Alexandre Dumas père (Parigot)/6
CHAPITRE VI
LE CONTEUR
Affranchie de l’histoire, l’imagination de Dumas est inextinguible, comme la gaîté des dieux homériques, et sa production innombrable autant que le sourire de l’Océan. Talonné par les besoins d’argent, en proie à une chaleur de tête qui est sa température normale, il ne choisit ni les compagnons que le hasard lui envoie ni le combustible nécessaire à entretenir en haute pression sa fantaisie. Un procès qu’il soutint en 1847 contre quelques directeurs de journaux démontra qu’il s’était engagé pour cette année à livrer plus « de copie » que n’en eût transcrit le plus rapide expéditionnaire. Dominant de sa tête embroussaillée les ouvriers qui le servent, Auguste Maquet, Leuven, Lockroy, Anicet Bourgeois, Hippolyte Romand, Paul Meurice (pour ne citer que les meilleurs de cette équipe), il engloutit les matériaux de toute sorte, meilleurs et pires. Cette intrépidité de publication n’est pas exempte de charlatanisme.
Parmi ces grandes équipées romanesques, dont les héros ne sont plus seulement « citoyens de l’univers », mais tiennent véritablement asservi à leurs fantaisies un univers de fiction et de sensibilité, dans cette farandole que déroulent aux bas des journaux le Meneur de Loups, Fernande, le Capitaine Paul et deux ou trois autres capitaines, Gabriel Lambert, la Femme au collier de velours, les Deux Reines, Dieu dispose, le Trou de l’Enfer, le Bâtard de Mauléon, les Deux Diane, Ingénue, Emma Lionna, les Mohicans de Paris, Salvator, la San Felice… — dans cette fantasmagorie d’événements merveilleux ou pathétiques, de bagnes, de salons, de châteaux étranges, de conspirations ténébreuses, de voyages au long cours et de serments à lointaine échéance, qui pendant quarante années dispensa la fièvre ou le plaisir au peuple laborieux et sentimental, je ne dis pas qu’on ne découvrît encore je ne sais quelle énorme ingénuité, aussi souvent que l’intérêt de la littérature. Mais on y trouve d’abord Alexandre Dumas.
À ce titre, ces romans relèvent de notre étude et de la critique. Ils sont ce qu’il est et ne valent que par lui. L’homme d’action y apparaît dans sa gloire musculaire. Il troque le pourpoint du xvie siècle contre la casaque du forçat, ou le manteau couleur de muraille des grands bandits, et par le goût qu’il marque pour les histoires de brigands, il communie encore avec Stendhal, Mérimée, Byron, Schiller, mais sous les espèces du feuilleton. Sous la bure ou l’habit, il se donne libre carrière. Le cadre de l’histoire contenait cette exubérance de personnalité. De ses romans et contes, il est proprement l’âme, travaillé d’un incroyable besoin de se répandre. En ce sens, il écrit tous ses romans lui-même, étant lui-même en tous. Et il est aussi la cause de l’illusion saisissante qui émane des plus hâtivement brochés. Aussi bien, il avait raison de répondre au magistrat goguenard de Bourg-en-Bresse qui lui dit : « Alors, c’est un roman que vous allez faire vous-même ? — Eh oui, Monsieur, j’avais fait faire le dernier par mon valet de chambre ; mais, comme il a eu un grand succès, le drôle m’a demandé des gages si exorbitants, qu’à mon grand regret je n’ai pu le garder. »
Il se raconte par une insensible fiction, par une naturelle fonction. Ce besoin de vivre et d’imaginer se double d’un besoin, plus invincible encore, de confondre l’imagination et la vie. Si cette confusion fait parfois la puérilité de ses contes, elle en est aussi le charme simple au regard des esprits simples. Tout ce qui touche à lui est matière de roman : la phtisie qu’il observa sur une de ses parentes (Amaury) ; les deux curés qui commencèrent son instruction (Ange Pitou) ; le terrible chien Mouton (le Bâtard de Mauléon), qui veille au seuil du livre à peine commencé comme Cerbère à l’entrée du Tartare ; et ses premières amours (Testament de M. Chauvelin) ; et lui-même enfin qui apparaît joyeux dans un restaurant de nuit, athlète et poète, au début des Mohicans de Paris. Comme aussi les vastes horizons ne l’effrayent point, on s’explique cette verve sans fin, qui s’amuse de ses improvisations, qui s’en grise jusqu’à la somnolence, cette fantastique prolixité, qui enlève à la qualité littéraire de l’œuvre sans en altérer ni l’humeur sereine ni l’étonnante vitalité. Rien n’est trop éloigné, élevé, étrange, prodigieux, magnifique, odieux, terrible pour ce Gulliver ubiquiste, sensuel, solide et gascon, grand redresseur de torts, grand dispensateur de justice, maître du monde à la force du poignet, et substitut de Dieu par droit de fantaisie. Détestable développeur, quand le Moi somnole, il est un conteur irrésistible, quand lui-même se fait de fête et s’élance, payant de sa personne, au milieu des aventures. Incapable d’écrire un roman situé en des localités qu’il n’a pas vues (voir le Mot au lecteur qui précède les Compagnons de Jéhu) soit de ses propres yeux, soit dans les textes, il est prompt à s’échauffer au seul souvenir des lieux où le récit commence et à s’extravaser en ses héros. Que dis-je ? Sous des noms divers, il n’y a qu’un seul héros, un seul protagoniste, le génie enflammé de Dumas. Sur ce point encore, il est bien l’homme de ses livres, qui élargit le sorite de Cyrano de Bergerac : La terre est la plus étonnante des planètes, l’Europe la plus étonnante partie de la terre, la France de la Révolution la plus étonnante contrée de l’Europe, le Paris de 1830 la plus étonnante des villes de France, et Dumas la plus fertile cervelle de Paris, le plus mirifique réservoir de tous les contes d’imagination vécue ou de vie imaginée, au jour le jour, au petit bonheur.
