et d’âme en Notre Divin Maître. » En même temps, il se rapprochait de sa femme aux vertus de laquelle il semblait enfin rendre plus de justice ; désormais, son attitude envers elle allait être caractérisée par un besoin d’abandon et de vie à deux, par la plus entière confiance, chose précieuse dont cette âme angélique était depuis longtemps sevrée et qui lui causait un ravissement dont font foi les lettres qu’elle écrivait à sa mère. Cette étroite union, complète, quoique tardive, devait durer jusqu’à la mort d’Alexandre et embellir les années que les époux avaient encore à passer ensemble. Elle puisait incessamment plus de force dans les sentimens religieux de l’Empereur ; leur ardeur redoublait et se manifestait jusque dans les actes de son gouvernement, dont sa piété ne l’avait pas fait se désintéresser.

A cette époque de sa vie, son biographe nous le montre frayant assidûment avec les prêtres, fréquentant les églises, encourageant les fondations pieuses, qu’il juge propres à favoriser parmi ses sujets les pratiques de la religion, auxquelles il consacre lui-même plusieurs heures par jour ; il fait à genoux ses prières du matin et du soir ; il les prolonge de telle sorte que de larges callosités se forment sur ses jambes où on les découvrira après sa mort. A travers ses paroles et ses actes, sa religiosité apparaît de plus en plus éclatante. Lorsque les affaires de l’État se résolvent conformément à ses désirs, il se plait à proclamer qu’il le doit à la Providence. C’est ainsi qu’en mars 1818, satisfait du dénouement d’une entreprise qui lui était à cœur, il écrit à Kochéleff :

« Ce peu de part que j’ai eu pour ma personne à ce résultat est justement ce que je trouve de plus satisfaisant. Cela devient visiblement une œuvre de Dieu et c’est là ce qu’il fallait. Rendez-moi la justice d’avouer que chaque fois qu’il en a été question entre nous, je vous ai toujours répété que j’avais une foi complète que le Sauveur arrangera cette affaire Lui-même dans le temps opportun. Mon attente, comme vous le voyez, n’a pas été trompée et j’aime mille fois mieux un résultat amené purement par la foi et la prière que par une opération humaine... Aimons à Lui tout devoir, à ne mettre notre esprit qu’à Lui et à ne tout attendre que de Lui seul : alors tout viendra en son temps et à propos. Mais pour cela, redoublons de ferveur, de foi de sévérité sur nous-même et de notre confiance dans Sa Miséricorde Divine. »

Ce langage, on le reconnaîtra, révèle une âme profondément préoccupée des choses religieuses et pour qui elles sont devenues la principale affaire de la vie. Il autorise même à penser que, troublé par les contradictions dogmatiques existant entre la confession romaine et la confession orthodoxe dont il était le chef, Alexandre a du maintes fois se demander de quel côté était la vérité.

Faut-il aller plus loin et admettre que cette recherche a ébranlé ses convictions antérieures et l’a fait pencher en faveur du catholicisme ? Je n’oserais le soutenir, et c’est une hypothèse que, pour sa part, le grand-duc Nicolas repousse énergiquement. Mais, quelle que soit l’autorité de ses dénégations, on y peut opposer certains faits qui les contredisent. Ils ont été mis en lumière par un savant jésuite, le P. Pierling, à qui ses origines et ses travaux ont rendu familière l’histoire religieuse de la Russie et qui l’a racontée en un monumental ouvrage[2]. Dès 1901, avec une compétence que personne ne contestera, l’éminent écrivain s’était posé cette question : « L’empereur Alexandre Ier est-il mort catholique ? » et il y répondait dans une brochure où étaient reproduits certains documens qui pouvaient autoriser une conclusion affirmative sans cependant constituer des preuves irréfragables. Mais, depuis cette époque, il en a recueilli de plus probantes, et il nous les soumet dans une édition nouvelle de son premier travail, qui vient de paraître sous le même titre et à laquelle la publication du grand-duc Nicolas donne la plus vive actualité.

Il convient d’abord de donner acte au grand-duc de certains faits qu’il ne conteste pas, bien qu’il déclare n’avoir pu en vérifier l’exactitude. L’un de ces faits est le suivant. Lorsqu’en 1822, Alexandre préparait son départ pour le congrès de Vérone, il laissa percer le désir de voir Rome. Son penchant vers le catholicisme était soupçonné dans la famille impériale. L’impératrice mère, Maria Fédorovna, craignant qu’une entrevue avec le Saint-Père ne le déterminât à entrer dans le sein de l’Église Romaine, lui demanda avec instance de ne pas aller à Rome. Toujours plein de déférence pour sa mère, il promit et tint parole.

