Alexandre Farnèse, prince de Parme

Alexandre Farnèse, prince de Parme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 72 (p. 174-200).
ALEXANDRE FARNESE
PRINCE DE PARME

Correspondance d’Alexandre Farnèse avec Philippe II, dans les années 1578, 1579, 1580 et 1581, publiée par M. Gachard.

Quand don Juan d’Autriche, épuisé par la fièvre, sentit venir la mort[1], il laissa tous ses pouvoirs à Alexandre Farnèse, prince de Parme ; il ne pouvait choisir un successeur plus capable d’entreprendre la tâche de remettre les Pays-Bas sous l’autorité du roi d’Espagne. Au moment où il remplaçait don Juan, Farnèse avait trente-cinq ans ; il était né en 1544, à Rome, d’Octave Farnèse, deuxième duc de Parme et de Marguerite d’Autriche, fille naturelle de Charles-Quint. Les amours du grand empereur eurent toujours quelque chose de bas et d’obscur. Don Juan était le fils d’une servante : vingt-cinq ans avant la naissance de don Juan, Charles-Quint avait passé par Audenarde, il y avait remarqué une femme de chambre de la baronne de Montigny, Jeanne Vandergheyst ; celle-ci devint mère d’un enfant qui fut élevée par les tantes de Charles-Quint et qu’on maria à l’âge de quatorze ans à Alexandre de Médicis ; la jeune Flamande ne vit pas même son époux, qui fut assassiné avant qu’elle eût pu aller le trouver en Italie. Elle fut donnée ensuite à Octave Farnèse, petit-fils du pape Paul III, qui avait besoin de conquérir la faveur impériale pour conserver son duché de Parme. Farnèse n’eut que des froideurs pour une femme qu’il n’avait épousée que par ambition, qui était laide, d’aspect masculin, avec de la barbe au menton et aux lèvres, gauche et brusque. Marguerite, de son côté, méprisait son époux ; pourtant, après que Farnèse eut suivi Charles-Quint pendant la guerre d’Alger, elle le reçut avec quelque joie à son retour ; et ce feu d’un moment donna le jour à deux frères jumeaux, dont l’un seulement devait vivre, qui fut Alexandre Farnèse. Marguerite avait pour confesseur Ignace de Loyola, elle était fort livrée à la dévotion et aux œuvres de piété, et son esprit était d’un ordre si sérieux que Charles-Quint lui offrit le gouvernement de la Belgique, qu’elle conserva depuis 1559 jusqu’à 1568 On connaît l’histoire de ces années troublées ; la régente tenta ou vain de faire triompher la politique, qui, plus tard, devait si bien réussir à son pays ; elle voulut s’appuyer sur la haute noblesse, sur le prince d’Orange, sur Egmont, sur de Horn ; elle remit, avec leur concours, toutes les villes dans l’obéissance. Elle protesta en vain contre l’envoi du duc d’Albe : « A présent, écrivait-elle à Philippe II, que l’autorité est plus assurée que du temps de l’empereur, le roi veut en donner l’honneur à d’autres ; moi j’ai eu seule les fatigues et les dangers ; » et, en effet, elle ne s’était pas épargnée, elle se levait, de grand matin, tenait deux conseils par jour et remplissait sa journée d’audiences. Quand l’envoi du duc d’Albe fut décidé, elle osa écrire à son frère : « pour le bien de ce pays, pour la réputation et les intérêts du roi, nos choix ne pouvaient être plus funestes. Cet homme est tellement détesté par la population qu’il suffirait seul à faire haïr toute la nation espagnole. » Elle se souvenait de qui elle était fille ; le duc d’Albe arrivé, elle donna sa démission et obtint l’autorisation de se retirer à Parme. Violente, prompte à changer ses amitiés en haines, la régente n’était pas exempte de fourberie ; aussi cruelle par momens que Philippe II lui-même, elle dut pourtant à la férocité du duc d’Albe une sorte de popularité qui dura longtemps dans les Flandres. Fille naturelle, elle avait un respect instinctif pour Orange et pour la grandie noblesse belge ; et ce respect lui avait plus d’une fois tenu lieu de modération et de sagesse.

Pendant que la régente était à Bruxelles, son jeune fils était à Madrid, où Philippe II le faisait élever avec don Carlos, son fils et don Juan d’Autriche. Le jeune prince avait, à l’âge de douze ans, suivi Philippe II dans sa campagne de France ; il avait, disait les historiens, pleuré de dépit de ce que le roi ne lui avait point permis de monter à l’assaut de Saint-Quentin. Quand il atteignit sa vingt et unième année, le roi le maria à Marie de Portugal, fille du prince Edouard et d’Isabelle de Bragance, et petite-fille d’Emmanuel, roi de Portugal. Farnèse n’avait nulle envie d’épouser cette princesse, qui parlait grec et latin, qui s’entendait aux mathématiques, à la théologie, passait son temps en prières et poussait la pruderie jusqu’à fuir tous les spectacles et à fermer Pétrarque quand elle tombait sur un passage un peu tendre. Quand la flotte amena Marie de Portugal aux Pays-Bas, où le mariage devait avoir lieu, Farnèse, lit-on dans les papiers de Granvelle, souhaita que « la flotte et tout ce qu’elle contenait, restât au fond de la mer. » Peu s’en fallut que ce vœu ne fût exaucé, car le vaisseau qui portait la princesse n’arriva à Flessingue qu’après avoir essuyé une furieuse tempête et après un commencement d’incendie. Les noces furent célébrées à Bruxelles, et les jeunes époux se rendirent en Italie. Marie de Portugal eut deux fils en deux ans : Ranuce, qui devint prince de Parme, et Edouard, qui entra dans l’église.

Alexandre Farnèse, n’ayant aucune occupation sérieuse à Parme, passait son temps à la chasse et aux tournois ; il se promenait la nuit sous des déguisemens, cherchant des adversaires pour les forcer à se battre à l’épée. Cette folie ne dura pas trop longtemps, car don Juan d’Autriche invita Farnèse à le rejoindre sur sa flotte. Celui-ci amena avec lui une troupe de 700 soldats et 82 gentilshommes de Parme et de Plaisance : il prit la part la plus glorieuse à la fameuse journée de Lépante, où, l’espadon à la main, il sauta le premier sur une galère turque.

Non Juan, qui avait son neveu en grande affection, l’appela auprès de lui dans les Flandres et Philippe II donna à Farnèse la permission de s’y rendre après la mort de Marie de Portugal. Alexandre rejoignit son oncle au mois de décembre 1577, et, quelques jours après, quand arrivèrent les 6,000 espagnols qu’attendait impatiemment don Juan, Farnèse trouva du premier coup l’occasion qu’il venait chercher. L’armée des états s’était mise en retraite : le 31 janvier, Alexandre Farnèse, allant en reconnaissance dès l’aube avec quelques cavaliers, surprit l’infanterie des états en marche, la chargea, et mit le plus complet désordre dans ses rangs. La vigueur de Farnèse assura une victoire facile à don Juan ; en deux heures, les Espagnols tuèrent 6,000 ennemis, prirent les drapeaux, l’artillerie, les bagages, La bataille de Gembloux fut le dernier sourire de la victoire à l’infortuné don Juan, qui était près de sa fin. Son neveu l’avait trouvé très changé : il avait été frappé de sa tristesse et de son air hagard. Don Juan lui avait témoigné la plus entière confiance ; il lui avait montré toutes les lettres de Philippe, l’avait mis au courant de toutes les affaires, il l’avait forcé à recevoir tous les mois mille couronnes d’or, la somme qu’on ne donnait qu’aux vice-rois et aux généraux en chef.

Après la journée de Gembloux, Farnèse fut occupé à la réduction de diverses places. Il se montra très dur envers Sichem pour punir cette bicoque d’avoir osé résister à une armée espagnole. Il livra la ville au pillage, fit pendre en plein jour trois habitans sur les murailles de la citadelle et étrangler de nuit soixante-dix soldats, qui furent jetés à la rivière. Plusieurs villes, effrayées de ces rigueurs, ouvrirent leurs portes sans combat : Diest, Lierre, Nivelle. Don Juan et son neveu prirent en quinze jours Binche, Maubeuge, Reux, Beaumont, Soignies, Barlemont, Chimay et Philippeville. Chimay fut enlevé du force, Philippeville capitula après une courte résistance.

Pendant que don Juan, déjà miné par la maladie, était contraint de demeurer à Namur, Farnèse fit le siège de Limbourg, place importante qui donne un pied dans le Luxembourg. Il se porta devant la ville par une marche de nuit, enleva les faubourgs et ouvrit aussitôt la tranchée. Au bout de peu de jours, la garnison capitula et quand Farnèse entra dans la place, il y trouva tout en si bon état de défense qu’il s’étonna d’avoir rencontré si peu de résistance.