La somme, sinon l’abrégé, de ces avatars imaginatifs est le Comte de Monte-Cristo. Quérard prétend que la première partie fut écrite par Fiorentino et la seconde par Auguste Maquet. « Il était si simple de croire que c’était moi, répond Dumas en exposant au public les sources de l’ouvrage et les pièces du différend (Causeries, I), que l’on n’en a pas eu l’idée. » Il en est de Monte-Cristo comme de la Tour de Nesle. En dépit de Quérard, et nonobstant Gaillardet, Dumas fecit. Cela est le superlatif de tous les superlatifs : donc cela est signé. Il s’est mis là dedans tout entier et en posture admirable. Ce conte est sa vie idéale. N’eût-il pas élevé sur la colline de Saint-Germain le château de Monte-Cristo, il suffit du roman pour nous assurer dans cette opinion. On y voit à même tous les mouvements soudains de sa nature tropicale ; on y voit tout au travers tous les transports de son âme ardente et vaniteuse. Un homme très amoureux, qui voulez-vous que ce soit ? — devient un seigneur très riche, — quand donc ceci pourra-t-il advenir ? — se substitue à la main de Dieu et s’établit sur terre au lieu et place de la Providence, — qui pensez-vous que ce puisse être ? À vrai dire, cet homme extraordinaire a la faiblesse de payer ses dettes et même celles d’autrui : ceci nous éloigne de Dumas, je le veux bien. Mais à la fin, la Providence s’esquive en compagnie d’une jeune grecque : oh ! que cette ultime prouesse nous en rapproche ! Eugène Sue triomphe avec ses antithèses sociales et le contraste amphigourique du cynisme et de l’humanitarisme ? En fait de contrastes, de conflits et de paroxysmes, on ne prend point Dumas sans vert. Dans Atar-Gull le même Sue avait mis au régime de l’opium un scélérat curieux d’une conscience calme et de rêves agréables ? Monte-Cristo prend du hatchis et se plonge en des rêves voluptueux. La bourgeoisie incline vers le culte de l’or, dont les romanciers proclament la souveraineté ? L’incandescente tête de notre Dumas leur fera paraître la puissance de l’or massif, de l’or ciselé et frappé, de l’or innombrable, de l’or ruisselant dans un flot de diamants.
Le soleil s’est levé ; disparaissez, étoiles.
Nous cousinerons avec Dieu même. Si ce n’est assez d’étaler la force de la richesse qui balance le bras du Tout-Puissant, nous nous enfoncerons dans les jouissances orientales des Mille et une Nuits. Dieu est grand, et Dumas est son prophète.
Une grande leçon se dégage d’abord de ce roman magnifique, où les fantaisies du conteur ne le cèdent point aux illusions de l’époque. Cette volonté humaine, qui est le principe de toutes ses fictions, serait autant que l’or infinie en puissance, si elle ne trouvait sa propre limite dans la sottise et l’orgueil. Car prisonnier ou millionnaire, l’individu moderne est tout pétri de force et de superbe, d’audace et de badauderie. Mais cet intérêt social n’est pas pour refroidir le roman. Au reste, jamais écrivain ni époque ne furent davantage des parvenus de l’imagination. Dumas n’a pas le privilège de la gloriole un peu crédule.
De là le succès de l’ouvrage dans les faubourgs. Lorsque Dantès usurpe le rôle de la Providence, il connaît ses contemporains. Depuis qu’ils ont divinisé la Raison, ils tutoient l’Être Suprême, par une bonne privauté de Gaudissarts. Dantès n’est pas encore Gaudissart ; mais il s’y achemine. C’est un Buridan qui a trouvé la Toison d’or, un Antony de la seconde manière, un Dumas de la seconde jeunesse. Il a lu Mes Prisons de Silvio Pellico, le Vampire attribué à Byron ; il a presque lu le Rouge et le Noir. Le bandit Vampa s’absorbe dans les Commentaires de César ainsi que Julien Sorel dans le Mémorial de Sainte-Hélène. Dantès fréquente aussi à l’Opéra, comme l’auteur de Rome, Naples et Florence, mais pour le plaisir de son esclave Haydée et dans le dessein d’étonner les gens par ses solitaires, beaucoup plus que pour accrocher des sensations d’art. Avec son air pâle et fatal, il a déjà quelques ridicules de M. Poirier. On tremble à l’idée de ce que fût devenu Dumas, à partir de 1845, au sein de la bourgeoisie, s’il eût découvert le trésor de l’abbé Faria.