Cet incident, longtemps ignoré, fut révélé en 1841 au roi de Sardaigne Charles-Albert par le comte de l’Escarenne, diplomate sarde qui le tenait de source sûre ; il fut rendu public en 1876, par la Civitta Cattolica qui reproduisit la lettre que l’Escarenne avait écrite au Roi. Depuis cette époque, l’historien russe Schilder s’en est emparé et il ne semble pas que le fait reproduit par lui ait rencontré de contradicteurs, ce qui serait une première preuve des tendances d’Alexandre vers le catholicisme.

Le même Schilder raconte encore que l’Empereur se trouvant à Vienne, en la même année 1822, manifesta le désir de recevoir la visite de l’abbé prince de Hohenlohe, membre du clergé catholique autrichien, en relations avec une grande partie de l’aristocratie viennoise. L’abbé se rendit à son appel, et longue fut l’entrevue. En en terminant le récit, Schilder a écrit :

« Après avoir écouté les paroles de l’abbé, Alexandre tomba à genoux devant lui et lui demanda sa bénédiction ; l’abbé accéda à son désir et le pressa avec émotion sur son cœur. Puis ils engagèrent une conversation qui se prolongea plus de deux heures et dont la teneur est demeurée secrète.»

Quelque conclusion qu’on veuille tirer de ce fait, il n’est pas contestable, le prince abbé l’ayant confirmé lui-même dans des mémoires sur la vie sacerdotale de son temps, publiés à Paris en 1835, et dans lesquels, après avoir résumé la première partie de sa conversation avec l’Empereur, il ajoute : « Il fut ensuite question de différens événemens que je ne saurais confier à la plume, les communications que Sa Majesté daigna me faire m’imposant un silence sacré sur ces objets. »

Faut-il induire des deux faits que nous venons de rappeler que l’empereur Alexandre était attiré vers le catholicisme ? Le grand-duc ne le croit pas et il appuie son opinion sur cet autre fait qu’Alexandre, durant son séjour à Vienne, eut deux entretiens avec le quaker anglais Allen : « Il n’y a rien de mystérieux en cela, dit-il, rien de plus qu’un entraînement de l’Empereur pour ce genre d’entretiens. » Il n’y aurait donc pas eu autre chose dans l’entrevue avec le prêtre catholique. C’est contre cette opinion que s’élève implicitement le P. Pierling en produisant de son côté des documens qui appuient la sienne. Ils confirment de la manière la plus positive les confidences qu’avait faites L’Escarenne au roi Charles-Albert et qui n’étaient que la reproduction de celles qu’il tenait du comte Michaud, devenu aide de camp d’Alexandre. Le récit est émouvant et on me saura gré de le résumer ici.

Nous sommes au mois de septembre 1825 : Alexandre se préparait à partir pour la Crimée où les médecins avaient prescrit à l’Impératrice de faire un long séjour, espérant que sa santé compromise s’y rétablirait. Résolu à s’y fixer auprès d’elle, il avait tenu à l’y précéder, afin d’y préparer son installation. Au moment de partir, il fait appeler le général Michaud dont il connaît les sentimens religieux ; il le charge de se rendre à Rome, de se mettre en rapports avec le Vatican, de demander une audience au pape Léon XII, et « de lui faire hommage de la parfaite soumission de l’empereur de Russie à son autorité spirituelle. »

Le comte Michaud partit sur-le-champ ; au mois de novembre suivant, il était à Rome. Le 5 décembre à midi il était reçu par le Saint-Père. Mais, comme un haut fonctionnaire russe et l’ambassadeur de Russie l’accompagnaient, on ne fit, dans cette première entrevue, » qu’échanger les politesses ordinaires. » Quelques jours plus tard, dans une seconde audience, absolument privée celle-là, Michaud put s’acquitter de la mission secrète dont il était chargé. A en croire le récit que plus tard il a fait lui-même au comte de l’Escarenne et à la duchesse de Laval-Montmorency, fille de Joseph de Maistre, il se serait mis à genoux devant le Pape et, sous le sceau du secret, il lui aurait annoncé la ferme volonté de l’Empereur d’abjurer personnellement l’orthodoxie et de ramener à l’unité les peuples soumis à son sceptre. Il aurait demandé en outre au Saint-Père, au nom de l’Empereur, d’envoyer à Pétersbourg un théologien muni de pleins pouvoirs. Ce messager romain devait être un simple prêtre qui plus facilement passerait inaperçu. Dans la capitale russe, il devait loger au couvent des Dominicains et l’on se serait entendu pour régler la grande affaire.