Les états ayant refait leur armée et donné le commandement au comte de Boussu, don Juan alla le chercher dans ses retranchemens entre Malines et Lierre, et, malgré l’avis de Farnèse, il livra bataille le 1er août 1578. Cette fois, don Juan, après un combat long et indécis, dut se mettre en retraite et les états reprirent Arschot, Genappe, Nivelles. Le duc d’Anjou, qui était en Hainaut, s’empara de plusieurs places. Don Juan, irrité du mauvais résultat de la dernière bataille qu’il avait livrée, s’enferma dans son camp de bouges. Il se sentait perdu ; la veille de sa mort, il fit ses adieux au prince de Parme, qu’il aimait comme un frère et lui transféra tous ses pouvoirs civils et militaires. Le fardeau était lourd : le représentant de l’Espagne avait à lutter contre bien des ennemis, contre les peuples irrités, contre l’archiduc Mathias, que les états avaient élu gouverneur, contre le prince d’Orange, qui cherchait à réunir tous les Pays-Bas dans le même faisceau, contre le frère du roi de France qui occupait le Hainaut, contre Casimir, le frère du palatin, établi à Gand avec ses mercenaires allemands. L’état déplorable des affaires aurait fait reculer plus d’un courage ; mais le prince de Parme, impatient de trouver un théâtre digne de lui, aimait passionnément les armes et se sentait propre en même temps aux négociations les plus difficiles. Sa finesse italienne devait se trouver tout de suite à l’aise au milieu de tant d’intérêts divers et de consciences troublées : après un moment d’hésitation, il accepta l’héritage qui lui était offert. Il écrivit dans ce sens au roi, qui confirma le choix fait par don Juan. Les ennemis de l’Espagne n’étaient pas toujours d’accord, et Philippe II avait réussi à fomenter un parti de malcontens ; le sieur de La Motte, qui commandait à Gravelines, avait, peu de temps avant la mort de don Juan, abandonné la cause des états et était entré en négociation avec Emmanuel de Lalaing, seigneur de Montigny, pour attirer au parti du roi les troupes wallonnes. M. Gachard, le savant archiviste du royaume de Belgique, a publié la correspondance que Farnèse eut à ce sujet avec Philippe II en même temps que les lettres relatives aux négociations que le prince de Parme ouvrit lui-même avec les états d’Artois, du Hainaut, avec Lille, Douai et Orchies. Du premier coup, Farnèse se montrait ce qu’il devait toujours demeurer, aussi prêt à traiter qu’à se battre, habile diplomate autant qu’homme de guerre. Par nous ne savons quel miracle, l’esprit de Philippe II s’était ouvert enfin à une vision plus claire des nécessités ; il avait fait longtemps violence à ses sujets les plus loyaux, désespéré les fidélités les plus complaisantes, donné du courage aux plus timides ; sa politique sans merci avait déjà enlevé plusieurs provinces à l’Espagne ; pour conserver le reste, une autre politique était nécessaire, et Philippe II s’y était résigné, soit qu’il fût capable d’apprendre quelque chose de l’expérience, soit plutôt qu’il crut devoir dissimuler quelque temps, espérant reprendre plus tard ce qu’il était contraint de donner : « Il convient, écrivait-il dans les premières instructions qu’il donna à Farnèse, que, par tous les moyens possibles, vous tâchiez d’arranger les affaires. C’est la fin que je désire et que j’ai toujours désirée, comme mon intention est de pardonner toutes les choses passées. Que les Pays-Bas se réduisent à mon obéissance, que la religion catholique romaine y soit observée : pour tout le reste, vous pouvez prendre les arrangemens que l’état, des affaires vous fera juger convenables. »

Les négociations de Farnèse amèneront la conclusion d’un traité conclu à Arras, le 17 mai 1579, entre les commissaires du roi d’Espagne et les députés des provinces d’Artois, de Hainaut et des villes de Lille, Douai et Orchies. « Les provinces wallonnes, dit M. Gachard, obtinrent, par le traité d’Arras, des concessions qui allaient au-delà de tout ce que, avant les troubles, les plus ardens patriotes avaient jamais espéré. Ainsi, le roi confirmait la pacification de Garni et l’union de Bruxelles ; il accordait l’oubli du passé ; il prenait l’engagement de faire sortir du pays les troupes étrangères, et même les régimens bourguignons ; de ne commettre au gouvernement général que des princes du sang : de faire décider par le conseil d’état toutes les affaires, comme du temps de Charles-Quint ; de ne composer le conseil que de naturels du pays, dont les deux tiers devaient être agréables ans états, et avoir suivi leur parti depuis le commencement jusqu’à la fin ; de ne conférer de même qu’à des personnes agréables aux états les charges des conseils privé et des finances, ainsi que les gouvernemens des provinces et des villes ; de restituer ions les privilèges, etc. On peut s’étonner que de telles concessions n’aient pas engagé les autres provinces des Pays-Bas, le Brabant et la Flandre surtout, à rentrer sous l’obéissance de Philippe II : elles se seraient épargné par là bien des maux, des calamités, des ruines, et le traité d’Arras serait devenu la base du droit public des Belges dans leurs rapports avec leurs princes, tandis qu’il tomba en désuétude, les grandes villes de la Flandre et du Brabant n’ayant pas obtenu des conditions aussi avantageuses lorsqu’elles furent forcées de se soumettre. »

Farnèse réussit à se débarrasser des reîtres de Jean-Casimir, il n’eut qu’à leur offrir un sauf-conduit pour les faire partir ; il sema la division parmi les mécontens ; distribua adroitement les biens confisqués sur les rebelles, prodigua les titres ; il fit un véritable trafic des faveurs du roi d’Espagne, il caressa dans tout le pays wallon la grande haine qu’on y portait à l’hérésie : il comprît que l’intolérance religieuse divisait secrètement ceux qui s’étaient un moment liés à Gand contre l’Espagne ; qu’ici les catholiques, ailleurs les protestans, voulaient être les maîtres ; et qu’ils se lasseraient bien vite de leurs complaisances réciproques. Il n’y avait pas d’union véritable dans les Provinces-Unies ; dès que le poids d’une tyrannie intolérable cessa de peser sur elles et de les tenir immobiles, elles se séparèrent en deux groupes : l’un fut retenu en faisceau par Orange, l’autre fut soudé par l’habile politique de Farnèse. Au moment où celui-ci préparait ses forces, les états étaient déchirés par les factions. « Ils oublient, s’écriait le prince d’Orange, qu’ils doivent pourvoir à la chose publique ; » il prédisait que leurs vaines querelles feraient tout « choir en la fosse ; » il se plaignait en ces termes : « Chascune province a son conseil, et presque chascune ville, chascun païs, ses forces et son argent. » (Correspondance de Guillaume d’Orange, tome IV, décembre 1581.)

Après s’être débarrassé des reitres sans effusion de sang et avoir réussi à ramener beaucoup de Wallons sous ses drapeaux, Farnèse alla mettre le siège devant Maastricht. Le prince d’Orange avait fait mettre cette place en bon état de défense par Sébastien Tapin, un Lorrain, qui s’était rendu fameux à la défense de La Rochelle. L’attaque et la résistance furent également tenaces ; c’est dans ce siège, qui dura quatre mois, qu’Alexandre Farnèse disait avoir appris que le mineur était de plus d’usage que le soldat ; il savait pourtant être soldat, et dans une des attaques on eut beaucoup de peine à l’empêcher de marcher avec la colonne d’assaut la pique à la main. Tapin se couvrit de gloire, mais il fut grièvement blessé, et la ville fut enfin prise. Il s’y fit un horrible carnage ; les femmes ayant pris part à la lutte, on ne leur fit aucune grâce. Les ministres calvinistes cherchèrent une mort volontaire dans la Meuse. Alexandre faillit mourir au milieu de sa victoire ; il tomba gravement malade ; mais, un abcès étant crevé, il recouvra rapidement la santé et fit son entrée triomphale parmi 20,000 hommes de guerre, parés de hoquetons, de chaînes d’or, de casques chargés de plumes. On entra par la brèche de la porte de Bruxelles : Alexandre, encore faible, était porté sur une chaise dorée. Il fit traiter avec grand soin Tanin et le fit conduire à Limbourg, où ce brave soldat mourut de ses blessures. En portant son heureux effort sur Maëstricht, Alexandre Farnèse s’assurait d’une position de la plus haute importance, politiquement et stratégiquement. Il se plaçait sur le flanc des Pays-Bas, toujours prêt à couper en deux les Provinces-Unies, et, en cas de défaite, à se replier sur la Meuse et le pays wallon.

Si l’argent n’eût pas manque à Farnèse, la conquête de toute la Belgique aurait suivi d’assez près la prise de Maëstricht ; mais, non content de le laisser sans argent, Philippe II lui ordonna de congédier les Espagnols. Le prince fut désespéré et demanda la permission de retourner en Italie. Philippe la lui refusa et lui permit seulement de faire de nouvelles levées chez les Wallons. Il fallut licencier les Espagnols en leur promettant que l’arriéré de leur solde leur serait payé à Milan. Alexandre leur distribua nombre de chaînes d’or, de bagues, de casques, d’épées, de poignards. Il fallut renvoyer du même coup les Bourguignons et les Allemands. Sitôt que les troupes étrangères furent parties, les Hollandais reprirent leur audace. Montigni prit Courtrai ; l’Anglais Norris surprit Malines et mit la ville au pillage pendant un mois : on garda longtemps le souvenir de ce pillage sous le nom de « la furie d’Angleterre. » Alexandre tint conseil à Mons, avec le marquis de Roubaix, le comte de Lalaing, le comte de Rossinghem, et leva une armée de 30,000 hommes de pied et de 6,000 chevaux. Roubaix fit lever le siège de Ninove et fit prisonnier La Noue ; le duc de Parme traita le huguenot français avec les plus grands égards, mais le retint prisonnier pendant cinq ans.