Quand Dumas conte Dumas, il faut s’attendre à voir les choses d’un certain biais qui n’est pas banal ; mais s’il compose le rêve effréné d’un Dumas idéal, comptez que c’est pur prestige, sortilège, merveille et gageure, dont on ne se déprend pas. La force vitale triomphe. Le bonhomme Noirtier, quoique paralytique, tient tête à toute une famille. Cela est peu. Une fois engagé dans l’action, Dantès ne vieillit point. Tout passe et meurt autour de lui. Les enfants ont succédé aux pères ; une génération, puis deux ont remplacé celle de 1815. Dantès seul se succède à lui-même et recueille de sa propre main le flambeau de la vie. Il a fait, dans sa retraite forcée, une ample provision de vigueur physique et morale. Il défie le temps. Un tel homme ne saurait faiblir. Il n’arrête plus, comme Antony, les chevaux emportés ; il possède un Nubien qui le supplée dans cette fonction. Mais il a l’adresse et le courage. À vingt-cinq pas il dessine au pistolet un jeu de cartes dans la cible. De cette suprématie physique il est orgueilleux avec une pointe d’égoïsme. Ne dira-t-il pas un jour à Mercédès qu’il retrouve triste et vieillie : « Ce que j’ai le plus aimé après vous, Mercédès, c’est moi-même,… c’est-à-dire cette force qui me rendait supérieur aux autres hommes » ?
Cette confiance en soi est le meilleur de son génie. Elle ne supprime pas les effusions du cœur. Un Dumas, non plus qu’un Diderot, ne peut souscrire à ce sacrifice. À peine noterait-on qu’il se complaît davantage dans le personnage de juge, plus séant que celui d’amoureux évincé. Très assuré qu’il a éperdument aimé la belle Catalane pour avoir été en passe de l’épouser, il ne saurait aimer une seconde fois. C’est pourquoi il se laisse adorer par Haydée. Il est paternel, il est attentionné, comme pour une jolie petite chienne de race. Il produit sa pupille grecque avec contentement et sans crainte du scandale, de même que Dumas promène pendant un temps sur le boulevard une jeune femme costumée en marin et connue sous le nom de « l’Amiral ». Peut-être ai-je eu tort de le taxer d’égoïsme. Mais assurément cet homme est plus capable de volonté que de tendresse. Il porte sur les lèvres un sourire habituel, qui « est une étrange chose », qui attire d’abord sur lui les regards dans un salon ; il lui plaît d’être centre ; il aime à paraître un homme rare et même singulier ; l’aspect décoratif d’un académicien le blesse : n’hésitons point à reconnaître une fois de plus notre Dumas, à qui manque seulement sa brochette de décorations. « J’aurais dû partir sans vous revoir, dit-il aux enfants de Morrel qu’il a obligés ; mais cette vertu était au-dessus de mes forces parce que je suis un homme faible et vaniteux. » Faible à l’endroit de la modestie, cela s’entend.
L’esprit répond au bras. Comme il s’agit, en cette affaire, de doter Dumas en perfection, le génie ne suffit plus. Qu’est-ce que le génie, sinon le lot dun peu tout le monde ? Hugo a du génie, Lamartine aussi, et le peintre Boullanger. Dantès y ajoute la science et le goût. Il parle toutes les langues ; même il lui arrive d’en parler plusieurs à la fois. Il connaît la chimie, la pharmacie, la chirurgie — et la toxicologie. Il les apprit d’un docteur nommé Thibaut, si l’on en croit Mes Mémoires, et de l’abbé Faria, si l’on se réfère au roman. Il est vrai que ce pauvre Faria les connut de Dumas qui ne les sut jamais qu’en rêve. Ne voilà-t-il pas bien notre quarteron de Villers-Cotterets qui confond à tout coup imagination et savoir, fantaisie et réalité ? Au surplus, les sciences positives ne le contentent point. Monte-Cristo joue volontiers les Cagliostro ou les Desbarolles. Il lit l’avenir, le gouverne, le machine avec un sérieux dont se souviendra plus tard l’Ami des femmes. Surtout c’est le goût qu’il a universel, cet ancien second du Pharaon, ci-devant marquis de la Pailleterie. Il vous cote un diamant avec l’assurance du bijoutier Joannis lui-même. Simbad le marin est un infaillible amateur de peinture. S’il était, à l’Opéra, plus préoccupé d’écouter la musique, et moins curieux de juger l’effet que son luxe étrange produit sur la compagnie, il serait un gentleman achevé.
Toutefois, j’ai idée que son orientalisme est un tantinet bourgeois et que je ne sais quel laisser-aller ferait mieux son affaire. Cet homme supérieur, qui sait nager, tirer l’épée et le pistolet, qui perce les parois des maisons et ranime les mourants, qui fait profession de sauver la vie des bandits pour chagriner les procureurs et fréquente aux quatre coins du monde après avoir tout vu, tout usé, cet homme rare est « excentrique », et il veut être tenu pour tel. Il achète un brevet de comte, et il y tient : le baron Poirier, baron de Catillard. Le rapprochement est fâcheux. Sobre de régime, de sommeil, et d’habit, il aime à étonner les gens. Et je reconnais à ce trait le parvenu. Nous touchons ici au vif de notre Dumas, et nous le dépassons un peu pour entrer au cœur de son temps. Dantès sert sur sa table des mets rares, dont il a soin de vanter la rareté. Il étale quelques prétentions assez plaisantes, notamment celle d’être servi mieux que personne. On se croirait au Marais, et non aux Champs-Élysées. Oriental par ses besoins, il est un bourgeois fieffé par ses exigences. Il fait sonner son yacht, ses cabriolets, et ses voyages. Il achète pour 30 000 francs des chevaux qui en valent 15 000 et les renvoie à Mme Danglars, leur précédente propriétaire, à titre de présent. Eh mais, qu’est-ce donc que ce gentleman ?