Le Pape se prêta avec empressement à cette combinaison ; le messager fut désigné : c’était dom Mauro Cappellari, abbé du couvent camaldule de San Gregorio de Monte-Cello. Dom Cappellari était déjà vieux ; il s’effraya à la pensée d’un si long voyage et supplia Léon XII de le lui épargner. Après avoir exigé de lui l’engagement solennel de ne pas trahir la confidence qui venait de lui être faite, le Pape chercha un autre messager. Son choix tomba encore sur un moine, le P. Orioli, qui fut plus tard cardinal. Orioli se préparait à partir pour Pétersbourg, lorsque arriva à Rome la nouvelle de la mort d’Alexandre, décédé à Taganrog, le 17 novembre, événement douloureux qui rendait inutile le voyage de l’envoyé du Saint-Siège.

Tel est le récit du général comte Michaud, fait par lui à plusieurs personnes, à une époque ultérieure. On ne saurait admettre, sans faire injure à sa mémoire, qu’il ait forgé de toutes pièces cette histoire émouvante ; l’injure serait d’autant plus imméritée que, dans une certaine mesure, son récit a reçu une confirmation d’une importance capitale, celle de dom Mauro Cappellari, qu’on a vu demander à Léon XII de ne pas l’envoyer en Russie et qui lui succéda sur le trône pontifical sous le nom de Grégoire XVI. Devenu pape, il a pu raconter ce qui s’était passé au Vatican en 1825. Il semble bien d’ailleurs que l’empereur Nicolas Ier, successeur d’Alexandre, en fut informé quelques années après par le général Michaud, dans une lettre que, très probablement, il détruisit en même temps que d’autres papiers de son frère.

Il est bien difficile de ne pas voir dans les circonstances que nous rappelons la preuve des faits rapportés par le général Michaud. On les a cependant contestés. On est allé jusqu’à mettre en doute sa présence à Rome en 1825. Elle n’est pas mentionnée sur les registres de l’ambassade de Russie au Vatican, conservés dans les archives russes, et du silence des registres on tirait cette conclusion que Michaud n’avait pas été présenté à Léon XII. Mais, si les archives russes sont muettes, les archives du Saint-Siège ont parlé, et le cardinal Rampolla y a découvert des lettres en date de novembre et décembre 1825, échangées entre le ministre plénipotentiaire de Russie au Vatican, le chevalier d’Italinsky, et le secrétaire d’État romain, le cardinal della Somaglia, relatives à l’audience demandée par Michaud et accordée par Léon XII. Il n’est donc pas douteux que l’aide de camp du Tsar a été envoyé à Rome par son maître, porteur d’un message verbal pour le Saint-Père auprès duquel il s’en est acquitté. Quel était ce message ? Les traditions du Vatican et les déclarations du messager nous le disent et, si nous ne possédons pas d’autre source d’informations, il faut cependant convenir que les détails qu’on nous en donne ont toutes les apparences de la vérité.

Je reconnais cependant qu’en l’absence de documens plus décisifs et en matière historique, la parole d’un seul ne suffisant pas, il sera toujours possible de contester la réalité du curieux événement dont Michaud a été l’unique narrateur. Ce n’est pas la première fois que l’histoire du passé nous offre des problèmes qui ne seront jamais entièrement élucidés. Il en sera de celui-ci comme de beaucoup d’autres : il restera dans l’histoire d’Alexandre Ier, accompagné d’un point d’interrogation, avec cette circonstance cependant qu’il a pour lui la vraisemblance.

Je n’en dirai pas autant d’un fait subséquent dont a témoigné la duchesse de Laval-Montmorency dans la note signée d’elle à laquelle j’ai fait allusion plus haut. Elle écrit dans cette note :

« D’autre part, j’ai appris de source certaine que l’empereur Alexandre, dans sa dernière maladie, a été assisté par un moine grec-uni ; et, à son lit de mort, il avait confié à l’Impératrice régnante, compagne de son voyage dans les provinces du midi de l’Empire, un secret qu’elle devait communiquer à l’Impératrice mère et au Sénat de Pétersbourg. L’Impératrice, désolée de la mort de l’Empereur, tomba malade dans son retour et elle ne cessait de dire :

« — Je n’arriverai pas à temps pour remplir la mission que m’a donnée Alexandre. »