C’est au moment où le prince organisait une armée en quelque sorte nationale que Philippe II envoya Marguerite de Parme pour gouverner avec lui la Belgique. La régente n’avait obéi qu’à regret aux ordres du roi ; elle arriva à Namur, où son fils vint la recevoir, quand les Allemands se mutinaient pour obtenir leur solde ; à peine avait-elle passé quelques jours avec lui, il dut courir à Mons : partout les garnisons réclamaient leur paie, celle de Maëstricht menaçait d’ouvrir les portes aux Hollandais ; Alexandre fut contraint de donner aux mutins 2,000 écus que son père Octave lui envoyait. La régente semblait prisonnière à Namur et ne pouvait entrer à Bruxelles, qui tenait alors pour les Hollandais. L’archiduc Mathias, qui pendant quelque temps avait servi d’instrument au prince d’Orange, était tombé sous le mépris général et était reparti pour l’Allemagne. Les états hollandais, réunis à Anvers, avaient secoué ouvertement le joug du roi d’Espagne et appelé à leur aide François de Valois, duc d’Alençon. Le prince d’Orange ne partageait point l’entraînement qui poussait la noblesse du Brabant vers un fils de Catherine de Médicis. Il craignait que ce prince ne voulût livrer les provinces à la France ; certes, l’occasion était belle, l’anarchie des Pays-Bas semblait tout permettre ; mais la France n’avait plus de pilote et sa dynastie expirante ne pouvait suivre de longs desseins. L’histoire a été sévère pour le duc d’Alençon et pour son entreprise ; elle pourrait l’être aussi pour son frère, qui le désavoua et se fit contre lui le soutien de l’Espagne, dans un moment où les provinces belges se portaient tout naturellement vers la France. Le duc d’Alençon était au reste peu digne un rôle auquel il avait aspiré. Il se l’aligna vite des Pays-Bas et offrit lui-même au roi d’Espagne de les lui vendre pour 300,000 écus d’or et la souveraineté de Dunkerque et de Calais. Alençon essaya de mettre des garnisons françaises dans toutes les villes ; mais on sait que son entreprise échoua, et il fut bientôt, suivant le mot de d’Aubigné, « mocqué en France, en mespris aux Espagnols, en horreur aux états. »

Farnèse n’avait pu l’empêcher d’entrer dans les Pays-Bas, ni l’attirer à une bataille rangée, mais il avait pris Tournai, Audenarde, Cateau-Cambrésis, L’Écluse, Ninove, où son armée fut contrainte de manger des chevaux, d’où vint le mot « la faim de Ninove. » Il avait battu dans la Campine les Écossais, les Hollandais et les Français, commandés par le maréchal de Biron. Aussitôt que le duc d’Alençon fut sorti de Dunkerque pour retourner en France, il y vint mettre le siège, et en six jours il fit tomber la place et enleva Nieuport, Fumes, Dixmude, Menin et plusieurs petites places. Tournant ses efforts sur la Flandre, il prit Ypres après sept mois de siège, sentant bien que c’était le vrai moyen de ramener Gand et Bruges sous l’obéissance. Bruges lui ouvrit, en effet, ses portes, et il y entra triomphalement presque au même temps où la mort vint frapper à Château-Thierry, où il s’était retiré, François de Valois, qui, entré en Belgique comme un protecteur, en avait été chassé comme un tyran. Ce prince avait été duc de Brabant sans avoir vu Bruxelles. Biron, son lieutenant-général, ne pouvant se faire recevoir dans aucune ville de la Belgique, s’en retourna en France on prenant la route de la mer. Dans le même mois de juillet 1583 où mourut le duc d’Alençon, Alexandre Farnèse fut débarrassé d’un ennemi bien autrement redoutable. Le 10 juillet, le prince d’Orange fut assassiné par Balthazar Gérard. Philippe II avait envoyé, dès le 30 novembre 1579, à Farnèse l’ordre de publier un ban contre Orange et de mettre sa tête à prix ; le prince avait résisté. On estime, écrivait-il, qu’il « pourra sembler une bassesse et indécence à un prince si grand que, ayant contre lui commencé la guerre et employé telles forces, maintenant il en viendrait à un autre remède… » Philippe II avait d’autres sentimens, l’assassinat d’un rebelle lui semblait chose légitime ; il renouvela ses ordres ; Farnèse garda six mois le texte du ban ; il obéit enfin, mais en protestant : « Jamais je n’ai approuvé ce ban ou placard » (lettre du 4 avril 1581) ; en l’envoyant aux gouverneurs, il ajouta : « Comme le roy, par deux réitérées lettres siennes, nous a mandé expressément de faire incontinent publier la prescription et le ban ci-joint, nous ne pouvons laisser, pour obéir au commandement de Sa Majesté, de vous l’envoyer. » Le ban promettait à l’assassin du prince d’Orange 25,000 écus et l’anoblissement.

Le 16 mars 1582, Jean Sauréguy essaie de tuer le prince d’Orange ; il le blesse seulement, mais le bruit de sa mort se répand partout. Farnèse s’était-il habitué à l’idée de l’assassinat ? Voulait-il natter la passion de Philippe ? Il lui écrit : « Je ne saurais exprimer à Votre Majesté le contentement d’avoir vu infliger à ce personnage (le prince d’Orange) le châtiment qu’il méritait ; on ne saurait assez louer, assez vanter la décision et l’incroyable audace du jeune homme qui a accompli une action si héroïque, avec des intentions si salutaires, sous l’inspiration de Jésus-Christ. » Quand, plus tard, Balthazar Gérard réussit dans sa criminelle entreprise, Farnèse écrivit que celui-ci « laissait de lui et de son acte si héroïque la mémoire pour exemple au monde. » (Correspondance de Guillaume, t. IV.) Ainsi, dans ces temps troublés, les âmes les plus nobles devenaient indulgentes au crime ; l’épaisse nuit morale où vivait Philippe II jetait une ombre sur tous ses serviteurs.

Après la mort de Guillaume le Taciturne, Alexandre Farnèse se hâta de faire des ouvertures aux états et aux villes. Ses avances furent repoussées en Hollande et en Zélande, mais rencontrèrent des dispositions moins intraitables dans les Flandres et en Brabant. Les ducats d’Espagne n’y nuisaient point. Des Pruneaux l’envoyé écrivait à Catherine de Médicis que l’or espagnol avait vaincu beaucoup de courages. Farnèse menaçait à la fois Gand, Dendermonde, Malines, Bruxelles et Anvers. Le 17 août 1584, il prit Dendermonde, Gand fit sa soumission le 17 septembre, et la reddition de cette ville lui donna toute la Flandre occidentale, à l’exception de la côte. Guillaume le Taciturne avait fort bien compris que Gand était le point qu’il fallait défendre à outrance, l’attache et, pour ainsi dire, le cordon ombilical entre les provinces catholiques et celtiques et les provinces calvinistes et flamandes. Philippe II lui-même avait senti qu’il fallait bien traiter cette ville et que le traitement qui lui serait fait déciderait la conduite des autres villes. Il ne réserva que la question religieuse, ne voulant à aucun prix accorder la liberté de conscience ; on donna deux ans à ceux qui ne voulaient point aller à la messe pour mettre leurs affaires en ordre avant de partir pour l’exil : mais on laissa à la ville tous ses privilèges municipaux. Cette politique porta bientôt ses fruits : Bruxelles et Malines eurent le sort de Gand.

Restait Anvers, le centre commercial des Pays-Bas, avec son fleuve magnifique, son port immense ouvert sur la Mer du Nord et uni aux îles de Zélande par d’innombrables canaux. Farnèse avait considéré tout de suite cette ville comme l’objectif le plus important de la guerre ; si on pouvait la remettre sous l’autorité du roi d’Espagne, toute union politique entre les provinces des rives opposées ne pouvait être de longue durée. Si elle demeurait la tête de pont de la Hollande, l’autorité espagnole dans le Brabant et dans les Flandres ne pouvait plus être rétablie que d’une manière éphémère. Aussi le siège d’Anvers reste-t-il, même en ces temps où les sièges étaient continuels, un épisode du plus haut intérêt.


II

Anvers était si bien considéré comme la clé des possessions espagnoles, que les soldats avaient coutume de dire : « Si nous prenons Anvers, vous irez à la messe avec nous, si vous gardez Anvers, nous irons au prêche avec vous. » Le duc de Parme commença son entreprise avec de faibles moyens. Son armée active n’était guère que de 8,000 à 10,000 hommes ; il n’avait pas d’argent. Philippe II ne répondait pas à ses demandes incessantes. Orange avait toujours dit que, si Farnèse entreprenait le siège d’Anvers, il y trouverait sa perte. Comment prendre une ville située si près de la mer, entourée de ses bras, libre de communiquer avec la Hollande et la Zélande ? Le prince d’Orange avait conseillé de couper les digues de la Scheldt pour faire l’inondation, isoler complètement la ville et empêcher toutes les approches. Les digues principales étaient le Blaw-Garen et le Kowenstyn ; en les perçant, en entourait la ville d’une véritable mer et rien ne pouvait plus empêcher l’arrivée des flottes de la Zélande et le ravitaillement de la ville. Le bourgmestre de la ville était Sainte-Aldegonde ; il avait accepté ces fonctions par dévoûlent, sans ignorer qu’il aurait à lutter contre une oligarchie municipale jalouse et turbulente. Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde avait été élevé à Genève sous les yeux de Calvin, il avait épousé avec passion les principes de la réforme : théologien, poète, jurisconsulte, pamphlétaire, soldat, il était au premier rang parmi les ennemis de l’Espagne ; il avait été un moment séduit par les grâces du duc d’Anjou, puis il s’était donné cœur et âme à Guillaume le Taciturne.