Monte-Cristo incarne une des convoitises du siècle. Il a trouvé le trésor, comme il aurait réussi à la Bourse. Il a l’orgueil fou de l’or. Aussi fut-il d’emblée populaire, étant à la fois féerique et réel. S’il s’attriste vers la fin, c’est qu’il souffre d’une pléthore de la personnalité. Ses débuts ont été difficiles, comme il sied. Le récit en est à coup sûr la part la plus touchante du roman : le personnage s’y montre simple et conforme à la nature. Avec son talent d’invention, Dumas nous le fait paraître jeune, alerte, courageux, bon fils, ayant élargi Dieu et son cœur devant les horizons infinis de l’Océan, victime de la jalousie et de l’ambition humaines. Les différentes phases que traverse son esprit dans la prison sont décrites d’un art où Dumas atteint rarement, où Silvio Pellico n’atteignit jamais. Il est vrai que l’auteur, de son propre aveu, avait glissé d’abord sur cette partie de son œuvre. Toutes ces émouvantes tribulations, quoiqu’elles paraissent à présent le meilleur de l’ouvrage, n’en étaient pas pour lui l’essentiel. Le véritable sujet est à Rome, et surtout à Paris. La grotte de Monte-Cristo n’est que le point de départ : coffre-fort fantasmagorique d’un spéculateur heureux. Les grands bourgeois de 1845, qui ont aussi trouvé le trésor, tirent vanité d’avoir vu Rome et d’être venus à Paris en sabots. Dantès y vient presque numéroté : j’entends qu’il sort de prison. Nos numerus sumus. On voit que Dumas lui fait la part belle, la part du roman romanesque, qui popularise cet aperçu de la morale sociale. À l’instant que Dantès prend en main la lampe d’Aladin, il est un héros de son époque, et ravit toutes les imaginations à sa suite. Posséder et jouir, juger et pouvoir, sans limite, sans contrôle, et sans mesure que celle de la volonté, par la force massive de l’or : voilà le talisman de Monte-Cristo qui le rend cher à la foule.
Sûr de son ascendant sur elle, il recule les limites de l’orgueil et de la crédulité. Lorsque Julien Sorel est condamné à mourir, on dirait que son esprit s’aiguise et que ses sensations s’affinent encore. Dès que Monte-Cristo est riche à millions, intelligence, activité, passions dominent de haut le monde. Il est « un Néron à la recherche de l’impossible », un « grand seigneur de tous les pays », et comme un « résumé de toutes les connaissances humaines ». Sa puissance s’étend sur les bandits, sur les banquiers, sur Caderousse, le forçat, sur Villefort, le procureur, sur son intendant, qu’il a sauvé de la prison, sur son nègre Ali, qu’il a soustrait au supplice, sur la fille du pacha de Janina, qu’il a préservée de la honte. Des objets de ses passions, et singulièrement de sa vengeance, il a composé un univers qu’il gouverne à son gré. Il supprime ou multiplie les distances ; entre ses ennemis et lui il met l’Océan, ou il escamote les murs comme Asphodée : également capable de revêtir toutes les formes à la façon de son maître Protée et de Rocambole, son plus agile disciple. Il fait mourir les vivants et revivre les morts, ne dédaignant pas d’accomplir sur son chemin quelques miracles. Sous son air flegmatique il éprouve toutes les sensations avec intensité. Un Stendhal en eût ressenti de plus délicates, mais aucune qui sollicitât pareillement l’imagination des hommes qui vécurent dans la première moitié du précédent siècle, ni surtout qui exaltât davantage la personnalité jusqu’à une douce folie.
Celui qui fut le numéro 34 du château d’If nourrit des sentiments qui couvent pendant de longues années et éclatent au paroxysme. Ses haines se reportent de père en fils, et sont furieuses, comme ses amitiés. On notera que, s’il sauve Morrel avec une adresse ingénieuse et dramatique, les joies ne font dans l’ouvrage que des éclaircies. La haine tient la plus grande place. En fait de justice distributive, Monte-Cristo distribue surtout la vengeance. Cela n’est pas à l’honneur de l’argent. Villefort, qui a conclu un riche mariage, est un scélérat qui finit par être un assassin. Fernand, qui s’est sournoisement emparé de Mercedes, et Danglars, « le serpent au front aplati, le vautour au crâne bombé et la buse au bec tranchant » — ne voilà-t-il pas une haine vigoureuse ? — ont acquis des fortunes imposantes autant que scandaleuses. Car nous sommes encore au temps où les fortunes malpropres scandalisent, — le lecteur des faubourgs, au moins. Fort de ses soixante millions, où il croit voir tout l’or que la terre a produit pour la puissance des gens, Monte-Cristo va, vient, domine ces misérables, tend ses pièges, ourdit ses trames, avec lenteur et coquetterie, et pendant que les poisons, la folie, la paralysie répandent partout l’image de la mort, semble un tacticien manœuvrant ses haines sur un échiquier. Il s’y complaît, il s’y attarde ; je n’affirmerais pas qu’il ne s’y égare au cours du quatrième volume. Un Alceste eût rougi de ces combinaisons féroces, qui sont d’une âme médiocre et d’une justice douteuse. Non, l’argent n’est pas une dignité.