Quelque respect que mérite la parole de la duchesse de Laval-Montmorency, elle ne suffit pas à nous faire accepter comme définitive la version qu’elle nous présente. On y peut notamment objecter que nulle part, dans les lettres qu’écrivit à sa mère durant les quelques semaines qui lui restaient à vivre, l’auguste veuve d’Alexandre, il n’est fait aucune allusion aux dispositions prêtées à tort ou à raison à l’Empereur en faveur du catholicisme. Qu’elle les ait cachées pour se conformer à la volonté de son mari, cela est possible ; mais, répétons encore une fois que l’histoire ne peut se contenter de si peu, et bornons-nous à admettre que, durant les dernières années de sa vie, l’empereur Alexandre a été profondément tourmenté par le souci de la vérité religieuse. C’est l’opinion de la plupart de ceux qui l’ont alors approché, et nous la trouvons nettement indiquée par Chateaubriand dans une page du Congrès de Vérone. En relations quotidiennes avec l’Empereur et à l’issue d’une de ces audiences où celui-ci s’épanchait familièrement, il écrivait :

« Nous touchâmes la réunion de l’Église grecque et latine : Alexandre y inclinait ; mais il ne se croyait pas assez fort pour la tenter ; il désirait faire le voyage de Rome, et il restait à la frontière de l’Italie ; plus timide que César, il ne franchit pas le torrent sacré, à cause des interprétations qu’on n’eût pas manqué de donner à son voyage. Ces combats intérieurs ne se passaient pas sans syndérèse : dans les idées religieuses dont était dominé l’autocrate, il ne savait s’il n’obéissait point à la volonté cachée de Dieu, ou s’il ne cédait point à quelque suggestion intérieure qui faisait de lui un renégat et un sacrilège. »

Il faut finir sur ce trait, puisque aussi bien nous ne saurons jamais rien de plus que ce qu’a raconté Michaud et confirmé le pape Grégoire XVI, les documens qui auraient pu répandre plus de lumière à travers ces obscurités ayant été détruits par l’empereur Nicolas Ier. Si dans ceux qui nous restent le grand-duc Nicolas ne découvre pas la moindre trace de sympathie pour le catholicisme, le P. Pierling, tout en reconnaissant qu’aucune conclusion ferme ne s’en dégage, y voit la preuve du penchant de l’Empereur vers l’éclectisme.

« Sa pensée inquiète et indécise, dit-il, avait de la peine à se renfermer dans un dogme immuable, et sa volonté flottait au gré de ses convictions changeantes. Un travail intense et continuel s’opérait dans son esprit. Pourquoi, après tant de déceptions, son regard, comme d’aucuns le prétendent, ne se serait-il pas tourné vers Rome ? »

La mission de Michaud auprès du Pape, aujourd’hui prouvée, démontre qu’il s’est tourné de ce côté. Mais rêvait-il déjà de faire de la Russie une nation catholique et si, conformément à son désir, une négociation s’était engagée à Pétersbourg entre théologiens, ne l’aurait-il pas rendue vaine en proposant des transactions chimériques et des combinaisons inacceptables ? (c C’est là le secret de Dieu, » répond avec raison le P. Pierling, prononçant ainsi le seul mot qui convienne en la circonstance.

Il est du reste remarquable que le mystère qui enveloppa les sentimens religieux d’Alexandre dans les derniers temps de sa vie se soit prolongé, après sa mort, autour de sa mémoire. On sait que, bien que sa femme et ses serviteurs eussent reçu son dernier soupir, la piété populaire, renchérissant sur la vénération dont, vivant, il avait été l’objet, créa la légende de sa survivance. Cette légende, qu’à une date récente le grand-duc Nicolas a réduite à néant, ne prit fin qu’au mois de janvier 1864. A cette époque, mourut en Sibérie un vieillard vénérable qui s’était révélé comme thaumaturge et dans lequel des fanatiques, le considérant comme le favori de Dieu et le père des humbles, prétendaient reconnaître le souverain décédé quarante ans auparavant. Le fait ne mériterait pas d’être mentionné, s’il n’était une preuve de l’admiration que le peuple russe avait vouée à son empereur et du prestige dont reste auréolée la mémoire du souverain qui, quoique inférieur à Napoléon, fut tour à tour son rival, son allié et le destructeur de sa puissance.


ERNEST DAUDET.

  1. L’Empereur Alexandre Ier, essai d’étude historique par le grand-duc Nicolas Mikhaïlowitch, 2 vol. gr. in-8 ; Saint-Pétersbourg, manufacture des papiers de l’État, 1912.
  2. La Russie el le Saint-Siège, 6 vol. in-8 ; Plon.