À quelque distance de la ville, en aval, les états avaient deux forts sur les deux rives de la Scheldt. Il était essentiel pour Farnèse de s’en emparer, pour construire le pont qu’il méditait de jeter sur la rivière afin d’isoler la ville de la mer. L’un de ces forts, Liefkenshoek, fut surpris par les Wallons du marquis de Richebourg et emporté sans résistance. Le jour même où eut lieu la prise de ce fort, le 10 juillet 1584, Guillaume le Taciturne était assassiné à Delft. Lillo, le second fort, avait une garnison composée d’Anversois, commandée par Téligny, le fils de La Noue, « Bras de Fer, » de quelques Français et Écossais, en tout de 1,000 hommes. Farnèse donna 5,000 hommes à Mondragon pour s’en emparer à tout prix, Le siège dura trois semaines, et Mondragon perdit 2,000 soldats dans les tranchées ; après une brillante sortie de Téligny, il dut renoncer à vaincre la résistance de Lillo.

Farnèse s’était établi sur la rive gaucho de la Scheldt ; il avait mis le comte Pierre Mansfeld sur la rive droite et il résolut de jeter un pont fortifié sur la rivière à Kalloo. Des batteries furent élevées sur les deux rives, mais il ne se passait pas de jour que de hardis bateaux n’allassent porter du blé et des vivres à Anvers. On n’avait malheureusement pas suivi les conseils d’Orange à temps ; les grandes digues émergeaient au-dessus de la plaine inondée et l’espace laissé à une navigation chaque jour plus périlleuse était ainsi beaucoup trop étroit. Quand l’ordre fut donné de percer le Blaw-Garen et le Kowenstyn, il était trop tard. Farnèse s’empara de cette dernière digue et s’y établit fortement. Le pont avançait lentement, à travers le pays inondé, avec ses pilotis, ses palissades, ses canons, ses arquebusiers ; protégé par les batteries de la côte, il arrivait déjà à la Scheldt ; de distance en distance, il portait des redoutes, et déjà 5,000 Espagnols étaient établis sur la longue forteresse de bois.

Anvers ne voulait pas croire à ce pont et disait que Farnèse était fou, qu’on ne fermerait jamais entièrement la Scheldt, que les eaux, les glaces de l’hiver, les flottes de la Zélande viendraient à bout de cette vaine barrière. L’inondation, faite trop tard, était mise à profit par le duc de Parme et lui servit à mieux investir le fort de Kalloo avec ses bateaux. Le pont résistait à tout ; mais, au milieu du courant, on ne put le faire sur pilotis et il fallut se contenter d’un plancher sur des bateaux. Le prince était nuit et jour avec ses Espagnols, qui souffraient du froid, de la faim souvent, car on ne lui envoyait pas d’argent et l’on manquait de pain. Le 22 février 1585, le pont était fini, la Scheldt était bridée ; deux énormes constructions en bois, appuyées sur des jetées, se rattachaient par un pont de bateaux permanent ; ces constructions portaient deux forts qu’on appela Saint-Philippe et Sainte-Marie ; devant chacun de ces forts étaient 20 vaisseaux, 120 canons défendaient tout ce grand ouvrage, encore protégé des deux côtés par de grands radeaux. Quand les Anversois virent se fermer sur eux à travers leur beau fleuve la ceinture de bois et de fer, ils se sentirent perdus ; ainsi plus tard La Rochelle fut réduite par la digne de Richelieu. Des efforts suprêmes furent tentés. Les Anversois essayèrent d’abord de reprendre le fort de Lïeikenshoek ; ils tenaient toujours celui de Lillo, sur la rive du Brabant. Justin de Nassau avec une flotte, Hohenlohe avec les troupes du fort de Lillo, menèrent l’attaque ; on chassa les Wallons et les Espagnols du petit fort, mais la digue qui menait de ce point à Kalloo, où était le quartier-général du prince de Parme, avait été coupée, et les vainqueurs ne purent rien entreprendre de plus de ce côté. Un Mantouan, nommé Gianibelli, établi à Anvers, avait présenté au sénat de la ville un projet pour la destruction du pont palissade des Espagnols ; on lui permit de faire un essai de machine infernale avec deux petits vaisseaux ; il les remplit de poudre et livra d’abord au courant du fleuve trente-deux bateaux plus petits, pleins de matières combustibles, les deux gros vaisseaux pleins de poudre devaient suivre quand le feu aurait déjà été mis au pont. La petite flottille de bateaux embrasés descendit lentement le fleuve par une soirée noire et calme. Farnèse était sur le pont, attendant une attaque, toutes ses troupes étaient sous les armes : l’un des deux vaisseaux brisant tous les obstacles sur son passage était arrivé jusqu’au pont : le marquis de Richebourg se trouvait sur ce point : ii envoya des soldats à bord du mystérieux navire. Alexandre Farnèse approchait : à peine arrivait-il près de la porte du fort de Sainte-Marie qu’une terrible explosion se fit entendre. Le vaisseau disparut dans la fumée ; 1,000 soldats furent tués eu un instant. Richebourg était du nombre. Une brèche de 80 mètres de large était faite dans le pont. Le travail de sept mois semblait perdu : Farnèse était tombé, paralysé par l’explosion. Un moment on le crut mort : à peine revenu à lui, il s’élança l’épée à la main, examina la brèche et regarda avec anxiété du côté de la mer, pensant voir arriver une flotte de secours ; ses meilleurs officiers étaient morts, les survivans étaient frappés de stupeur. Toute la nuit, il resta sur pied, donnant ses ordres pour reconstruire les ouvrages endommages ; les signaux avaient été mal faits par les Anversois : la flotte de secours ne bougea point, et au bout de trois jours le pont était de nouveau fermé.

Les assiégés tournèrent alors leurs efforts d’un autre côté et essayèrent de reprendre la digne de Kowenstyn, cette mince ligne de terre, à peine sortant des eaux, devint le théâtre d’une lutte acharnée. Un moment, les Anversois s’en crurent les maîtres, mais les Espagnols finirent par les déloger au bout de huit heures de combat. Tout était maintenant fini, et l’agonie d’Anvers allait commencer. Le 12 août, Sainte-Aldegonde alla au camp du prince pour faire des offres de soumission. Le prince n’insista que sur quelques points, l’abolition des cultes hérétiques, la construction d’une citadelle, le maintien d’une garnison. Le traité fut signé quelques jours après, et Parme fit son entrée, entouré seulement d’Allemands et de Wallons, suivi de nobles belges, du duc d’Arscholt du prince de Chimay, d’Egmont et d’Arenberg. Il n’infligea aucun châtiment à la ville rebelle ; il y arriva plutôt comme un souverain que comme un vainqueur ; il se rendit à la cathédrale, restituée au culte catholique, et fit chanter le Te Deum. Son terrible pont, qui avait bridé la ville, fut orné de branchages, d’arcs de triomphes et de fleurs ; les troupes espagnoles et italiennes y donnèrent une grande fête, et l’on y servit un grand banquet. Pendant trois jours, la ville se livra à la joie, se donna sans vergogne au bonheur de revivre. Anvers n’avait pas été secourue par la Hollande : elle aima mieux expliquer sa chute par l’abandon de ses alliés que par l’aveu de ses fautes. Farnèse ménagea sa faiblesse, lui donna une kermesse après les privations d’un siège, lui montra la mer de nouveau ouverte, le commerce renaissant : il l’étonna par son faste et par sa générosité. « Si Guillaume le Taciturne avait été vivant, dit Motley, l’écusson espagnol, relevé avec une hâte si indécente, n’aurait sans doute jamais été revu sur les murailles des Pays-Bas. La Belgique serait devenue une partie constituante d’un grand royaume indépendant, au lieu de languir jusqu’à notre siècle, simple dépendance d’une métropole éloignée. » Pour être moins sanglans que les triomphes du duc d’Albe, ceux de Farnèse furent bien plus complets et plus durables ; tous les protestans sincères, tous ceux qui avaient été l’âme de la résistance, prirent la route de l’exil et allèrent chercher des temples dans d’autres pays ; ceux qui restèrent ne se regardaient pas comme des vaincus, et rentrèrent sans effort dans l’obéissance rendue plus facile et plus douce.

La correspondance de Farnèse et de Philippe II sur le fait de la religion est des plus intéressantes : « Vous me transmettez, écrit le roi, cette opinion de quelques hommes graves, sages et consciencieux, qu’on pourrait laisser indéfinie la limite de temps durant laquelle les hérétiques pourraient vivre sans scandale ; mais je ressens vivement le danger de cette proposition. En ce qui concerne la Hollande et la Zélande, ou toutes autres provinces et villes, le premier pas qu’elles aient à faire est de recevoir et de maintenir seulement l’exercice de la religion catholique et de se soumettre à l’église romaine, sans tolérer l’exercice d’aucune autre religion dans les villes, les villages, les fermes, ni aucun autre lieu ; et dans cette règle il faut qu’il n’y ait ni échappatoire, ni variation, ni concession par convention ou autrement d’une paix religieuse, ou de toute autre chose de ce genre. Il faut que tout le monde embrasse la religion catholique, et son exercice seul doit être permis. » (Philippe II à Parme, 17 août 1585.) Tout ce que le roi d’Espagne permit à Farnèse ce fut de ne point rechercher ce que les hérétiques faisaient dans leurs propres maisons « les portes fermées, sans scandales, sans exhibition publique de leurs rites. » Il ajoutait que « cette connivence, et toute abstention d’exécutions ou de châtimens des hérétiques, même s’ils vivent avec beaucoup de circonspection, devait être exprimée dans les termes les plus vagues. »

Philippe II sortit un moment de son calme habituel quand il appui la reddition d’Anvers. Il était au lit, il se leva et alla à la porte de la chambre de sa fille Clara-Isabelle ; il frappa à la porte et cria par le trou de la serrure : « Anvers est à nous ! » puis retourna dans son appartement. Sainte-Aldegonde avait promis de faire ses efforts pour obtenir, après la soumission d’Anvers, celle de la Hollande et de la Zélande. Philippe II crut un moment que la résistance des provinces rebelles allait prendre fin. Mais Sainte-Aldegonde ne devait rien obtenir ; suspect à tout le monde, il s’enferma dans la solitude et chercha une vaine consolation dans les lettres.