Car enfin pourquoi vous substituer, observe Mercedes, à la main de Dieu ? Pourquoi ruiner les familles, faire le vide dans les maisons, accaparer de longue main, puis maltraiter les fils avec la certitude de désoler les mères ? Est-ce de la justice, cela ? Et de quel droit ?
Par le droit d’individualisme féroce, caractéristique de ce xixe siècle, dont les rêves ne furent jamais purs de tout égoïsme. Les philosophes du xviiie siècle se retrempaient dans le sentiment d’humanité. Le romantisme n’est que le cri de triomphe de la bourgeoisie au pouvoir. Et comme ni les grands mots ni les grandes phrases n’ont jamais fait faute à ces gens-là, vers le sixième volume de ses manèges et de ses exécutions, à l’instant que le millionnaire superbe s’assied à la droite du Tout-Puissant, le doute entre en son esprit, le remords en son cœur, les dissertations métaphysiques enflent les chapitres, — parce que Dumas, qui s’était dépassé lui-même en son rêve frénétique, est néanmoins convaincu que les jouissances du cœur priment celles de la fortune. Enfin il disparaît sur son yacht aux voiles blanches, en compagnie de la douce Haydée, rompant avec le vieil homme et s’évadant de la société positive pour cueillir les roses de l’amour….
Et cela fait un beau conte, où l’imagination et la sensibilité des âmes simples sont copieusement assouvies, mais non pas en dehors de toute réalité morale prise sur le vif de l’écrivain et à la mesure d’une société dont l’unique affaire fut de s’enrichir. Ce mélange constant de fantaisie et de personnalité dans une atmosphère sociale aussi exacte que celle des romans historiques, explique le prodigieux succès des romans populaires. Jusque dans les plus dévergondées fictions, cela peint l’homme et l’époque. Monte-Cristo est le chef-d œuvre, un peu long, un peu fou, un peu sanglant, l’épopée en prose de l’or souverain, avec des intuitions qui, comme dans Antony, nous intéressent désormais à l’état d’âme de Dumas et de ses contemporains plus qu’à tout le reste. Est-ce de la littérature ? Je ne sais… Une vaine illusion, un plaisir sans qualité ? Assurément, non. Ou plutôt ne faut-il donc compter pour rien la joie naïve d’oublier pendant quelques heures les misères de notre condition et de plonger dans le rêve d’un conteur tout remué par les convoitises qui ne cesseront de nous agiter, tant qu’une nouvelle philosophie de solidarité humaine n’aura pas maîtrisé les instincts égoïstes et déclaré la banqueroute de la richesse ?
Dumas eût pu promener Dantès à travers toutes les contrées et sur tous les océans. Il pouvait prolonger indéfiniment sa vie idéale. Mais il n’a pas laissé que de nous conter sa vie cosmopolite. Si jamais homme fut fait pour étonner les capitales, c’est celui-là. Passé la frontière, la postérité commence pour lui. Alors son imagination caracole, sa personnalité piaffe, sa gaîté galope ; au nord et au midi il est pareillement gascon pour nos délices. Il respire, il se dilate, il s’est évadé de la géhenne : il fait éclater le feuilleton. La vie nomade lui est proprement une jouissance. Elle élargit le moi imaginatif, le moi sensible, le moi vivant, le moi vaniteux, le moi conteur. Car la vanité est le ragoût du conte. En vain les pays changent, les spectacles se succèdent, les aventures se multiplient. Dumas voyage avec Dumas. Dumas se reflète sur l’univers et non l’univers sur Dumas. Et cela pourrait s’appeler Impressions produites par Dumas en voyage. Et c’est charmant ainsi. Ne cherchez pas ici les esquisses d’un peintre tel que Théophile Gautier, ni les notations d’art d’un Stendhal. Dumas vagabonde sous toutes les latitudes pour la plus grande gloire de Dumas. Il ne décrit guère, sauf les pays qu’il n’a point visités. Lorsque parut Quinze jours au Sinaï, il se réjouit d’apprendre que par la précision du détail et l’exactitude du récit il révélait l’Égypte aux Orientaux. Rappellerai-je qu’il ne fit point ce voyage en personne, et qu’il travailla sur des croquis et des notes ? C’est pourquoi, pour une fois, il s’est intéressé aux contrées plus qu’à lui-même. Dans cette caravane d’Arabes chapardeurs il n’est question que de « Monsieur Taylor ». Vainement on y cherche l’exubérant Monsieur Dumas.
À l’ordinaire, il brosse le décor en quelques lignes. Si un spectacle naturel le ravit ou l’étonne, il renonce à le rendre ; il se contente de citer un peintre : Goya, Murillo, Boullanger. Se décide-t-il à écrire son couplet, c’est le flonflon d’après Chateaubriand, mais cotonneux et insincère. Il a d’autres soins, qui sont pour nous réjouir. On exagérerait à peine en disant que la beauté d’un pays est proportionnée à l’admiration qu’y excitent ses livres. À cet égard, l’Espagne est sans rivale. Elle a peu agi sur son génie, il est vrai. Mais quelles impressions il lui a laissées ! Contrée unique, nation qu’on ne saurait trop vanter aux voyageurs, où les douaniers respectent les malles qui portent le nom d’Alexandre Dumas, où les libraires reçoivent l’auteur de Monte-Cristo à bras ouverts, où les professeurs de français quittent leurs occupations pour le piloter, où les grands seigneurs envoient à sa rencontre un équipage pour le recevoir. La Russie aussi est une belle région. Princes et princesses nous font fête. Quant à l’Italie, il y a beaucoup à dire : nous fûmes un peu houspillé à Naples ou à Florence, et nos pièces y sont représentées sous le nom de Scribe. Où Dumas passe inconnu, l’ennui le gagne ; adieu, belle humeur et talent. Là il compile les légendes et propos de concierges. Il pense écrire un de ses mauvais romans.
Mais gardons-nous d’exagérer. La Suisse a le Mont-Blanc et les biftecks d’ours, l’Algérie les Zéphyrs et les femmes arabes, les bords du Rhin leurs châteaux en ruine. Je crois bien que voilà l’essentiel de sa curiosité : la nature et la force majestueuse, la vie matérielle, le courage militaire, l’amour, les traditions et les mœurs. Les courses de taureaux et la chasse, aux loups sont des spectacles où se peint l’énergie en même temps que la race. En présence de l’Escurial, il transcrit les Guides plutôt qu’il n’admire le caractère ou le style de ce monument. Mais sitôt qu’il rencontre la vie, celle qui frappe les yeux, qui réside dans les muscles, qui se distingue par le costume, qui se marque dans les passions, surtout dans les démarches de l’amour, ou mieux de cette sympathie violente qui rapproche les sexes, alors il est si plein d’entrain, de gaîté, de verve que nous cédons à la tentation de poursuivre le voyage avec lui et de l’admirer à notre tour. Alors on ne quitte plus « l’amo » ; ses compagnons disparaissent. Il retrousse ses manches pour frire un poulet, rôtir un mouton sous la cendre ou préparer la fameuse salade sans huile ; il tire à la carabine mieux que Monte-Cristo lui-même : on hume les senteurs de l’office, on se penche pour suivre la balle. Il ne pose point ; il ne nous en impose point. Il se conte ; il nous en conte tout de même, tant son imagination est féconde, et tant de cette étonnante complexion émane le don de vie. Il nous enthousiasme pour la conquête du Mont-Blanc et de l’Algérie ; il nous tient suspendus à ses embuscades de brigands et ses légendes du Rhin ; il nous agite de mille frissons comme de petits enfants. Il n’analyse pas l’amour ; il en suit les manèges ou les effusions. Les études de types et de caractères sont rares, mais non pas celles de mœurs. Les étudiants de Heidelberg, les compagnies de discipline en Afrique, les cérémonies du mariage à Tanger, les manigances du sbire et du lazzarone, les tics du visage ou du vocabulaire, tout ce qui jette un jour sur les coutumes ou singularités d’une nation, il a tout noté. Celui qui le prendrait pour guide reviendrait vide d’impressions artistiques ; mais il se serait assez bien tiré d’affaire en tous pays.
Il aurait un peu partout exercé la verve satirique dont nul Français n’est démuni. M. de Salvandy envoie Dumas en mission pour faire connaître l’Algérie en France (1846). Dumas revient publiant les beautés de notre justice là-bas. Il écrit ailleurs une étude du vol en Russie. Il campe en pied des types d’indigènes, et même de touristes, qu’on n’oublie point. Il nous vante les poules de M. de Chateaubriand, excelle aux petits tableaux de mœurs, mêlant par un insensible passage le sourire aux larmes. Qui n’a goûté au second volume du Voyage en Suisse, l’Histoire d’un âne, d’un homme, d’un chien et d’une femme ? Qui n’a présente à la mémoire l’ingénieuse façon dont le conteur fit passer le ruisseau au roussin récalcitrant et l’émotion subséquente qui lui coupa l’appétit ?
Car l’intérêt du voyage ne se conçoit point sans lui. Au rebours de M. Perrichon, il se sent infini en présence de la nature. Sa géographie est encore une fiction romanesque, dont il est le grand plasmateur. Dans la série de ses Impressions de Voyage il n’a rien imaginé plus richement, rien écrit avec plus d’esprit que son exode De Paris à Cadix et sa traversée sur le Véloce, où il joue un personnage quasiment officiel, où il voyage sur un navire de l’État, où fonctionnaires, gouverneurs, gitanes, toreros, artistes sont à ses pieds, où il fait dans les villes des entrées triomphales, entre ses gardes du corps Giraud, Boullanger, Maquet, Desbarolles, le fidèle Eau de Benjoin juché sur les bagages, et le « petit Dumas » qu’il égare en route, où il est enfin dans le vif contentement de sa fantaisie et la complète expansion de sa personnalité, c’est-à-dire dans le plein de son talent, — malgré la méchante mine des hôteliers et la piètre cuisine des posadas. Il trône au bruit des castagnettes ; il apprécie le vito et le fandango ; il décide entre Pietra et Carmen. Il semble un monarque du fastueux Orient. Où il passe avec sa suite, les peuples s’inclinent, les femmes sourient, les bandits s’abstiennent, les journalistes s’agenouillent, les marins s’honorent d’embarquer le génie de la France. Pourquoi faut-il qu’un député fâcheux, reprochant cette mission au ministre, ait appelé Dumas : « Ce monsieur » ? Reconnaissons que « ce Monsieur » était sévère à l’endroit du conteur, qui oncques ne fut en meilleure veine.