II

L’idée fixe de Philippe II était l’invasion de l’Angleterre ; à peine Amers était-elle réduite, il écrivit à Farnèse que les temps lui semblaient venus ; il fallait chercher la racine de tant de maux toujours renaissans dans la Grande-Bretagne et l’y couper. Il demanda au prince le secret sur ce projet et lui fit sentir combien il serait important de prendre un port en Hollande comme base d’opérations. « Sans un port, nous ne pouvons rien faire. » Le grand commandeur de Castille, sur des notes envoyées par le prince de Parme, prépara tous les détails d’un projet d’invasion. Tout était prévu, même ce qu’il y aurait à faire de l’Angleterre après la conquête. « Il faudra, écrivait le grand commandeur, délivrer la reine d’Ecosse et la marier, pour la brouiller avec son fils et pour satisfaire ses adhérens. Le mari devra être naturellement un neveu de Votre Majesté, et nul ne vaudrait mieux que le prince de Parme, un grand capitaine que ses talens et la part qu’il prendra dans toute cette affaire désignent pour cet honneur. » Dans ce rapport confidentiel, on n’oublia rien : le prince de Parme ne pourrait-il pas devenir gênant par son ambition, comme roi d’Angleterre ? Sans doute, mais il pouvait également devenir inquiétant dans les Flandres, où il était aimé, triomphant ; il était peut-être temps de le faire sortir de ces provinces. Les Farnèse avaient des prétentions au trône de Portugal, et, rois d’Angleterre, ils pourraient chercher à les faire valoir ! À cela, le grand commandeur avait sa réponse ; la reine d’Ecosse n’aurait pas d’enfans. Il l’affirmait, il en était sûr.

Pendant qu’on disposait ainsi de l’avenir, on s’occupait peu du présent. : Farnèse et sa petite armée étaient sans ressources ; Philippe II ne lui envoyait pas plus d’argent qu’Elisabeth d’Angleterre n’en envoyait à Leicester en Hollande. Il était contraint, pour gagner du temps, à s’amuser à de feintes négociations : il travaillait à endormir la reine d’Angleterre et demandait qu’on ne laissât pas les Français un moment inoccupés, et distraits de leurs guerres civiles. Les Flandres étaient ruinées, les troupes avaient tout dévoré ; Philippe se décida à envoyer 600,000 ducats par la voie de Gênes : un tiers de cette somme resta en France pour solder le duc de Guise. « Il faut, écrivait Philippe, tenir les Français dans la confusion et nourrir leurs guerres ; nous ne pouvons permettre qu’ils en viennent à une paix générale. » Elisabeth se sentait menacée d’un grand péril ; elle renouait de temps en temps le fil de la négociation avec Farnèse, sans trop croire à la paix. « Les Espagnols, écrivait-elle à Parme, comme le chasseur qui distribuait libéralement à ses amis le corps et les membres du loup, avant qu’il fût tué, ont partagé ce royaume et celui d’Irlande avant d’en faire la conquête. Mais mon cœur royal n’est point intimidé par de telles menaces. » La paix, en effet, était impossible : rien ne pouvait plus distraire le roi d’Espagne de son projet : le prince de Parme, sans cesse harcelé, envoyait un plan détaillé d’invasion. Trois points, disait-il, étaient essentiels : le secret, la continuation de la guerre civile en France, un traitement judicieux des Flandres. Les Français pouvaient, en s’unissant, rendre tout impossible. Il fallait de bonnes garnisons dans les Flandres ; le prince de Parme emmènerait avec lui tous les grands personnages belges pour les empêcher de remuer dans les provinces. Le secret était essentiel : car la reine d’Angleterre, avertie, pouvait trouver des alliés, des vaisseaux en Hollande, des troupes en Allemagne. L’expédition devait être organisée dans les Pays-Bas, c’est là qu’il fallait réunir les troupes, les munitions ; l’embarquement devait se faire à Dunkerque, à Gravelines et à Nieuport. Des bateaux plats, d’un faible tirant d’eau, préférables aux grands navires, pouvaient passer par un temps favorable, en douze heures. Farnèse demandait 30,000 hommes d’infanterie, et, en outre, 500 hommes qu’on monterait en Angleterre. Il comptait prendre 6,000 Espagnols, 6,000 Italiens, 6,000 Wallons, 6,000 Allemands et 3,000 Bourguignons. Le point choisi pour le débarquement était la côte entre Douvres et Margate, pays divisé par des haies et avantageux à l’infanterie, riche et fertile. On marcherait droit sur Londres, ville non fortifiée et aisée à prendre. La reine chercherait sans doute le salut dans la fuite et laisserait tout en confusion.

L’avis du duc de Parme était que le roi d’Espagne n’eût aucun allié dans son entreprise, qu’il réunit une grande Armada contre la flotte anglaise au moment du débarquement, et qu’il choisît pour ce débarquement le mois d’octobre, saison où les granges anglaises sont pleines de grains et de fourrage.

Pour exécuter ces grands projets, il fallait être bien solidement établi dans les Pays-Bas ; ce n’était pas assez de tenir Anvers, il importait de s’emparer des places qui restaient aux Hollandais et aux Anglais, de Flessingue, sur la Meuse, de Venloo et de Grave, sur l’Yssel, de Deventer : il fallait tenir toute cette région, traversée de fleuves, qui sépare le territoire batave de l’Allemagne. Farnèse voulait se rendre maître d’abord de tout le cours de la Meuse, qui forme comme un grand fossé circulaire de la province de Brabant, et fit mettre le siège devant Grave, petite place extrêmement bien fortifiée. Leicester réussit à y jeter un secours : mais, le 11 mai, Farnèse arriva en personne de Bruxelles, et se mit au milieu de ses vétérans. La tranchée fut ouverte le 31 mai ; le 6 juin, tandis que le prince faisait une reconnaissance, un boulet emporta tout l’arrière-train de son cheval : Farnèse en fut quitte pour une chute. L’assaut fut livré le lendemain ; et bien que les Espagnols eussent été repoussés, au bout de quelques heures, le gouverneur demanda à capituler. Farnèse ne perdit pas un moment ; il fit investir Venloo, une ville fortifiée de la Meuse, qui se rendit après une belle résistance.

Après avoir nettoyé la Meuse, Farnèse pensa à nettoyer le Rhin, qui, dans cette région, coule dans la même direction et forme comme un grand fossé parallèle. Neuss fut assiégée et soumise à un traitement sévère. Farnèse était naturellement humain, mais la garnison de Meuss était composée de bandits de tout pays, qui avaient commis de grandes horreurs, et quand la ville fut prise d’assaut, les Espagnols et les Italiens passèrent tout au fil de l’épie et livrèrent la ville aux flammes.

Farnèse était désormais maître du Rhin jusqu’à Cologne et de la Meuse jusqu’à Brave ; il secourut Zatphen et permit à cette place de résister aux efforts des Anglais et des Hollandais. Ses ennemis commençaient à se diviser : les anglais étaient, malgré les hauts faits de quelques-uns d’entre eux, dénoncés par les Hollandais comme des traîtres. La politique d’Élisabeth était énigmatique : en faisant tomber la tête de Marie Stuart, elle semblait vouloir provoquer toutes les colères de Philippe II ; mais, toujours bizarre et artificieuse, elle irritait en même temps les états-généraux et tournaitt le dos aux protestans français ; bien plus, elle affectait de traiter Farnèse comme un ami et entretenait une correspondance amicale avec le roi d’Espagne. Elle voulait sincèrement la paix ; pour Farnèse et son maître, leurs protestations couvraient des desseins hostiles bien arrêtés. La comédie des négociations continuait pendant qu’on faisait des préparatifs contre l’Angleterre à Cadix, à Lisbonne, comme à Gand et à Anvers. On ne voulait à Londres voir dans le prince de Parme qu’un soldat chevaleresque, mais il y avait un diplomate des plus fins dans le grand capitaine : la reine croyait ou feignait de croire à son amour de la paix, dont elle recevait sans cesse la chaleureuse expression. Oubliait-elle que, derrière Parme, était toujours Philippe ? que la volonté du roi d’Espagne était aussi obéie à Bruxelles qu’à Madrid ? que seul, il tenait tous les fils de la politique espagnole au fond de sa chambre, et que le duc de Parme, si grand qu’il fût, n’était que son obéissant serviteur ? Personne mieux que lui ne savait garder un secret : ce secret d’ailleurs, il l’avait demandé au début. Tout le monde, le pape lui-même, resta dans l’ignorance des vrais desseins de Philippe.

Farnèse se contentait de se plaindre de l’exiguïté des moyens qu’on mettait à sa disposition : il continuait la guerre, il faisait des sièges, il montrait les obstacles, il demandait sans cesse de l’argent et des troupes. Le roi d’Espagne était pressé ; il s’était dit d’abord que l’Angleterre serait conquise pendant l’automne de 1587 et mis dans l’esprit qu’elle pouvait l’être avant l’arrivée de Santa-Cruz et de l’Armada espagnole. « Vous êtes prêt, » écrivait-il à Farnèse, quand celui-ci disait que rien n’était prêt, L’automne avançait ; le 4 novembre, il écrit à Farnèse : « Si vous croyez pouvoir passer en Angleterre avant qu’arrive la flotte anglaise, passez tout de suite. Vous pouvez tenir pour certain que je ne serai pas long à vous secourir. Mais si vous aimez mieux attendre, attendez. » Au commencement de décembre, Le roi écrivait à Mendoza, son envoyé à Paris : « Leduc est probablement en ce moment en Angleterre. » Il se trompait : Farnèse n’avait point d’argent. « J’avais toujours pensé, écrivait-il au roi, que Votre Majesté me donnerait tout le nécessaire et même le superflu et ne me limiterait point au-dessous de l’ordinaire. Je ne supposais pas, quand il était si important d’avoir de l’argent comptant, qu’on me tiendrait de court. » Il faisait de son mieux, achetait des bateaux, des munitions de guerre, mais, sur toute la côte, les croiseurs hollandais étaient les maîtres. Traverser la Manche sans être protégé par une flotte était une pure folie. L’effectif de l’armée avait été réduit de moitié par les maladies. Entre Dunkerque et Nieuport, Farnèse avait une flottille de transports, et il comptait la faire sortir dès que paraîtrait Santa-Cruz.

Le secret n’avait pas été si bien gardé que les agens de l’Angleterre ne connussent tous ces préparatifs : « Le prince de Parme, écrivait l’un d’eux, fait de grands préparatifs guerriers ; il va mettre en marche une grande armée et se prépare à un triomphe. » Il savait le nombre des pièces de velours achetées pour les soldats du prince, il avait vu les riches selles, les rapières, les épées, les lances de toutes couleurs, bleu et blanc, vert et blanc, rouge, les couvertures des mules du bagage, brodées d’or et d’argent ; il connaissait les tailleurs, les bijoutiers, les brodeurs qui travaillaient pour le grand Alexandre, mais beaucoup se figuraient que tout cet attirail de guerre et de triomphe serait dirigé contre la France. La comédie des négociations de paix continuait néanmoins : des conférences étaient ouvertes ; on consumait les mois et les mois en vaines formalités, en délais, en lenteurs calculées. Parme avait des doutes, il montrait l’invasion anglaise devenant chaque jour plus difficile et n’était pas entièrement rassuré du côté de la France. Il continuait pourtant ses préparatifs avec vigueur ; tout s’apprêtait pour la grande entreprise : de nouvelles levées étaient faites en Espagne, en Italie ; le fameux Tertio de Naples, fort de 3,000 hommes était arrivé. A la fin d’avril 1588, le duc avait une belle armée de 50,000 hommes dans les Pays-Bas et 300 transports ; mais il ne savait pas comment il ferait sa jonction avec la flotte, et il ne pouvait livrer son armée sans défense, en pleine mer, aux Anglais et aux Hollandais.

La grande Armada arriva dans la Manche dans les premiers jours d’août, et le duc de Medina-Sidonia envoya message sur message à Farnèse ; mais les Hollandais bloquaient toute la côte de Dunkerque à Flessingue. Sur la flotte espagnole on ne recevait aucune nouvelle, ou commençait à murmurer et à parler de trahison. Farnèse jouerait-il son propre jeu ? Voudrait-il partager la souveraineté des Pays-Bas avec Elisabeth ? Le bruit courut que Medina-Sidonia, dès qu’il verrait Farnèse, le ferait arrêter, l’enverrait en Espagne et le remplacerait par le duc de Pastrana. On sait quel fut le sort de la fameuse Armada : des 30,000 Espagnols qui la montaient, plus des deux tiers ne devaient jamais revoir l’Espagne : la tempête eut raison de ce qui échappa aux Anglais et aux Hollandais. Farnèse, pour emprunter un mot de l’amiral anglais Drake, était pendant tout le temps comme un ours à qui on a pris ses petits. En vain avait-il répété cent fois que sa flottille et ses transports ne pouvaient prendre la mer que par un beau temps et sous la protection d’une flotte. On voulait qu’il eût fait ce que l’Armada invincible n’avait pu faire. Dans ce grand malheur de l’Espagne, il devint l’objet d’universels reproches. Dès qu’il avait su que la flotte était devant Calais, il s’était rendu à Nieuport, où il avait embarqué 16,000 hommes, puis à Dunkerque, où il avait mis plusieurs régimens sur des transports. Après deux jours d’attente fiévreuse, on apprit que la flotte espagnole était dispersée.

La santé du prince de Parme s’altéra profondément après la défaite de « l’invincible Armada ; » son découragement était grand ; une noire mélancolie s’empara de lui, il était miné par une maladie que ses amis attribuaient au poison, à un poison qui aurait été administré par ordre du roi d’Espagne. Il fallait donner quelque fiche de consolation à ce maître exigeant ; l’armée qui devait envahir l’Angleterre fut menée au siège de Berg-op-Zoom, la seule ville du Brabant qui fût encore aux états. La place fut très bien défendue par sa garnison anglaise et hollandaise, et le siège traîna en longueur. Le 29 septembre, Farnèse était dans sa tente, quand on lui amena un étranger, Giacomo Morone, porteur d’une lettre de Horace Pallavicini, un Génois depuis longtemps établi à Londres. Farnèse lut la lettre et, s’interrompant au milieu de sa lecture, il se jeta sur Morone et le saisit à la gorge ; puis, réprimant sa colère, il le lâcha : « Si je tenais Pallavicini, je le traiterais comme je viens de vous traiter. Et si je soupçonnais que vous ayez connaissance du contenu de cette lettre, je vous ferais pendre à l’instant. » Le messager protesta de son ignorance et on le renvoya. Que disait cette lettre de Pallavicini ? C’était une ouverture inspirée par le gouvernement anglais. On offrait à Farnèse, s’il voulait conserver pour lui-même la souveraineté des états, l’appui et l’alliance de la reine, à la condition de lui laisser les places qu’elle occupait sur les côtes. Il fallut raconter ces incidens au roi d’Espagne, au risque d’entretenir des soupçons toujours renaissans. Berg-op-Zoom, entouré d’une ceinture d’eau, n’avait pu complètement être investi, et tous les efforts se brisèrent devant la résistance des assiégés, Farnèse se vît forcé à la retraite ; il brûla son camp le 13 novembre et alla prendre ses quartiers d’hiver en Brabant. La campagne suivante fut plus heureuse : au commencement d’avril 1589, les Espagnols entrèrent dans Gertruydenberg, qui leur donnait entrée au cœur de la Hollande. Le gouverneur anglais, dont la garnison était mutinée, ne put défendre la place et la livra, à la grande colère du comte Maurice et des états.


III

Au printemps de 1590, Farnèse concentra des troupes nombreuses sur la frontière française de l’Artois et du Hainaut, et se prépara à entrer en France. Mayenne était venu le voir à Bruxelles et s’était concerté avec lui pour la campagne qui allait s’ouvrir. Farnèse n’était guère enclin à quitter les provinces belges ; il eût préféré y rester, y asseoir fermement son autorité et travailler à reprendre la Hollande ; mais Philippe II en avait décidé autrement et lui avait donné l’ordre d’entrer en France. Le roi de France assiégeait Dreux, attendant des renforts d’Angleterre, des Pays-Bas et d’Allemagne. Parme, obéissant aux ordres de Philippe, envoya d’abord à Mayenne 1,800 chevaux, commandés par le comte d’Egmont. Mayenne passa la Seine à Mantes avec 10,000 hommes de pied et 4,000 chevaux. On sait que l’armée de la ligue fut vaincue à Ivry et qu’après sa victoire Henri IV alla faire le blocus du Paris.

Farnèse était désespéré ; l’armée des Pays-Bas était bien payée, bien disciplinée, au lieu que la sienne était mécontente ; il avait dû licencier un régiment, le régiment Manrique était mutiné à Courtrai et réclamait deux ans de gages. Chaque jour il fallait garrotter ou pendre des vétérans. Il avait auprès de lui un espion, Moreo, qui le dénonçait au roi d’Espagne. Farnèse, au dire de Moreo, travaillait pour son propre compte, il était dégoûté de son maître ; comme tous les petits princes italiens, il voulait devenir un grand prince. Moreo le suivait comme une ombre, à Anvers, à Bruxelles, aux eaux de Spa ; quand le sol manquait sous ses pas dans les Flandres, quand il tremblait de perdre le fruit de ses longs efforts, on lui demandait l’impossible, la conquête de la France, on rejetait sur lui la responsabilité de la défaite d’Ivry, des souffrances endurées par les Parisiens. Le duc de Parme avait été sondé par des envoyés du roi de Navarre comme par ceux d’Elisabeth d’Angleterre ; on avait fait miroiter devant lui l’espoir d’une souveraineté : il avait été sourd à toutes les promesses. Les motifs de mécontentement ne lui manquaient pourtant pas : il n’avait pas le droit de faire un emprunt pour le roi d’Espagne, il dut emprunter pour son propre compte quelques milliers de couronnes pour ses soldats, mettre son argenterie et ses bijoux en gage ; sans argent, sans crédit, sans provisions, dans un pays ruiné, il ne savait plus comment entretenir son armée. Philippe, qui vivait dans un rêve, lui écrivait de faire lever le siège de Paris, de prendre et de garder Calais et Boulogne ; il se décida enfin à envoyer quelque argent, et Farnèse dut se résoudre à partir. « Votre Majesté, écrivait-il, me demande des choses impossibles, car Dieu seul peut faire des miracles. Elle suppose qu’avec le peu d’argent qu’elle m’a envoyé, je peux satisfaire tous les soldats qui servent dans ses provinces, en finir avec les mutins espagnols et allemands, donner de l’or à Mayenne et aux Parisiens, payer les Allemands et m’assurer des places maritimes. La pauvreté, le mécontentement, le désespoir de ce malheureux pays ont été si souvent dépeints à Votre Majesté que je n’ai rien à ajouter. « Farnèse rappelait au roi que tout était dévasté autour de Paris ; il quitta pourtant les Pays-Bas avec 12,000 hommes de pied et 3,000 chevaux au commencement du mois d’août. Il emmenait avec lui toute la grande noblesse belge. L’avant-garde était commandée par le marquis de Renty ; Farnèse avait la bataille, et l’arrière-garde était confiée à La Motte. On resta huit jours à Valenciennes, puis l’armée se rendit par Guise et Soissons à Meaux, où elle fit sa jonction le 22 août avec Mayenne, qui avait encore 6,000 hommes d’infanterie.