Sous le titre, Mes Mémoires, il a publié aussi ses impressions de voyage à travers la politique et la littérature. On ne regrettera jamais trop qu’après le dixième volume il se soit arrêté : il était en passe d’écrire le plus personnel et historique de ses romans d’aventures. « C’est un besoin pour moi de raconter, disait-il ; en racontant, j’invente — » Et « ce qu’il invente le plus volontiers », c’est encore lui-même. Par suite, il y a au moins une vérité hors de discussion dans cet ouvrage : c’est toujours lui. Au reste, nulle part la fusion de l’histoire et du conte, de la réalité et de l’illusion ne fut plus singulière. C’est justement ce que J.-J. Weiss appelait « le don merveilleux d’inventer et mentir dans le sens de la vérité… ». Le mensonge est moins un mensonge qu’un arrangement qui altère moins les choses que les proportions, par rapport à Dumas. On met Louis Blanc à contribution pour répandre l’atmosphère vraie autour du récit. Les documents servent à planter le décor approprié. Mais dans le passage des documents aux mémoires et du souvenir au conte, la personnalité de Dumas intervient, l’imagination fait son office. C’est partout le même effet de mirage.
Fils d un général républicain, il est révolutionnaire en politique autant qu’en littérature. Il se flatte d’avoir « fait son meilleur drame » en 1830, lorsqu’il prit la poudrière de Soissons ; dès 1829, il avait réussi son coup d’État, qui fut Henri III. Et comme il est de tempérament dramatique, il accroche un dénoûment superbe, et termine Mes Mémoires par les couches de la duchesse de Berry.
Voulez-vous respirer un peu de cet air enflammé qui échauffait les cerveaux, il n’est que de lire au tome VI les trois journées de Juillet. Les différents milieux y sont caractérisés aussi bien que les sentiments qui s’unirent pour faire crouler le trône de Charles X. Feuilletez Louis Blanc et comparez. Dumas est un magicien de la mise en scène. L’enthousiasme grandissant qui coupa les voies de barricades, arracha les arbres du boulevard et incendia le corps de garde de la Bourse aux cris de « Vive la Charte ! », l’irrésolution des journalistes et des politiciens, le grondement de l’opinion publique qui « voulait venger Waterloo dans les rues de Paris », l’élan de la jeunesse des écoles, La Fayette installé à l’Hôtel de Ville, et tout aussitôt l’opposition qui commence contre le « gouvernement provisoire » — tout cela est peint avec l’exactitude d’un témoin oculaire qui a le sens de la progression théâtrale. Au surplus, il a le courage de flageller les politiques de la grande bourgeoisie, qui « se tenaient chez eux, hermétiquement fermés », tout prêts à profiter du mouvement populaire, après le danger. Il dénonce la conduite timorée et oblique de ces gens-là, et l’œuvre de réaction qu’ils accomplissent sourdement, le jour même que le peuple triomphe. Il les juge avec la naïveté d’un bon dramaturge : comme si les révolutions changeaient autre chose que la forme d’un gouvernement, et comme si, la bourrasque passée, on ne retrouvait pas immanquablement aux bonnes places le même personnel ! Les hommes simples meurent pour leurs idées, et avec eux meurent leurs illusions. Dumas ne meurt point ; tout de même il est un simple. Cette fièvre populaire, qui gagna les faubourgs, il l’a ressentie et décrite fidèlement. Il l’a traitée comme une passion.
La gaîté de cette révolution ne lui a pas davantage échappé. Il y trouve « un côté prodigieusement récréatif ». Il rencontre des traits d’observation amusante. Il n’a garde d’oublier les tambours, venus on ne sait d’où, qui « suintent des murs et sortent des pavés » ; ni ces gamins de Paris qui prennent la tête de toutes les bandes et se font tuer comme par fanfaronnade. Même la bêtise humaine lui donne un instant l’envie de poser les armes. Chopin, tenancier du manège du Luxembourg, arrive au galop de son cheval blanc sur la place de l’Odéon, vêtu d’une redingote boutonnée, coiffé du tricorne, la main derrière le dos. La ressemblance est si frappante que tous ces révolutionnaires se mettent « à crier d’un seul élan et d’une voix unanime : « Vive l’Empereur ! » Là-dessus une vieille femme fait le signe de la croix et pousse au ciel un soupir de contentement : « Ô Jésus ! je ne mourrai donc pas sans l’avoir revu ! » N’y a-t-il pas de quoi dégoûter notre républicain de l’uniforme d’artilleur qui lui sied si bien ? Les personnages comiques ne manquent pas à ce drame : c’est un certain Dubourg, qui revêt du premier coup le costume de général et s’installe à l’Hôtel de Ville pour recevoir La Fayette ; et un « colonel Dumoulin, qui reparaît exactement à toutes les révolutions avec le même chapeau à plumes, le même sabre et la même écharpe ». Toutes les scènes, où se peint gaîment ou tristement l’esprit révolutionnaire, scènes dans la rue, les antichambres ou les salons, sont vivantes.