A Meaux, le duc de Parme lança une déclaration dans laquelle il affirmait qu’il ne prétendait faire aucune conquête, mais qu’il venait simplement secourir la cause catholique. De Meaux, l’armée alla à Chelles. A son approche, Henri IV fut contraint de lever le siège de Paris ; il ne pouvait, avec 6,000 hommes d’infanterie et 5,000 chevaux, ce qui était le montant de ses forces, laisser un rideau de troupes suffisant autour de la capitale et courir les risques d’une bataille rangée. Il garda pourtant Corbeil et Lagny, qui étaient les clés du passage de la Marne et de la Seine. Il était résolu à chercher Farnèse et à s’essayer contre lui. « Le roi quitte ses lignes, dit le duc d’Aumale dans son Histoire des princes de Condé, et marche au-devant de Farnèse ; l’escarmouche s’engage près de Claye : l’ennemi semble avoir accepté la bataille pour le lendemain ; tout était prévu pour la livrer. Mais le duc de Parme, dérobant sa marche, file entre la Marne et les hauteurs, et tandis que son adversaire, après l’avoir attendu dans la plaine, se heurte au camp retranché où il a laissé une partie de son armée, Farnèse enlève le poste important de Lagny (5 et 6 septembre) : le blocus de Paris est levé, et le secours de Paris est assuré. »

Pendant sept jours entiers, les deux ennemis avaient été en présence l’un de l’autre, dans leurs lignes. Henri IV avait envoyé un héraut d’armes à Farnèse pour l’inviter à la bataille ; le duc de Parme avait un moment été tenté de se mesurer contre lui, il aima mieux manœuvrer, mit la Marne entre lui et le roi de France, et saisit Lagny sous les yeux de son adversaire. Après la prise de Lagny, Henri IV écrivit de son camp de Chelles au duc de Montpensier : « De sorte que voyant la bataille quasy hors d’espérance et la prinse de Paris retardée pour ung long temps, et mon armée composée de noblesse volontaire et la leur souldoyée et nouvellement payée, mes provinces dégarnies pour l’espérance de la bataille qui avait amené la plus part de la noblesse en mon armée, je suis conseillé de l’envoyer chacun en sa province. » (5 septembre 1590.) Peu après la prise de Lagny, Farnèse mit le siège devant corbeil et emporta cette place ; la Seine et la Marne redevenues libres, Farnèse entra dans Paris, où il fut reçu avec de grandes acclamations. Au commencement du mois de novembre, il reprit le chemin des Pays-Bas et traversa la Champagne, pour donner le change à Henri IV ; à peine eut-il le dos tourné, Lagny et Corbeil retombèrent aux mains des royaux. A Guise, Farnèse prit congé de Mayenne et s’en retourna à Bruxelles, où il arriva le 4 décembre.

Pendant la campagne de 1592, Henri IV se rendit maître de tout le cours de la Seine ; il tenait Pont-de-l’Arche et Caudebec et il ne lui restait qu’à prendre Rouen. Farnèse reçut l’ordre d’aller sauver cette ville, comme il avait sauvé Paris : cette fois encore, il fit toutes sortes d’objections ; il demanda des hommes, de l’argent ; il dut pourtant se mettre en route au cœur de l’hiver. Il fit sa jonction avec Mayenne à Guise ; il avait 13,500 hommes de pied et 4,000 chevaux, Mayenne avait promis 13,000 hommes, mais il en amenait beaucoup moins ; le pape avait fourni 2,000 Suisses et le duc de Lorraine 700 cavaliers. Farnèse fut mis en possession de La Fère et prit le commandement de toutes les troupes.

Le duc de Parme était à Aumale, en Picardie ; vers le milieu du mois de lévrier. Henri IV, laissant Biron devant Rouen, se mit en marche, avec le gros de sa cavalerie et alla en personne reconnaître les positions de l’ennemi ; il faillit tomber entre les mains de son adversaire. Farnèse n’avait pas voulu croire que, parmi les cavaliers venus pour insulter ses lignes, était le roi de France en personne ; il refusa d’engager son avant-garde, et Henri IV, poursuivi par le fameux chef albanais Basti, ne dut la vie qu’à la vitesse de son cheval et à 400 dragons qui se jetèrent entre lui et les cavaliers de la ligue.

Farnèse marcha lentement sur Rouen ; il voulait attaquer l’armée royale dans ses lignes et la forcer à lever le siège, quand Villars, qui défendait la place, lui fit dire qu’il avait fait une sortie très heureuse et qu’il se faisait fort de conserver la place. Il demandait seulement quelques renforts et quelques munitions. Farnèse lui envoya 800 hommes d’infanterie et ramena son armée en Picardie. Pendant que, pour complaire à Mayenne, dont il affecta pendant toute cette campagne de vouloir suivre les avis, il assiégeait la petite ville de Rue, près de l’embouchure de la Somme, Villars continuait à défendre Rouen ; mais il implora bientôt le secours qu’il avait d’abord refusé et marqua le 20 avril comme le terme au-delà duquel il ne pourrait plus tenir la ville. Farnèse résolut de marcher droit aux lignes de Biron ; le roi n’attendit pas l’attaque et, le 20 avril il leva le siège. Farnèse entra sans combat à Rouen et tout de suite il attaqua Caudebec ; il avait été malade pendant toute la campagne et, bien que très souffrant, il voulut aller lui-même avec l’ingénieur italien Properzio choisir l’emplacement des batteries, une balle vint le frapper au bras, entre le coude et l’épaule. L’hydropisie dont il souffrait l’avait mal préparé à supporter la douleur d’une blessure ; la fièvre le prit et il dut céder le commandement à Mayenne. La situation de son armée devenait critique ; il voulait reprendre le chemin de la Picardie, ne pouvant rester dans un pays épuisé. Les vaisseaux hollandais bloquaient l’embouchure de la Seine : Henri IV avec son armée était prêt à lui disputer le passage du fleuve, il n’y avait pas de temps à perdre, car l’armée affamée commençait à murmurer, Farnèse part pour Gaudebec, élève une redoute sur les bords du fleuve ; il en construit une autre sur la rive opposée ; dans chacune il met 800 de ses meilleurs soldats. Il ramasse tous les bateaux qu’il peut trouver et, dans la nuit du 22 au 23 mai, il fait passer toute l’infanterie et toute la cavalerie de l’autre côté de la Seine, sous la protection des deux forts. Il envoie toute l’artillerie, avec la cavalerie flamande, à Rouen, réunit tant bien que mal les arches du pont de la ville, qui étaient rompues, et réussit à faire passer les canons. Pendant ce temps, l’arrière-garde escarmouchait avec les troupes royales, et Henri IV n’apprit le passage que quand il était déjà terminé. Pour la seconde fois, le roi de France avait été vaincu par la stratégie du duc de Parme.

Farnèse alla passer quelques jours à Paris, donna de bons quartiers à son armée dans la Brie ; il avait secouru Rouen comme il avait, un an avant, secouru Paris ; tandis que ses contemporains exaltaient sa science militaire et le comparaient aux plus grands capitaines, il ne se faisait lui-même aucune illusion sur l’œuvre qu’il avait accomplie ; il ne s’était engagé que par obéissance dans une entreprise qu’il jugeait comme sans issue ; il devinait bien que les victoires de l’Espagne en France étaient condamnées à être stériles et que rien ne pourrait à la longue prévaloir contre Henri de Navarre. Il savait que Mayenne, tout en recevant l’or de L’Espagne, ne songeait point à mettre la couronne de France sur la tête de Philippe II ou d’une infante et qu’il la donnerait plutôt, comme l’écrivait Feria, au Grand-Turc.