Mais l’imagination qui répand la vie, est aussi maîtresse d’illusion et d’erreur. Nous voyons bien circuler, de temps à autre, à travers le récit, des comparses qui se nomment François et Étienne Arago, La Fayette, Charras, Thiers, Carrel, Odilon Barrot, le duc de Raguse, Charles X, que sais-je ? Mais un seul citoyen est la cheville ouvrière de ces événements ; lui seul conduit, surveille, étend cette révolution. Les trois journées lui appartiennent. Il n’a pas pris le Louvre ; mais c’est tout comme, puisqu’il l’occupe, et y recueille un exemplaire de Christine relié en maroquin aux armes de France. Il s’établit à l’Hôtel de Ville, il y couche ; il est à la fois chez Laffitte et dans la rue ; il est partout, sauf à son domicile. Il désarçonne les postillons, prend d’assaut les poudrières, tire de sa poche d’énormes pistolets, des pistolets de théâtre, fait peur à la colonelle, exige la capitulation du commandant de place : le jour de gloire est arrivé ! En vain le chevalier de Liniers, en bon fils, proteste contre ces chapitres de roman héroïque. Que n’a-t-il lu les Trois Mousquetaires ? Le moyen de réfuter un homme, qui a eu sa journée et son coup de canon, un coup de canon tiré sur lui tout seul, sur Dumas heureusement caché derrière l’un des deux lions de l’Institut. En vérité, pouvait-on exiger qu’il découvrît sa poitrine pour donner plus de vraisemblance à ce fait historique ?
La révolution littéraire s’est accomplie aussi sous ses auspices. Ses mémoires en font foi.
Dans l’Histoire du romantisme de Théophile Gautier on peut prendre un juste sentiment des chapitres de Dumas. Sa critique est ici, comme ailleurs, personnelle et dénuée de méthode. Je ne lui en veux pas trop, en songeant que la critique des romantiques fut surtout négative. Mais ce qui fut la force et la vie du romantisme, ces généreuses aspirations qui unissaient poètes, peintres, sculpteurs, et graveurs, Dumas les a ressenties et il nous en transmet la sensation intense. Il conte cette autre révolution dans un transport continu. Ce n’est plus de l’entrain ni de la gaîté, mais une profusion de joie et d’esprit. Il va sans dire que les classiques font les frais de ses malices. Arnault, de Jouy, Picard sont accommodés de la belle façon. Les scènes et tableaux abondent, où sans doute le rôle de Dumas est considérable, mais où revivent les épisodes de soirées fameuses. La première d’Henri III, la lecture d’Antony sont contées avec la mise en scène et l’unité d’intérêt qu’on trouve aux drames mêmes. Gautier a beau multiplier les couplets et choisir les épithètes rares, il n’atteint point à cette fièvre de la mémoire imaginative. Avec un plus juste souci de la vérité, il est moins vrai, étant moins vivant. Comparez les deux récits de la « première » de Hernani, celui de Gautier et celui de Dumas. Ce gascon, ce nègre pétulant, exubérant, extravagant, c’est lui qui ressuscite vraiment ces choses, par la vivacité de l’impression qu’il a conservée et qu’il communique. Tout le personnel romantique s’agite ; et plus d’un trait rencontré sans effort dénonce l’homme, non pas celui de la postérité, mais l’individu qui a vécu, lutté, aimé, souffert. De Vigny et Victor Hugo y sont croqués en des coins de tableaux ou de scènes intimes, non par un critique, mais par un contemporain qui les a vus à l’œuvre avant l’heure du piédestal. Artistes grands et moindres y sont saisis au naturel : Johannot, Boulanger, Delaroche, Delacroix, Jacquemont et d’autres. Le monde des théâtres, Mars, Georges, Dorval, Harel, Porcher, revit dans les coulisses. Mais nul n’est plus remuant, plus bruyant, plus ardent que Dumas. Nul n’est mieux peint ni mieux inventé. Il descend dans ses souvenirs, avec un flambeau à la main ; il éclaire sa mémoire à la lueur de son imagination. Celui qui aurait foi en Dumas serait plus que renseigné sur le rôle de Dumas ; peut-être reteindrait-il une figure un peu agrandie du personnage ; mais il aurait une idée exacte de l’homme. Qualités, défauts y sont en pleine lumière. Et ces mémoires, qui sont encore des contes, empruntent presque tout leur intérêt de la vitalité du conteur.
Mais ni romans, ni voyages, ni mémoires ne tentaient son impérieux besoin d’expansion. C’était peu d’emplir les feuilletons de son écriture ; il a fondé des journaux, le Mousquetaire, le Dartagnan, le Monte-Cristo, dont il est l’unique rédacteur et le seul objet. Ces feuilles ne sont pas éphémères, où il n’est question que de lui. De là sont nés des Souvenirs dramatiques, des Causeries, des Propos d’art et de cuisine, où la recette du poulet rôti à la ficelle ou du lapin cuit dans sa peau voisine avec une séance d’hypnotisme, une étude de phrénologie, et d’aimables considérations sur les gorilles. Et il se rencontre que parmi ces divers ouvrages, dont cette extension de soi-même fait la seule unité, il a écrit un petit chef-d’œuvre de menus propos : l’Histoire de mes Bêtes, où le seigneur de Monte-Cristo proche Saint-Germain-en-Laye nous apparaît en pantalon de basin, en chemise de batiste, au milieu de ses parasites, hommes et animaux, mâles et femelles, au centre de son rêve, dans l’intimité de son œuvre et de son existence, et surtout dans la splendeur de cette imagination, dont il est le premier à subir le prestige, rendant justice basse et haute, condamnant le chat Misouff, en cour plénière, et haussant le chien Pritchard au niveau d’un molosse d’épopée.
« Vous alliez nous raconter une histoire, observe un personnage de ses romans. Imaginez-vous, avez-dit… » Le talent de ce conteur tient en ces mots. Il imagine et il s’imagine avec une joie infatigable.