Pendant ces campagnes de France, qui portèrent au comble la réputation du capitaine, le gouverneur des Pays-Bas, le politique prévoyant demeurait inquiet, et sans cesse Moreo, que Philippe II avait envoyé à Paris après la mort de Henri III, dénonçait sa tiédeur dans ses lettres au secrétaire d’état Idiaquez. « J’ai vu clairement que le duc est dégoûté de Sa Majesté, et un jour il m’a dit qu’il lui était bien égal que le monde entier allât de travers, sauf les Flandres… » — « Mais ceci, écrivait-il encore, n’est qu’une petite partie de ce que je pourrais dire. Soyez certain que personne, dans les Flandres, ne veut du bien à l’Espagne ni à la cause catholique, et que les associés du duc de Parme s’en vont disant qu’il ne convient pas aux princes italiens que Sa Majesté soit un aussi grand monarque qu’elle prétend l’être. » Le poison entrait lentement dans le cœur toujours jaloux et défiant de Philippe. Aussi le roi écrivait-il à Farnèse qu’il devait conférer régulièrement avec Moreo et avec deux autres envoyés, Mendoza et Tassis : le bruit courait déjà, que le duc de Pastrana allait être envoyé pour arrêter le duc de Parme. Farnèse connaissait toutes ces intrigues ; il se plaignait quelquefois à Idiaquez : Etait-ce là la récompense qu’il devait attendre pour avoir négligé, pour le service de son roi, sa famille, ses parens, ses enfans, son duché, pour avoir sans cesse livré sa vie aux hasards ? Moreo mourut subitement, et les mauvaises langues parlèrent tout de suite de poison ; on trouva la preuve, dans les papiers de cet envoyé, qu’il avait sans cesse noirci le duc de Parme. Celui-ci se plaignit cette fois directement au roi d’Espagne : « Je me plains, après tous mes labeurs et les dangers encourus au service de Votre Majesté, oubliant enfans, maison, amis, quand déjà je suis prêt à rendre l’âme, et la mort entre les dents, d’être ainsi traité, au lieu de recevoir des récompenses et des honneurs, et qu’on me permette de laisser à mes enfans, ce qui vaut mieux que tous les biens que peut donner une main royale, un nom honoré et sans tache. » Il ose demander à Philippe de regarder toute cette affaire « de l’œil non d’un roi, mais d’un gentilhomme. »

Farnèse n’avait cessé de représenter au roi qu’on ne pouvait songer à conquérir la France sans de puissans moyens d’action ; il y voyait les grands disposés à accepter l’or d’Espagne, mais peu disposés à en recevoir un roi : « Si j’étais entré, écrivait-il, en France avec une année suffisante, bien payée et disciplinée, avec une quantité d’artillerie et de munitions, avec assez d’argent pour permettre à Mayenne d’acheter les nobles de son parti et de se concilier les meneurs par des présens et des promesses, peut-être seraient-ils adoucis ; peut-être l’intérêt et la peur leur auraient rendu agréable ce qui leur plaît si peu aujourd’hui. » (3 octobre 1590.) Il avait toujours mis la vérité sous les yeux du roi : il avait prédit que, si les difficultés religieuses pouvaient être arrangées, même en apparence, tout le monde irait à Henri IV : il se méfiait de Mayenne et le croyait prêt à trahir le roi d’Espagne.

Philippe II était un visionnaire qui détestait tout ce qui venait traverser ses rêves : Farnèse lui était devenu importun. Il lui écrivit qu’il avait besoin de son assistance, qu’il voulait conférer avec lui sur les affaires de la chrétienté et lui commanda de se rendre en diligence à Gênes, en laissant le gouvernement des Pays-Bas, en son absence, au comte Mansfeld ; il envoyait en même temps le marquis de Cerralbo aux Pays-Bas pour servir en apparence de second au vieux Mansfeld, mais l’objet véritable de la mission de Cerralbo était d’enlever le commandement à Farnèse, ou de gré ou de force. Tout était prévu : le cas où Farnèse montrerait sa lettre de l’appel à Cerralbo, le cas où il ne la montrerait pas, où il prétexterait de sa mauvaise santé, où il voudrait laisser le pouvoir à son fils Ranuce. Cerralbo avait des pouvoirs secrets, des ordres pour tous les commandans de l’armée, pour les nobles du pays ; il devait remplacer Farnèse par le cardinal archiduc Albert, fils de l’archiduc Ferdinand.

Après la levée du siège de Rouen, Farnèse s’était rendu, pour sa santé, à Spa. La mission secrète, d’abord destiné au marquis de Cerralbo, avait été donnée au comte de Fuentes ; tuais la maladie fit ce que la malice des hommes n’eut pas le temps de faire. Vieilli avant l’âge, hydropique et goutteux, Farnèse ne vécut pas assez longtemps pour recevoir le coup que son maître s’apprêtait à lui porter. La bibliothèque de Madrid possède un manuscrit intitulé : « Los sucesos de Flandes y Francia, del tiempo de Alexsandro Farnèse, por et capitan Alonzo Vasquez. » Cette relation a été imprimée dans les Mémoires de la Société historique espagnole. Voici comment le capitaine Vasquez peint Farnèse au moment où, quittant Bruxelles, depuis plusieurs jours, il s’apprêtait à retourner une troisième fois en France. « Je le vis le jour qu’il sortait de Bruxelles, avec toute sa cour. Quoique le froid lût très rigoureux, il était vêtu d’une manière magnifique, et il me parut que, pendant tout le temps que je l’avais connu, je ne lui avais jamais trouvé un meilleur air. C’était merveille, en vérité, car il allait combattre non contre les hérétiques de France, qui l’attendaient, mais contre la mort. Je puis assurer, comme témoin oculaire, qu’il se tenait à cheval avec une peine extrême ; et, s’il n’avait eu à ses côtés deux laquais pour le soutenir, il serait tombé plus d’une fois ; ce qui n’empêchait pas que, avec le courage invincible dont il était doué, il ne s’efforçât de rester ferme sur ses étriers et ne fit la meilleure contenance possible, en ôtant son chapeau, selon sa courtoisie accoutumée, pour saluer ceux qui le regardaient, »

La conduite de Philippe II était enveloppée d’un tel mystère que toute la conspiration contre Farnèse (si le mot était permis) resta ignorée jusqu’au moment où le savant archiviste du royaume de Belgique, M. Gachard, fouilla les archives de Simancas. Philippe avait prudemment ordonné au comte de Fuentes et au duc de Sesa, les seuls ministres qui eussent été mis dans la confidence, de brûler toutes les dépêches qu’il leur envoyait ; il avait ordonné au secrétaire du marquis de Cerralbo de rapporter à Madrid le bureau où étaient les papiers de cet envoyé, sans l’ouvrir, ni permettre que personne ne l’ouvrit.

Le 3 décembre 1592, Alexandre Farnèse rendit le dernier soupir à Arras. On porta son corps en grande pompe dans l’église de Saint-Vaast, et, suivant les ordres qu’il avait donnés, on le revêtit de l’habit de capucin. Il fut transféré plus tard dans l’église de la Paix, à Parme, où il avait marqué sa sépulture. Dès que Philippe II reçut la nouvelle de la mort de Farnèse, sa première pensée fut de cacher au pape les intentions qu’il nourrissait à son endroit et son projet de lui enlever le gouvernement des Pays-Bas espagnols. Il écrivit à son ambassadeur à Rome de brûler tous les papiers qu’on lui avait envoyés, et dans lesquels la conduite du prince de Parme était peinte des plus noires couleurs, Farnèse, mort n’était plus gênant, et il suffisait de se parer de la gloire de celui qui s’était montré un des plus grands capitaines de son temps, qui avait arraché définitivement les Pays-Bas espagnols à la maison d’Orange, qui avait pendant deux ans fait reculer la fortune d’Henri IV. Moins fidèle à son roi, moins scrupuleux, plus disposé à écouter les ouvertures du roi de France, de la reine d’Angleterre, des Hollandais, le prince de Parme aurait peut-être pu se rendre indépendant et fonder, dans les dernières années du XVIe siècle, une Belgique libre. Il ne lui eût pas été bien difficile de garder les provinces qu’il avait remises sous l’obéissance de l’Espagne, Mais, soit que la principauté de Parme, où pourtant il ne mit jamais les pieds, lui parût suffisante, soit que la gloire militaire suffît à son ambition, soit qu’il fût retenu par une sorte de timidité qu’on trouve quelquefois chez les hommes de guerre les plus hardis, il ne songea jamais à porter la main sur une part quelconque de l’empire de ce Charles-Quint dont le sang coulait dans ses veines. Il vit clairement à quelles conditions l’Espagne pouvait conserver les Pays-Bas, il força Philippe II à changer sa politique ; s’il importunait sans cesse le roi d’Espagne par des demandes d’argent, ce n’était pas seulement pour assurer l’entretien de son armée, c’était aussi pour acheter des consciences. L’or d’Espagne n’allait pas seulement aux mains de Mayenne et des ligueurs français. On voudrait pouvoir défendre Farnèse contre certaines accusations qui furent portées contre lui ; mais il était difficile, quand une partie si considérable des sommes destinées aux services publics trouvait toute sorte d’emplois corrupteurs, que la médisance épargnât sinon sa propre personne, au moins ses favoris, ses favorites, et il en avait de l’ordre le plus infime, on pourrait dire le plus vil. Il faut faire la part de la haine dans les accusations qui furent portées contre Farnèse : toutefois, on ne peut nier que la corruption était un de ses moyens préférés et qu’il ne se piqua jamais de mettre l’ordre dans les finances. Son secrétaire intime, un jeune Italien, Cosmo Massi, obtenait de lui tout ce qu’il voulait ; son valet de chambre pouvait tirer sur le trésorier des Pays-Bas ; ses maîtresses en obtenaient beaucoup d’argent. Il aimait la magnificence dans les vêtemens, et quand il n’avait plus un écu pour ses vétérans, il empruntait pour habiller superbement ses gardes. Il savait qu’une certaine pompe militaire en impose aux peuples, et, sans doute, le sang italien parlait aussi en lui. Régnant à Parme, il eût vécu à la façon des autres princes italiens : pour les plaisirs et pour les arts, La fortune, en l’exilant dans les Pays-Bas, le servit bien et lui donna l’occasion de se montrer digne de son aïeul Charles-Quint ; elle lui refusa quelques-unes des parties qui font les véritables grands hommes, mais il eut certainement le mérite et l’on pourrait dire la gloire de reconquérir une moitié des provinces qui, un moment, s’étaient unies dans une commune révolte et une commune destinée. S’il ne fit pas la Belgique libre, il fit la Belgique et la contint sous la souveraineté de la maison d’Autriche. On n’y dut pas regretter que Farnèse n’eût pas songé à s’y rendre indépendant, car son fils Ranuce fut un des plus détestables princes dont les villes italiennes eurent à subir la tyrannie.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 février 1884, l’étude sur Don Juan d’Autriche.